L’Amour qui n’ose pas dire son nom/Texte entier


J’ai conçu le dessein de parler des amours singulières, des formes inverties du désir, dans leurs rapports avec la littérature de mon temps.

Cette idée me vint pour la première fois en 1923. Mais, aussitôt, les difficultés de l’entreprise m’apparurent. Cette barrière de conventions, de convenances, contre laquelle je butais, je m’aperçus vite qu’elle n’était pas toute extérieure, qu’elle existait aussi en moi. Bref, la pudeur me limitait de toutes parts : quand je m’interrogeais, une timidité personnelle qui me semblait insurmontable ; quand je regardais au dehors, le sentiment d’une interdiction grosse de menaces, l’appréhension du blâme que je risquerais d’encourir si j’enfreignais cette défense.

Quatre ans passèrent. Durant ce laps, les raisons que je croyais avoir de composer le présent ouvrage reçurent l’appui d’exemples nouveaux qui ne laissaient pas de les renforcer. La tendance s’accentuait, jusqu’à prendre, dans certains livres, des allures de manifestes. En même temps, plus je toisais du regard la montagne d’empêchements qui me barrait la voie, moins je me sentais d’humeur à plier devant elle. Je découvrais, en effet, que ce n’est pas seulement le particulier que la pudeur repousse, mais le général. Non contente de rejeter dans l’ombre l’anomalie physiologique dont je me proposais d’étudier l’étrange floraison littéraire, c’est, à la vérité, la question sexuelle toute entière que la pudeur éloigne du libre examen, c’est-à-dire de la clarté.

Qu’on me comprenne bien. Le mot pudeur a pour le moins deux significations : il désigne, tantôt une sorte de crainte qui joue un grand rôle dans l’union des sexes ; tantôt une réaction de l’individu social ou de la société à ce qui n’est pas « décent ». La pudeur dont nous réprouvons les excès (et les lâchetés), la seule dont il soit ici question, c’est la pudeur dans le second sens du terme : la pudeur-critique. De celle-ci la consigne est qu’il y a des choses qu’il faut taire, ou plutôt qu’on ne doit pas écrire et surtout imprimer : non-imprimatur.

Ce veto qui croit servir les bonnes mœurs finit par leur être nuisible. Tout abus doit être dénoncé. C’est pourquoi je romps le silence.

Mais qu’on se rassure : je ne me ferai pas un jeu de braver l’honnêteté. En moi-même et chez le lecteur, le lecteur adulte, le seul pour lequel j’écrive, je m’efforcerai de ne froisser aucune susceptibilité, dans la mesure où la sincérité de mon enquête n’aura pas à en souffrir.

I

Un fait nouveau dans la littérature française : apparition du personnage de Charlus en 1914. — Sodome et Gomorrhe ou « l’Édit de Nantes » des non-conformistes.

En 1914, apparaît dans notre littérature un bizarre personnage : le baron de Charlus, prince des Laumes et autres lieux, de son prénom Palamède, ou plus familièrement Mémé. L’année précédente, on avait bien déjà entrevu sa silhouette dans le premier roman d’un écrivain, alors cher seulement à quelques amis, Marcel Proust, mais c’est dans l’été de 1914, exactement la veille de la mobilisation, dans un fragment du même auteur, publié par la Nouvelle Revue française du 1er août, que cet inquiétant héros fait, cette fois, dans les Lettres, une entrée qu’on peut dire solennelle : vêtu avec une élégance recherchée mais sévère, frappant son pantalon d’une badine, tantôt distrait et hautain, tantôt dardant des œillades profondes et investigatrices sur des inconnus de la plus basse espèce, à la condition qu’ils soient jeunes et de figure agréable, ou bien réprimandant d’un ton sec, pour des motifs futiles, les adolescents admis à l’honneur de lui être présentés, et, soudain, leur pinçant l’oreille ou le menton, avec un rire vulgaire et des mots tels que « petite fripouille ».

En 1919, Marcel Proust obtient le prix Goncourt : il devient illustre, et Palamède aussi, du même coup. Un an et demi plus tard, paraît la première partie de Sodome et Gomorrhe, qui est quelque chose comme l’Édit de Nantes des non-conformistes : de même que, jadis, les Protestants dans l’État, les voici, à partir de ce jour, reconnus officiellement, et non plus parqués dans un secteur réservé, en quelque « enfer » de bibliothèque, mais domiciliés au cœur même de la Cité des livres, dans les plus beaux quartiers.

En effet, jusqu’à cette date, le baron s’était montré relativement discret. Entendez que le créateur de cet être d’imagination, de ce Charlus si insolent, Marcel Proust, s’était borné à nous faire soupçonner les mœurs du personnage, en nous dépeignant ses manières. Chaque trait relevé, chaque tic, n’avait encore que la valeur d’un indice et d’un sous-entendu. On eût dit que, par ses regards jetés autour de lui comme des coups de sonde, Palamède, le vieil uraniste, nous interrogeait sur le point de savoir si nous supporterions le vice dévoilé aussi facilement que nous tolérions le vice caché. Ce n’était pas que Proust, qui joue ici le rôle de démiurge, hésitât lui-même. Dès 1913, en nous montrant, dans Du côté de chez Swann, à quels jeux sacrilèges Mlle Vinteuil mêle la photographie de son père, il nous avait assez fait voir qu’il était homme à ne reculer devant rien. Dans la chambre tapissée de liège, calfeutrée de bourrelets, où, la nuit, assis dans son lit, ce visionnaire malade forgeait fébrilement, entre deux crises d’asthme, à la lueur d’une lampe de chevet, les fantômes en lesquels il transposait les images de sa vie passée, que lui importait l’accueil que nous réserverions aux créatures de ses veilles ? Non qu’il ne se souciât point de l’opinion d’autrui : nul n’y eut davantage égard. Non qu’il fût indifférent à ce qui pouvait diminuer ou accroître sa renommée : il aimait la gloire. Mais trop forte était en lui la poussée du monde qu’il enfantait, trop ardente la remontée de ses souvenirs, pour qu’il fût entièrement maître de ce bouillonnement. C’est pourquoi il semble que, plus encore que Proust lui-même, c’est Charlus, ce phantasme échappé au magicien, ce mythe déjà plus vivant, plus agissant que son auteur, c’est Charlus qui, d’abord, prit des précautions avec nous, jusqu’à cette année de 1921, où, sûre de la complicité des uns, de l’indulgence des autres et de la moquerie promise à ceux qui ne manqueraient pas de s’indigner, Sodome, en France, s’est démasquée.

Voilà ce qui constitue le fait nouveau. Cela, positivement, ne s’était encore jamais vu.

Dans une prosopopée, maintenant célèbre, et d’ailleurs magnifique, Proust évoquait toute une secte immense, avec son cérémonial, ses emblèmes, son langage secret, avec ses stigmates physiques et ses tares morales, ses notes d’infamie et ses marques d’honneur, et son inquiétude éternelle, son orgueil sans borne, son amertume incurable. Charlus, désormais, n’était plus seul : une espèce entière, la sienne, l’environnait, laquelle comprenait plusieurs races, de nombreuses classes, une multitude de variétés. La déviation de l’instinct, dès lors, n’apparaissait plus comme une exception, comme une singularité, une fantaisie d’aristocrate dégénéré : elle devenait une sorte d’obédience à une autre règle, une religion réformée. Cette Église nouvelle réunissait dans ses rangs des rois et des laquais, beaucoup de laquais, des ducs et des cochers de fiacre, des artistes et des maîtres d’hôtel, des « liftiers » semblables à des enfants de chœur, et le marchand de marrons du coin, le petit tailleur-concierge de l’entresol, le sergent de ville du carrefour, le pompier qui passe… La rue montrait brusquement un envers inattendu, et après la rue, la cité, et après la cité, le globe. De partout, à l’appel du thaumaturge, claquemuré, là-bas, dans son logis, suffoquant et écrivant, toussant et raturant, couvrant cahiers sur cahiers de sa fine écriture, de partout sortaient d’étranges pélerins qui échangeaient des clins d’yeux, des sourires, se rassemblaient, s’avançaient, enseignes déployées.

Peut-être, si j’avais été beaucoup plus jeune, la stupeur que me causa cet évènement eût-elle été moins profonde. Je ne parle pas du point de vue moral, mais du point de vue strictement objectif, ou, si l’on veut, historique. En effet, étant né en 1877, j’avais dix-huit ans en 1895, à l’époque du procès d’Oscar Wilde. Or, je gardais un souvenir très précis de ce qu’était, à la fin du siècle dernier, non seulement dans la masse du public, mais dans les milieux artistiques et littéraires, l’attitude de l’opinion à l’égard des mœurs qui avaient valu au poète anglais, dans son pays, une condamnation à deux ans d’emprisonnement avec travaux forcés.

Le verdict, chez nous, avait paru dur, mais, sauf quelques rares esprits très affranchis, lesquels passaient pour vouloir se distinguer à toute force par une originalité de mauvais aloi, sauf aussi évidemment ceux qui faisaient partie du troupeau dont Wilde était le bouc émissaire (et ceux-là se taisaient), personne ne contestait la réalité de la faute, ni son caractère ignominieux, ni la légitimité de la répression. Tout au plus regrettait-on généralement que tant d’hypocrisie se fût mêlée à la brutalité de la vindicte sociale. Mais quand d’aucuns, dont Marcel Schwob, voulurent susciter en France un mouvement protestataire, dans l’espoir d’obtenir un adoucissement de peine pour le malheureux écrivain, leurs efforts échouèrent complètement. Pourtant, Wilde avait — ou plutôt avait eu avant son désastre — bien des amis à Paris, où il avait fait de fréquents séjours. Presque tous se dérobèrent. Jules Renard, à cette occasion, note, dans son Journal : « Je veux bien signer la pétition pour Oscar Wilde, à la condition qu’il prenne l’engagement d’honneur… de ne jamais plus écrire ». Ainsi, cet honnête homme s’en tire par une boutade. De même, Alphonse Daudet se récuse. La plupart ne voulaient à aucun prix qu’on leur parlât de cette histoire. Certains allaient jusqu’à penser : « C’est bien fait ! »

À cette répulsion visant l’anomalie en elle-même, se joignait, aux environs de 1895, un interdit d’ordre littéraire : en même temps que les pratiques de la Venus Urania étaient universellement réprouvées, il eût paru absolument inconcevable, et la pudeur publique alors n’aurait pas supporté, qu’un auteur s’avisât de décrire de telles aberrations ou d’en analyser le processus psychologique ouvertement. Je souligne ce dernier mot, il est essentiel. Car, dès avant 1895, les travaux d’approche avaient commencé ; et, postérieurement à cette date, le cheminement s’était poursuivi, mais il était demeuré souterrain.

Sans doute, quand parut cette décisive première partie de Sodome et Gomorrhe, publication qui produisit un peu l’effet d’un pavillon planté par un explorateur sur une terre nouvelle, l’alerte fut vive, mais la curiosité, cette fois, y était pour une si grande part, les yeux émerillonnés ou amusés l’emportaient tellement en nombre sur les mines scandalisées, que le moraliste, le plus souvent, eût été bien empêché de distinguer la moindre trace d’alarme dans toute cette agitation. C’est alors qu’il eût été piquant de mesurer la différence qu’il y a entre ce qui se dit dans le monde et ce qui s’écrit. Aussi bien, est-ce dans les milieux mondains que l’émoi et le divertissement, presque toujours réunis et stimulés l’un par l’autre, atteignirent le plus haut degré. Le téléphone, qui joue le premier emploi aujourd’hui dans la diffusion des potins, ne faillit point à son rôle. Les sonneries électriques, partout, ne cessaient de retentir, marquant par leur trépidation cette impatience que tant de gens avaient de se demander : « Eh ! bien, qu’en pensez-vous ?… C’est inimaginable !… » L’édition s’enleva en quelques jours. Parfois, après un déjeuner intime, quelqu’un, avisant le livre sur une table, faisait (mezza voce, à cause des domestiques en train de servir le café) lecture des passages jugés les plus affreux, c’est-à-dire les plus excitants. Que de rires, d’exclamations, de réflexions bouffonnes ! Et comme, vite, on en venait à ajouter encore au texte ! La méchanceté, traditionnelle aux salons et qui, quoique bien vieille, y est toujours verdissante, trouvait là aussi son compte. Bref, le succès de Proust devenait du meilleur Proust : il avait de ses bonnes pages la luxuriance, la proportion quasi-épique dans l’abondance du détail, l’ampleur minutieuse d’une fresque peinte avec un petit pinceau. Car chacun voulait avoir les clefs de l’ouvrage, on murmurait des noms, et les anecdotes se brochaient sur les anecdotes, et cela n’en finissait plus.

Que pouvaient, dans ce torrent de bavardages, les voix de nos censeurs ? Elles semblèrent isolées, tant elles avaient peu d’échos. L’intérêt de l’œuvre, il est vrai, était prodigieux. Le talent triomphait, qui seul est capable de donner au document vie et autorité.

Mais, à l’espèce de fureur avec laquelle on s’engoua de l’ouvrage, n’y a-t-il pas une autre raison encore ? Il faut qu’une nourriture soit attendue pour qu’on se jette sur elle à ce point. Jadis, l’aube surprenait nos aïeules dévorant La nouvelle Héloïse sans qu’elles eussent, de toute la nuit, éteint leur chandelle. Aujourd’hui, l’on fait son régal de Sodome et Gomorrhe. Ce qui ne signifie pas que les mœurs, au xviiie siècle, étaient beaucoup meilleures que maintenant. Mais, peut-être, dans la corruption, la femme avait-elle plus de part au jeu. Là, comme en amour, elle n’eût point admis qu’on la reléguât si souvent au rôle de comparse ou même au rang de spectatrice. Je ne sache pas que de jeunes garçons aient jamais franchi l’enceinte du Parc aux Cerfs, si ce n’est en qualité de gâte-sauce ou de galopin de cuisine. Oh ! sans doute, il y avait, tout comme à présent, des ducs qui étaient « bougres » et des « bougres » qui étaient princes[1]. Mais les bourgeois, d’ordinaire, avaient de la « bougrerie » une horreur qui, de père en fils, s’était transmise à leur descendance jusqu’à ces derniers temps, celle-là même que nous retrouvons en 1895, étouffant dans les cœurs toute pitié à l’égard d’Oscar Wilde. Cependant, depuis quelques années, il s’était produit, dans ce domaine longtemps réservé, une sorte de relâchement du secret. On ne s’y affichait pas encore tout à fait, mais on s’y surveillait moins. Et cela, les gens du monde n’avaient pu l’ignorer. L’ayant constaté, ils souhaitaient inconsciemment que quelqu’un eût l’audace de l’écrire. De plus, tous comptant des irréguliers parmi leurs relations, l’irrégularité était devenue pour eux une mine de conversations, une source de commérages, de quoi combler le grand vide de leur oisiveté et les distraire de leur ennui. C’est dans ce sens que Sodome et Gomorrhe (qui aurait dû s’appeler simplement Sodome, Gomorrhe n’ayant dans l’ouvrage qu’une valeur de trompe-l’œil ou de paravent qui permet à l’auteur certaines dissimulations) c’est dans ce sens, dis-je, que l’œuvre de Marcel Proust répondait à une attente.

À partir de ce jour, il est donc exact qu’il y eut, dans la littérature, dans ce qu’il est convenu qu’on y peut ou n’y peut pas dire, quelque chose de changé. La comparaison qu’il m’était permis de faire entre ce nouvel état d’esprit et celui qui régnait dans ma jeunesse, fut le point de départ de mes réflexions.



II

Retour vers le passé : le sentiment public au moment du procès d’Oscar Wilde, en 1895, d’après nos propres souvenirs — Attitude d’Émile Zola à l’égard de l’anomalie — L’inversion et les humanités classiques.

Ce qu’on nomme l’opinion régnante est un mélange complexe dont l’analyse est malaisée. C’est cette analyse, cependant, que je voudrais tenter, en prenant pour thème l’état d’esprit de 1895, celui selon lequel il semblait absolument impossible que l’uranisme, en tant qu’objet d’étude, pût être jamais admis dans la grande littérature. À vrai dire, la gêne que j’éprouve encore moi-même à aborder la question est certainement un pli ancien que je ne dois pas être le seul à avoir gardé. Une telle réserve peut paraître aujourd’hui si incompréhensible à nos jeunes gens que, pour qu’ils ne doutent pas qu’elle ait pu exister, je crois utile de recourir à des témoignages.

Le sentiment général qui avait cours, il y a quelque trente-deux ans, sur ce qui fait notre propos, apparaît d’une manière frappante dans une lettre d’Émile Zola, datée du 25 juin 1895, un mois à peine après la condamnation d’Oscar Wilde, lettre que l’auteur de La Terre et de tant d’autres ouvrages considérés alors, en bien des milieux, comme d’une obscénité révoltante, écrivit de Médan à un docteur de Lyon.

L’objet de cette lettre était le fait suivant : quelques années auparavant, Zola avait reçu d’Italie une sorte de confession anonyme rédigée en français, laquelle lui avait été adressée par un italien de vingt-trois ans, appartenant à une riche famille. Ce correspondant, qui se proclamait grand admirateur de Zola, avait choisi son auteur préféré pour s’ouvrir à lui sur son cas. Ce cas était celui d’un uraniste.

Zola commence par déclarer qu’il avait été frappé du grand intérêt physiologique et social du document en question. Touché par sa sincérité absolue, il avait eu, dit-il, le désir d’utiliser ce manuscrit, selon le vœu pressant de la personne qui le lui avait envoyé, mais en vain avait-il cherché sous quelle forme il en aurait pu rendre la donnée acceptable. Non sans mélancolie, peut-être même avec quelque fatigue, il avoue que, se trouvant alors aux heures les plus rudes de « la bataille littéraire », celle que les écrivains de son école livraient depuis vingt ans bientôt, étant chaque jour vilipendé, insulté, sali, il avait craint qu’on ne l’accusât d’avoir inventé l’histoire de toutes pièces par corruption personnelle : « Quelle clameur si je m’étais permis de dire qu’aucun sujet n’est plus sérieux ni plus triste, qu’il y a là une plaie beaucoup plus fréquente et profonde qu’on affecte de le croire, et que le mieux, pour guérir les plaies, est encore de les étudier, de les montrer, de les soigner ! ».

Donc, Zola confie à son ami, le médecin lyonnais, le document qui dormait dans un de ses tiroirs. Ce document, d’ailleurs, n’est pas le seul du même genre que le romancier avait reçu. Il parle d’une seconde pièce, « une lettre poignante », dans laquelle un autre correspondant « se défendait de céder à des amours abominables et demandait pourquoi le mépris de tous, pourquoi les tribunaux prêts à le frapper, s’il avait apporté dans sa chair le dégoût de la femme, la passion de l’homme ». « Jamais possédé du démon », dit Zola, « jamais pauvre corps humain livré aux fatalités ignorées du désir, n’a hurlé si affreusement sa misère ». Et, compatissant à cette douleur, le romancier, le sociologue, s’écrie : « Pourquoi mépriser un homme d’agir en femme, s’il est né femme à demi ? » Mais à peine a-t-il écrit ces mots que le voilà qui se trouble. L’énormité de son audace l’épouvante : « Naturellement, je n’entends pas même poser le problème ! » Il se borne, note-t-il, à indiquer les raisons qui lui font souhaiter la publication du manuscrit qu’on lui a envoyé d’Italie. Ici, le cœur généreux reparaît : « Peut-être cela inspirera-t-il un peu de pitié et un peu d’équité pour certaines misères. » Mais, de nouveau, une crainte le saisit. Il est sur le point de clore sa lettre, et voici qu’il redoute de s’être trop avancé ou de ne pas s’être expliqué assez clairement. Si on allait se méprendre sur ses intentions ! La Société est là qui veille. Il faut lui donner des gages, il faut saluer les idoles, c’est-à-dire les préjugés. Alors, il termine ainsi, sans s’apercevoir qu’il démolit en un tournemain tout ce qu’il vient de dire, et fournit, en fin de compte, des arguments à la dureté : « Et puis, tout ce qui touche au sexe touche à la vie sociale elle-même. Un inverti est un désorganisateur de la famille, de la nation, de l’humanité. L’homme et la femme ne sont certainement ici-bas que pour faire des enfants, et ils tuent la vie, le jour où ils ne font plus ce qu’il faut pour en faire. » Cette conclusion rend un peu le son d’une fanfare municipale, mais elle ne suffit pas à effacer le mérite de la lettre. Émile Zola était plus libre d’esprit que beaucoup d’autres, parce qu’il était bon.

Il n’en reste pas moins ceci : en 1895, le maître de Médan reculait devant la peinture de l’inversion, lui, le chef de cette fameuse école naturaliste qui s’était assigné pour programme d’introduire dans le roman les méthodes de la science expérimentale et d’exprimer la vie, toute la vie, jusqu’en ses sentiments les plus dégradés, jusqu’en ses gestes les plus bas. Une seule fois, au cours de son œuvre, pourtant si copieuse, Zola fit une allusion, tout ensemble timide et brutale, à la chose inavouable[2].

Si telle était l’attitude d’un romancier à grandes prétentions sociologiques, doublé d’un homme courageux, qu’on juge d’après cela de l’opinion commune !

Pourtant, les humanités, à cette époque, étant encore en honneur, on sera peut-être curieux de savoir comment nous nous y prenions pour accorder la marque d’infamie qui nous semblait inséparable des amours uraniennes avec les tableaux que font de ces amours, en maint endroit, les auteurs anciens.

Et nos professeurs eux-mêmes, que pensaient-ils ? Ayant fait de l’imitation de l’antiquité (en paroles) un des dogmes de leur système d’éducation, admettaient-ils donc qu’il y eût dans les mœurs antiques des parties réservées ? Je crois qu’en vérité ils ne se posaient même pas la question. Nul ne s’inquiétait de faire à notre usage le départ du bon et du mauvais dans la civilisation païenne. C’est l’antiquité en bloc qui nous était donnée pour modèle. À nous, grimauds, de nous débrouiller.

Toutefois, je ne veux pas dire par là qu’il faille expurger encore davantage les livres de classes, découper les textes anciens jusqu’à n’en plus garder que des phrases intercalées dans la syntaxe à l’appui des règles. J’évoque seulement des souvenirs, je constate des faits rétrospectivement, à savoir de quelles idées confuses on a nourri notre jeunesse, de quelles conceptions mal définies se composait alors l’idéal offert, avec d’autres, contradictoires, à notre admiration.

Le danger, répliquera-t-on, n’était pas si grand, puisque vous reconnaissez vous-même que votre génération n’avait, à l’égard des anomalies sexuelles, que répugnance et sévérité. En effet, nous avions des yeux pour ne pas voir. Les textes qu’on nous mettait entre les mains restaient sur nous sans influence. Nous n’y comprenions goutte, ou plutôt, car nous n’étions pas si cancres, nous les comprenions littéralement, et nous n’y voyions que du feu.

Il est vrai que certains auteurs étaient tenus à distance. Juvénal, Martial, Pétrone, ne faisaient dans nos classes que de brèves apparitions sous la forme trompeuse du morceau choisi. Dans ces occasions, force nous est de penser que nos bons maîtres nous dupaient sciemment, car ils ne nous prévenaient en aucune manière. Bien plus, il me semble aujourd’hui que, dominés par le dogme que tout est admirable dans l’antiquité, ils s’ingéniaient, en bien des cas, à nous inculquer des idées absolument fausses. Anacréon, Théocrite, par exemple, nous apparaissaient comme des « précieux », du genre Benserade. Et Catulle, nous l’imaginions un peu mièvre, alors qu’il est horriblement cru, au point que, dans une édition critique récemment parue, on renonce encore à le traduire mot à mot[3]. Or, ce même Catulle est célèbre auprès des écoliers, par sa passion pour Lesbie. Tous savent qu’il a versé des pleurs (littérairement parlant) sur la mort d’un moineau cher à sa maîtresse. Mais les trois cent mille baisers dont il dit couvrir les paupières d’un nommé Juventius, on nous les avait cachés. De Tibulle, nous ignorions l’Élégie dans laquelle il demande à Priape des conseils sur les meilleurs moyens de séduire les adolescents. Qu’aurions-nous pensé du jour jeté sur la vie antique par cette réponse du dieu qui se plaint que tout dégénère : « Déjà, les jeunes gens ont pris l’habitude d’exiger des cadeaux ».

Telles sont quelques unes des gentillesses qu’on nous dissimulait, parce que la forme en était trop directe, probablement, mais il en est d’autres, je l’ai dit, qui parvenaient jusqu’à nous en franchise, qui même nous étaient servies en pâture, sans que nous en fussions davantage troublés ni corrompus. Comment expliquer cela ? D’abord par l’espèce d’irréalité générale que communique à tout texte classique le brouillard d’ennui à travers lequel le voient les meilleurs écoliers. Les auteurs français non plus n’échappent pas à cette déformation maussade. La preuve en est que, tous, nous avons découvert Racine longtemps après avoir quitté le collège. Donc, les Églogues de Virgile prenant à nos yeux l’aspect d’un pensum, il y avait peu de chance pour que notre naïveté y discernât quelque malice.

Mais nos maîtres, encore un coup, à quoi songeaient-ils ? Je ne puis croire que la routine du métier, comme à nous celle du baccalauréat, leur voilât entièrement la vérité des choses. Nombre d’entre eux étaient des esprits distingués. Supposer qu’ils prenaient plaisir à se jouer de nous serait leur prêter des profondeurs de perversité dont ils étaient bien incapables. Pourtant, les faits sont là : on nous vantait la sagesse d’Horace. Un Horace complet était parmi nos livres. Nous y pouvions lire des déclarations comme celle-ci « Amor Lycisci me tenet ». Et non seulement ce vers ne nous faisait pas rêver, mais il ne piquait même pas notre curiosité.

Pour Virgile, la gageure était poussée plus loin encore. On s’appliquait à nous faire sentir le charme des Églogues. On eût trouvé pédantesque de nous maintenir dans les limites d’un commentaire grammatical. C’est la poésie du texte qui était évoquée. Mais, dialectique, voilà bien de tes tours ! le fond de l’affaire, dans le moment même où l’on glosait sur lui, était escamoté. Tout se passait comme si ces dialogues, dont on avait entrepris de nous faire goûter la saveur, n’avaient eu positivement aucun sens. N’est-ce pas merveilleux ?

Je viens de relire les Églogues. Sans doute, ce n’est pas ici la voix enrouée de la débauche ; rien de cette odeur de Suburre qui s’exhale d’entre les petits vers de Catulle. Le désir est moins impatient d’aller droit à son but, mais, baigné ainsi de tendresse, il n’en paraît que plus profond ; et le désir dont il s’agit, il nous faut bien le reconnaître, ce n’est pas celui qu’inspire l’Aphrodite commune. Bergerie, dira-t-on, sans rapport avec le réel ! Dites plutôt que la réalité différait de la peinture en ceci qu’elle était plus grossière. Loin d’incarner des mœurs purement imaginaires, les acteurs de la pastorale virgilienne ne font que parer de grâces une forme d’amour alors très répandue et qui, dans la pratique, ne se bornait point à des airs joués sur un chalumeau champêtre. La seule chose inventée, c’est le jeu de sentiments délicats que l’auteur déploie comme une broderie pour masquer un fond très brutal, c’est l’absence de vulgarité.

Cependant, nos professeurs avaient-ils tort de ne pas déchirer le voile de fiction étincelante qui recouvrait une vérité si triviale ? Évidemment non (du moins dans les classes inférieures). Ou bien, ne pouvant être explicites sans offenser la pudeur des enfants que nous étions, auraient-ils dû écarter de notre compagnie la petite bande des bergers équivoques : Alexis et Corydon et Ménalque et Mopsus ? C’eût été dommage. Il n’entre pas dans mon dessein de fournir des arguments à la censure ecclésiastique. Mais, en vérité, combien sont vagues, souvent, les idées apparemment les plus familières, celles dont le maniement est un des exercices journaliers des collèges !



III

L’inversion dans le climat de la poésie.

Laissons là nos souvenirs scolaires. En dehors, des considérations pédagogiques, quel jugement porter sur des œuvres telles que les Églogues ? Quoique nous voyions clair aujourd’hui dans leurs sous-entendus, nous choquent-elles ? Point. Pourquoi cela ? C’est que, représenter la poésie, ainsi que nous l’avons fait, comme un voile brillant que le poète interpose entre la réalité et nous, c’est encore une mauvaise façon de s’exprimer. La poésie authentique, lorsqu’elle s’applique à un sujet donné, le pénètre, l’imprègne. Elle ne se répand pas seulement à la surface (fût-ce exactement sur toute la surface, à la manière d’un vernis), elle gagne le fond des choses, de sorte qu’elle modifie le sujet dans son essence même.

Un autre exemple de ce miracle nous est donné par Sadi, par Hafiz, qui, tous les deux, ont célébré la beauté masculine en la fleur de sa quinzième année. Eux aussi, comme Virgile, et avec une langueur plus perfide encore, ils ont enveloppé de rêverie le désir défendu jusqu’à en dissimuler l’aiguillon. Sous l’arcade aux colonnes légères, autour du bel échanson versant dans les coupes le vin de Chiraz, ils ont mis le murmure des jets d’eau et le chant des oiseaux. À ce serviteur silencieux d’une fête persane, comparez les « gens de maison » de Proust, ses valets de pied les plus stylés, et vous aurez d’un côté le vice dans sa vulgarité choquante, de l’autre un trouble charmant d’où l’immoralité, semble-t-il, s’est évaporée. Et cependant, le romancier parisien de 1920 et les poètes orientaux du moyen-âge parlent de la même chose[4].

Cette remarque me donne à penser que les théologiens ne manquent ni de psychologie ni de logique dans leur méfiance à l’égard de la poésie profane. Dans leur système, qui n’est autre que celui de la foi et de la morale chrétienne, je les trouve assez conséquents. Mais il me paraît aussi que la distinction du profane et du sacré, en poésie, est une vue tendancieuse. En réalité, c’est la poésie toute entière qui est de l’ordre du sacré. La poésie est indépendante des religions, parce que, quoique sans dogme défini, elle est elle-même une religion ; je veux dire qu’elle est un mode d’expression rituel qui communique à la chose exprimée un caractère religieux, tout à fait en dehors des confessions et des morales particulières. C’est donc méconnaître la poésie étrangement que de la subordonner à des fins édifiantes.

Une sottise encore c’est, quand on ne peut nier qu’une œuvre soit belle, de vouloir à tout prix qu’elle soit également bonne. La race des cafards n’est pas éteinte qui feignent de n’apercevoir qu’une effusion de l’amitié dans les sonnets admirables de Shakespeare au duc de Southampton.

D’autres, ne pouvant dénier au sentiment qui éclate dans ces vers son caractère de véritable passion, soutiendront que cette passion est demeurée « innocente », qu’elle s’est uniquement épanchée en hommages exaltés. À la rigueur, c’est possible. Mais en quoi cette réserve, qui d’ailleurs peut être forcée, changerait-elle la nature particulière des sentiments en cause ? Sans doute encore, dans les compliments qu’il adresse à son bel « Adonis », le poète a parfois des subtilités qui prêtent à l’émotion l’apparence d’un jeu d’esprit. À cause de cela, est-on en droit de soutenir que le masque est plus vrai que le visage ? Quand donc l’amour, dans l’œuvre entière de Shakespeare, parle-t-il avec simplicité ? N’est-il pas, en toute circonstance, alambiqué, imbu de scolastique médiévale, au point d’insérer les images mêmes dans les distinguo du raisonnement et de les manipuler comme des abstractions ?

J’ai cité Zola, puis Virgile et, en dernier lieu, Shakespeare. Ce n’est pas sans intention que j’ai rapproché des noms si éloignés. Au romancier naturaliste, irrésolu, consciencieux, moral, partagé entre une noble pitié et la crainte de l’opinion, j’ai opposé à dessein des poètes dont deux au moins sont parmi les plus grands. À seize siècles d’intervalle, Virgile et Shakespeare ne se sont pas fait scrupule de chanter ce que précisément l’honnête Zola regardait comme impossible à « mettre dans un roman ». Mais, c’est qu’ils chantaient, toute la différence est là ! L’inversion sexuelle considérée objectivement, comme matière à descriptions, à analyses, ne peut être confondue avec l’uranisme lyrique. De l’anomalie, vue sous l’angle poétique, la littérature (Zola ne l’ignorait pas) est assez abondante. En bordure des roseraies, l’œillet vert a toujours occupé une place dans l’anthologie de l’amour humain. Il en a même parfois envahi les parterres.

Et nous aussi, à cette date de 1895 où, à peine sorti des bancs du collège, nous commencions de nous passionner pour tout ce qui, dans le passé et le présent, était expression littéraire, nous aussi, nous savions bien un peu, déjà, qu’une certaine forme de l’amour, très mal jugée, sinon unanimement réprouvée, avait inspiré à des poètes de magnifiques pages. Mais, comme nous demeurions, néanmoins, très fermes dans notre désapprobation et dans notre dégoût à l’égard des mœurs anormales, si l’on nous eût demandé : « Alors, vous condamnez aussi les sonnets de Shakespeare ? » sans doute aurions-nous répondu : « Ce n’est pas pareil ! » De fait, nous n’apercevions aucun rapport entre ce qui nous semblait deux mondes : ici une impudence souveraine qui se rit des coutumes et des lois, et là une « plaie », comme dit le bon Zola, et la plus abjecte.

En cette même année 1895, dans un pauvre logis de la triste rue Descartes, un homme approchait de sa fin, lequel, au temps de sa jeunesse folle, avait tenté, dans la direction défendue, l’impossible conciliation des deux univers, celui de la fiction et celui du réel.

Tournant le dos à Paris, le long de la route d’Arras, les deux irréguliers, un jour, avaient fui : l’un, presque un enfant, hirsute, efflanqué, furieux, sans cesse sacrant et crachant par terre ; l’autre, de dix ans plus âgé que son ami et tout aussi violent, mais combien plus faible, perpétuellement jaloux.

Que nous sommes loin, ici, de l’orgie antique où l’acte s’épuise tout entier dans le geste qui l’accomplit et ne laisse après lui ni regret ni remords. Rien, non plus, dans cette aventure, de la rencontre au verger, qu’accompagne le chant d’ « une flûte invisible ». Rien des jeux à demi-rêvés de l’érotisme oriental, semblables aux circuits d’une chasse à travers une forêt bleue, dans une tapisserie.

Deux vrais poètes pourtant. Mais où vont-ils ainsi ? en Belgique, en Angleterre, de nouveau en Belgique. Dans les bourgs, ils font halte à tous les cabarets. La nuit, ils dorment dans les granges ou à la belle étoile. Pourquoi ce vagabondage, ces fugues, ces campements d’un soir ? Ils ont fait un vœu insensé :

Le roman de vivre à deux hommes
Mieux que non pas d’époux modèles.

Seulement, ils avaient compté sans leur âme, cette âme chrétienne qui les enchaînait. Que de contorsions, de grimaces, pour tâcher de rompre l’entrave ! Rimbaud, dans chaque parole, vomit l’ordure et le blasphème. En vain. Quelque chose demeure, au fond de lui, qu’il ne parviendra jamais à salir. Verlaine pleure trop souvent pour qu’il n’y ait pas dans ses larmes un commencement de repentir. Alors, ils s’en sont allés par les chemins, anxieux d’oublier ces combats en changeant continuellement de gîte. Ils ont marché à grands pas, côte à côte, tels deux repris de justice, liés par le poignet à la même menotte. Rivés l’un à l’autre et se querellant déjà.

En 1895, la liaison errante de Verlaine et de Rimbaud et sa fin lamentable remontaient à plus de vingt ans. On savait que Rimbaud, après une disparition déjà légendaire, était revenu mourir à Charleville en 1893. Mais Verlaine, le vieux Verlaine, comme nous l’appelions, quoiqu’il n’eût guère dépassé la cinquantaine, on pouvait le voir encore traînant sa jambe malade de brasserie en brasserie. Parfois, on le rencontrait, la barbe rebroussée « au vent crispé du matin », la démarche incertaine à la suite de maintes libations nocturnes, proférant des paroles de colère. Et, grâce à cette présence, la fable des amours illicites, avec l’épilogue des coups de révolver et de l’emprisonnement, restait vivante dans les mémoires.

Ah ! comme l’esprit accueille facilement les idées les plus inconciliables, comme il les porte pêle-mêle sans embarras, lorsque le cœur est intéressé à cet accommodement ! Les mœurs anormales nous répugnaient, nous les réprouvions formellement. Mais nous aimions Verlaine. Que dis-je ! Si nous n’avions fait que l’aimer, nous aurions pu tout ensemble le chérir et le plaindre. Or, loin de le prendre en pitié, nous le regardions avec envie, parce qu’en vérité nous le respections.

Comment nous serait-il venu un seul instant à la pensée de condamner le vieux faune ? Peut-être, ceux qui ignorent que le culte de la poésie est pour ses adeptes une religion véritable auront-ils peine à me comprendre. Et pourtant c’est ainsi : nous arrivions de notre province, tout bardé de préceptes rigides, mais nous avions lu Verlaine, et l’auteur de ces petites chansons qui nous jetaient dans un si grand trouble, c’était cet ivrogne qui remontait le boulevard Saint-Michel en brandissant son bâton. Il nous paraissait admirable. Il l’était.

Une fois, il m’en souvient, chez un marchand de vins de la rue Monsieur-le-Prince, quelqu’un prononça devant le poète le nom d’Arthur Rimbaud. La journée était déjà avancée, c’est-à-dire que Verlaine n’en était pas à sa première absinthe. D’un moulinet furieux, il abattit sa canne sur le zinc, et ce qui sortit de sa bouche, à cette minute, est impossible à rapporter. Parmi des hoquets qui s’achevaient en sanglots, au milieu d’un torrent d’injures, cyniquement éclatait l’aveu d’une passion que ni la prison subie, ni les années écoulées, ni la mort même de l’être aimé, n’avaient pu éteindre. Nous assistions à ce délire avec la confusion des fils de Noé devant l’ivresse obscène de leur père. Et nous aussi, nous aurions voulu, sur cette nudité horrible, étendre pieusement un manteau.

J’ai dit que nous respections Paul Verlaine, mais l’expression est trop vague. Un respect aussi étrange demande quelque éclaircissement, car il est évident qu’il n’avait rien de commun avec le sentiment que nous éprouvions à l’égard d’autres personnes dont l’élévation morale nous imposait : c’était un mélange de déférence et d’effroi. Nul blâme, je le maintiens, mais plutôt une terreur sacrée, comme si le pied du poète, dans la boue du ruisseau, eût laissé des traces fourchues. Ce demi-dieu avait reçu le privilège d’entendre dans la brise des voix qui ne parviennent point aux oreilles communes, mais il semblait que la faculté d’un certain discernement lui avait été refusée. C’est à cause de cette lacune, pensions-nous, qu’il s’était jadis égaré en des sentiers pervers. Seulement, jusque dans ses aberrations, il gardait le don divin de chanter son émoi sur la lyre ; et l’ode en laquelle il célébrait ses impuretés était souvent aussi belle que les psaumes qu’il composait au lendemain de ses fautes. Nous autoriser de cette vie déréglée pour croire que le Bien et le Mal pouvaient être cultivés « parallèlement », cela n’effleurait point notre esprit ; et c’est parce que nous sentions que la mesure de Verlaine n’était pas la nôtre que nous nous inclinions devant cet inspiré.

Mais quand il s’agissait d’autres que lui, ou bien de l’homosexualité en général, nous retrouvions notre rigorisme. Peut-être même notre sévérité prenait-elle alors une sorte de revanche sur le troupeau. Il ne m’échappe pas que cette vue peut paraître assez dangereuse. Ne tend-elle pas à innocenter l’artiste de ses tares pour la seule raison qu’il est un artiste ? Oui, si l’on généralise, mais nous ne généralisions point. Nous faisions une exception pour Verlaine, et cette exception était la seule. Injustice ? Naïveté ? Comment n’y aurait-il pas eu un peu de tout cela dans notre jugement puisqu’il était dicté par notre cœur ? Mais la preuve que le pauvre Lélian bénéficiait auprès de nous d’une indulgence qui se limitait à lui, c’est que nous ne songions point à faire profiter de la même faveur Oscar Wilde, poète aussi pourtant.



IV

Origines de notre répulsion. — La tradition d’anathème. — L’inverti considéré comme un criminel (état d’esprit de la Chambre ardente et période policière). — L’inverti considéré comme un malade (état d’esprit clinique).

Quelle était donc l’origine de notre répulsion ? De ce qu’elle était si violente, doit-on conclure qu’elle était « naturelle » ? Et si ce sentiment, qui était le nôtre, ce sentiment de réprobation absolue, sans réticence et sans nuance, n’a pas la valeur d’un instinct universel et éternel, inhérent à la nature humaine, au point qu’il serait contre nature de ne le pas posséder, du moins fallait-il qu’il fût bien ancien pour être ancré en nous à de telles profondeurs.

Sans doute est-ce dans l’anathème dont l’autorité ecclésiastique frappait la sodomie qu’il faut voir le principe de nos indignations. Mais cet anathème lui-même, comme le nom de sodomie l’indique, a son origine dans la Loi mosaïque[5]. Ce sont les Juifs, il me semble, qui, les premiers, ont montré socialement une grande horreur pour l’amour homosexuel chez l’homme : « Quiconque couche avec un garçon comme avec une femme commet une abomination ; tous deux seront punis de mort et que leur sang rejaillisse sur eux[6] » ! L’Église chrétienne ayant hérité de cette fureur, la tradition s’en conserva jusqu’à la veille de la Révolution française. C’est ce que nous appellerons l’état d’esprit de la Chambre ardente. Seul le législateur, qui n’est, du reste, ici que le porte-parole séculier du prêtre, a voix au chapitre. Il décrète : les sodomites sont des criminels, ils seront brûlés vifs[7].

Certes, nous avons eu des rois qui, à ce compte-là, eussent mérité de porter la chemise de soufre plutôt que le camail fleurdelysé ; et il faut être Dumas père, avec son énorme santé, pour écrire un Henri III et sa Cour, dans lequel il n’est pas fait la moindre allusion aux mignons et à leur emploi. Mais en Russie, il n’y a pas encore bien longtemps, le moujik appelait « jeux de nobles » les privautés de ce genre. De même, en France, autrefois, elles n’étaient tolérées que chez les grands seigneurs[8].

Étonnez-vous ensuite de la réserve que les écrivains, en ce temps-là, montraient sur la question ! Outre qu’ils partageaient presque tous, probablement, l’opinion commune, est-il juste d’appeler timidité une abstention faute de laquelle on courait le risque de devenir soi-même suspect et de s’exposer à des poursuites qui pouvaient avoir une conclusion si terrible ?

Aussi, dans l’espace de plusieurs siècles, nulle étude sur le sujet. Rien que des traits épars çà et là. En Italie, dans Boccace, dans Machiavel, dans l’Arétin. Chez nous, dans Casanova, dans les Confessions de Jean-Jacques. Mentionnons encore, dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, un article superficiel sur « l’amour socratique ». De Diderot une seule phrase, pareille à la brusquerie de quelqu’un que le sujet embarrasse et qui y coupe court[9].

C’est tout[10].

Après 1789, la volonté de répression faiblit et envisage d’user de moyens moins violents, mais durant longtemps le sentiment à l’égard de l’anomalie est resté le même[11]. Cependant le Code pénal de 1810 (lequel remanie et complète le Code pénal de 1791 et le Code des délits et des peines de l’an IV) ne fait aucunement mention des mœurs « contre nature ». Celles-ci ne sont légalement poursuivies qu’en tant qu’elles tombent sous le coup de l’art. 330, qui vise tous les outrages publics à la pudeur, de quelque sorte qu’ils soient. Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’intention du législateur (ici Napoléon) n’était pas d’instaurer un régime de tolérance en faveur d’Uranie. Son but, en ne la nommant pas, était plutôt de la maintenir sous la surveillance constante de la police des mœurs. Rien n’a été modifié depuis à la lettre du texte. Seulement l’esprit, en un siècle, a changé. Le vague de la loi a d’abord favorisé les rigueurs de l’arbitraire administratif ; puis il a peu à peu permis une sorte de demi laisser-faire, à mesure que l’autorité préfectorale, sur ce point, se relâchait.

L’attitude qu’on peut appeler policière persista dans toute son intransigeance jusqu’aux environs de 1870. Pendant ce laps, à côté du gendarme, un personnage nouveau apparaît, qui n’avait pas été consulté jusqu’ici et qui commence seulement à donner son avis, c’est le médecin. Mais, sur le principe, à savoir que l’homosexualité est un vice affreux qui encourt le mépris des honnêtes gens, une forme monstrueuse de débauche qu’il faut réprimer comme un danger social, la Faculté et la Sûreté demeureront d’accord pendant près de quatre-vingts ans, de sorte que le docteur se montre alors presque uniquement sous l’aspect du médecin-légiste[12].

Aussi bien, au cours de cette période, c’est de la prostitution masculine que l’on se préoccupe seulement. C’est l’uranisme professionnel que l’on traque, celui dont les manifestations extérieures sont considérées comme une offense aux bonnes mœurs, et celui qui, par ses liaisons avec des industries criminelles : détournement de mineurs, chantages, vols, suivis parfois d’assassinats, est un élément de trouble[13]. De l’uranisme caché, non vénal, mondain, il n’est pas du tout parlé. Policiers et médecins l’ignorent comme s’il était inexistant.

Ici, je voudrais qu’il me fût permis de faire une remarque. L’opinion que la société a de certaines mœurs réagit sur elles, les colore. Il semble que, jugées abjectes, elles surenchérissent dans l’abjection. C’est là un phénomène analogue à celui par lequel la prison, en même temps qu’elle punit le coupable, ajoute à son avilissement. Tant que l’uranisme fut uniquement regardé comme une abomination qui appelle un châtiment, on croirait qu’il s’est appliqué à ne pas démentir cette image, à être bien réellement ignoble. Représenté constamment comme une turpitude sans nom, il finit par acquiescer lui-même à cette vue, il s’en pénétre et s’y endurcit.

Cette époque est celle de Balzac. Parmi les hôtes de la pension Vauquer, dans Le Père Goriot, nous voyons un personnage mystérieux, M. Vautrin, « l’homme de quarante ans à favoris peints », lequel dirige à la façon d’un mentor cynique le jeune Rastignac. Mais il se découvre que ce Vautrin n’est qu’un forçat évadé, et la police lui met la main au collet sans qu’il nous ait livré le secret de ses penchants. Cependant, nous retrouvons le forban dans Splendeur et misère des Courtisanes. Il n’y porte plus chapeau Bolivar et canne en fer, mais souliers à boucle et soutane, et se donne pour prêtre espagnol. Son choix s’est fixé maintenant sur Lucien de Rubempré, qui, comme Rastignac, est jeune et beau. Mais que savons-nous de cette intimité ? Si elle nous paraît louche, c’est seulement d’après quelques allusions que l’auteur a dispersées çà et là dans son récit. En réalité, Balzac, la seule fois qu’il a abordé le sujet, en a éludé tout le scabreux[14]. Notez encore ce subterfuge, où je vois une concession aux idées du temps et à la vue policière : le héros, je l’ai dit, est un forçat en rupture de ban. Le romancier s’abrite derrière cette habileté qui consiste à présenter l’anomalie qu’il signale, mais dont il n’esquisse même pas l’étude, comme un produit du bagne. D’où les honnêtes gens sont libres de conclure que d’aussi monstrueuses mœurs n’existent que dans les prisons[15].

Mais le roman d’observation n’est pas le seul genre littéraire qui, au siècle dernier, se tenait sur la réserve en ce qui touche l’uranisme. Quoique la peinture du vice semble plus rassurante dès qu’on la transporte dans le passé, quoique, d’autre part, l’imagerie, tout le bric-à-brac du décor et toute la friperie du costume, ajoute encore à l’effet du recul l’effet du dépaysement, les œuvres d’inspiration légendaire elles-mêmes sont, sur le sujet, fort timides.

Flaubert, renseigné par ses lectures, a bien été obligé d’admettre la « Vénus barbue » dans le défilé des divinités qui viennent tenter son Saint-Antoine. Mais il est visible qu’il ne l’accueille qu’à son corps défendant, si j’ose dire, tant il lui fait la part petite. « Gras, imberbe, des pampres au front », Bacchus fait cette déclaration de principe : « Mâle et femelle, bon pour tous, je me livre à vous, Bacchantes, je me livre à vous, Bacchants ! » Ce ton est bien froid, et comme on sent que l’auteur lui-même est peu tenté ! Aussi, lorsque Flaubert entreprend de donner forme humaine à la Luxure, combien vite il oublie les éphèbes, bergers ou dieux, pour imaginer une femme « à la poitrine charnue ». Que dis-je, une femme ? Des légions de femmes ! « Inclinées, couchées, habillées, voilées, décolletées[16], nues, elles sont à toi les Filles de la Terre ! » crie la Luxure au pauvre Antoine. Et la Fornication d’ajouter ces mots, où nos jeunes gens ne trouveront qu’à rire : « Déroule ma chevelure, tu verras comme elle est longue ! » Quelle revanche de l’Éternel Féminin ! Eh ! parbleu, cette vision d’une belle fille plantureuse, c’est l’idéal sensuel de Flaubert lui-même. C’est mieux encore, un souvenir précis, celui de Louise Colet, rencontrée pour la première fois par Flaubert chez Pradier, en 1846, précisément à l’époque où le jeune Gustave conçoit le dessein d’écrire La Tentation.

À partir de 1870 environ, parallèlement à l’opinion policière qui de plus en plus faiblit, se développe, gagnant peu à peu en force et en extension, l’opinion qu’on peut appeler proprement médicale[17].

Les mémoires du Professeur Westphal, de Berlin (1868-70) marquent, dans l’histoire de la question, le début de l’ère scientifique[18]. De ce moment, à l’ancienne conception, d’après laquelle l’inverti est toujours un vicieux, une autre va se substituer. Certes, pendant longtemps encore, les préoccupations morales et sociales l’emporteront dans l’esprit des docteurs, mais à la fin, sans les rejeter (et l’eussent-ils voulu qu’ils ne l’auraient pu, car il n’y a pas de société sans éthique) ils replaceront ces préoccupations au second plan et se montreront de plus en plus soucieux d’examiner le phénomène de l’inversion en toute indépendance, médicalement. L’inverti, désormais, relève de la clinique. Entre perversité et perversion, le neurologue note des différences.

Mais, après ce triomphe du questionnaire étiologique sur l’interrogatoire de police, au bout de trente ans et plus d’examens et de consultations, il arrivera un jour ceci, c’est que le point de vue médical aura tout envahi. De même que la psychiâtrie ayant pénétré dans la criminologie a tendance à en exclure le criminel et à le remplacer par un malade, de même dans les cas d’inversion sexuelle, les psychiâtres, au début de ce siècle, ne verront plus que des symptômes morbides.

L’opinion des docteurs ne pouvait me laisser indifférent. Il ne m’aurait point paru sérieux d’étudier la place que, tout nouvellement, en dépit d’une longue tradition opposée, l’analyse, la peinture, puis l’exaltation de l’anomalie ont prise dans les Lettres, sans chercher à savoir ce que pensaient de l’inversion en elle-même ceux qui, l’ayant observée dans une foule de cas, me paraissaient devoir être le mieux informés sur elle.

La bibliographie médicale du sujet, quoiqu’elle ne remonte guère au delà des soixante dernières années, est considérable. Mais, combien rares sont les auteurs qui, de la masse des faits particuliers, dégagent une vue personnelle !

La période durant laquelle l’état d’esprit clinique naît et se développe commence par une phase de luttes serrées contre l’état d’esprit antérieur. C’est autour de la question de savoir si l’anomalie était acquise ou congénitale que la bataille s’est livrée. Tout de suite, Westphal déclara considérer la déviation comme innée. Peut-être aujourd’hui ne se rend-on plus assez compte de tout ce qu’il fallait de courage pour hasarder cette opinion. En effet, qu’on imagine un peu les conséquences qu’elle entraînait : ce n’est rien de moins que le redoutable débat de la responsabilité qui se trouvait ainsi évoqué et tranché par la négative. Une des bases de la moralité officielle était donc ébranlée. Que deviendrait l’ordre social si l’agent des mœurs allait rester pantois ? Mais l’opinion contraire trouva aussi des défenseurs. Il me paraît que c’est en France que la doctrine de l’anomalie acquise compta, jusqu’à ces dernières années, le plus de partisans. Peut-être faut-il voir là le signe d’une race qui, jusque dans le domaine pathologique, se résout difficilement à ne pas laisser quelque part d’action à la liberté humaine[19].

La théorie de l’acquisition, en effet, était celle qui s’accordait le mieux avec les anciennes vues morales sur la question. C’est ainsi que, pour le lecteur d’un ouvrage de psychiâtrie, l’attitude du médecin est souvent aussi intéressante que toutes ses « observations ». On suit avec curiosité la partie engagée secrètement, presque toujours à l’insu de l’investigateur lui-même, entre le souci des bonnes mœurs et l’esprit scientifique. Quelquefois, il arrive que celui-ci est laissé entièrement libre dans ses constatations, mais que le scrupule moral, écarté ou tenu en réserve tant que dure l’examen, reparaît ensuite avec une force nouvelle, dans les conclusions d’ordre social tirées des faits par l’auteur et dans les règles de vie qu’il conseille, en fin de compte, aux malades[20].

Mais c’est en pays germanique surtout que règne le pur esprit clinique, détaché de toute contingence. En Allemagne, le déterminisme de l’hérédité nerveuse obtint d’emblée l’adhésion de presque tous les savants[21]. Beaucoup crurent trouver dans l’embryogénie l’explication de l’aptitude apportée en naissant par le sujet, la cause de sa vocation, si l’on peut dire. On sait que, chez le fœtus, à un stade ancien de son développement, les sexes ne peuvent être distingués. L’inversion sexuelle serait due à une différenciation sexuelle imparfaite ou bien à une réversion d’un type sur l’autre. C’est ainsi qu’un cerveau fonctionnant d’une manière féminine pourrait occuper un corps mâle[22].

Donc, aux environs de 1895, à l’époque où Émile Zola écrit la lettre dont j’ai parlé, la vue médicale était fort en avant sur l’opinion commune ; et cette vue était, à peu de choses près, celle de Zola lui-même, très féru de médecine, comme tous les écrivains de l’école naturaliste.

Le procès d’Oscar Wilde, à la même date, tout en révélant la force et l’étendue des préjugés encore existants, eut pour résultat de créer, autour de la question, un mouvement d’intérêt. Comme il arrive presque toujours dans les cas où l’opinion s’émeut, il se produisit deux remous en sens contraires : d’un côté, la masse du public se détourna avec horreur ; de l’autre, quelques uns se penchèrent sur la chose infamante. Ainsi s’explique, à cette époque, l’éclosion de plusieurs ouvrages où, sous des formes différentes, selon le tempérament des auteurs, la même préoccupation était visible : admettre ce qui jusqu’alors avait été proscrit, faire à l’étude de l’inversion, dans la littérature, la place qu’on ne peut refuser à toute observation des mœurs, celles-ci fussent-elles monstrueuses[23] !

L’œuvre capitale de l’époque sur le sujet demeure L’Immoraliste d’André Gide. Pour le moment, je ne veux que situer l’ouvrage à sa date : 1902. L’auteur, pour le coup, nous transportait bien au cœur de la question, mais il le faisait sans nous prévenir, laissant à notre subtilité le soin de deviner presque tout.



V

Le freudisme. — Les différentes classes d’invertis. — Où reparaît la notion de « liberté ».

C’est un peu plus tard que commence l’avant-dernier stade de l’évolution, celui qui précède immédiatement l’époque actuelle.

Quand, après avoir lu beaucoup d’ouvrages de psychiâtrie, on arrive à Freud et à sa théorie des névroses, la psychanalyse, on éprouve intellectuellement de telles satisfactions qu’il est impossible de ne pas être, en même temps, un peu honteux de toutes les oppositions systématiques qu’un esprit de cette valeur a rencontrées chez nous.

Eh ! sans doute, il y a, dans le système freudien, comme un excès de cohérence, provenant d’un excès d’ambition. Son tort est de vouloir tout expliquer, d’avoir réponse à tout, non seulement dans le domaine des névroses, mais dans celui de la vie normale : art, philosophie, morale, éducation, caractères nationaux, sens de l’histoire, mythes religieux, etc. Sa symbolique des rêves déconcerte par un mélange singulier de dogmatisme et de puérilité. Mais, à côté de ces prétentions qui sont des faiblesses, que de vues pénétrantes !

Sans doute encore, Freud n’a fait, parfois, que nommer, classer, interpréter des phénomènes déjà connus : lapsus, oublis, rêves-éveillés, refoulement des impressions désagréables ou des désirs considérés par l’individu comme répréhensibles, etc. Cette idée du refoulement, par exemple, se trouve déjà dans Schopenhauer[24]. L’idée de la sublimation des désirs refoulés est, d’autre part, très nettement formulée dans la Physiologie de l’amour moderne, de Paul Bourget, un des livres les plus audacieux, les plus riches d’aperçus nouveaux, qui aient paru depuis un demi-siècle : « Nos sensations comprimées nourrissent notre sentiment. La chair, une fois domptée, ajoute à notre âme. Mais combien savent cette grande loi de la vie morale aujourd’hui ? » Replacée à sa date (1890), cette réflexion profonde est d’un précurseur.

Donc, la psychanalyse n’est pas sans antécédents. Sa filiation, sur plus d’un point, peut être établie. Freud, autrefois, a travaillé en France ; il a été l’élève de Charcot et de Bernheim. Mais est-il besoin de rappeler que ce qu’on nomme une découverte en psychologie n’est jamais qu’un sens nouveau attribué à tel ou tel fait que chacun de nous a pu constater en soi-même ou chez les autres ? L’analyse du cœur humain n’invente rien à proprement parler. Quand le psychologue tombe juste, la plupart du temps nous disons : « Comme c’est vrai ! » C’est que l’objet de sa remarque, il ne nous l’apprend pas, nous le reconnaissons plutôt. Seulement, nous ne savions pas que nous le savions. Avoir poussé plus avant dans l’exploration de ce qu’un autre annonciateur, Henri Bergson, appelait déjà, il y a près de trente ans, « le sous-sol de l’esprit », voilà la conquête de la psychanalyse. Découvrir, dans chaque cas particulier, le rôle joué par l’inconscient, tel est le but de la méthode. D’ailleurs, il y a lieu de distinguer entre la théorie et son application. Que la technique freudienne, avec ses curiosités impudentes, puisse avoir médicalement des inconvénients graves, c’est une question que je n’ai pas à examiner. Une seule chose m’importe : c’est le faisceau d’observations sagaces qui constitue la doctrine[25].

La psychanalyse étant un système du monde, quelle est, dans ce pansexualisme, la pensée du neurologue viennois sur le point spécial de l’homosexualité ? Freud, on le sait, a relevé comme une erreur la confusion qu’on a toujours faite entre la sexualité et la fonction de reproduction. Le sexuel déborde le génital, il lui préexiste. En d’autres termes, ce qui s’éveille, chez l’enfant, à l’âge de la puberté, c’est la fonction de procréation, mais la sexualité, chez lui, est antérieure à cette période de crise et son origine se perd dans les limbes du premier âge.

De plus, si l’enfant, antérieurement à la puberté, possède une vie sexuelle, celle-ci ne peut-être que de nature « perverse », car est « perverse » toute activité sexuelle qui recherche le plaisir comme une fin en soi, indépendamment de la génération. Fausse est donc la tradition qui représente l’enfant comme innocent, comme pur. En réalité, l’enfant est toute perversion. C’est, dit Freud, un « pervers polymorphe ». Le mot, il faut l’avouer, manque de grâce. Il fait de la nursery l’antre des instincts déchaînés. Le nourrisson devient le type du parfait cynique. Peut-être y a-t-il là quelque outrance. Mais peut-être aussi, nous autres, toujours prêts à crier au sacrilège, sommes-nous dupes de sentiments conventionnels, de niaiseries vénérables.

Comme on a pu le remarquer, il ne s’agit plus seulement ici de cas morbides, de monstruosités. Nous sommes sortis de l’hôpital et de l’asile. Cependant Freud ne nie point que l’homosexualité ne soit une manifestation anormale de la sexualité. Mais jusqu’ici les termes « anormal » et « malade » étaient synonymes lorsqu’on parlait d’un inverti. Le freudisme tend à relever la notion d’anormalité en la purgeant des préventions morbides qui y étaient attachées, notamment en écartant de l’anomalie le facteur de dégénérescence, dont on a trop souvent abusé. Pour Freud, l’homosexualité reste une « perversion » puisqu’elle est incompatible avec l’acte sexuel qui est la condition de la procréation. Mais la vie sexuelle normale elle-même présente nombre de caractères « pervers » dans sa recherche égoïste du plaisir en dehors des fins de l’espèce. Du moins, ce que l’on peut dire, c’est que la « perversion » des homosexuels est renforcée par le fait que la fonction de reproduction, dans leur cas, ne peut s’exercer ; tandis que, dans l’amour normal, les caresses dites « perverses » peuvent avoir encore quelquefois une valeur d’accompagnement.

Maintenant, le point de départ de la déviation, où se place-t-il ? Freud, sans répudier formellement l’innéité (hérédité psychique, malformation congénitale ou simple prédisposition) accorde aux caractères acquis une importance nouvelle. Seulement, l’acquisition dont il s’agit cette fois est d’une nature toute différente de celle dont il était question chez les anciens neurologues : au moment où elle se produit, la conscience en serait absente, et par conséquent, la possibilité d’une intervention de la volonté ferait défaut.

Ici, nous nous reportons à ce tableau un peu effrayant de l’enfance tel que le freudisme nous l’a dépeint. La vie sexuelle traversant plusieurs phases successives, depuis la naissance jusqu’à l’époque de la puberté, toutes les tendances seraient alors confondues ; l’opposition entre « masculin » et « féminin » n’existerait pour ainsi dire pas. C’est comme si la bisexualité organique du fœtus se prolongeait dans le psychique infantile, bien que les organes génitaux fussent déjà modelés, sinon formés. Plusieurs auteurs, avant Freud, avaient déjà noté cette espèce de flottement de l’instinct sexuel dans l’enfance. Les passions entre écoliers si souvent observées fourniraient un argument à l’appui de cette thèse[26]. De cet hermaphrodisme, la littérature a maintes fois joué, par allusions plus ou moins claires, dans ses créations d’androgynes[27].

Or, c’est pendant cette période où toutes les inclinations sont réunies, que, d’après Freud, l’acquisition de l’anomalie peut avoir lieu. L’occasion en serait presque toujours un évènement dont l’importance a pu passer inaperçue du sujet, et qu’il a, par la suite, oublié, ou bien un sentiment que le moi a refoulé dans l’inconscient. C’est, dans les deux cas, une sorte de choc qui cantonne la sexualité dans une phase qu’elle aurait dû normalement dépasser. Dans cette hypothèse, l’inversion ne serait autre chose qu’un défaut de développement de l’instinct sexuel. Il y aurait d’abord fixation de la sexualité à un stade infantile, puis grossissement, avec l’âge, de la tendance sur laquelle la sexualité s’est butée.

En définitive, on distinguerait deux grandes classes d’invertis : 1o les invertis constitutionnels, que d’autres ont appelés les vrais invertis ou les invertis-nés, lesquels présentent une morphologie particulière, un certain type efféminé bien connu. Pour ceux-là, tout traitement serait inutile, voire dangereux. Mais leur nombre réel, je dis réel, car il faut encore tenir compte de ceux qui imitent leur « genre », serait assez restreint ; 2o les invertis occasionnels, ceux dont l’anomalie a pour cause une circonstance oubliée de leur passé, laquelle a été suivie d’un arrêt dans la croissance de la sexualité. Ceux-là seraient de beaucoup les plus nombreux.

Les tenants du freudisme laissent entendre que les invertis de cette espèce peuvent être remis dans la bonne voie, mais que, seule, a chance d’obtenir cette conversion la méthode psychanalytique. Par une technique appropriée, un jeu de questions et de réponses, semblable à la conjuration que déploie un sorcier, le psychanalyste contraindra peu à peu le possédé à découvrir lui-même et à ramener des profondeurs de son inconscient jusque dans la zone éclairée de sa mémoire la circonstance oubliée qui est à l’origine de sa possession. Aussitôt, la guérison, paraît-il, s’en suivra.

Mais la psychanalyse n’est efficace que sur les invertis névrosés chez lesquels l’inversion a pour cause la fixation inconsciente de la sexualité à un stade infantile. La méthode n’agit qu’en tant qu’elle transforme l’inconscient en conscient. C’est à ce changement intérieur du sujet qu’est due la disparition des symptômes névrotiques. Donc, si l’origine de l’inversion est consciente, s’il n’y a pas eu, dans le principe, refoulement suivi d’oubli, si l’inverti enfin est tel en pleine connaissance de cause et ne présente, de ce fait, aucun trouble nerveux, la formule d’exorcisme est inopérante et le sorcier perd ses droits.

Voilà qui me semble limiter singulièrement les possibilités d’application de cette orthopédie psychique. Car, aux deux classes d’invertis déjà mentionnés, n’en faut-il pas ajouter une troisième, plus nombreuse encore peut-être : ceux qui gardent un souvenir précis de leur acquisition, qui n’en ont ressenti aucun choc nerveux, qui l’acceptent, parfois s’en réjouissent ? L’homosexualité a souvent des causes très conscientes : l’exemple, la suggestion opérée par un aîné ou par un pervers sur un esprit plus faible, bref la contagion morale.

Et c’est ici que reparaît la vieille notion de liberté, mais sous un aspect qui n’est plus celui d’autrefois. S’il est prouvé que la sexualité de l’enfant est fréquemment incertaine et qu’il peut devenir un inverti en cédant à des influences, le déterminisme cesse d’être absolu. On admet implicitement que, dans l’acquisition de l’anomalie, il y a place, physiologiquement, en bien des cas ; pour un consentement plus ou moins libre.

Ainsi s’achève la courbe. Aussi longtemps que seuls furent classés comme non-conformistes les sodomites condamnés au feu et, plus tard, les professionnels du « vagabondage spécial », le nombre des invertis parut faible. Mais du jour où la science fixa son attention sur l’anomalie, celle-ci aussitôt sembla pulluler, pour la simple raison qu’on était alors en mesure de l’observer dans de nombreux cas qui seraient demeurés autrefois complètement inconnus. En outre, durant cette période, tous les invertis furent considérés comme des malades, parce que les neurologues ne voient que des psychopathes en effet : leurs clients. Mais on ne tarda pas à découvrir que la clientèle des psychiâtres était loin d’englober la totalité des anormaux ; et c’est en cela que la doctrine freudienne eut sur l’opinion, dans ces dernières années, une influence énorme. En effet, par son caractère de généralité, le freudisme était, ou prétendait être, applicable à toutes les manifestations de l’instinct sexuel, quelles qu’elles fussent. Débordant le domaine des névroses, il étendait ses investigations jusque dans celui de la santé. Or, voici que le psychanalyste, au cours de ses enquêtes, était conduit à annexer au non-conformisme un autre contingent encore, lequel passait, auparavant, inaperçu des médecins : celui de gens bien portants, souvent très vigoureux et mentalement très équilibrés.

Cependant, quoique les premiers travaux de Freud sur l’interprétation des songes soient antérieurs à 1900, ce n’est guère qu’à partir de 1910 que la psychanalyse a pénétré en France ; et jusqu’aux environs de 1920, la renommée naissante de la méthode ne dépassa point le cercle étroit des spécialistes. Il ne semble donc pas qu’il faille attribuer à Freud le mérite d’avoir agi directement sur la pensée d’un Marcel Proust. Je vois plutôt là une rencontre de deux efforts convergents, lesquels avaient entre eux ce trait commun qu’ils tendaient l’un et l’autre à pousser plus avant les sondages psychologiques au moyen d’une tactique nouvelle : la tactique de l’impudeur et de l’indiscrétion.

Concurremment, au début de ce siècle, se poursuivait, dans les mœurs et dans l’esprit public, une double transformation. Dans la vie, l’uranisme commença de répudier la honte qu’il avait toujours eue de lui-même, et peut-être, qui sait ? découvrait-il un plaisir inédit, provocant et anxieux, agressif et traversé de peur, à se montrer davantage. Dans l’opinion, au refus catégorique de seulement discuter la question succéda peu à peu une intransigeance moins farouche ; l’antique horreur traditionnelle parut bientôt démodée, ce qui, à Paris, équivalait pour elle à une condamnation.

Le glissement accompli, déjà sensible dans une des Lettres à l’Amazone de Rémy de Gourmont, devient apparent en 1910, quand Binet-Valmer donne Lucien. Au premier abord, ici, la franchise semble complète et même brutale. Pourtant, on s’aperçoit vite que le problème est posé d’un tel biais que le centre nous en demeure caché[28].

Un peu plus tard, deux « amis » sont réunis dans la même chambre. C’est dans Jésus la Caille, de Francis Carco, étude de la prostitution masculine. La scène cependant est furtive, l’auteur ayant surtout en vue la peinture à fresque d’un certain milieu[29].

1911. Gide a écrit Corydon, puis glissé son manuscrit dans un tiroir.

Mais déjà, l’arrogant Charlus fait entendre à la cantonade sa voix de crécelle. Le terrain est préparé ; il peut venir.



VI

Les hommes-femmes. — Évolution du caractère de Charlus dans l’œuvre de Proust, parallèlement à l’évolution du sentiment public.

Charlus, cependant, n’est pas quelqu’un de notre génération. Il s’est révélé à nous pour la première fois en 1914 et n’a cessé ensuite de nous étonner, durant plusieurs années, par une audace qui allait grandissant de volume en volume, mais dans le moment même où nous l’entendions parler, où nous le voyions agir, il ne respirait pas le même air que nous. À l’époque où nous fîmes connaissance avec le personnage, peut-être l’ « homme-femme » dont Charlus serait, dit-on, le portrait vivait-il encore, si tant est que ce modèle ait réellement existé, mais le héros, dans le livre, n’en appartient pas moins au passé.

Il y a une chose qu’on ne doit jamais oublier quand on lit Marcel Proust, c’est que son œuvre entière est, à la lettre, une résurrection. La place que ce monument littéraire occupe dans le présent nous le rend si actuel que nous regardons à tort comme nos contemporains des êtres d’autrefois, dont l’auteur, par un prodige de mémoire, nous restitue les traits abolis. Tous les personnages de À la recherche du temps perdu vivent, comme l’indique le titre même de l’ouvrage, à la manière de personnages historiques, ce qu’ils sont justement.

C’est ainsi que Robert Dreyfus nous apprend, dans ses Souvenirs sur Marcel Proust, que l’original du personnage de Swann était un certain M. Haas qui mourut en 1902[30]. D’autre part, rappelons-nous que, lorsque M. de Charlus fait sa première apparition dans la littérature, cet élégant porte « un canotier de paille noire ». Ce détail de costume a son importance. Si on le rapproche du fait que Marcel Proust, qui avait vingt ans en 1891, a poursuivi, dans les premiers tomes de À la recherche du temps perdu, l’évocation de sa jeunesse, on peut affirmer que la conduite de Charlus, au début de l’ouvrage est, de même que sa psychologie, antérieure à 1900.

Ainsi, la position morale du baron à l’égard de ce qu’il appelle lui-même son « vice », est d’abord celle d’une époque où l’inversion était jugée dans l’opinion avec une impitoyable sévérité.

Il y a donc une antithèse singulière entre le personnage de Charlus à quarante ans et l’état d’esprit dont il est en partie responsable : grâce à Charlus, l’inversion a conquis le droit de cité dans la littérature française, et pourtant, Charlus lui-même est encore, dans son âge mûr, un inverti qui se défend de l’être.

Il est vrai que la psychologie du héros se transforme de livre en livre. Dans le dernier ouvrage de Proust, Le temps retrouvé, il est question des idées de Charlus pendant la guerre, de son « défaitisme ». Ainsi l’auteur nous signale le point extrême de l’évolution (1917 environ). Les modifications du caractère s’étendent sur un espace de plus de vingt années, et le changement qui s’accomplit dans Charlus, au cours de cette période, est parallèle à celui que l’on constate dans l’esprit public : c’est, d’une part, chez le baron, un passage progressif de la dénégation au demi-aveu, de la réserve au laisser-aller[31], d’autre part, dans le public, une détente de la réprobation ancienne, un penchant à excuser ce qui naguère encore était condamné sans appel. Mais, et c’est là que l’influence de Proust fut décisive, dès que Charlus se montre, la tendance générale de l’opinion s’accentue, se précipite : ce qui était considéré la veille comme une erreur plus ou moins excusable paraît devenir une chose licite. Bientôt, par suite de l’entraînement de la mode, la tolérance se mue en complaisance ; en même temps que, chez les invertis eux-mêmes, on observe, dès lors, une nouvelle attitude : la peinture du « vice » caché, ayant dépouillé celui-ci de sa clandestinité, semble une licence donnée aux Charlus d’afficher désormais leurs désirs, leurs liaisons, leurs querelles.

Certains abusèrent vite de ces facilités, mais on ne se délivre pas en quelques jours de l’empreinte laissée par des siècles d’opprobre. La psychologie de la honte, du secret, de la prudence, demeure, malgré tout, celle de l’inverti, alors même qu’il est cynique ; je veux dire que le cynisme, chez lui, prend toujours une allure de défi, ce qui est le témoignage d’une libération toute récente dont l’affranchi doute encore puisqu’il éprouve le besoin de l’affirmer, ce qui peut même sembler une dernière révérence faite au blâme ancien, comme le blasphème, en tant qu’il suppose la croyance en Dieu, est un hommage au Seigneur. Il y a seulement dix ans, jamais, à des amis qui ne partageaient pas ses inclinations, alors même qu’ils eussent été ses intimes, un inverti n’aurait osé confier ses bonnes fortunes ou ses peines de cœur. Aujourd’hui, pareil abandon n’est plus rare. Et notez bien que je n’entends pas parler ici de confessions entourées de mystère, de confessions solennelles, mais de récits familiers, d’anecdotes, comme s’en content entre eux, dans les termes les plus crus, les jeunes gens qui aiment les femmes. Cependant, même dans ces confidences amicales faites par des invertis à des normaux, la situation garde encore je ne sais quoi d’inaccoutumé, de tendu, de pénible. Le conteur a de la peine à rester simple, à ne pas exagérer la désinvolture, à ne pas faire parade de ce qu’il eût tenu autrefois sous cent clés. Et, de son côté, le confident, indulgent ou amusé, ne parvient pas toujours à dépouiller, dans son for intérieur, la vieille habitude de considérer comme une étrangeté scandaleuse ce que l’inverti lui représente comme tout naturel.

En somme, bien que les invertis, aujourd’hui, s’appliquent moins que jadis à dissimuler, le personnage de Charlus, l’inverti qui se cache, conserve, au fond, une valeur générale : on retrouve en cette âme l’âme de presque tous les sodomites, telle que la tradition judéo-chrétienne l’a courbée sous le poids de ses malédictions. Du moins n’est-il guère d’ « homme-femme » chez lequel on ne puisse reconnaître quelques traits du fameux baron.

Charlus, d’abord, se croit seul de sa sorte, puis il en arrive à penser, quelquefois, que l’exception est la règle. Cependant, il n’en est pas très sûr. L’insécurité est sa condition. Il vit dans la terreur constante d’être démasqué. Tantôt, il s’imagine que trois ou quatre personnes seulement sont, comme il dit, « fixées sur son compte » ; tantôt, « la connaissance permanente qu’il a de sa faute l’empêche de supposer combien généralement elle est ignorée, combien un mensonge complet serait aisément cru ». Alors, il a des habiletés qui le livrent, des audaces maladroites qu’il prend pour des ruses. Il parle des invertis dans le dessein de donner le change, mais de telle manière qu’il apparaît bientôt « assujetti comme un maniaque et irrésistiblement imprudent comme un coupable ».

J’ignore si Marcel Proust a connu la confession du jeune Italien que l’ami de Zola, le docteur lyonnais, a publiée sous un pseudonyme. Elle est sans valeur littéraire, mais très caractéristique, en ceci qu’elle nous révèle ce qu’un inverti de vingt-trois ans, aux environs de 1895, pensait lui-même de son cas et l’attitude circonspecte qu’il se croyait tenu d’observer à l’égard de l’opinion. De plus, le ton grandiloquent du récit, par l’impression de désuétude qu’il nous donne, nous permet de mesurer le chemin parcouru depuis lors, celui-là même que le personnage de Charlus a suivi au cours de sa transformation. Il est évident qu’aujourd’hui un garçon qui ferait le même aveu jugerait ridicule d’user d’un langage aussi pathétique. Mais, si l’on examine le document de plus près, il apparaît vite que cette emphase est un subterfuge auquel on s’étonne que Zola se soit laissé prendre. Maintenant, il est possible que le simulateur, de son côté, soit dupe à demi de sa ruse. Il est jeune. L’émoi que lui a causé la découverte de son anomalie n’est peut-être pas encore calmé. Quoi qu’il en soit, il ne lui échappe pas que, s’il veut que le romancier s’intéresse à son cas, il faut que lui-même le considère, ou fasse semblant de le considérer comme une malédiction. Alors, il se fait humble, se déclare épouvanté de n’être pas pareil aux autres. Cependant, en dépit de ces précautions, l’orgueil perce dans ses paroles. Car être maudit, c’est encore être choisi, être mis à part du commun. Bref, cette confession boursouflée respire le mensonge. Mais, à ce titre, également, elle mérite d’être étudiée. De page en page, le narrateur perd le contrôle de soi : une histoire comme la sienne, pense-t-il, ne peut manquer de paraître à Zola un témoignage prodigieux. Bientôt, il abandonne toute retenue, il cesse de se lamenter, il se vante. Dès lors, nulle trace de souffrance, ni même de gêne. Plus rien qu’une vanité folle[32]. Le maudit relève le front. Il goûte à étaler ses turpitudes une satisfaction délirante et, à la fin, dans un spasme, il s’écrie : « Je suis heureux ! »

Ces alternatives d’effronterie et de peur, d’abattement et de joie, cette hypocrisie à demi consciente, jusque dans l’intention qui semblait d’abord la plus sincère, qui peut-être même l’était, cette incapacité organique à parler franc, tout cela qui se manifeste assez platement sous la plume d’un jeune garçon sans génie, éclate, amplifié, luxuriant, dans les discours de Charlus, et y atteint à l’épopée. À l’égard des jeunes gens, Charlus affecte une impolitesse, une brusquerie incompréhensibles. C’est l’un de ses masques habituels. Envers ceux qui ne lui plaisent pas et qui cherchent à lui plaire, il a des mépris incroyables. Autre déguisement, sous lequel il savoure l’âcre plaisir d’une revanche. Mais, que paraisse l’objet de ses vœux, et, soudain, à cette dureté atroce, succède une soumission d’esclave. Proust a magistralement noté tout ce qu’il y a d’extrême dans les passions des Charlus. Ce je ne sais quoi d’absolu, que la femme amoureuse apporte souvent dans le don de soi-même se rencontre aussi chez eux, mais sous un aspect plus tragique, à cause de la contrainte sociale et de la fatalité aussi par laquelle ils sont condamnés presque toujours à ne désirer que des êtres qui ne peuvent les aimer, c’est-à-dire des hommes qui, eux, n’ont de goût que pour les femmes. De là, ces maximes du baron sur la jalousie, lesquelles supposent un profond savoir, dû à « une expérience secrète, raffinée et monstrueuse ».

Reprenez ces trois idées de Proust : secret, raffinement, monstruosité. Scrutez-les. Qu’est-ce là d’autre que trois attributs du péché ? D’abord, le péché, par essence, est toujours honteux, au point que, si la honte le quitte, il peut continuer d’être une faute, mais cesse d’être un péché. Le second caractère du péché, c’est qu’il n’est pas simple ; moins il est simple, plus il abonde dans le sens de sa propre nature Enfin, le péché, par définition, est monstrueux, puisqu’il est une déformation apportée à la règle, un gauchissement de la vérité. Ceci posé, force est de reconnaître, si l’on admet la vue judéo-chrétienne, que de tous les actes pervers celui dans lequel les traits généraux du péché se trouvent réunis et représentés avec le plus de force, c’est, après la bestialité, le péché de sodomie. Donc, il n’en est pas qui porte davantage les stigmates de la faute originelle ; de celle-ci, il est la ramification la plus retorse. En même temps, parmi toutes les aberrations de la chair, il n’en est aucune, toujours selon les Livres saints et les Conciles, qui doive se sentir elle-même plus pénétrée de son infamie, plus convaincue du fait qu’elle est une violation de la Loi.

Eh ! diront nos Chevaliers de l’Œillet vert, assez de théologie ! on n’a qu’à rejeter cette tradition hébraïque ! C’est bien à cela, en effet, que beaucoup d’entre eux s’emploient. Toute l’évolution de l’esprit public que j’ai analysée phase par phase ne tend elle-même qu’à ce but. Mais le sentiment intérieur de chacun a plus de peine à changer que le sentiment général, qui est chose sociale et par conséquent plus abstraite. Si, jusqu’à ces derniers temps, Charlus et nombre de ses pareils ne parvenaient pas à se délivrer tout à fait de leur inquiétude, c’est que, tous, tant qu’ils étaient, croyants et incroyants, ils n’avaient pas encore réussi complètement à se défaire de l’idée — ou du pli laissé par l’ancienne idée — qu’ils étaient coupables devant Dieu.



VII

L’amour grec.

L’étiologie de l’homosexualité, entendez la question de ses origines organiques ou fonctionnelles, est du domaine de la science, mais la question de savoir si la satisfaction du désir homosexuel est légitime reste une question morale. Du point de vue moral, le problème ne peut être clairement, utilement posé que par rapport à nous, races humaines d’une certaine latitude, d’un certain temps, d’une certaine culture. On n’apporte aucune clarté dans le débat lorsqu’on fait valoir cet argument que l’instinct homosexuel est de tous les pays et de toutes les époques. À quoi sert d’accumuler les témoignages des voyageurs, de citer puérilement les cas d’homosexualité observés chez les Esquimaux de l’Alaska, les indigènes d’Océanie ou les nègres de Zanzibar ? L’universalité de l’inversion, que je sache, n’a jamais été contestée sérieusement. Quel besoin aussi d’entasser les preuves historiques ? Qu’il y ait eu des pédérastes chez les Scythes, chez les Carthaginois, que la pédérastie ait été, dans la religion de l’ancienne Égypte, l’attribut des dieux Horus et Set, voilà qui nous importe peu. Nul ne songe plus à nier que les coutumes varient suivant les peuples et les âges, et par conséquent, que la morale, qui est liée en partie à la coutume, soit, dans cette mesure, essentiellement changeante. Pourquoi rabâcher en cinq cents pages, comme le font certains auteurs, ce que Pascal a si bien dit en une courte phrase ?

Mais, pour les Grecs, c’est autre chose. Impossible, ceux-là, de les négliger. Précisément, parce que le problème est d’ordre moral, si tant est que la civilisation hellénique réponde à un idéal universel, nous sommes tenus de prendre en considération les mœurs des anciens Grecs.

Ce n’est pas faire injure à la mémoire de Taine que de ne le point égaler tout à fait à Renan. Ce qui reste chez Taine d’un peu doctoral, cette subordination d’un esprit qui, en dépit de sa réelle vigueur, ne parvient pas toujours à dépasser le point de vue de l’école, n’apparaît nulle part davantage que dans un article intitulé Les jeunes gens de Platon[33].

Ce qu’il y a de plus singulier dans cette étude, c’est que l’auteur, non exempt pourtant d’une certaine sensualité réfrénée, laquelle cherchait un exutoire dans les mots, ne se borne pas à une analyse abstraite de la philosophie socratique ou de la doctrine platonicienne. Il prétend peindre, cette fois, autour des idées, l’atmosphère qui les baigne. Ces éphèbes jouant aux osselets dans la cour du gymnase, ou bien groupés à l’ombre du portique et devisant avec Socrate, Taine s’applique à nous faire remarquer quelle grâce est la leur : tantôt vifs, bougeant par brusques détentes, comme des poulains au pâturage, tantôt immobiles, l’un contre l’autre appuyés, guettant attentivement, sur le visage de Silène du vieux maître, à chacune de ses interrogations, ce sourire de malice qui n’est qu’une forme déguisée de la bienveillance, puisqu’il avertit l’auditoire du piège tendu dans la question. Mais où commence, chez Taine, l’artifice scolaire, c’est quand il fait semblant de croire qu’entre ces jeunes garçons il n’y a rien autre chose qu’une froide émulation intellectuelle. Si Lysis vient s’asseoir auprès de Ménéxène pour suivre la leçon de Socrate, ce n’est pas une simple affinité d’esprit qui les rapproche à ce moment. Le philosophe s’aperçoit du manège et, avisant le jeune couple : « Lequel de vous deux est le plus âgé ? — Nous ne sommes pas d’accord là-dessus. — Et si je demandais lequel est le plus brave, vous contesteriez aussi ? — Certainement. — Et lequel est le plus beau ? encore de même ?… Tous deux se mirent à rire… » Le dialogue délicieux se poursuit, et Taine note en marge : « Voyez de quel ton Socrate parle de cette amitié, comme il félicite ces enfants ». On prend là le professeur sur le fait, en flagrant délit de mystification. C’est toujours la même feintise : des gestes retenir la courbe extérieure, qu’on ne veut tout de même pas se priver d’admirer, mais taire le sens caché du tableau, parce qu’il serait trop embarrassant de l’expliquer[34].

Rien ne peut donner une idée de l’Attique quand on ne l’a pas vue. C’était un grand esprit déjà qu’Ernest Renan avant qu’il n’eût fait le voyage de Grèce : tout ce que l’intelligence la plus souple et la plus pénétrante peut comprendre d’Athènes à travers les livres, cet homme se l’était assimilé depuis des années. Cependant il vint. Un soir, sur la colline de la Pnyx, face à l’Acropole, il contempla longtemps le Parthénon, de loin. Un autre jour, lentement, un peu essoufflé, il gravit, au coucher du soleil, le grand escalier des Propylées, dépassa la terrasse où s’élève le petit temple de la Victoire aptère, puis, ayant monté quelques marches encore, il atteignit le plateau jonché de débris. À cinquante pas, à main droite, posée de trois quarts sur l’azur profond, se dressait la merveille.

De cette vue, l’intelligence de Renan conçut des rapports qu’elle n’avait point imaginés avec le seul secours des textes. Ému, mais sans trouble, l’âme transportée à des hauteurs sereines, il se mit alors à prier, à sa manière. L’oraison qu’il fit, chacun la sait par cœur aujourd’hui. Il n’en est pas de plus raisonnable, puisque l’élan de l’adoration s’y déploie dans l’énumération des raisons qu’a l’esprit d’adorer.

Certes, le plus haut chef-d’œuvre d’un temps et d’une race ne suffit pas à couvrir tout ce qui fut l’expression de ce temps et de cette race. Le Colisée, par exemple, quoique d’une beauté moins pure, est aussi un fier monument, et pourtant il a été le théâtre de fêtes sanglantes dont le souvenir fait horreur. Mais, avec le Parthénon, ce n’est rien de moins que Platon qui est ici en cause. Platon a montré, en effet, une indéniable indulgence envers des mœurs que nous blâmerions aujourd’hui[35]. Or, il y a une évidente parenté entre le Parthénon et la pensée platonicienne ; le temple d’Athéna et les Dialogues sont bien deux faces d’un même génie : même équilibre des lignes dans la même lumière transparente.

La seule supériorité que le Parthénon a peut-être sur le philosophe, c’est qu’il nous saisit d’une prise plus directe. Le dialogue de marbre qu’il présente au regard, cette convenance parfaite de la réponse à la question, cet ajustement précis de l’effet obtenu à l’effet cherché, de la solution à la donnée, tout cela, que nous retrouvons dans toutes les parties de l’édifice, nous est offert d’ensemble, d’emblée, comme un total, sans cette discontinuité qu’il y a toujours forcément dans la dialectique la plus serrée, du fait que nous n’y accédons à la vérité que pas à pas.

Comment donc, à moins d’être d’une absolue mauvaise foi, pourrions-nous feindre d’ignorer une affirmation pareille ? Comment ne pas tenir compte de l’opinion d’un peuple qui impose à l’admiration des siècles un tel témoignage de sa grandeur ?

Hâtons-nous de dire tout de suite qu’entre M. de Charlus et les jeunes gens de Platon, ou du moins la grande majorité d’entre eux, il n’y a aucune comparaison possible. Sans doute, les invertis-nés, avec leur rage de chercher partout des excuses et des justifications, se sont-ils souvent targués d’une ressemblance où leur fatuité trouvait son compte. En cela, ils abusaient de notre crédulité ou tiraient un facile avantage de leur propre ignorance. Proust, qui connaissait bien cette prétention en a montré lui-même l’absurdité. Au temps de Socrate, dit-il, « aimer un jeune homme était comme aujourd’hui entretenir une danseuse, puis se fiancer ». Proust entend par là que l’homosexualité, chez les Grecs, n’était pas un goût exclusif, une inversion, une névrose, mais un usage auquel il était élégant de se conformer dans sa jeunesse, avant de prendre femme. Cependant, si la distinction est profonde entre l’anomalie d’un Charlus et l’amitié antique, il me semble que Proust s’avance beaucoup quand ailleurs il affirme que toute l’homosexualité de coutume a disparu et que « seule surnage et se multiplie l’involontaire, la nerveuse, celle qu’on cache aux autres et qu’on travestit à soi-même ». L’auteur de Sodome et Gomorrhe commet là, croyons-nous, une erreur qui, de même que les mots « entretenir une danseuse », montre à quel point ses observations datent déjà. Depuis lui, ou bien l’homosexualité a pris dans les mœurs un développement qu’il n’avait pas prévu, encore que le succès de son œuvre y ait contribué, ou bien, comme je l’ai indiqué, l’on s’est aperçu, dans ces dernières années, que l’homosexualité comporte de nombreuses variétés que Proust lui-même ignorait.

Les Charlus, ce sont les « hommes-femmes », ceux chez qui l’inversion est constitutionnelle et se caractérise non seulement par l’attraction vers le même sexe, mais par la répulsion pour le sexe opposé, c’est le Giton de Pétrone, c’est le correspondant d’Émile Zola qui se regarde au miroir amoureusement, mais sans complaisance, avec une attention aiguë, et envoie de lui au romancier naïf un portrait : « La bouche est assez grande, à lèvres rouges et grosses. L’inférieure est tombante : on me dit que j’ai la bouche autrichienne. Les dents sont éblouissantes, quoique j’en aie trois gâtées et plombées (heureusement on ne les voit pas) » etc. Le même qui décachète sa lettre et reprend la plume pour ajouter : « Je ne vous ai pas parlé de mes mains, qui sont véritablement superbes[36]. »

Et maintenant, imaginez un peu, dans Athénes, un androgyne de cet acabit, l’œil allongé au charbon et du fard sur la joue, se risquant à l’Académie, sous les oliviers sacrés, ou bien essayant de se mêler aux garçons qui se rendent en bon ordre, nus, chez le maître de cithare, en chantant l’hymne : « Pallas terrible, qui ravages les villes. » Il eût été hué, lapidé.

L’amitié antique, ainsi que l’explique Aristophane dans Le Banquet, n’est pas impudeur, mais bravoure, audace, virilité. Elle est aussi une communauté de vie, impliquant la communauté des biens. Écoutons ici M. Dugas dans la première édition de son livre, celle qu’il a eu la faiblesse de renier. On ne trouverait nulle part ailleurs analyse plus fine d’un sentiment que d’aucuns, de nos jours, ont peine à comprendre, parce qu’il n’a pas son équivalent dans nos mœurs. Chez les Grecs, l’amour est exclu de la vie conjugale. Le mariage n’a qu’un but religieux et politique : assurer la continuité du culte domestique et la perpétuité de la race. C’est un établissement qui ne repose pas sur une affection mutuelle[37]. Pour Xénophon, l’épouse est une ménagère[38]. L’amour, après le mariage, va aux courtisanes : avant le mariage, au compagnon d’armes, au camarade de palestre. Notez que ces liaisons entre amis sont considérées comme nobles, puisqu’elles sont interdites aux esclaves.

Cependant, la coutume n’en a pas existé de tout temps chez les Grecs. Plutarque dit : « Ce n’est que d’hier ou d’avant-hier que les jeunes gens ont commencé à se dévêtir entièrement pour les exercices de la personne, et ce n’est que depuis ce temps que l’amour s’est glissé dans les parcs et lieux où la jeunesse s’exerce à la lutte. » D’où il ressort que l’institution des gymnases, si favorable à l’esthétique, l’aurait été beaucoup moins à l’éthique. Nos professeurs oubliaient cela ou bien en écartaient l’idée.

Mais, même si l’on met de côté la question morale, la phrase de Plutarque est, selon nous, d’une considérable importance. Comme toutes les constatations d’ordre historique, elle fait obstacle à la mystique. Car, n’en doutez pas, autour des images de la palestre, une mystique s’est formée, d’après laquelle tout ce qui se passait dans l’enceinte réservée, d’abord s’y serait passé de toute éternité, ensuite aurait une valeur absolue où Beau et Bien se confondraient. Or, voici qu’un ancien auteur nous fournit, sur les origines de l’amour entre garçons, tel qu’il se pratiquait en Grèce, une explication terre-à-terre : cet usage, qui fut pour les philosophes un thème de dissertations brillantes, proviendrait tout simplement de circonstances spéciales, et, pour tout dire, de certaines conditions de vie anormales, à savoir qu’à l’armée, au gymnase, les hommes vivaient exclusivement entre eux[39]. De sorte que, si l’on ôte à la pédérastie antique la parure dont les arts l’ont revêtue et le prestige intellectuel qui s’attache à ce qui fut objet de dialectique, quand les dialecticiens s’appellent Socrate, Platon, Xénophon, si l’on n’envisage que le fait lui-même, il apparaît tout banal : rien de plus qu’une variété à ranger dans la catégorie des inversions occasionnelles et contingentes, comme disent les médecins.

Les cas d’homosexualité observés de nos jours dans les internats peuvent en être rapprochés. Sans doute, les impuretés des collèges, si répandues, si fréquentes, et sur lesquelles les éducateurs prennent trop souvent le parti de fermer les yeux tant qu’elles demeurent secrètes, ces misérables polissonneries n’ont pas la grâce païenne. Il leur manque le rayonnement de la beauté plastique, la hardiesse superbe de la nudité. En outre, des sentiments nés de ces vilaines pratiques les professeurs aujourd’hui ne dissertent pas en classe, à la manière des maîtres anciens parlant à leurs disciples. Mais, en dépit d’un contraste dû à la différence des mœurs et de l’état social, ces deux manifestations de l’instinct sexuel inverti ont une cause analogue.

Maintenant, il est certain que cette cause initiale (influence d’un milieu unisexuel) a été renforcée dans ses effets, chez les Grecs, comme le dit si bien Plutarque, par l’habitude que les adolescents avaient prise de se dévêtir entièrement pour exercer leurs corps[40]. Le galbe ambigu de l’éphèbe se rapprochait de la forme féminine dans sa sveltesse virginale : le même trouble naissait à sa vue. Les adeptes récents de la culture physique ne me semblent pas avoir jamais envisagé ces conséquences du sport. Il est vrai que nos sportsmen ne vont presque jamais tout nus. Cependant, un culte nouveau de la beauté masculine, qui n’est pas encore sexuel mais qui peut le devenir, est déjà apparent aujourd’hui dans quelques ouvrages littéraires[41].

Enfin, si les liaisons passagères entre camarades de palestres constituaient le fond de ce qu’on a appelé « l’amour grec », on doit bien penser que, du temps de Socrate, les invertis-nés, et peut-être Socrate lui-même en était-il un, ont dû profiter de la situation : elle leur offrait des occasions, des facilités. Mieux encore, elle masquait leur anomalie aux yeux de tous et à leurs propres yeux. Ils cessaient d’être des exceptions, des monstres. Quoique leur cas fût de toute autre nature que celui sur lequel les philosophes et les sophistes se plaisaient à discourir ingénieusement, ils bénéficiaient de la confusion.

Aussi bien Alcibiade présente-t-il tous les traits de l’inverti constitutionnel, cultivé et mondain. Il est en tout excessif : intelligent jusqu’à la subtilité ; amoureux des arts jusqu’à l’esthétisme ; élégant jusqu’à l’affectation. Fils de famille qu’environne une coterie, causeur étincelant qui soigne ses effets, en tous lieux, à tout prix, il veut qu’on le remarque : sa suprême jouissance est de scandaliser.

Je disais tout à l’heure qu’un « homme-femme » qui aurait franchi l’enceinte des palestres eût été chargé de coups, cela n’est donc vrai qu’avec cette restriction qu’il n’en eût été ainsi que pour un prostitué faisant commerce de ses charmes ou pour un débauché sans esprit ; et encore seulement à la bonne époque, car nous savons que les gymnases devinrent vite le rendez-vous des oisifs, et que, dès lors, ils dégénérèrent en mauvais lieux.

Mais, l’origine de « l’amour grec » une fois établie, reste encore à expliquer comment il se fait que l’opinion l’ait admis, au point que la mode ait pu s’en répandre.

D’abord, n’oublions pas que, dans le monde antique, la chasteté n’a jamais été honorée en elle-même. Si Socrate la recommande, c’est en raison de ses effets, et parce qu’elle assure, dans la plupart des cas, la liberté de la pensée. Mais loin de lui l’idée de considérer comme une vertu une abstinence qui deviendrait une cause d’obsession et, par suite, de trouble pour l’esprit. Quelque peine que nous ayons à nous débarrasser de la conception chrétienne, il la faut résolument écarter si nous voulons essayer de nous représenter ce que pouvait être l’attitude d’un Athénien bien-né devant les choses de l’amour.

En ce qui touche notre objet spécial, il semble bien que les Grecs aient fait eux-mêmes une distinction entre ce qu’on nomme aujourd’hui l’inversion proprement dite et les coutumes des armées et des palestres. L’anomalie véritable, ils l’ont flétrie généralement comme un vice ; non point à la façon des Juifs et des Chrétiens, pour lesquels la sodomie est une offense au Créateur, un péché, mais au nom, comme toujours, de la raison, parce qu’ils avaient positivement horreur de toute manie, de tout ce qui ressemble à une aberration, à une insanité.

Quant à l’amitié passionnée entre compagnons jeunes et beaux, ils l’ont acceptée comme un fait, blâmable sans doute en ses excès, mais qui méritait l’indulgence, et même, dans la mesure où ce sentiment parvenait à se dominer, le respect. Ils n’en voyaient plus alors que les effets heureux.

C’est surtout à Socrate et à Platon que je pense, car Épicure est un ascète qui condamne toute forme d’amour comme contraire à l’ataraxie du sage, et Aristote, préoccupé principalement d’assigner pour but à l’amour la fondation de la famille, voit dans l’homosexualité une dépravation ou une maladie.

Socrate et Platon, en somme, n’ont pas fait autre chose que d’édifier magnifiquement une théorie de ce que Freud, de nos jours, a appelé la sublimation de l’instinct sexuel. « Veux-tu savoir ce que j’entends par amour, dit Phèdre, dans Le Banquet, c’est la honte pour le Mal et l’émulation pour le Bien ». Quand « l’amour grec » se limite à un désir grossier, il ne recouvre que des sentiments très bas : indifférence cynique, complaisance intéressée, haine, mépris. Mais la passion est bonne si l’élan qu’elle communique à l’être est contrôlé, dirigé, épuré. De l’instinct, en effet, l’âme garde la poussée, et, sans rien perdre de cette force obscure, en s’alimentant, au contraire, à ces sources secrètes, elle s’exalte au niveau des vertus les plus nobles et peut atteindre la perfection. Ainsi, le compagnonnage des camps est lié, chez les Grecs, au culte de l’honneur, de l’héroïsme et du sacrifice. De même les amitiés des gymnases peuvent s’idéaliser, devenir un sentiment délicat et enthousiaste de l’adolescence, puis, en s’élevant, en s’intellectualisant de plus en plus, une union des esprits dans la contemplation de la Beauté absolue.

La montée d’un palier à l’autre s’opère, selon la conception antique, d’autant plus aisément qu’aucune idée de souillure ineffaçable n’est attachée à l’instinct primitif. Celui-ci n’est qu’une faiblesse, et non une faute irrémissible. Dès lors, ce que l’amour homosexuel pouvait avoir d’inquiétant et de répréhensible à son point de départ disparaît totalement au cours de son ascension. Le chrétien qui se hausse à la vertu ne cesse pas de trembler parce qu’il porte les chaînes éternelles du péché d’Adam, mais le Grec vertueux est libre[42].



VIII

L’amitié épurée et l’amitié pure. — Un exemple d’amitié pure, à la mode antique : Montaigne et La Boëtie.

Cette amitié épurée qui s’obtient par une transformation progressive, quelquefois douloureuse, de l’amour homosexuel, il ne faut pas la confondre avec l’amitié telle que nous l’entendons couramment aujourd’hui.

L’amitié qui est pour nous la vraie, l’amitié dès le principe étrangère au désir, l’amitié pure, les anciens ont mis des siècles à en former nettement l’idée : c’est que ce mouvement de l’âme, qui diffère de l’amour mais qui passe cependant en chaleur la sympathie banale et l’altruisme impersonnel, n’est pas un sentiment simple, comme l’appétit sensuel ou comme l’attachement de la mère à son fruit. En raison de cette complexité, par le seul fait qu’il était un mélange d’éléments divers : attirance instinctive, parenté morale, affinité intellectuelle, etc., ce sentiment de l’amitié proprement dite offrait aux sophistes une incomparable matière à gloses et à discriminations.

Chez les Grecs, comme on sait, le même mot signifie à la fois « amitié » et « affection » en général. Aussi, les philosophes eurent-ils beaucoup de peine (et de joie, puisqu’ils ne laissaient pas d’argumenter) à dégager l’amitié au sens étroit de l’amitié au sens large, laquelle comprenait tout élan qui porte l’être à aimer. Longtemps après que l’analyse eût isolé l’amitié pure, le langage conserva les vestiges de l’ancienne confusion. De celle-ci des traces ont passé dans notre langue, qui sont visibles chez nos classiques. Mme de Sévigné, La Fontaine, disent souvent « amitié » où maintenant nous dirions « amour »[43]. Cette forme archaïque, de vieilles personnes, non sans grâce, l’employaient encore dans ma province, lorsque j’étais enfant, et je ne suis pas assuré que, de nos jours, l’usage en ait complètement disparu.

Quelque difficulté que la notion d’amitié pure ait eue à conquérir son indépendance, on la trouve déjà dans Aristote exactement définie. Mais la civilisation antique tout entière étant uniquement masculine, l’amitié pure elle-même garde, chez les anciens, la marque de cet état social. Elle demeure homosexuelle, entendez que, de ce sentiment supérieur, seuls les hommes entre eux sont jugés capables. De liens aussi parfaits l’autre sexe est exclu comme indigne, et cela doublement : pas d’amitié possible entre un homme et une femme, et quant à l’amitié entre femmes, rien que d’en parler, c’est dérision.

Le type le plus noble de cette amitié antique, d’essence pure, mais qui tient le sexe féminin à l’écart, c’est au xvie siècle, et en France, que nous le rencontrons. Il est illustre. Je veux parler du commerce intime que Montaigne entretint avec La Boëtie, durant quatre années, jusqu’à ce que la mort les eût séparés.

Sexuellement, les deux amis sont, sans aucun doute, ce qu’on appelle des normaux. Montaigne a bien dit quelque part, d’après Aristote, qu’il est prudent qu’un mari ne chatouille pas sa femme trop lascivement, de peur que le plaisir ne la fasse sortir hors des gonds, mais c’est seulement envers leur épouse légitime qu’il conseille aux hommes pareille retenue, car jusqu’à son mariage, avant et pendant sa liaison avec son cher Étienne, lui-même avait été fort passionné pour les filles. Quant à la Boëtie, nous savons que, s’il était stoïcien de caractère, il n’en était pas moins très amoureux du sexe faible et qu’il aima caresser sa propre femme autant qu’une maîtresse, tout au rebours, précisément, de ce que Montaigne préconisait comme une condition de paix dans un ménage. De la Boëtie rappelons-nous le fameux sonnet qui se termine par ces vers si éloignés du pyrrhonisme des Essais, (ils sont classiques de prosodie et de langue, mais d’un sentiment, d’un « individualisme », au fond, tout romantique) :

Que celui aime peu qui aime à la mesure.

Donc, voici deux amis, qui, sensuellement, ont un goût vif pour les femmes et qui cependant prennent pour règle entre eux que toute intrusion de l’autre sexe dans leurs rapports doit être rigoureusement bannie. Ainsi, après des siècles de chevalerie, la femme a bien pu devenir reine dans le domaine de l’amour, mais, dans l’ordre de l’amitié, ce qui, au xvie siècle se continue encore et triomphe, c’est la tradition du Portique.

Chez Montaigne surtout. Fortement nourri aux lettres anciennes, il est, par certains côtés, lui-même un ancien. Paillard et misogyne à la fois, tel est l’homme, et entêté dans son parti-pris. Il a perdu sa virginité de si bonne heure (sans doute avec quelque fille-suivante de sa mère) qu’il ne pouvait se rappeler à quel âge. Les joies du lit, ou les accointances buissonnières à la campagne, lui semblaient aussi naturelles, aussi simples et honnêtes que les plaisirs de la table. Mais, son pourpoint une fois rajusté, il retrouve à l’égard des femmes sa méfiance et son dédain. Non pas qu’il considère, en principe, que la volupté et l’union des âmes ne doivent pas être confondues. Au contraire, cette alliance lui paraît idéalement désirable. « L’amitié, dit-il, en serait plus pleine et plus comble[44] ». Malheureusement, l’amitié avec une femme est un rêve irréalisable. « Ce sexe, par nul exemple, n’y a encore pu arriver, et cette autre licence grecque est justement abhorrée par nos mœurs ».

Étienne, lui, amoureux de Mademoiselle de la Boëtie, sa compagne, n’avait point à l’égard du sexe féminin un mépris si enraciné. Mais il n’en est pas moins ferme sur l’article qui interdit aux femmes de s’immiscer dans les relations de deux amis. Le récit de ses derniers moments, tel que nous le lisons dans Montaigne, éclaire d’une lumière qui peut sembler aujourd’hui assez étrange cette subordination de l’amour conjugal à l’amitié masculine.

Atteint de dysenterie, ayant avec sa femme quitté Bordeaux pour sa maison des champs, la Boëtie, dès qu’il voit son mal empirer, mande auprès de lui Montaigne qui accourt aussitôt. L’ami arrivé, l’épouse, d’elle-même, s’efface. Dans la chambre du malade, une sorte de transmission des pouvoirs a lieu. Mademoiselle de la Boëtie, dans les larmes, prie Montaigne de la remplacer au chevet de son mari. Celui-ci, d’ailleurs, l’ordonne, car déjà, il le sent bien, son agonie commence : « Bonsoir, ma femme, allez-vous en. » Sur ce, l’épouse soumise, (et physiquement aimée, ne l’oublions pas) se retire incontinent. Montaigne demeure seul avec Étienne. Ainsi, à l’heure suprême, quand les sentiments qui remplissaient les jours apparaissent soudain confrontés dans leur hiérarchie réelle, ceux-là mêmes qui, la veille encore, faisaient ces époux accordés et ce ménage heureux, ne viennent qu’au second rang. Que dis-je ! un mot poli leur donne congé, coupant court à leurs plaintes. Les voici de l’autre côté de la porte, avec les importuns et les choses futiles. Pourtant, il semble que la volupté aurait eu quelque droit à ne pas s’éloigner de cette couche qui fut celle de ses nuits. Eh ! bien, non, son office est terminé, on la renvoie comme une servante.

Mais, auprès du lit, l’Amitié est restée debout. « Mon frère, tenez-vous auprès de moi, s’il vous plaît. » Nul discours, nulle vaine lamentation, dans ce poignant tête-à-tête. Le curé du village, appelé par convenance, est déjà venu et reparti. Dieu lui-même est exclu courtoisement de cette fin stoïcienne. De temps en temps, le moribond s’arrête de râler ; il appelle son ami, et l’ami répond : « Je suis là. » Le râle, alors, reprend plus calme, comme si l’agonisant se remettait en route réconforté, vers son dernier gîte d’étape. Et voici le terme de la course, et, dans l’instant où l’âme s’échappe, un nom, un seul, toujours le même, prononcé deux fois, comme un adieu à la terre, comme une affirmation solennelle de la vie devant l’inconnu de la mort : « Michel ! Michel ! »

Nous savons, de reste, par les Essais, que ce sentiment personnel, original, non imité, à la mesure d’aucun autre pareil, ce sentiment enfin tout romantique, sans lequel, selon la Boëtie, il n’est point d’amour véritable, Montaigne, pour sa part, le transportait dans l’amitié, de telle sorte qu’il aurait pu reprendre à son compte les maximes romanesques d’Étienne, en les appliquant à leur liaison. Cet esprit, par ailleurs si pondéré, perd toute modération dès qu’il s’agit du sentiment qui le lie à son ami. Le pyrrhonien, ici, cesse de dire : « Que sais-je ? » Il se montre passionné, violent, excessif. Une entente comme celle qui l’unissait à son « frère », « il faut, déclare-t-il, que tant de choses se rencontrent pour la bâtir, que c’est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles ».

Comme certaines grandes amours, cette amitié, on s’en souvient, était née d’un coup de foudre. Sans doute, il y avait eu conjonction « d’esprit à esprit », et, de ce choc, l’étincelle avait jailli. Mais il ne s’agit point ici uniquement d’accord intellectuel ; toutes les sérieuses et solides raisons que les deux hommes avaient de s’entendre, voire de s’admirer, ne suffisent point à expliquer la promptitude du mouvement qui les précipita l’un vers l’autre. Montaigne lui-même a reconnu qu’il y avait, au fond de cet enthousiasme, quelque chose d’indéfinissable ; et il est beau de voir comment, pour dépeindre son cas, cette tête positive trouve les mots qui conviennent, ceux qui s’ajustent, par leurs nuances, aux états mystiques du cœur : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi. Nous nous cherchions avant que de nous être vus… je crois par quelque ordonnance du Ciel. Nous nous embrassions par nos noms ; et à notre première rencontre qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre ».

Peut-être pensera-t-on que, quoique toute tendance homosexuelle, même latente, doive être écartée du débat, un certain magnétisme physique ne laissa pas d’avoir sa part d’action dans la merveille d’un accord tout ensemble aussi plein et aussi instantané. Sans doute, ce que nous nommons sympathie ou antipathie, cette impression subite, confuse et néanmoins déterminante que nous éprouvons à la vue d’un inconnu ou à l’audition de sa voix est quelque chose qui ne se peut séparer des corps, qui tient à eux, ou du moins les traverse, comme une irradiation des âmes. Donc, pendant cette fête où Montaigne et la Boëtie se virent pour la première fois, un courant entre eux s’établit, rapide et dru, relié à leur enveloppe charnelle, et tout à fait indépendant de leur raison ou des idées qu’ils échangèrent. On conçoit que, s’ils eussent été des esprits purs, la relation d’une âme à l’autre eût été plus directe encore, elle eût été immédiate. Mais comme ils étaient des hommes, cela même qu’il y avait en eux de supérieur, d’immortel peut-être, ne pouvait s’exprimer ni communiquer que par l’intermédiaire de leurs sens. Ceci dit, c’est à ce rôle subalterne que les sens se bornèrent dans la formation brusque de cette noble amitié. Au surplus, comme pour rendre un tel lien plus spirituel, plus idéal encore, il semble que la nature n’avait pas doté la Boëtie d’un grand charme extérieur. Sa personne, au premier abord, offrait plutôt quelque « mésavenance », que corrigeait cependant une « brave démarche ». Et Montaigne non plus n’était pas un Adonis.

Mais, dans cette affection où la sensualité occupe si peu de place, une puissance n’a pas cessé d’agir, sans laquelle le sentiment n’aurait pas eu tant de vivacité, tant de feu. Cette animatrice, c’est la jeunesse. Montaigne avait vingt-six ans lorsqu’il rencontra la Boëtie, lequel était de trois années seulement plus âgé que lui. Quatre ans plus tard, Étienne mourait. C’est dans ce temps très court et dans leur plus bel âge que se place leur alliance : ainsi doit-elle à la chaleur du sang la soudaineté avec laquelle elle est née, et sa force.

Quand Montaigne commence d’écrire son livre, il approche de la quarantaine, et voici déjà neuf ans qu’Étienne n’est plus. Donc, ce n’est pas à proprement parler l’auteur des Essais que la Boëtie connut et aima, c’est un autre Montaigne, un Michel doué, certes, dès cette époque, d’un grand front bien meublé, mais un Michel encore tout fougueux, tout bouillonnant, plus déluré que méditatif, point livresque, faisant volontiers ses écoles hors des grimoires, dans toutes les occasions de la vie. De plus, lorsque, dans ses écrits, le Montaigne qui est le nôtre parle de son amitié pour la Boëtie comme il le ferait d’une véritable passion, ce sont des souvenirs qu’il évoque, ceux d’un temps où il n’avait pas encore délibérément choisi le doute pour oreiller à sa tête bien faite. De là cet accent qui détone d’avec la prudence ordinaire du ton, cette note qui n’est évidemment pas dans le clavier du scepticisme, émue, véhémente, pleine d’amers regrets, regret de l’incomparable ami disparu, regret aussi des flammes éteintes[45].



IX

Les trois amitiés possibles chez l’homosexuel. — L’amitié désirante sous le masque de l’amitié pure : le marquis Astolphe de Custine.

Loin de nous la pensée de vouloir mettre en parallèle avec une intimité si haute, et qui demeure un modèle admirable, des liaisons dont le principe est moins clair et le développement lui-même inférieur. Ce que j’aurais dessein de marquer maintenant, tout au contraire, c’est à quel point des tendances opposées se peuvent cacher sous d’apparentes analogies.

Cependant, c’est ici que l’abus de l’analyse risque de nous induire en erreur, en nous entraînant à établir des catégories trop tranchées. Par commodité, nous en venons vite à opérer une sorte de cloisonnement arbitraire entre les penchants que nous cherchons à définir. Nous les distribuons à droite et à gauche comme les eaux d’un ruisseau capté qu’on divise et subdivise en une multitude de canaux. Mais, parfois, il arrive que, dans ces canaux séparés, aménagés avec tant de soin, et auxquels nous apposons des noms comme des écriteaux, c’est toujours le même flot mélangé qui s’écoule, échappant à nos définitions.

Nous avons représenté l’amitié épurée et l’amitié pure comme deux inclinations qui dérivent de sources différentes. Mais l’antithèse perd de sa force à mesure que les sentiments en cause s’éloignent de leur origine. Certes, l’élément trouble qui est à la base de l’amitié épurée ne se retrouve à aucun moment dans l’amitié pure. Mais la réciproque est-elle vraie ? Peut-on dire que l’amitié épurée ne contient aucun des éléments qui composent la substance de l’amitié pure ? L’amitié épurée, en d’autres termes, est-elle condamnée au rôle d’affection spéciale, exceptionnelle, tout ensemble désirante et équivoque dans son principe, renonçante et sublime dans son dernier état ? Entre ces deux extrémités, ne lui est-il jamais permis de goûter quelque repos qui la rapproche de l’amitié proprement dite ?

Un homosexuel, d’autre part, ne peut-il éprouver un pur sentiment d’amitié pour une personne de son sexe qu’à la condition de réfréner d’abord son instinct et de soumettre ses sympathies à la discipline sévère de l’épuration ? L’amitié pure, l’amitié indépendante des désirs dans son essence, est-elle le privilège exclusif de l’homme normal ? Il serait absurde de le prétendre. Ne savons-nous pas qu’il est des invertis qui tracent eux-mêmes, à leur usage, en pleine connaissance de cause, une ligne de démarcation très nette entre leurs amitiés désirantes et les autres, qu’ils ne négligent point, auxquelles, parfois, ils se dévouent.

De sorte que, pour les homosexuels, il y a trois combinaisons possibles d’amitiés : l’amitié désirante ou amour, l’amitié épurée, et l’amitié pure. De plus, le sexe féminin, qui reste en dehors des deux premières combinaisons, est souvent admis à bénéficier de la troisième : nombre d’invertis ont des amies qu’ils aiment tendrement, avec lesquelles ils s’entendent à merveille. Quand ce sont des invertis constitutionnels, à la vérité ce commerce amical ne diffère aucunement de celui que beaucoup de femmes ont entre elles : mêmes bavardages, mêmes toquades, mêmes piques, même mise en commun des passe-temps et des goûts ; ou bien, si les rapports prennent un ton plus grave, un rythme moins sautillant, plus suivi, c’est alors qu’il se trouve que, l’amie ayant dans l’esprit ou le cœur certains côtés virils, la conduite des relations est le résultat de son influence. Mais qu’il s’agisse d’homosexuels, comme il s’en trouve, de ceux dont il semble que l’anomalie ne diminue en rien la virilité, et les amitiés qu’ils entretiennent avec des femmes et des hommes auront le même cours que les amitiés des normaux.

L’assimilation, toutefois, comporte une réserve : il n’est peut-être pas absolument certain que la considération du sexe, en pareil cas, soit tout à fait abolie ; il se peut qu’elle subsiste d’une manière latente, dans l’inconscient. C’est, sur un autre plan, le plan normal, le seul auquel il lui était permis de paraître songer[46], l’opinion de La Bruyère : « L’amitié peut subsister entre des gens de différents sexes, exempte même de toute grossièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un homme ; et réciproquement, un homme regarde une femme comme une femme. Cette liaison n’est ni passion ni amitié pure, elle fait une classe à part ».

Seulement, si cette maxime est exacte et si tant est que l’on n’ait qu’à en changer les termes pour obtenir une définition de l’amitié non désirante d’un homosexuel pour un homme, notez que, par un choc en retour du raisonnement, cela reviendrait à nier ce que nous semblions admettre tout à l’heure, à savoir qu’il fût possible à un inverti d’éprouver une amitié pure pour une personne de son sexe ; et, dernière conséquence de la proposition, l’amitié pure ne lui serait possible qu’avec une femme.

À vrai dire, la contradiction est surtout verbale, et elle tient à ceci que, pour raisonner de l’homosexualité, nous nous plaçons toujours à l’extrême ; quoique nous fassions, tacitement, sans même nous en rendre compte, c’est le type de l’inverti-né, le type irréductible, qui, bientôt, reparaît sur l’échiquier de nos syllogismes, c’est lui seul, à l’exclusion de tous les autres, que nous mettons en avant. Tandis que, dans la réalité, plus on s’écarte du type de l’homme-femme, plus les sentiments de l’homosexuel, dans le domaine de la simple amitié, tendent à se rapprocher de ceux d’un homme normal.

Mais, et c’est là que nous voulons en venir, l’anomalie qui est pour les homosexuels une source de perpétuelle contrainte, leur offre d’autre part des facilités de dissimulation refusées à nos amours. Non seulement, dans la vie, il leur est loisible de mettre sous le voile de relations amicales des rencontres dont le caractère est tout différent, mais c’est tout le manège du désir lui-même, c’est toute la psychologie du sentiment amoureux qui peut prendre l’amitié pour masque[47]. Tantôt, il y a connivence entre les partenaires, la feinte étant mutuellement admise et employée comme une règle du jeu ; tantôt, l’un des deux est seul à se servir de cette ruse, pour couvrir une tentative de séduction, et se ménager, en cas de besoin, une retraite.

De même que Montaigne et la Boëtie avaient lié connaissance dans une fête, c’est dans un bal, chez la duchesse de Maillé, qu’en 1818, Astolphe marquis de Custine (le fils de celle-là même qui fut l’amie de Châteaubriand) étant âgé alors de vingt-huit ans, rencontre Édouard le Lièvre, comte de Lagrange, plus jeune que lui de six années. Entre eux également l’entente est soudaine. Négligeant les dames, sans souci des autres invités, à l’écart des danses et des tables de whist, ils passent la nuit ensemble à bavarder dans un coin. Les découvertes qu’ils font d’eux-mêmes les enchantent réciproquement. On ne peut se ressembler davantage : deux « vrais Ménechmes au moral ». Cependant, à la différence, déjà, des deux tempéraments robustes de Michel et d’Étienne, ce qu’Astolphe et Édouard mettent en commun dans ce long a parté poursuivi jusqu’au jour sous la lumière des lustres, c’est moins des goûts que des dégoûts. Les mêmes choses les ennuient, les mêmes choses leur répugnent. Tous les deux, ils sont de la race de René : ils se reconnaissent étrangers à la plupart des hommes ; ils méprisent ce que le vulgaire estime, et conçoivent de l’orgueil à se sentir continuellement froissés par ceux qui les entourent. Des René, moins la sauvagerie toutefois, des René mondains, de la meilleure société parisienne tous les deux, vêtus avec recherche, obligeants envers leurs relations, polis, souriants, d’un sourire un peu las : mélancolie, assurément, qui n’est plus à la mesure des orages sur les forêts d’Amérique, mais à la mesure seulement de ce bal dont les flambeaux pâlissent quand ils se lèvent et se séparent.

À dater de cette nuit, une correspondance s’établit entre les deux jeunes gens. La longue conversation confidentielle, chuchotée au son des violons, ne leur a pas donné le loisir de se dire encore tout ce qu’ils ont sur le cœur : ce trop plein, durant quatre années, va s’épancher dans des lettres. Nous possédons celles d’Astolphe. Elles ne manquent pas d’élégance ni même d’un certain raffinement sentimental, d’une habileté à saisir, dans le domaine du cœur, les demi-teintes, les demi-silences, les demi-aveux, et à s’y attacher. Nul vrai talent, d’ailleurs, mais tout ce qu’une éducation parfaite, une culture étendue, une grande connaissance du monde et la pratique de l’introspection peuvent donner de style à un homme. En outre, des principes, de la gravité, de la religion. Rien de léger, de badin. Quelque malice, mais sans esprit, une malice aux pointes émoussées. Tout cela fait un ensemble assez morne. D’autant plus que l’accent, l’absence d’accent plutôt, est d’une plainte étouffée.

Qu’y a-t-il donc, dans la vie d’Astolphe, qui le bride ainsi ? Il a une belle figure, il est intelligent. Qu’est-ce qui l’empêche d’épanouir ses qualités et de profiter en outre de tous les avantages qu’il doit à son rang et à sa fortune ? Pourquoi le marquis de Custine n’est-il pas heureux ?

Major de mousquetaires en 1814 dans l’armée du comte d’Artois, il a abandonné, la même année, le métier des armes, pour entrer dans la diplomatie. Mais le stage qu’il accomplissait à Darmstadt s’est terminé bientôt par sa démission. On a parlé alors, à mots couverts, d’une histoire assez fâcheuse, d’une amitié un peu trop vive, conçue là-bas pour un jeune homme. Simple étourderie, disent les siens ; Astolphe lui-même était si jeune à cette époque ! Tout cela est bien oublié. Sa mère, depuis, a remué ciel et terre pour lui trouver une femme. Un jour, il est sur le point de conclure une noble et riche alliance ; brusquement, il rompt ses fiançailles, de peur, dit-il, de rendre sa femme malheureuse. Ensuite, il refuse plusieurs beaux partis, s’essaye au roman, à la poésie, à la composition musicale, dîne en ville, lit Malebranche, joue la comédie de salon, s’ennuie irrémédiablement.

C’est dans cette disposition d’esprit qu’Astolphe se lie avec Édouard. À l’automne de 1820, pour les chasses, le comte de La Grange fait un séjour chez le marquis, au château de Fervaques, près de Lisieux. Cependant, il ne paraît pas que la rencontre de l’âme-sœur ait apporté à Astolphe ce repos que le monde lui refuse, qu’il a en vain cherché dans les livres et dans ses courses vagabondes en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Écosse. L’amitié serait-elle comme les voyages pour lesquels l’on part toujours avec enthousiasme et d’où l’on revient toujours déçu ? Après trois ans déjà d’intimité, les relations des deux « Ménechmes » languissent. À quoi faut-il attribuer cette fatigue ? À l’apathie contagieuse qui se dégage comme un brouillard de la correspondance d’Astolphe ? N’écrit-il pas lui-même, après avoir noirci dix feuillets : « Cette lettre ne brûle pas, elle noie le papier, c’est un torrent d’eau tiède… » Mais non, ce relâchement insensible doit avoir une autre cause. Sur le compte d’Édouard, le marquis se serait-il trompé ?… Pendant des mois et des mois, il l’a conseillé, il a dirigé ses lectures, il a fait pleuvoir sur lui ses maximes de piété. Mais on dirait que, de tant de sollicitude, Astolphe attendait une récompense qui n’est pas venue. En tout cas, n’espérons pas obtenir des lettres la moindre précision. Certes, il y a, dans les effusions du marquis, une tendresse singulière, des subtilités caressantes, une sorte de cajolerie triste et désenchantée dont les amitiés les plus étroites d’homme à homme ne sont pas coutumières, mais tout est exprimé en termes généraux, par allusions vagues. Quand on a tout lu, on n’est guère plus avancé. Eh ! c’est peut-être cela, justement, que le châtelain de Fervaques reproche au jeune Édouard. Les choses avec lui n’ont pas fait un pas. Ou bien, après s’être livré, il se dérobe. Bref, on subodore un mystère. Il y a un chiffre qui nous manque. Ma foi, il était temps que le soupçon nous en vint. Astolphe commençait à nous endormir.

Entre gens bien élevés, bien pensants, aristocrates et dévots, il y a des choses qu’on n’écrit pas, des choses qu’on laisse au cœur de l’ami d’élection le soin de deviner. On feint de parler morale, jusqu’à paraître prêcher, mais je ne sais quoi d’âpre, d’impatient, comme un appel, douloureux d’être si longtemps incompris, se cache derrière le sermon. On a l’air de décrire un site alpestre, « un clair de lune éblouissant sur la neige », dans le Tyrol, mais, sous l’imitation fade du romantisme à la mode, se dissimule un secret amer. Et pendant que sa plume court, arrondit les périodes, comme il déploierait un voile à longs plis, Astolphe, fiévreux, obsédé d’images toutes différentes de celles qu’il s’évertue maladroitement à trouver, maudit les bienséances qui le retiennent de crier son mal.

Quel mal ? Pourquoi ces suppositions ? Sans doute le lecteur m’accuse-t-il de broder. Hélas ! tout va bientôt s’éclaircir sous un coup de lumière atroce, celui que projette le scandale.

Le comte de la Grange est ici hors de cause. En 1823, il est entré dans la carrière. D’abord secrétaire de légation à Carlsruhe, il vient de passer à Vienne. Les deux amis ne s’écrivent plus que de loin en loin. Cependant, Châteaubriand est arrivé au Ministère avec M. de Villèle, et sa vieille amie Delphine ne cesse de lui recommander son fils Astolphe, dont les mérites, à trente-quatre ans, sont toujours sans emploi. Madame de Custine renonce pour Astolphe à la diplomatie (à quoi bon réveiller le souvenir de l’histoire de Darmstadt, si bien enterrée ?), mais les mères sont volontiers intrigantes : ce que celle-ci sollicite, ce n’est rien de moins que la pairie. Galamment, Châteaubriand s’emploie à couronner ce vœu. Le Roi a promis. Astolphe, prochainement, sera pair de France.

Sur ces entrefaites, dans l’été de 1824, un beau matin, le marquis de Custine est trouvé nu dans un champ, aux environs de Paris. Meurtri en différentes parties du corps, ayant été battu et dépouillé de ses vêtements, il rentre en ville sous le carrick d’un cocher de fiacre. Le malheureux a la folie de porter plainte. L’enquête établit la vérité des faits d’autant plus rapidement que les agresseurs, des militaires appartenant à une arme d’élite, se sont déclarés eux-mêmes le lendemain. Ils n’avaient accepté un honteux rendez-vous que pour administrer à l’impudent une correction exemplaire. Ils bénéficièrent d’un non-lieu.

Inutile d’ajouter que de pairie il ne fut plus question. Mais l’attitude de Châteaubriand, dans cette vilaine affaire, reste courageuse et digne. L’allure sauve tout, quand l’âme est grande. Cet homme était de ceux qui, dans les pires conjonctures, n’abandonnent point leurs amis. Personnellement, il eût été cependant excusable de montrer quelque humeur de l’esclandre. Il était ministre, et, comme tel, guetté par ses ennemis. Il avait recommandé le marquis à Louis XVIII plusieurs fois, instamment. « Voilà donc, pouvait dire le vieux roi, le candidat de M. de Châteaubriand ! » et, là-dessus, de citer, en humant une prise, une épigramme de Martial en rapport avec les circonstances. Mais le protégé compromettant était le fils d’une ancienne amie. Cela créait des obligations, jadis, à un gentilhomme. Et gentilhomme, dans l’éclipse quasi totale des bonnes manières, nul ne l’est resté davantage que le fier vicomte. En outre, il avait connu Astolphe tout enfant, du temps qu’il faisait à Fervaques de longs séjours, en été. N’est-ce pas sous le toit de ce château qu’il avait composé en 1804 le chant de Velléda dans ses Martyrs ? Bref, un conseil de famille fut réuni chez Delphine, auquel Châteaubriand assista. René va nous donner l’occasion d’admirer une fois de plus combien il n’avait dans le caractère rien de médiocre. Voici, en effet, la ligne de conduite qu’il soutint que devait suivre Astolphe : sauver les apparences en bravant l’opinion, réduire tous les auteurs du coup au silence par une série de duels éclatants ; sinon, quitter la France pour n’y plus rentrer.

Aucun duel n’eut lieu et Astolphe demeura à Paris.



X

L’inverti et le commun des hommes — Qu’est-ce que l’amour ?

Cette étude n’est ni un plaidoyer ni un réquisitoire. Est-ce un jugement ? Cela supposerait que toutes les parties de l’ouvrage doivent être considérées comme des attendus dont l’aboutissement, de la même manière fatale que la somme est le résultat de l’addition, sera quelque sentence. Une telle rigueur de composition exige une autorité qui nous manque. L’excès de logique, au surplus, serait ici un leurre. Seul, le parti pris, que toujours l’ignorance accompagne, ose trancher avant d’enquêter. Or, le procès qui nous occupe est encore loin d’être instruit. Nous informons, tout simplement. De là, notre méthode, plus inductive que déductive, ces références, en plusieurs directions, à des cas particuliers, d’où nous essayons de tirer des aperçus généraux sur divers côtés du problème.

C’est ainsi qu’une réflexion me vient à l’esprit, touchant ce bizarre marquis de Custine, ce « René infidèle à la solitude », comme lui-même s’est appelé joliment. J’ai indiqué, tout à l’heure, que sa correspondance était pleine de masques. L’observation est vraie dans ce sens que l’objet de son principal souci y est pieusement caché. Et, sans doute, une telle réserve, une fois qu’on l’a devinée, on s’aperçoit qu’elle communique à ces lettres intimes, en apparence si confiantes, une couleur de mystère. Mais ce serait tomber dans la manie, dans l’abus de perspicacité spécial aux enquêteurs, que de vouloir y découvrir un sous-entendu dans chaque phrase.

Nous avons toujours tendance à croire que l’anormal ne pense qu’à son anomalie. Comme le désir irrégulier nous choque, ou, du moins, nous surprend, nous sommes tentés d’imaginer que l’individu chez qui l’appétit sexuel se manifeste sous cette forme, ne cesse pas une minute d’éprouver son étrange faim. Par une abstraction puérile, nous limitons à l’idée du « vice » la psychologie du « vicieux », de même que nous voulons que l’âme entière du criminel soit absorbée, à tous les instants de sa vie, dans la préméditation ou le remords de ses crimes.

Quand il s’agit d’un homme qui aime une femme, quelque ardente que soit sa passion, il nous paraîtrait ridicule de supposer que, physiquement, son désir, en l’absence de l’objet aimé, ne connaît aucune détente. Nous savons que l’être normal le plus amoureux, pendant une séparation, va de crise en crise, rythme qui comporte des intervalles, des silences entre les appels. Au cours de ces relâches, l’obsédé peut vaquer à ses affaires, passer la soirée au théâtre, lire, etc. Ou bien si, comme il est fréquent, son mal le reprend à un moment où il n’a pas le loisir de s’y abandonner, au milieu de l’agitation du monde, son âme immédiatement fait la part du feu, avec plus ou moins de succès suivant la force de son caractère, et il continue de sourire ou de discuter, de débattre, parfois avec assurance, des questions très embrouillées, sans que ses interlocuteurs, ou même ses adversaires, puissent soupçonner l’incendie qui se développe en d’autres points de sa pensée. Bref, nous admettons que, chez l’hétérosexuel, épris et hanté, la vie psychique ne s’arrête pas complètement, butée contre le désir, ou qu’elle ne se déverse pas toute dans la concupiscence. Mais, dès qu’un homosexuel est en cause, alors même qu’il n’aime personne et qu’il ne désire pas, nous prêtons à toutes ses attitudes, à toutes ses paroles, voire à sa seule présence, une signification équivoque[48].

Beaucoup vont encore jusqu’à dépouiller l’inverti de toute humanité, je veux dire jusqu’à lui dénier la faculté de ressentir les émotions dont ils posent en principe que les normaux sont seuls capables. L’inverti leur paraît positivement un monstre, ou quelqu’un d’une autre espèce, organiquement sans rapport avec le commun des hommes ; et ce dont ces intransigeants s’étonnent le plus, c’est que, en dehors de sa déviation, il puisse faire preuve de rectitude morale.

Peut-être serait-il plus juste d’admettre qu’entre les invertis et nous il n’y a antinomie radicale que sur un point : la sexualité. Et quand je dis « plus juste », je n’entends pas seulement plus équitable, mais plus vrai, plus exact scientifiquement. Certes, la forme que prend le désir sexuel n’est pas un phénomène purement mécanique, c’est tout un monde d’images, de rêveries associées, de souvenirs, lequel monde est lié, dans la conscience ou dans l’inconscient du sujet, à la représentation de l’acte amoureux. Que, entre les homosexuels et les normaux, il y ait désaccord sur un instinct aussi essentiel, et dont la végétation est si ramifiée, cela doit nuancer différemment, chez les uns et chez les autres, des zones nombreuses de l’âme. Chez l’inverti-né, type assez rare, comme on sait, mais, de tous, celui qui, sexuellement, se trouve au pôle le plus éloigné de nous, l’antithèse avec l’homme normal est parfois si forte qu’elle est extérieurement visible, ce qui suffit à nous la rendre irritante. Mais, d’une façon générale, ce qui peut distinguer de la nôtre la sensibilité d’un homosexuel, pour tout ce qui ne concerne pas le désir lui-même, c’est bien une opposition de tonalité plutôt que de nature : le fond, de part et d’autre, reste humain.

Il y a plus. Proust, qui devait avoir sur ce point des clartés particulières, affirme, dans son dernier livre posthume Le temps retrouvé, que la seule chose qui diffère dans l’amour d’un homme pour une femme et dans l’amour d’un inverti pour un garçon, c’est l’objet du sentiment, mais que le sentiment lui-même est, dans les deux cas, tout pareil ; de sorte que l’écrivain inverti qui, voulant analyser ou célébrer ses émotions, donne, par décence, à son ami un nom féminin, commet à peine un mensonge, puisque le trouble qu’il ressent n’est autre que celui que la passion pour une femme causerait à un individu normal[49].

Mais de cette proposition découle un corollaire dont Proust ne semble pas s’être avisé, c’est que précisément cette ressemblance des deux Vénus est ce qui agace le plus les normaux et souvent les met en fureur. Dans les amours des invertis, ils voient une imitation grimaçante, une parodie de leurs propres joies, et, ce qui est pire, de leurs souffrances, un sacrilège enfin. Et notez que cette attitude hostile est quelquefois réciproque. Les homosexuels ne peuvent, étant une minorité, un peu comme des captifs dans un camp ennemi, donner libre cours à leur indignation, mais soyez sûrs qu’il en est dans le nombre (toute église a ses violents) qui, pour ne pas se livrer, ont besoin de contenir leur colère. Et, lorsqu’ils sont en petit comité, croyez-vous que la Vénus commune échappe à leurs railleries[50] ?

Mais n’est-ce pas encore une représentation trop étroite de l’immense force appelée amour que de dire comme Proust, ou d’admettre tacitement comme Platon, que les amours hétérosexuelles et les amours homosexuelles sont deux formes similaires d’un sentiment unique dont l’objet seul varie, suivant que c’est à l’Éros commun ou à l’Éros Uranien que les hommages sont rendus ? Cette vue semble limiter implicitement l’amour au culte des deux Vénus rivales. Peut-être l’amour est-il bien autre chose encore.

Sans doute, c’est le désir charnel, c’est la préoccupation du sexe qui, lorsqu’ils dominent dans l’amour, y entretiennent cette fièvre de jouissance ou de tourment que nous confondons avec l’amour même. Cependant, il ne me paraît pas absurde de penser que l’amour dans lequel l’appétit parle en maître n’est que la face la plus délirante d’un plus vaste instinct. Ce n’est pas au vœu général de l’espèce que je songe ici. Représenter la fécondité comme la seule fin naturelle de l’amour, identifier celui-ci avec la procréation, c’est bien, en effet, dans un certain sens, élargir la notion du verbe aimer, puisque, dans cette hypothèse, il n’est pas tenu compte des individus, puisqu’on ne veut voir, au-dessus de la foule obscure des couples enlacés, que la série des générations qui sortiront de leurs embrassements. Mais, d’autre part, c’est rétrécir utilitairement l’idée de l’amour que de le borner au service de Cybèle, de le ployer comme un esclave au travail d’engendrer. Cette conception pragmatique est plus exclusive que la synthèse platonicienne : elle répudie comme stérile la Vénus Urania[51]. Non, il se peut que l’amour, dans son acception la plus large, soit une impulsion de l’âme qui déborde infiniment et l’acte, si souvent fortuit, de la génération, et la recherche, si souvent illusoire, de la volupté, un désir ardent de communion, indépendant du sexe, indépendant de l’espèce, et, chez certains initiés, indépendant même du règne.

Tout ce qui vit s’entredévore. Mais, à côté du principe destructeur, ou en raison de ce principe et comme une contre-partie, il y a le principe d’amour. Seul, l’excès du rationalisme a pu tourner en dérision une chose aussi sainte que l’amour de l’homme pour les animaux[52]. C’est la faiblesse, peut-être, de l’idée judéo-chrétienne, qu’elle est toute anthropomorphique. Il n’est pas dans notre intention de rabaisser la grandeur du christianisme ni de déprécier ses bienfaits : il a un peu abusé de l’excommunication (censure dérivée de la malédiction hébraïque) mais il a conseillé, récompensé l’amour du prochain. Cependant, le domaine de l’amour, croyons-nous, s’étend bien au delà de l’homme.

C’est ce que les mystiques chrétiens eux-mêmes ont reconnu lorsque, s’élevant au-dessus du champ resserré des dogmes, ils se sont laissé porter par l’extase en des sphères lumineuses, d’où les formes de la vie apparaissent réconciliées. Le mythe d’Orphée charmant les bêtes refleurit en Ombrie, à l’aube du xiiie siècle, par un miracle du cœur. Ici, le rayonnement d’une sympathie supérieure égale la plus haute vibration de la lyre, et ses effets sont pareils : le loup apprivoisé baisse la tête et lèche les pieds du Saint.

Ce Saint, d’ailleurs, est lui-même un poète. Dans sa campagne d’Assise aux côteaux modérés, un souffle parti des montagnes de l’Inde et qui voyage depuis des siècles, inspire sa prière de moine troubadour. Le chaud parfum de la forêt boudhique se retrouve, allégé, ventilé, dans le Cantique des Créatures. L’effluve, en chemin, a perdu de sa puissance peut-être, mais il s’est purifié de ses miasmes aussi. Il est devenu brise légère. Une imperceptible ironie, l’ironie inséparable de l’intelligence, donne un ton allègre à ce chant d’universel amour. En outre, grâce à cette nuance de moquerie tendre, François, finement, établit une hiérarchie entre les choses créées. Il les presse toutes sur son cœur, mais il ne se perd point en elles. C’est là la marque occidentale.

Ainsi, ce que l’inspiré, ce que le sage cherchent à renouer entre eux et le monde, entre leur destinée éphémère et celle de tous les êtres qui participent du même écoulement, c’est l’intimité primitive, les liaisons, les correspondances du premier matin.

L’idée de ce que les anciens ont appelé « l’Âge d’or » est autre chose qu’une fiction littéraire : ce mythe est l’expression traditionnelle, allégorique, d’un regret persistant. Regret obscur, sans doute, et bien vague, en raison de l’énorme temps écoulé. Déjà, Macarée, le dernier centaure dont Maurice de Guérin a évoqué l’image, se fatiguait en galops sur les monts, en plongées au sein des rivières, avec l’espoir de rejoindre, au soir, une communion perdue. Mais, lorsque, dans l’intervalle de ses bonds, tout haletant, il s’arrête, de nouveau il sent battre à grands coups ce cœur qu’il avait voulu disperser. Et il soupçonne combien lui-même, l’être fabuleux, moitié homme, moitié cheval, il est loin des sources premières. Que dire, alors, de nous ?

Pourtant, ce Macarée, après tout, ce n’est qu’une figure poétique. Et qui parle par sa voix ? Un moderne, un Français, et du Languedoc, un jeune écrivain de cette race raisonneuse, qui a la réputation d’exceller en logique plutôt que dans la divination des mystères. L’antique regret n’est donc pas éteint. Il est, de nos jours encore, une réalité du cœur.

Une réalité de la pensée aussi. Les divergences de l’élan vital, Bergson les a relevées avec profondeur. Mais ces divergences, en dépit des enchevêtrements qui suivirent, supposent un point à partir duquel il y eut séparation. C’est la nostalgie de ce point, ou plutôt de l’époque antérieure à ce point qui, dans les solitudes sylvestres, nous pénètre de mélancolie. Là encore, le romantisme qu’on a si souvent accusé de démence, a pressenti de grandes vérités. Le conseil de paix que nous versent les chênes trouverait-il aussi sûrement le chemin de notre âme si, entre le végétal et l’homme, ne se perpétuait le sentiment confus d’une très ancienne alliance ?



XI

Walt Withman et l’idéal platonicien. — L’instinct épuré, épanoui en sympathie collective.

Il y a des âmes accueillantes, heureuses de se donner tout entières à tous et à chacun et de réfléchir l’univers, et des âmes fermées, repliées sur leurs propres secrets, incapables de se détacher un instant de leurs convoitises personnelles, ce feu qui les consume. Le contraste de ces deux natures, il suffit de citer deux noms pour le mettre en lumière : Walt Withman et Oscar Wilde. Comment aurais-je pu négliger, au cours de cette information, le témoignage de ces deux hommes ? Comment ne pas les confronter ?

Psychologiquement, l’étude de l’homosexualité est à peine commencée. C’est donc moins dans les livres que dans la vie réelle, ou dans ce que nous en connaissons, qu’il nous faut puiser nos renseignements. De plus, un type littéraire, même authentiquement vrai, même copié sur le vif, comme Charlus, est toujours une composition, c’est-à-dire un assemblage de traits épars, artificiellement groupés. De ce type fabriqué, pareil à quelque automate merveilleux que la baguette d’un magicien anime, il peut être instructif de rapprocher quelques modèles vivants.

Le modèle vivant ne nous offre pas d’ordinaire, c’est-à-dire sauf quand il se confesse à nous, l’analyse de son caractère, comme le fait le personnage de roman, dont l’auteur prend soin de démonter sous nos yeux les ressorts. Il se peut même que l’être réel n’avoue pas les particularités sur lesquelles nous l’interrogeons, il se peut qu’il les nie, et que cependant nous ne laissions pas d’avoir intérêt à le questionner, à l’observer, quand, d’autre part, nous savons pertinemment que ces réticences ou ces dénégations ne sont chez lui qu’une tactique. Tel est le cas de Withman et de Wilde lui-même.

Withman s’est élevé énergiquement contre l’accusation d’homosexualité portée contre lui. Il ne s’agit pas ici d’accusation au sens judiciaire du mot, mais d’accusation répandue dans l’opinion, à cause de certains passages des Feuilles d’herbe. Toujours est-il qu’on suspectait, qu’on incriminait Withman dans ses mœurs. Pris ainsi à partie, et cela aux environs de 1860, et aux États-Unis, je me demande un peu comment le poète, à moins qu’il n’eût souhaité d’être mis en prison, aurait pu s’expliquer franchement. Quant à Wilde, en public, il n’a jamais abandonné le système du coupable qui, devant l’évidence même, s’obstine à dire : « C’est faux ». Et jusque dans ceux de ses écrits intimes où les flammes de l’enfer charnel sont le plus apparentes, l’amour physique s’exprime toujours sous le couvert du sentiment.

Mais ce sont là des procédés de défense ou des réserves de convenances dont il est impossible que nous soyons dupes. Contre le malheureux Wilde, la preuve a été faite implacablement. Pour Withman, ceux qui ont cru bon de l’ « innocenter » n’ont pu fournir à l’appui de leur thèse que des arguments très vagues, pour ne pas dire enfantins. La plupart de ses biographes[53] allèguent sa grande vigueur musculaire, voire sa haute stature, pour certifier qu’il n’a pu être un inverti. C’est qu’ils confondent (en quoi ils retardent) anormalité et maladie. Il est aujourd’hui démontré qu’une anomalie nerveuse, notamment celle dont il est question, peut fort bien s’allier à une parfaite santé générale et même à une robustesse exceptionnelle. On avance encore que Withman en personne a écrit[54] que, quoique non marié, il avait eu six enfants. Sans vouloir mettre en doute la sincérité de cette affirmation, on est en droit de s’étonner qu’un homme de son caractère se soit si peu soucié de sa descendance. En outre, aucune précision n’a été apportée jusqu’ici sur l’origine de cette paternité. Nul n’a jamais connu à Withman une liaison féminine. Par contre, d’aucuns, qui furent de ses familiers dans sa jeunesse, ont déclaré, sans intention malveillante, que « les femmes ne semblaient pas l’attirer ». Et, d’autre part, des commerces passionnés que le poète entretint avec des jeunes gens, les témoignages abondent. Enfin, quand il serait établi que Withman a bien eu des enfants naturels, comme il l’a dit, il n’en subsisterait pas moins que c’est à l’amour homosexuel, indiscutablement, qu’allaient ses préférences. Pour s’en convaincre, il n’est que de considérer la vie de l’homme et son œuvre.

Withman, qui ne méprise rien ni personne, ne méprise pas la femme. Mais ce n’est pas assez dire : il la respecte infiniment. Elle est le vase sacré où l’homme dépose la semence de l’avenir. L’espoir mûrit dans ses flancs. L’attitude du poète envers elle est autorité douce. Il la convie solennellement à accomplir le rite nuptial d’où dépend l’existence des générations futures. Amour, si l’on veut, mais liturgique. Ici, l’amant est prêtre, et son visage demeure grave, appliqué. Du moins est-ce là le sentiment du chantre américain dans Les feuilles d’herbe, son évangile des temps nouveaux, car, dans son existence, encore une fois, point de maîtresse visible, pas même le profil d’une passante furtivement entrevu.

L’amour qui n’est plus seulement un moyen, quelque auguste que soit celui-ci, l’amour qui est une fin en soi, qui est tout ensemble ardeur et tendresse, appel et réponse, désir et don, cet amour-là, Withman, dans sa vie, dans son œuvre, le réserve au camarade. Jusqu’où, dans la réalité, a pu se laisser entraîner cet élan, nous l’ignorons. Il est difficile de ne voir que délire verbal dans maints versets des œuvres. Aucune rhétorique, selon nous, dans Withman. Comme il arrive souvent quand le poète est grand, c’est dans sa poésie que cet homme est le plus vrai, le plus littéralement véridique.

Mais l’âme était radieuse, elle était de ces âmes dont nous parlions, qui voudraient en elles hospitaliser toute la terre, embrasser les mondes et les consoler. Une aspiration aussi vaste ne trouve pas longtemps à se contenter dans le domaine étroit et jaloux des passions égoïstes. Nous n’entendons pas béatifier Withman, quoiqu’il appartienne, lui aussi, à la race des apôtres. Ce qui nous importe, c’est de noter, chez ce cœur généreux, un élargissement progressif du pouvoir d’aimer.

Bientôt, dans la personne de ses amis, les pilotes d’East-River, les cochers d’omnibus de Broadway, les compagnons typographes de Brooklyn, le poète entrevoit les premiers éléments dispersés d’une humanité meilleure. D’individuel qu’il était, le sentiment, d’abord, devient pour ainsi dire corporatif, et, dans cette seconde phase, la prédilection du démocrate va aux professions qui ont pour objet le transport incessant des foules par les rues et sur les bacs, ou la diffusion des nouvelles dans les masses citadines. Aux cochers il distribue des gants pour l’hiver et des paletots chauds, dont il a fait l’emplette sur ses économies. Souvent, assis à leurs côtés, sur le siège élevé d’où il domine le va-et-vient des voitures et les remous des piétons, il écoute en chemin leurs histoires, ou déclame dans le vacarme des vers de Shakespeare. Les mariniers, il les rejoint sur la rivière et passe des après-midi et des soirées avec eux, mettant à leur disposition sa bibliothèque, les interrogeant sur les choses du bord dont il veut connaître tous les détails, « depuis le crochet à l’extrémité d’une corde à seau jusqu’à la structure de la machine ». « Racontez-moi tout cela, mes enfants, disait-il, car ce sont là des choses réelles que je ne puis apprendre dans les livres ».

Les délicats pourront sourire de cette tendresse qui s’épanche tumultueusement en compagnie si modeste ; ils pourront s’étonner de ces attentions prodiguées à des gens de petite condition, ignorants, sans manières. Tel est cependant, pour Withman, l’idéal de l’ami : l’être simple, primitif, à l’écorce rugueuse, celui qui n’est pas un « monsieur », l’âme neuve que l’éducation n’a pas déformée.

Déjà, l’affection désintéressée domine dans cette camaraderie exubérante. Ce qui la garde de glisser en de louches aventures, c’est cette grande poussée intérieure, cette volonté de croissance et d’épanouissement qui porte l’instinct initial à se muer en sympathie collective. Withman avait-il lu Platon ? Je ne sais. Il n’avait besoin que d’écouter son cœur pour retrouver à son usage les voies montantes du philosophe. Désormais, s’il lui advenait de distinguer, dans la foule obscure et chérie, quelque tête de jeune garçon, quelque Peter Doyle dont il faisait choix pour placer sur cet humble front ses complaisances les plus vives, c’était de crainte que son amour du peuple, à force de se répandre dans toutes les directions, ne se perdît dans l’abstrait, ou bien parce que le regard du voyant, dans les intervalles de ses transes, éprouve une douceur à se poser sur un visage candide.

D’aucuns feront observer que cette passion, quelque épurée qu’elle ait été, allait toujours à des hommes jeunes. En effet, mais elle allait à la multitude innombrable des pionniers, à la jeunesse virile tout entière, peut-on dire. Withman est un répondant et un annonciateur. Sa mission est de glorifier son temps et l’effort prodigieux des siens. De là son goût de la santé physique, de l’âge où l’homme est vigoureux, insouciant et hardi.

C’est dans sa quarantième année que le poète prend conscience de son dessein. Il veut, dit-il, « léguer à l’avenir des types d’affection athlétique », « planter le compagnonnage aussi serré que des arbres le long de tous les fleuves d’Amérique ». Il rêve d’une cité invincible : la cité future des amis. Un jour, il se souvient d’avoir vu en Louisiane un rouvre géant qui croissait sans nul compagnon, développant joyeusement des feuilles d’un vert sombre. La rudesse du chêne, son inflexibilité, sa puissance, le font penser à lui-même, mais en même temps il s’étonne que ce tronc robuste ait pu déployer ses branches ainsi, « tout seul, sans avoir auprès de lui un ami ».

Au reste, ce serait déformer la pensée withmanienne, même parvenue à son stade le plus haut, que de la confondre avec l’altruisme décharné, desséché, du puritain. Rien d’immatériel dans cette communauté réaliste, tout entière tournée vers l’action, au point que, pour elle, agir est encore la plus fervente manière de prier. Son objet étant la prise de possession, la mise en valeur du monde, l’exploitation intensive de la planète Terre, cette République de camarades que le poète confond dans son imagination avec la Démocratie en marche, ne saurait se contenter des promesses de l’Au delà. Elle veut à son labeur un couronnement immédiat et autre chose que des palmes pour récompenses : des champs, des mines, des forêts, des lignes de navigation, des pêcheries. Un certain sensualisme violent, substantiel, demeure au fond de la doctrine.

Mais c’est la qualité de la force, ici, qui purifie tout. L’expansion optimiste de l’être s’impose comme un phénomène naturel et se justifie elle-même d’abord par l’ampleur de son propre jeu. Quand on dit d’un homme : « C’est un élément », le mot, déjà, implique un commencement de consécration par le fait, laquelle est entourée, souvent, d’une sorte de respect religieux. Ainsi en va-t-il de l’âme du vieux Walt. L’idée hédoniste, qui assigne le plaisir pour but à la vie, semble bien médiocre, bien bourgeoise, en comparaison de cet esprit de conquête pacifique. « Carpe diem », cela signifie : « Borne-toi à tirer le meilleur parti possible de ce qui est, ou à profiter de l’occasion, du hasard. » Bonheur à la petite semaine qui ne saurait convenir aux équipes vaillantes, aux découvreurs d’horizons. En résumé, dans les joies physiques, telles que les recommande à ses amis le compagnon au large feutre, immense est la part de la volonté.

Immense aussi la part de la bonté. Et cette seconde justification est indispensable à la force pour qu’elle n’apparaisse pas comme un déchaînement d’instincts destructeurs, pour qu’elle soit bénie — ou simplement pardonnée.

Une bonté solaire, dans l’œuvre de Withman, éclaire et réchauffe toutes choses. Mais, sous ce rapport, dans l’existence du poète, la période d’illumination, ce fut de 1861 à 1865, l’époque de la guerre civile entre les États du Nord et les États du Sud. Dès la fin de 1862, délaissant toute autre occupation, l’écrivain se fit infirmier volontaire, ou plutôt visiteur et consolateur des blessés. Ce sang jeune et viril coulant par tant de plaies, ces espoirs fauchés dans leur printemps, cet héroïsme gaspillé dans des batailles fratricides, tout cela lui fendait le cœur. Cependant, il s’imposait de sourire pour ne pas ajouter aux épreuves de ses enfants la vue déprimante d’un visage chagrin. « Il n’apportait parmi eux, écrit John Burroughs, d’après le témoignage d’un chirurgien militaire, ni sentimentalisme ni morale et ne parlait jamais à aucun homme de ses « péchés » ; mais il lui donnait quelque chose de bon à manger, avec un mot réconfortant ou un petit cadeau, accompagné d’un regard. Il avait une face rubiconde, des vêtements propres, et portait une fleur ou une branchette verte au revers de sa veste. L’été en traversant les champs, il cueillait une grosse botte de fleurs de pissenlit et de trèfle rouge ou blanc, les apportait et en parsemait les lits, pour qu’elles rappelassent aux malades le grand air et le soleil ».



XII

Oscar Wilde. — Recherche du singulier dans tous les ordres. — L’esthétique wildienne dans ses rapports avec l’anomalie. — La fatalité d’Oscar Wilde : la version intégrale du De profundis.

À quoi tient la force pathétique de la fleur des champs ? À ce que la fleur est si répandue. Une fleur de laquelle on pourrait dire simplement qu’elle n’est pas très rare ne nous toucherait peut-être point. Mais celle dont nous savons que la Nature, chaque printemps, reproduit l’image à profusion, celle-là ne peut cesser de nous émouvoir et de nous étonner. Elle est le nombre, la multitude. Moins une fleur des prés que la prairie en fleurs.

Au trèfle d’Amérique sur lequel a soufflé la brise des grandes plaines, au pissenlit qui, même en bouquet, semble toujours sur son calice frêle supporter la voûte des cieux, comparez l’œillet vert qui s’étale à la boutonnière d’Oscar Wilde.

Deux poésies, deux esthétiques, mais aussi deux âmes, deux mondes de passions différents. Chez Withman, nous assistons à l’effort de l’anomalie pour se surpasser, se fondre, purifiée, dans l’universel. Chez Wilde, l’anormal a la figure de Narcisse, ou de Belzébuth : il se complaît en lui-même, il s’adore.

Une fleur de serre, produit d’une greffe monstrueuse, une fleur si artificielle qu’elle en paraît méchante, bilieuse, ébouriffée de colère, voilà ce qui sied à Wilde. Cet œillet vert, il a revendiqué l’honneur de l’avoir « inventé », de l’avoir mis à la mode, d’en avoir fait, aux environs de 1890, un signe de ralliement parmi ses galopins[55].

Wilde a horreur de l’ordinaire, du banal, du collectif. Comment n’aurait-il pas cultivé sa déviation ? Il appartient à une époque où l’inversion était considérée unanimement comme une maladie, quand elle n’était pas flétrie comme un vice et châtiée comme un crime. Lui-même pensait ainsi, sans doute, mais les amours régulières n’avaient-elles pas contre elles, à ses yeux, d’être la Règle précisément ? C’est le vulgaire qui nomme malsain ce qui n’est que singulier. La pathologie des névroses offre à l’homme d’esprit une source d’originalités, de supériorités nouvelles.

Peut-être Wilde n’a-t-il pas dit cela en propres termes mais il a soutenu la même idée d’une façon moins abstraite, plus directe, plus personnelle et donc plus violente encore. En janvier 1898[56], de l’Hôtel de Nice, rue des Beaux Arts, où il est descendu sous le nom de Sébastian Melmoth, déshonoré, ruiné, abandonné de tous, sauf de quelques amis, Wilde écrit à Robert Ross cette phrase quasi testamentaire : « Un patriote emprisonné parce qu’il aime sa patrie, aime sa patrie ; un poète emprisonné parce qu’il aime les éphèbes, aime les éphèbes. Si j’avais changé ma vie, c’eût été admettre que l’amour uranien est ignoble. Je maintiens qu’il est noble, plus noble que les autres formes. »

« Plus noble », vous reconnaissez dans ces deux mots l’antique péché d’orgueil, celui dont les théologiens ont fait, non sans profondeur, la caractéristique suprême de Satan.

Cette attitude mentale, je veux dire, cette complaisance envers ses propres particularités, on la retrouve chez Wilde dans tous les ordres, non seulement moral mais social, intellectuel, artistique etc… Est-ce l’anomalie sexuelle dont les effets déformants se font sentir de proche en proche à travers l’âme entière ? Ou bien, plutôt qu’une contamination de l’esprit par les sens, faut-il voir là une tendance foncière de tout l’être, tendance générale dont la perversion du désir amoureux ne serait qu’un aspect ? Il est bien difficile de se prononcer sur ce point.

Jusqu’à l’âge de trente-deux ou trois ans, (à trente ans il s’était marié et, de cette union, deux fils étaient nés), il semble que Wilde soit demeuré ce que les médecins appellent un homosexuel latent. Mais, là encore, impossible de rien affirmer. Seule, peut-être, lui avait manqué jusqu’à cet âge l’occasion qui change en acte une simple prédisposition. Peut-être aussi des scrupules, mêlés à la crainte des sanctions qu’il devait plus tard encourir, l’avaient-ils retenu. Que sait-on ? L’événement du mariage, en 1884, n’est pas de nature à nous mieux éclairer. Les gens se marient pour tant de raisons où l’amour n’a que faire ! Constance Lloyd n’était pas sans dot. D’ailleurs, personne n’est en droit d’affirmer qu’Oscar Wilde en l’épousant n’a eu en vue que des avantages matériels. Ne tombons pas dans le travers ordinaire aux biographes toujours empressés de prêter à la conduite de leur auteur des mobiles qu’ils inventent. Rien ne prouve que Wilde, tout en haïssant la Loi, n’ait pas voulu, à l’époque de son mariage, faire une dernière tentative pour se contraindre lui-même à demeurer dans ses bornes. Mais rien non plus, ne nous garantit qu’il n’ait pas obéi simplement à la préoccupation de sauvegarder les apparences. Bref, l’homme ayant négligé de nous renseigner sur les origines de son penchant, nous devons, quant à celles-ci, nous en tenir aux hypothèses. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que, ce penchant une fois déclaré, Wilde s’y attache résolument, comme s’il avait découvert sa vérité ; toutes les puissances de cette âme, dès lors, se satisfont dans une forme d’amour qui a pour elle ce prestige d’être à l’opposé du commun.

En toutes choses viser au singulier. Tel est, non seulement l’idéal d’Oscar Wilde, mais le vœu profond de sa nature.

Le poète s’est beaucoup dépensé pour accréditer dans sa coterie l’opinion qu’il était de noble famille. Être un aristocrate, première singularité, sans doute, qu’il est éminemment souhaitable d’avoir. Sur ce chapitre pourtant, force était à Wilde, au fond de lui-même, de déchanter un peu. Car s’il est vrai, que son père (un médecin assez réputé) avait été créé chevalier, c’était là un petit anoblissement viager : Oscar n’avait point hérité du titre. Eh ! que s’inquiétait-il de sang bleu ! Est-ce que l’irrémédiable vulgarité de lord Alfred, son ami, lequel était bien, lui, de haute lignée, n’aurait pas dû ruiner dans l’esprit du poète le préjugé de la naissance ?

Mais, il est une singularité qui, lorsqu’on n’a pas lieu d’être vain de sa généalogie, peut s’acquérir assez vite, avec un peu d’étude et un bon tailleur : c’est celle du costume. Beaucoup de dandys ne sont tels qu’en rage de ne pas être nobles. Qui n’est pas reçu à la Cour a toujours la ressource de briller dans les grands restaurants. Wilde, au Savoy, au café Royal, devint une figure londonienne, un Prince, du moins, de la mode. Ainsi la singularité de la mise entraîne la singularité des décors que le viveur recherche pour s’y mirer dans les glaces[57].

Gardons-nous, cependant, de confondre un Oscar Wilde avec la foule des soupeurs ordinaires qui, après le spectacle, se pressent chez Willis. Le goût du faste, l’amour du luxe, quand ils furent affichés par un poète qui devait trébucher et rouler si scandaleusement du haut de son piédestal, offrent une prise tellement facile aux lourds sarcasmes des Philistins que l’on serait plutôt tenté de les excuser comme une forme de raffinement liée au culte des arts, si l’on ne s’était promis de demeurer dans cet examen strictement « objectif ». Tout ce que l’artiste, vu du dehors, a d’irritant, d’exaspérant pour le bourgeois, Wilde, il est vrai, l’a poussé à l’extrême. Baudelaire, chez lequel la part d’humanité générale est si grande, n’est assurément pas responsable de ces extravagances, mais que la conception wildienne de la vie, dans ses rapports avec la création artistique, soit un des surgeons de l’arbre baudelairien, un gauchissement, une application faussée de l’originalité à tout prix, de l’ « indécrottabilité » du Maître, cela ne me semble pas niable. Quoiqu’il en soit, Wilde donnait beau jeu aux hypocrites, et c’est l’artiste, n’en doutez pas, c’est l’artiste arrogant et trop longtemps favorisé du sort, que beaucoup, sous prétexte de pudeur outragée, ont eu plaisir à abattre[58].

Une existence artificielle est pour Wilde la condition première de l’inspiration. L’art lui-même, l’art véritable n’est, selon lui, qu’artifice. Il n’imite point la nature ; c’est la nature plutôt qui le copie. « Le brouillard, disait-il, n’existait pas jusqu’à ce que l’art l’eût inventé. Maintenant on abuse du brouillard au point que les gens naïfs en attrapent des bronchites. » Tout n’est pas folie dans ces boutades, notamment en ce qui touche la vie des artistes. Wilde, du fond de sa prison, écrivait avec bons sens : « En fait, la vie naturelle est la vie inconsciente. Stevenson étendit seulement le domaine de la vie artificielle en s’amusant à labourer… Si je passe ma vie prochaine à lire Baudelaire dans un café, je mènerai une existence plus naturelle que si je me mets à tailler des haies et à planter du cacao dans des marais. » Certes ! mais Wilde le dit lui-même : le naturel suppose une part d’inconscience. L’artificiel commence chez lui avec l’excès de conscience dans la bizarrerie, avec le procédé. Comme le remarque fort pertinemment son biographe Arthur Ransome, ce qui caractérise la « pose » d’Oscar Wilde, ce n’est pas la simulation, c’est l’ostentation, « car il posait à l’esthète, et il était un esthète ; il posait à l’homme brillant, et il était un homme brillant ; il posait à l’homme cultivé, et il était un homme cultivé ». Donc, sa singularité, c’était, si l’on veut, sa nature ; être exceptionnel, c’était sa règle à lui. Mais, en faisant parade de l’exception qu’il représentait, il a dépassé le point en deçà duquel il fût resté sincère, il a versé dans le factice.

En outre, loin de libérer la littérature du temporel, il l’a, par entêtement et prétention de théoricien, rendue esclave d’un nouveau maniérisme, d’un « snobisme ». Il se flattait d’élever la vie elle-même à la hauteur d’une œuvre d’art mais il ne s’apercevait pas que cette conception décorative avait pour résultat de faire dépendre réciproquement la composition artistique d’un certain mode de vie, d’une certaine « atmosphère », comme on disait, voire d’un certain mobilier « modem style », ou d’une formule vestimentaire. Ce qui prête tant de charme, dans le Phèdre, à l’ombre du platane, à la source, à la chanson des cigales, c’est que rien, dans cette description ravissante, n’est un accessoire obligé du dialogue. Tandis que chez Wilde, les ortolans, le chambertin, les sièges dessinés par William Morris semblent l’accompagnement requis, nécessaire de tout débat sur l’esthétique. L’importance donnée à la mise en scène marque la décadence, et l’épaisse brume de Londres, au dehors, pesant sur les croisées, ajoute à l’impression de barbarie, de contre-façon laborieuse. La pensée de Platon a la grâce de l’oiseau dont le vol paraît gratuit, alors qu’il est, en réalité, la solution élégante d’un problème de mécanique très ardu. Chez l’homme à l’œillet vert, l’apprêt est sans cesse visible ; tout est combiné pour que d’une « heure exquise » jaillissent en fusées étincelantes des aperçus singuliers.

Ceux qui ont connu Wilde s’accordent à dire qu’il se montrait dans la conversation un poète supérieur à celui qu’il fut dans ses livres. C’est qu’il lui fallait, pour se sentir en train, l’arrangement d’une rare soirée et l’excitation du succès immédiat que dispense un murmure flatteur[59]. Et voici la conséquence intellectuelle, inévitable, de cette humeur vaniteuse : l’esthétique wildienne a pour postulat que tous les propos de l’artiste doivent être des paradoxes.

Or, Wilde a reconnu lui-même qu’il existait entre ses mœurs et sa tournure d’esprit une correspondance, je dirais presque une symétrie mystérieuse : « Ce que le paradoxe était pour moi dans la sphère de la pensée, écrit-il dans le De profundis, la perversité le devint dans le domaine de la passion ». L’aveu est à retenir. Il vient à l’appui de ce que nous disions, à savoir que la volonté de singularité fut, chez ce « Prince du langage » un peu trop pénétré de son principat, un système cohérent, applicable en toutes choses, une maxime fondamentale, d’où une logique triste, la logique du diable, se chargea de tirer bientôt, dans la conduite de la vie, les déductions les plus effrontées.

Et pourtant Wilde se trompait s’il s’est imaginé que ce dessein qu’il avait formé de poursuivre l’originalité dans toutes les directions, lequel dessein aboutit dans les mœurs à une perversion calculée, suffit à expliquer son existence entière.

Hélas ! dans ce qui fut sa catastrophe, la préméditation n’eut aucune part ; l’homme n’a plus été qu’un jouet du vent. Sans doute, aussi longtemps que la destinée lui sourit, le poète a pu organiser ses vices, savamment, studieusement, comme il composait ses jolis apologues fleuris de réminiscences érudites ou ses préceptes remplis d’« intentions ». Sans doute les habitudes contractées en des nuits de froide débauche ont pu également préparer les voies dans lesquelles s’est précipité un désir aveugle. Le lit de la passion, c’est le vice qui l’a fait. Mais quand Bosie parut, le vice n’était pas seul à l’accompagner, une autre puissance se montrait qui, sous le masque du vice ou se servant du vice comme d’un instrument, allait déchaîner le malheur. Cette puissance, c’était l’amour.

Un atroce amour. Mais l’amour. Il faut bien l’appeler par son nom. La liaison fameuse qui causa la perte d’Oscar Wilde est le roman d’une âme orgueilleuse, faisant abdication totale d’elle-même à une âme inférieure, la sombre histoire d’un être hautement doué, dépossédé entièrement de sa vie personnelle par un être bas.

Lorsque Robert Ross publia en 1906, sous le titre par lui choisi de De Profundis, un fragment du manuscrit que Wilde avait rédigé à la prison de Reading, en 1897, dans les derniers mois de sa détention, nous ne sommes pas le seul à avoir été induit en erreur. L’éditeur, cependant, n’avait pas manqué de nous prévenir loyalement que l’ouvrage livré au public reproduisait seulement d’importants passages du texte original à lui remis par l’auteur. Donc nous n’ignorions pas que d’autres parties de l’œuvre avaient été réservées, mais comme de celles-ci l’on ne nous disait rien, nous oubliâmes vite qu’elles existaient. D’autant plus vite, que le fragment que l’on nous offrait était saisissant. Qui d’entre nous, gens de Lettres, ne se souvient de l’émotion ressentie à la lecture de ce document unique ? L’un des nôtres, naguère un « roi de la vie », ayant été convaincu, au cours d’un procès dramatique, de mœurs jugées abominables, maintenant ravalé au rang de convict dans une geôle anglaise, condamné à décortiquer de ses ongles des cordes goudronnées, un poète, et des plus prestigieux, élevait la voix dans l’épreuve : Ex imo clamavi. Car, bien que Wilde, à l’époque, fût mort depuis déjà cinq ans, nous écoutions sa lamentation comme si elle eût résonné à travers l’étroit judas de sa cellule. Avec lui, nous descendions les degrés abrupts de la chute sociale la plus profonde, nous mordions la fange de l’ignominie, et puis nous remontions vers une autre aurore. Une humilité magnifique, vraiment d’un prince cette fois, rayonnait dans ce livre. L’orfèvre du mot n’y faisait plus sentir sa main que pour enchâsser de temps à autre en quelque image précieuse une pensée déchirante. Le loup de carnaval gisait à terre, et le visage humain apparaissait, tout ruisselant de pleurs. Par un étrange rétablissement, le poète foudroyé qu’on avait cru anéanti annexait à l’art son propre désastre, avec son examen de conscience et son meâ culpâ. Mieux encore, il absorbait dans l’esthétique la morale et la religion, faisait du Christ l’artiste suprême, de la vie du Christ et de sa passion le modèle de la Beauté parfaite.

Mais pourquoi parlai-je au passé ? Est-ce que tout cela ne subsiste pas dans la version complète, telle qu’enfin nous la possédons ? Si, assurément, mais, la soudure définitive une fois accomplie entre les morceaux anciens et les morceaux restés jusqu’à ce jour inédits, l’éclairage de l’œuvre change. Les lueurs d’aube disparaissent ; toute rosée s’évapore. Plus rien, qu’une lumière sulfureuse. Le lamento connu sous le nom de De Profundis, ainsi que nous l’avons appris, non sans quelque stupeur, n’est en réalité, qu’une longue lettre qui commence par ces mots : « Cher Bosie » et se termine par ceux-ci : « Votre ami affectueux, Oscar Wilde ».

Il est vrai qu’entre les deux formules, si tout est affreux amour, tout n’est pas ménagement, ni tendresse. L’objet principal de l’épître est le suivant : depuis plus de deux ans que Wilde est incarcéré, Lord Alfred n’a pas écrit, et ce silence est pour sa victime plus amer que le grossier pain de maïs des forçats. Le poète prend la plume pour se plaindre de cet abandon, et voici que, dans une éruption effrayante, il a couvert de sa fine écriture serrée quatre-vingt grandes pages du papier bleu à en-tête de la prison. Les méditations publiées il y a environ vingt-et-un ans, ne viennent qu’après ce torrent de lave, et lorsque nous les relisons aujourd’hui, dans l’ordre de leur composition, à l’infernale clarté de ce qui les précède, les plus apaisées d’entre elles, nous paraissent encore traversées de sourds grondements.

Non, nous ne nous doutions pas, en 1905, à quel point le détenu de 1897, après vingt mois de régime cellulaire, était demeuré impénitent sous le rapport des mœurs qui avaient motivé sa condamnation. Ingénument nous pensions que le repentir dont témoignaient les passages du De Profundis livrés à notre curiosité ne pouvait manquer de porter sur le désir inverti. Des phrases comme celles-ci nous abusaient : « Le désir, à la fin, fut une maladie, ou une folie ». D’autres auraient dû nous mettre en garde : « Pas un seul instant je ne regrette d’avoir vécu pour le plaisir ». Mais de telles déclarations, nous les supposions inspirées par le sentiment très orthodoxe que, sans péché, il n’y a point de contrition et, par suite, que le péché, qu’il faut maudire en tant qu’offense au Seigneur, doit être béni en tant qu’il ouvre la porte à l’expiation, qui humilie la créature.

À quoi donc se référaient ces remords de Wilde, d’une expression si belle, ces gémissements d’un regret qui nous bouleverse encore, car sa sincérité n’est pas douteuse ? À ceci, qui déjà nous était dit, mais dont nous n’entendions pas le sens : « Je permis au plaisir de me dominer ».

L’ancien dandy, maintenant sous la livrée grise, « tête rase et pieds de plomb », se remémore les chemins qui l’ont conduit dans cette fosse qu’éclaire une petite lucarne. Il ne s’attache point aux apparences, et, s’il reparle des roses qui jadis couvraient sa table, ce n’est que pour marquer d’une image la distance qui le sépare de sa vie passée. Tout de suite, il va au fond du procès, non pas du procès que le Tribunal a jugé, mais d’un autre, à ses yeux plus grave, le seul réel, peut-être : lui, Oscar Wilde, qui était ceci et cela, il a livré sa vie en pâture, il a, non pas même vendu, mais donné et redonné son âme à quelqu’un qui était moins que rien.

Si Bosie encore écrivait ! Mais non, pas une ligne ! Alors, les reproches éclatent, et nous apprenons ce qu’était Bosie, comme nous apprendrions ce que vaut une fille, s’il nous arrivait d’assister, derrière une tenture, à quelque scène terrible, où le vieil amant bafoué, grugé, avili, dans un sursaut de révolte, déballe pêle-mêle ses récriminations, ses mépris, ses notes d’hôtels, les factures de ses cadeaux, ses attentions délicates si mal récompensées, et le calendrier des trahisons, les orgies qui se déroulaient loin de lui quand il était malade, et les injures essuyées, les violences subies, les rires démoniaques convulsant les traits du visage chéri, et avec tout cela, au milieu de ce bouillonnement, sous cette pluie de cendres brûlantes, l’incurable passion : dans le geste qui repousse l’amorce du geste qui appelle, la phrase cinglante qui s’achève en prière, la haine qui le cède brusquement à l’adulation et la satire à l’ode… Et toujours, toujours le même refrain : « Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? »

Lord Alfred Douglas était (je cite Henry Davray) « un bel éphèbe mince, aux grands yeux bleus, aux cheveux blonds dorés ». Des cheveux de miel, disait Oscar Wilde.

À l’époque où ils se rencontrèrent, à l’automne de 1891, Bosie avait vingt-et-un ans, mais Oscar en avait déjà trente-cinq. Au temps orageux de leur liaison, à la veille des poursuites, le poète était un quadragénaire qui prenait de l’embonpoint et, (c’est le méchant « Prince Fleur-de-Lys » qui l’assure) il avait les dents gâtées, défaut qu’il s’efforçait de cacher dans la conversation en tenant sa main devant sa bouche.

Quelle que soit la consigne d’objectivité que je me suis imposé d’observer dans ce livre, à force de cacher les réactions de mon instinct personnel, j’en viendrais à manquer de sincérité et ferais du désir de rester impartial une autre hypocrisie. Je n’essaierai donc pas, à cette place, de réprimer mon dégoût.

Au surplus, cette nausée elle-même, a une valeur objective, et je puis l’insérer, à titre d’indication, dans mon examen. Répulsion, chez moi, d’hétérosexuel ? Sans doute, et c’est pourquoi l’aveu en importe. Ce réflexe prouve qu’il y a, chez beaucoup, dont je suis, un fond irréductible qui, théoriquement, peut bien composer avec l’anomalie, philosopher au besoin avec elle, mais qui, mis en présence de réalités brutales, j’entends d’images précises, revient, d’un brusque mouvement, aux réprobations anciennes.

Si j’ai esquissé le portrait physique des deux amis, c’est intentionnellement, par honnêteté, pour tenter sur moi-même une épreuve. J’ai voulu sortir des considérations abstraites, sociales, morales ou purement sentimentales, montrer les êtres de chair, dont il est question et que cependant l’on perd de vue, évoquer enfin les corps, puisqu’aussi bien c’est d’eux et de leur folie qu’il s’agit. Alors je n’ai pu taire mon aversion.

Avec Withman, il nous était encore loisible de fuir les vallées basses et de gagner les collines. Avec Wilde, force nous est de nous enfoncer, de cercle en cercle, jusqu’à la troisième enceinte du septième, où Dante, en son Enfer, parque les sodomites. Là, les damnés gémissent, mais, c’est horrible à dire, si le gémissement cesse et fait place à quelque mièvrerie, à quelque compliment fade que, dans les intervalles de ses maux, l’un d’entre ces malheureux adresse à son compagnon, nous regrettons le temps des plaintes. Ainsi, quand, une fois sorti de prison, Wilde ne songe plus qu’à renouer avec Bosie, et lui écrit de sa retraite normande : « Je suis si content que vous alliez au lit à sept heures. La vie moderne est terrible pour des charpentes délicates et vibrantes comme la vôtre : une feuille de rose dans une rafale de dure grêle n’est pas plus fragile[60] », oh ! certes, nous n’en persistons pas moins à penser que la condamnation du poète fut une iniquité, mais nous ne pouvons nous empêcher de faire cette réflexion que le prisonnier de Reading, le matricule C. 3. 3., dans les instants où le dépit amoureux lui laissait quelque relâche, avait tout de même des méditations plus hautes que le solitaire de Berneval, déjà coquetant de nouveau avec ses amours.

Mais c’est la fatalité d’Oscar Wilde que la pire catastrophe ne l’a point guéri. Et ce n’est pas une raison parce qu’il est retombé dans son erreur pour oublier ses tortures, ou pour prétendre que les cris qui lui furent arrachés par la souffrance n’ont aucune résonance morale. Ici, nous surmontons nos répugnances, ou plutôt nous n’avons nul besoin de faire cet effort, car un autre sentiment les remplace : celui d’une pitié profonde. Oscar Wilde n’a jamais renié sa nature, mais peut-être ne l’eût-il pu qu’en s’ôtant la vie. Allons-nous, au nom de notre propre nature, regretter qu’il ne se soit pas emporté jusque-là ? C’est nous, alors, qui serions un monstre. Il ne faut pas grandir les pervers, mais il faut plaindre les suppliciés.



XIII

L’apologie de l’homosexualité. La prédication d’André Gide. Première phase : Gide prudent. — L’Immoraliste, Amyntas.

Que l’homosexualité fût admise comme objet d’études dans notre littérature, au même rang que les amours hétérosexuelles qui, depuis des siècles, en composent presque exclusivement le fond, de telle sorte qu’à côté du Cycle ancien de la Rose, un Cycle de l’Œillet vert commençât chez nous de se former, cela déjà, nous l’avons vu, fit scandale auprès de quelques uns et excita prodigieusement l’imagination des gens du monde toujours avides de nouveauté. De toute façon, à la foule des complaisants aussi bien qu’aux esprits sévères, l’événement parut étrange, inaccoutumé. Cependant, nul n’eût osé croire, il y a encore quelques années, quand triompha insolemment Sodome et Gomorrhe, qu’un homosexuel, non pas cette fois sous le voile de la fiction, mais à découvert et parlant en son nom personnel, entreprendrait l’apologie de son penchant.

Du roman à la confession publique il y a loin, ou plutôt, car il peut arriver qu’un roman ne soit qu’une confession déguisée, l’attitude de l’auteur, dans les deux cas, n’est pas identique socialement. Il n’est pas rare qu’un écrivain emploie la forme du roman autobiographique pour y déverser ce qu’il a sur le cœur et libérer ainsi sa conscience, mais alors la caractéristique de l’œuvre, même quand celle-ci est littérairement sans valeur, demeure avant tout littéraire.

Tandis que, dans les confessions, quelle qu’en puisse être la valeur esthétique, la tendance principalement ressortit à l’éthique, le but visé est d’abord moral.

Or, de nos jours, chez qui les préoccupations morales sont-elles plus ancrées, plus constantes, chez qui, sous d’apparents reniements, sont elles restées plus vives que chez M. André Gide[61] ?

Si nous le nommons, ce n’est qu’après lui, et parce que, lui-même se déclarant, il nous en a donné tacitement l’octroi. Que les souvenirs publiés sous le titre de Si le grain ne meurt soient signés André Gide, c’est précisément cela qui constitue le fait grave que nous signalions ; c’est à cause de cela que l’édition de ces trois petits volumes a une signification autre que littéraire. L’écrivain, tout le premier, nous invite à juger l’œuvre comme un acte.

Ainsi placé par André Gide lui-même dans l’obligation de prendre directement à partie, en lui, non pas tant l’auteur que l’homme, je voudrais qu’il me fût possible, sans rien renoncer de ma franchise, de ne pas contrister un ami. Quand je dis « un ami » ce n’est pas que je prétende que Gide de son côté me considère comme tel. C’est de mon seul point de vue que je parle, c’est mon propre sentiment, duquel Gide peut fort bien ne pas se soucier, qu’il m’importe surtout de ne pas froisser ni ternir, car il est pur, ancien et fidèle.

Gide et moi, nous ne nous voyons jamais, ni ne nous écrivons non plus. Mais je lui garde une reconnaissance profonde pour un appui qu’il n’a peut-être plus souvenir de m’avoir prêté pendant la guerre, dans une heure pénible, quand, évacué du front et encore tout chancelant, obligé, à ma sortie de l’hôpital, de me rendre dans le midi pour m’y soigner, je ne savais où aller.

Mon désarroi, cependant, était peu de chose dans le torrent d’afflictions qui déferlait alors sur le monde. Durant des semaines, le temps que moi-même y restai, il me fut donné d’admirer Gide à l’un des plus sombres confluents du malheur : celui par où passaient à Paris les Belges sans abri. Nombreux, certes, furent les dévouements qui se dépensèrent là, mais Gide apportait à l’accomplissement de sa tâche une dévotion et une intelligence qui mettaient son concours hors de pair. Qui ne l’a pas alors entendu questionner les pauvres fugitifs, ne soupçonne pas jusqu’où va, chez cet artiste que d’aucuns prennent pour un dilettante, la compréhension des humbles, ni de quelles délicatesses précautionneuses il peut nuancer sa bonté.

Au seuil de ce chapitre, il fallait que cela fût dit. Notre objet ici, je le répète, c’est la personne même ; les arguments ad hominem sont donc les seuls qui vaillent. N’oublions jamais, au cours du débat qui va suivre, ce que nous avons éprouvé quant à nous, ce que nous avons pu constater aussi de nos yeux, en des centaines de rencontres : c’est à savoir combien Gide a le cœur fraternel.

L’auteur de Si le grain ne meurt n’a écrit, croyons-nous, cet ouvrage que dans l’intention délibérée de nous avouer, ou plutôt de proclamer hautement[62] les particularités de son instinct ; mais il n’a pris cette détermination que sur le tard. Gide, en effet, est né en 1869, et l’on se rappelle que nous avons, à deux reprises, relevé telle et telle de ses œuvres comme des points de repère dans l’historique esquissé par nous, concernant l’évolution de l’esprit public à l’égard de l’homosexualité. C’est qu’aussi bien Gide lui-même n’a progressé que lentement, non pas dans la connaissance de son penchant, qu’il découvrit d’assez bonne heure, mais dans l’idée qu’il en pût faire sans fard la confidence à des lecteurs.

Il serait curieux à plus d’un égard de rapprocher du texte récent de Si le grain ne meurt le texte de L’Immoraliste édité il y a vingt-cinq ans. Les évènements rapportés dans le tome troisième des confessions (le voyage en Afrique du Nord, et la maladie, et la convalescence, et le reste) sont en effet ceux-là mêmes qui composent, pour la majeure partie, le fond de l’œuvre romancée. Notez cependant que celle-ci avait déjà la forme d’une confession publique. Seulement la confession y prenait l’apparence d’un artifice littéraire : un personnage imaginaire, sur une terrasse algérienne, à l’heure du crépuscule, faisait à trois paires d’oreilles symboliques, trois amis évoqués, semblables aux trois amis de Job, l’aveu de son inquiétude, de ses scrupules et de ses abandons. Mais, peut-être, en combinant cette scène, Gide avait-il cédé, beaucoup plus qu’il n’eût pu le supposer alors, à un besoin obscur et profond. Quand il croyait agir librement, en littérateur, il préfigurait déjà l’instant où lui-même, jetant le masque, parlerait, non plus à trois auditeurs de songe, mais à ses contemporains, et cette fois en pleine lumière.

Pour l’instant il s’enveloppait d’un burnous, des ombres du soir et d’énigmes comme un jeune enchanteur arabe. Et, de fait, l’enchantement avait opéré sur nous. Il dure encore. Un malaise assurément s’y mêlait, mais comme une goutte d’essence amère relevant ce que le philtre sans elle aurait eu d’un peu trop doux. Le conteur, encore qu’il ne fût qu’un être irréel, l’incarnation romanesque du désir défendu, ne s’aventurait point en des déclarations directes, explicites. Nulle inconvenance visible, nulle brutalité. Moins des gestes licencieux qu’une atmosphère lascive. Une insistance étrange du héros à se complaire dans la société des enfants, pour d’autres motifs, on le sentait, que l’amour pur de l’innocence. Ailleurs, une figure mystérieuse et solennelle traversait le récit par trois fois, comme le missionnaire, le pape errant d’une religion cachée ; et, sous les traits de ce Ménalque, nous devinions Oscar Wilde. Mais lorsque, poursuivant son histoire, le narrateur nous transportait du désert dans la forêt normande, notre gêne soudain augmentait, comme si en remontant sous nos ciels pluvieux, le mal bizarre dont Michel souffrait eût perdu de sa grâce. L’incantation cessait qui, là-bas, sur le sable, maintenait notre âme en suspens, à la limite des choses permises, dans un étourdissement lumineux. La conque marine dans laquelle soufflent les moissonneurs au pays des Cimmériens n’a point, comme la flûte de roseau qui résonne dans la palmeraie, le pouvoir de muer en poésie les aspirations les plus troubles. Et quand, toujours tourmenté de ses obsessions, l’instable Michel braconnait sur ses propres terres avec de jeunes vauriens, de le voir, en ces louches promenades, agité d’un émoi incompréhensible, cela nous irritait contre lui. Mais, là encore, par un miracle de malice, au moment où notre embarras allait devenir insupportable, sur un coup de baguette du musicien, la symphonie recommençait. Et bientôt nous ne savions plus si ce que nous avions pris tout à l’heure pour une fièvre équivoque n’était pas simplement l’odeur humide du sous-bois ou celle des labours en automne.

L’art ne peut être poussé plus loin. Dire et ne pas dire. Inquiéter et apaiser. Ici la pointe et là le baume, ou tous les deux ensemble : l’hameçon tendu sous l’appât. Gide à présent se plaint des contraintes auxquelles il a dû, pendant si longtemps, soumettre l’expression de ses désirs. Mais qui sait si l’artiste, chez lui, n’a pas beaucoup gagné à cette hypocrisie forcée. Mot, qu’il faut prendre, bien entendu, dans l’acception la plus noble, celle dans laquelle art et feinte sont deux termes synonymes. Imaginez André Gide, à vingt-trois ans, libre de faire ouvertement profession de foi de ses goûts et des plaisirs qu’il trouve à s’y abandonner, et son style ne fût point devenu ce qu’il est, jusque dans la franchise aujourd’hui : ce merveilleux instrument plein de courbes, forgé dans les années prudentes ; lui-même n’eût point été, je parle ici esthétiquement, ce que le fit l’obligation d’une retenue continuelle, cherchant des biais sans cesse : le maître de la réticence, de l’allusion et du secret.

Prince du langage, ah ! sans doute, et combien ce titre qu’Oscar Wilde se décernait à lui-même, un Gide le mérite mieux, qui n’a, lui, dans sa vêture, ni strass ni clinquant. Défroque pourtant, livrée d’emprunt que cette forme si personnelle, non point en ceci que l’être qu’elle habille en a dérobé à d’autres la coupe ou la nuance, mais plus profondément dans ce sens que la vérité qu’il cherche est ailleurs que dans le bien-drapé de l’étoffe.

Gide nous conte que lorsqu’il s’embarqua, en 1893, pour ce voyage d’Algérie, qui devait le conduire à faire en lui-même de si effarantes découvertes, désireux de marquer d’un geste significatif sa rupture avec le passé, il se refusa d’emporter sa Bible. La Bible est ancienne, Gide, elle peut attendre. Qu’est-ce qu’un espace de trente et quelques années pour elle au regard de qui les siècles ne sont que de courts instants, pour elle qui donne le nom de « jours » à des âges entiers de la terre !

André Gide a réuni dans Amyntas les notes prises sur son carnet durant les séjours successifs qu’il fit en Afrique du Nord aux alentours de 1900. C’est un des plis contractés par lui dans la jeunesse que cette habitude qu’il a d’inscrire chaque soir sur un cahier l’événement notable de la journée, c’est-à-dire telle image qui l’a ravi, ou tel parfum qui le troubla, ou encore telle réflexion que ses lectures lui inspirèrent. Car, s’il est volontiers nomade, il voyage avec ses livres : Homère en poche (comme Werther), ou La Fontaine, ou Racine, ou Bossuet, ou Pascal. Et, à ce propos, n’est-il pas piquant ou mélancolique de constater que dans l’instant qu’il regimbait contre la règle, il lui demeurait encore fidèle par son attachement à cette coutume qui laïcise apparemment l’examen de conscience en l’appelant journal intime, mais au fond n’en change pas la nature ?

D’un père laborieux, sensible et distrait qui, lorsqu’André avait cinq ou six ans, découpait pour le petit garçon des dragons de papier que la brise par dessus les arbres du Luxembourg emportait, l’écrivain a pu hériter cette ouverture sur le rêve, laquelle chez lui toujours alterne avec les clôtures du travail, comme succèdent aux heures d’étude les récréations écolières. Et ces dragons de papier tourbillonnant dans l’air, c’étaient les premières chimères que l’âme de l’enfant chevauchait, c’était la poésie déjà, qui plus tard devait captiver le jeune homme et l’exhorter à la poursuivre dans la prose même. Mais, bientôt, une autre influence non moins sévère que douce, et d’autant plus sévère peut-être qu’elle était plus douce, veillait à ce que la journée ne s’achevât pas sans profit moral, sans les minutes de recueillement dont quelque pensée inscrite sur une page blanche reste le témoignage. Gide n’a pas cessé de se plier à la tendre injonction pressante, quand ce ne serait que pour nous dire que, cette fois, c’était bien fini, qu’il n’obéirait plus désormais qu’à lui-même.

Ce que Gide nous offrait, dans Amyntas[63], ce qu’il croyait qu’il pouvait seulement nous offrir, c’était le décor dans lequel, par six fois en moins de dix années, il lui plut de revenir rôder. Si le voyageur nous entraînait en quelque café maure, il nous laissait tout soudain à la porte de l’arrière-salle ; ou bien, si nous étions dans le désert, brusquement il disparaissait à nos yeux dans les plis des dunes. À chaque instant nous restions quinauds, et ce désappointement nous révélait à nous mêmes qu’on nous avait malignement rendus curieux de connaître quelque chose qu’à la dernière seconde, au moment de nous le faire voir, l’on nous cachait encore.

Des paysages vus dans l’heure qui précède le désir ou dans l’heure qui le suit, sans que la particularité du désir fût cependant dite, sans que son heure à lui fût non plus montrée, voilà ce qu’était Amyntas. Mais, soit fièvre de l’attente, soit paix frémissante de l’instinct assouvi, la disposition d’esprit singulière du voyageur communiquait aux lignes un frisson, aux couleurs une note extasiée, grâce à quoi les spectacles qu’on nous conviait comme innocemment à admirer n’étaient point tout à fait ceux-là qu’un touriste ordinaire, dans le simple état de tourisme, nous eût décrits.

Ainsi l’auteur, déjà, s’adonnait à l’un de ses divertissements favoris, qui est de jeter le trouble dans les âmes, les âmes jeunes principalement. Les restrictions que la pudeur sociale lui imposait se transformaient entre ses mains en autant d’atouts qu’il mettait dans son jeu. Nous avons relevé plus haut les avantages que, dans le domaine de l’art, Gide a retirés de la contrainte. Il est permis de se demander si les mêmes nécessités de dissimulation ne servaient pas également chez lui un vœu plus secret, en l’obligeant à capter par des voies obliques, c’est-à-dire sans employer aucun des moyens de séduction qui eussent pu mettre le lecteur en défiance[64].

Que devient en tout cela, dira-t-on, ce grand souci de vérité que nous représentions à l’instant comme l’un des caractères d’André Gide ? Eh ! ce souci ne le quitte pas, mais il n’est pas le seul ; un autre le traverse constamment, et le danger, c’est lorsqu’on croit prêter l’oreille au premier, qu’on puisse être dupe du deuxième.

Homo duplex, Gide est double. Ce qu’il ne faut pas entendre au sens vague de l’expression, ce qui ne veut pas dire simplement que Gide est plus ou moins compliqué, mais signifie qu’il est positivement deux en un.

Le manichéisme, en tant que vue générale du monde, est peut-être une hérésie. En la personne de Gide, il est une réalité. La vieille antithèse du Bien et du Mal se retrouve chez lui vivante. À quelles oscillations elle peut donner lieu, dès qu’elle sort de l’idéologie scolaire ou de l’imagerie romantique, pour devenir un rythme de l’être, une respiration de l’âme, l’exemple de Gide le prouve. On objectera que ce n’est point là une originalité, que nous sommes tous partagés entre le bon et le mauvais. Sans doute, mais le partage est chez nous mélange confus ; nous sommes divisés avec tiédeur, avec mollesse, quand ce n’est pas souvent avec inconscience. L’originalité de Gide, dans l’espèce, vient de sa dévotion alternative aux deux principes, de la ferveur qu’il met à les servir à tour de rôle, et de sa lucidité dans les deux cultes. Tantôt il semble appartenir tout entier à l’un, tantôt se donner tout à l’autre ; et lorsqu’entre les deux une lutte s’engage, il sait qu’il est à la fois le champ clos, les duellistes et l’arbitre du combat.



XIV

Deuxième phase : Gide audacieux. — Examen du Corydon.

C’est sur l’autel de la Vérité que Gide, en 1922, prétendit déposer Corydon.

L’ouvrage avait été déjà imprimé en 1911, à douze exemplaires, lesquels, dit l’auteur, « furent remisés dans un tiroir ». En 1920, fut tirée une seconde édition, sinon aussi secrète que la première, du moins toute confidentielle encore, puisqu’elle ne comptait que vingt six exemplaires, qui furent probablement distribués à des amis. Ce n’est pas par minutie bibliographique ni manie de bibliophile que nous rappelons ces détails, mais pour marquer avec quelle prudence Gide est sorti de son couvert.

Nous ne sommes pas de ceux qui voient dans ces hésitations l’indice d’une « certaine timidité de pensée », selon l’expression employée par l’auteur dans la préface où lui-même se défend de cette faiblesse. Ce me semble plus juste de croire que, lorsqu’on a, dans ses mœurs, depuis près de trente ans, l’habitude du secret, l’on ne s’en départ point tout de go. Bien plus, le secret a ses délices, et pour que Gide prît le parti de les sacrifier, fallait-il, selon nous, que la passion de la vérité fût en lui puissante ! D’autre part, se déceler, c’est un peu résigner ses dons d’artifice, déposer la nuance captieuse : un virtuose de la phrase y perd. Enfin Gide fut longtemps arrêté par la crainte d’affliger quelques personnes, « une âme en particulier », dit-il. De telles raisons d’ordre intime, qui paraissent des défaites aux indifférents, sont souvent les plus déterminantes. D’ailleurs, dès l’instant que Gide nous l’assure, nous ne pouvons douter de sa parole. Gide ne ment jamais dans le temple de la Vérité. Il a d’autres dieux ou démons, qu’il visite. Mais quand il revient à l’esprit de réforme et de libre examen, c’est toujours avec un ferme propos. C’est avec l’élan du catéchumène, doublé, au besoin, d’un iconoclaste.

Ajoutons, cependant, ce que Gide lui-même a noté dans sa préface à l’édition de 1922, la première qu’il destina délibérément à un cercle assez étendu[65] : « Certains livres — ceux de Proust en particulier — ont habitué le public à s’effaroucher moins et à oser considérer de sang-froid ce qu’il feignait d’ignorer ou préférait ignorer d’abord. » C’est donc bien Marcel Proust qui avant tous passa les barrages ; après quoi, d’autres, Gide en tête, s’avancèrent.

Le petit pâtre brun Amyntas avait groupé autour de son image les effusions lyriques du désir clandestin ; sous l’invocation d’un autre berger de Virgile, le blond Corydon, Gide, cette fois, plaçait, en forme de dialogues, un traité didactique, sorte de « défense et illustration » du non-conformisme. Loin qu’il s’agît alors de confessions, l’œuvre se présentait comme détachée de toute préoccupation personnelle. La stricte objectivité scientifique était sa loi apparente.

Peut-être un tel parti-pris satisfaisait-il chez l’auteur, à ce moment, les derniers conseils de la prudence, en même temps qu’il s’accordait avec la répugnance sincère que Gide a toujours montrée pour tout ce qui, de près ou de loin, peut ressembler à un éclat. Là encore, la nature de l’homme est double ; il aspire à exercer une action, mais il a horreur des remous que l’action entraîne. Son attitude à l’égard du public est celle d’un pêcheur à la ligne qui, sentant que ça mord, tremblerait de voir apparaître au bout de son fil une hydre gigantesque. C’est pourquoi l’inquiète un succès qui dépasse une certaine ampleur. Il craint d’être avalé par lui.

Cependant le zèle des anciens réformateurs le possède. Son idéal serait de faire des prosélytes en restant dans la solitude, sans que ses disciples, qu’il souhaite nombreux, se crussent autorisés à l’entourer de leurs piétinements et de leurs rumeurs[66].

À bannir du Corydon (extérieurement) tout subjectivisme, Gide trouvait un autre bénéfice : la portée du message, pensait-il, en serait accrue. La finesse, dans l’art de la propagande, c’est, en effet, que plus l’auteur paraît dégagé de son propos plus il a chance de convaincre. Il faut qu’il ait l’air d’exposer simplement des faits, en laissant à chacun la liberté de conclure.

Gide, comme on peut croire, n’ignore aucun de ces tours. Nous ne lui en ferons pas un crime, car le fond du procès est ce qui nous importe le plus. Pourtant, je dois avouer que, dans son Corydon, Gide a mis un peu trop d’astuce, et de la plus fourrée.

L’ouvrage est une suite de dialogues dans lesquels un homosexuel s’évertue à démontrer scientifiquement la légitimité de son instinct à un hétérosexuel malveillant et mal informé. Celui-ci, qui est censé rapporter les dialogues, Gide nous le donne comme n’étant autre que lui-même, puisque, des deux personnages, c’est celui qui dit : « je ». Si, le Corydon n’avait pas été suivi des confessions, nous ne serions pas en droit de reprocher à Gide d’avoir abusé dans Corydon de notre ingénuité. Mais Si le grain ne meurt a paru, livre qui a pour objet de ne nous laisser aucun doute sur les penchants de Gide en personne.

Or, quand Gide, dans les dialogues, se distribue le rôle de l’homme normal qui, non seulement fait à l’homosexuel des objections, mais le raille, quand nous voyons cette raillerie, à chaque page, aiguiser de nouveaux traits, et le railleur persister jusqu’à la fin dans ses sarcasmes, il nous devient impossible d’admettre qu’il n’y ait là qu’une convention littéraire. Ou bien la faute, c’est d’avoir introduit l’artifice dans une discussion dont le postulat est précisément que l’artifice n’y a point place. Nous éprouvons à la lecture la même sorte de gêne qui s’empare de nous et va grandissant lorsqu’en notre présence quelqu’un ment et s’enferre de plus en plus dans son mensonge.

De fait, l’administration de la preuve est ici viciée. D’avance, nous suspectons une vérité qui use, pour se faire jour, d’un tel excès d’industrie.

J’entends bien que l’imposteur, ce n’est pas Gide à proprement parler, mais le faux personnage dont il s’est cru obligé d’assumer le rôle. Gide, ainsi, nous trompe dans la forme, mais il ne ment pas sur le fonds, et cela pour une bonne raison, c’est que le vrai Gide, c’est l’autre, c’est Corydon. Le Gide supposé n’interrompt le Gide authentique et ne le contredit que pour lui permettre de mieux triompher. Et s’il ne cesse de se moquer, ce n’est que pour dissimuler la complaisance qu’il met à raisonner si faiblement. C’est un compère.

Maintenant, cette mise en scène, maladroite à force d’habileté, négligeons-la. Derrière elle, cherchons à découvrir l’esprit intime de l’œuvre, les préoccupations d’où elle est sortie. Alors, ce que nous apercevrons, c’est un drame des plus pathétiques.

Il est apparu à Gide que les livres de Proust, tout en familiarisant le public avec des questions qui l’avaient jusqu’ici horrifié, ont contribué du même coup à égarer l’opinion (ce sont ses propres termes). En effet, les Charlus (les hommes-femmes) ne sont point les seuls homosexuels. Parmi ceux-ci, un grand nombre, qui repoussent, certains même avec dégoût, l’inversion caractérisée, la sodomie, s’indignent rien que de penser qu’on puisse les confondre avec le petit troupeau fardé aux façons ridicules. Qu’on les taxe d’effeminement tous en bloc, voilà ce qui les révolte comme une erreur et comme une injustice. Pour rétablir la vérité et redresser un si grand tort, Gide a pris les armes. Il a mobilisé sa bibliothèque. Et la tragédie est là.

Gide a tout lu sur son cas, avec quel grand sérieux, quelle curiosité anxieuse ! Il a instruit lui-même son procès, multiplié les enquêtes, classé les témoignages. Chez les naturalistes, les biologistes, les médecins, chez les grands écrivains aussi, partout, en tout pays, dans le passé, dans le présent, il a fouillé les textes pour en extraire des arguments favorables à sa cause. Orgueil, orgueil immense, peut être, en fin de compte, si tant est que Gide soit intimement convaincu que le débat s’est terminé à son avantage. Mais plus encore qu’à l’état d’esprit de l’auteur lors de ses conclusions, je songe à celui qui devait être le sien au cours de ses lectures. Eh ! qu’importe à Gide l’opinion d’autrui ! C’est à lui-même qu’il veut prouver que sa particularité n’est pas ce qu’on nomme une tare, qu’il n’est ni un névrosé ni un dégénéré. Que du sentiment de son anomalie, un Wilde ait tiré vanité, comme de l’œillet vert, cette fleur truquée, dont il ornait sa boutonnière, c’est là une satisfaction qu’un Gide, plus réfléchi, plus humain, plus profond, ne se sent pas le cœur de partager. Duperie que le dandysme, s’il n’est que l’affectation qui cache une disgrâce, s’il n’est que du rouge sur une peau malsaine ! Quelle charlatanerie que d’en être venu à dire que c’est être supérieur que d’être monstrueux, ou quelle folie de l’avoir cru ! Non, la vérité ne peut résider dans l’exception morbide, dans le désordre. Elle est dans la règle, dans la règle réformée peut-être, mais dans la règle toujours. Wilde se flattait que l’instinct homosexuel fût en dehors et au-dessus de la loi naturelle. Gide, lui, se refuse à admettre qu’il puisse être déclaré forclos par le Créateur : il veut intégrer l’homosexualité dans la Genèse, et il n’aura pas de paix tant qu’il ne l’y aura pas fait rentrer.

Dès lors, on voit d’ici la thèse : ruiner dans les esprits l’ancienne idée d’après laquelle les manifestations du désir homosexuel seraient « contre nature ».

L’uraniste passionné et féru d’histoire naturelle qui se déchaîne, textes en mains, sous le nom de Corydon, commence par reprocher à l’auteur de la Physique de l’amour, Rémy de Gourmont, de n’avoir vu dans l’amour humain qu’une forme de l’instinct universel de reproduction.

Loin d’être confondus, l’instinct de procréation et la poursuite du plaisir iraient se dissociant de plus en plus au fur et à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres. La volupté serait recherchée pour elle-même, sans souci de la fécondation, et celle-ci, dans les cas de rapprochements hétérosexuels, n’aurait lieu presque toujours que par raccroc. Évidemment, Corydon ne va pas jusqu’à nier la volupté qui accompagne l’acte de reproduction ; il ne fait pas de celui-ci une sorte de sacrifice austère au dieu de l’espèce, mais il considère comme la règle, et non comme un manquement à celle-ci, que la volupté puisse être séparée des fins pratiques et devenir un but distinct[67].

D’où suit immédiatement ce corollaire : la quête du plaisir et les fins de l’espèce étant différenciées, l’homosexualité, en vertu de cette disjonction, cesse d’être antinaturelle.

Ici Corydon s’enflamme. À l’appui du raisonnement, il appelle l’observation. Les faits, dit-il, sont patents. L’homosexualité est chose si peu monstrueuse qu’en dehors même des races humaines, elle est très répandue dans la nature. Et de citer des références : l’honnête Buffon, déjà, n’avait-il pas relevé, chez le coq et le pigeon, des cas de sodomie caractérisée, c’est-à-dire de préférence homosexuelle, en des circonstances où ne manquaient ni les poules ni les pigeonnes ? De même, les chiens, les béliers, les boucs sont, affirme Corydon, coutumiers du fait. Puis, à la liste, il ajoute les canards. Après quoi, il passe aux insectes. La fréquence des accouplements entre mâles se constate, paraît-il, chez les hannetons. J. H. Fabre signale les mêmes mœurs chez les cérocomes[68].

Bref, les pratiques homosexuelles se retrouveraient chez presque toutes les espèces animales. Le grand Pan, qu’on avait cru mort, nous réservait cette surprise. C’est, en effet, une sorte de délire « panhomosexualiste » qui, à la fin, s’empare de Corydon, ivre de zoologie.

Ivresse, selon nous, toute gratuite. Les naturalistes sont, dans cette affaire, des témoins déplacés sans motif. Ou plutôt, il y a deux affaires : la première où l’on est libre d’assigner tous les animaux, en invoquant les témoignages de ceux qui font profession de les observer ; la deuxième où l’homme seul doit être cité. Admettons que, grâce aux savantes dépositions des zootechniciens les plus récents, Gide ait gagné le premier procès. De fait, s’il est aujourd’hui scientifiquement établi que l’homosexualité n’est pas rare chez nombre d’espèces animales, pourquoi éprouverions-nous de l’embarras à le reconnaître ? Même, cela nous embarrasserait-il que nous n’aurions qu’à nous incliner devant ce qui est. Mais, où Corydon s’égare, c’est quand il raisonne comme si la cause de l’animal et celle de l’homme étaient liées. Ce qui le préoccupe, c’est d’amener l’opinion, enfin désabusée, à former le jugement suivant : l’homosexualité n’est pas antiphysique, attendu qu’on l’observe fréquemment chez les animaux. Et, si Corydon tient tellement à obtenir satisfaction sur ce premier chef, c’est qu’il espère, de cette proposition préliminaire, tirer la conclusion que voici : l’homosexualité est légitime chez l’homme.

Seulement le syllogisme n’est pas recevable, car une de ses prémisses cachées est fausse, ou incomplète, c’est-à-dire fausse par omission d’un terme. Cette prémisse sous-entendue et fallacieuse est celle qui présente comme un axiome que « l’homme aussi est un animal » — sans plus. Animal, oui, mais animal moral, et c’est ce dernier mot qui change tout. L’adjectif supprimé, Corydon a la faculté de faire glisser son raisonnement d’un plan sur l’autre ; rien ne l’empêche de développer sa victoire des animaux à l’homme. Mais, l’adjectif rétabli, le système de Corydon achoppe sur cette pierre et s’effondre.

Comment ne pas éprouver quelque tristesse, quand, sur les copulations insolites de l’animal, sur les excentricités du chien ou les manèges auxquels se livrent entre mâles certains insectes fouisseurs, on voit un intellectuel du rang le plus élevé se pencher, non point avec l’impassibilité objective du savant, mais avec espoir et crainte, avec le souci cuisant de trouver dans ces spectacles des justifications pour lui-même, des apaisements peut-être.

À la vérité, tout est naturel, y compris la maladie et la démence et le meurtre. Ne savons-nous pas que la ruche est un palais à l’intérieur duquel, certains jours, on s’égorge. Dans la multitude d’horreurs dont s’accompagne ici-bas le bouillonnement de la vie, qu’est-ce qui nous autorise à choisir, dans la basse-cour ou sous la feuille, tel geste lascif de la créature animale, pour lui accorder la valeur d’une indication, d’un conseil ? À ce compte-là, pourquoi ne pas admettre également qu’une femme sanguinaire puisse se réclamer de la mante religieuse qui, après qu’elle est fécondée, tue et dévore son époux ? Les mœurs de cet insecte femelle sont, elles aussi, dans la nature. Elles font même partie, pour cette amazone, d’un rituel inséparable de la volupté.

« Mais, dira Corydon, au débat sur lequel vous insistez, ne se borne pas ma thèse. » D’accord. Nous ferons cependant observer que le premier procès, celui des animaux, remplit la moitié du livre, deux dialogues sur quatre. C’est beaucoup si l’on estimait la cause accessoire, beaucoup enfin pour n’aboutir à rien.

Gide a trop de bon sens, et surtout un désir trop anxieux de satisfaire aux exigences de son propre esprit critique, pour que l’argument zoologique lui ait paru à lui seul suffisamment péremptoire. Il a donc appelé, quoique plus mollement, car la fatigue le gagne, la deuxième affaire : celle de l’homosexualité chez l’homme. Mais là, il est tout de suite tombé dans l’erreur que nous avons déjà, au cours de cet ouvrage, signalée comme fréquente, laquelle croit légitimer les mœurs homosexuelles, en déclarant qu’elles ont eu des adeptes chez tous les peuples et dans tous les temps.

Toute morale est relative rappelle Corydon, avec l’arrière pensée d’empoisonner par cette flèche l’hétérosexuel majoritaire dont l’éthique amoureuse aujourd’hui l’emporte. Comment ne voit-il pas, ce disant, qu’il se blesse avec ses propres armes ? Si tant est qu’il n’y ait pas de règle immuable, du moins dans cette partie de la morale qui est liée à la vie sociale, quelle raison aurions-nous de chercher des modèles dans des civilisations révolues et différentes de la nôtre ou encore chez des peuples exotiques ? C’est entendu que nous ne sommes qu’un point dans l’espace, un moment dans le temps ; et sans doute, dans les limites mêmes de ce point et jusque dans la durée de ce moment, nos mœurs évoluent-elles encore ; mais que, délibérément, comme par décret, la civilisation qui est la nôtre, puisse abandonner en bloc ses principes et ses préjugés, pour se mettre à l’école de quelque exemple historique, celui-ci fût-il aussi fameux, aussi beau que l’exemple grec, voilà qui est absurde à penser. Absurde, parce que, dans le domaine de la morale sexuelle, laquelle est liée à toute la culture, des renversements si soudains sont impossibles. Absurde aussi, parce que, dans l’invraisemblable hypothèse de la variation brusque, nous ne sommes pas absolument sûrs, quelle que soit l’hypocrisie de nos mœurs actuelles, que nous ne perdrions pas au change.

J’ai dû, pour dégager l’esprit du Corydon, prêter à l’exposé des idées une rigueur que celui-ci n’a point dans les dialogues. Plusieurs lectures attentives du texte m’ont même été nécessaires avant qu’il me fût possible d’en démêler, derrière le sens littéral, l’intention cachée.

La phrase de Gide est souple et claire, mais comme une peau qui revêt un corps serpentin, de sorte qu’il arrive qu’on se perd à suivre la pensée de l’auteur : celle-ci décrit des boucles brillantes, se replie en S, se referme en 8, puis, soudain, se détend, fait un crochet et disparaît.

Aussi bien est-il rare, avec Gide, que la discussion purement théorique épuise le fond du débat. Sous l’appareil logique il y a, peut-être à l’insu de l’auteur quelquefois, des desseins obscurs, qui tantôt demeurent tapis à l’écart, tantôt se jettent dans la mêlée par surprise, pour rompre la marche du raisonnement ou détourner l’objection qui va poindre.

C’est ainsi que, dans la première partie de l’ouvrage, la partie zoologique, je crois apercevoir, sinon dans les termes du Corydon, du moins le long des pentes successives du dialogue, deux tendances contradictoires qui sont comme tressées ensemble : l’une visant franchement à démontrer que l’homosexualité est un phénomène commun à toutes les espèces animales ; l’autre qui aspire secrètement à nous convaincre que l’instinct homosexuel est le signe d’une évolution parvenue à son stade le plus haut. D’un côté, une impulsion répandue dans toutes les formes de la vie, devenant ainsi une des faces innombrables de l’immense Nature ; de l’autre, un état auquel la Nature n’atteindrait qu’en s’épurant, en se surpassant elle-même, la cîme la plus élevée de l’arbre, la fleur des voluptés choisies.

Mais il y a plus grave. C’est, à mesure que Corydon expose ses vues, un changement progressif, par gradations insensibles, de son attitude. Au début, le ton est bas, voilé de tristesse, d’une solennité quasi sépulcrale. L’auteur semble n’avoir pris la plume que pour protester contre les exclusives dont est victime, dans nos mœurs, l’homosexuel congénital, celui qui, organiquement, ne peut connaître le désir ni concevoir l’amour en dehors de son propre sexe. Mais, à la fin du volume, il n’est plus question de cela, et c’est alors, si l’on a gardé son libre jugement, qu’on s’aperçoit avec stupeur où le diable nous a conduit par des voies détournées. Corydon, (lequel n’a plus à craindre la ciguë, ce qui, quoiqu’il dise, est pour lui un avantage dont il n’eût peut-être pas joui au temps de Socrate), Corydon s’adresse, pour conclure, à tous les jeunes gens, quels qu’ils soient, à tous, vous m’entendez bien, non seulement aux homosexuels de naissance ou d’occasion, mais aux hétérosexuels eux-mêmes, à ceux que leur instinct porte naturellement vers les femmes, et qui, sans l’exemple d’un camarade, sans quelque invite sournoisement glissée à l’oreille, ou la lecture de Gide lui-même, n’eussent jamais eu la curiosité d’un plaisir contraire à leur penchant, plaisir donc moralement pervers, physiologiquement vicieux en ce qui les concerne. Bref, Corydon, qui s’était d’abord posé en simple défenseur d’une classe de parias peu nombreuse et, à ce titre, avait su nous intéresser à sa cause, se montre finalement sous les traits d’un propagandiste effréné[69].

André Gide, comme on pouvait le prévoir, veut nous ramener aux coutumes des palestres et du bataillon thébain, c’est-à-dire à l’usage avoué, honoré, général de la pédérastie dans l’adolescence, ou plus exactement dans la période qui va de la puberté à l’époque des fiançailles. Il assure que la moralité est là ; ce lui semble le moyen le plus radical de supprimer la prostitution, plaie hideuse en effet[70]. Mais voilà le hic : nous n’ignorons pas que ce sont les inclinations sexuelles de l’auteur qui lui soufflent sa doctrine, et, dès lors, nous nous tenons sur nos gardes. Quand nous voyons prêcher la pédérastie dans l’intérêt des bonnes mœurs, avant d’écouter le sermon (écouter n’est pas encore suivre), peut-être souhaiterions-nous d’apprendre que le prédicateur est un homme qui, personnellement, n’a de goût que pour les femmes, mais chez lequel la soumission au devoir social est plus forte que son instinct. Jusqu’à présent missionnaire pareil ne s’est jamais rencontré.

Si le sujet était moins grave, on pourrait discerner quelque élément de gros comique dans la prétention de Corydon, cet homosexuel-né, qui, non content de partir en guerre pour la libération de ses semblables, rêve de promulguer une nouvelle Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, comportant, pour la jeunesse masculine tout entière, un stage dans la pédérastie.

J’entends bien que nul ne respecte la femme plus profondément que cet apôtre. Eh ! c’est la profondeur de ce respect qui me fait réfléchir. Il est de ceux que les femmes elles-mêmes ne prisent guère. Corydon défenseur du foyer ne m’inspire aucune confiance. Il se vante que, si on le laissait faire, il effacerait de nos mœurs, non seulement l’amour vénal, mais l’adultère, car ne sont-ce pas les jeunes gens surtout qui, par besoin de jeter leur gourme, sans cesse à l’affût de nouvelles aventures, apportent le trouble dans les familles ? Ainsi Corydon, avec son système, s’offre à rassurer les maris par la râfle de tous les garçons.

Léon Blum, on s’en souvient, avait une autre vue. Dans son livre Du mariage (1907), œuvre hardie, qui demeure une des rares études sérieuses de psychologie sexuelle que nous possédions en France, l’auteur revendiquait pour les deux sexes, avant le contrat matrimonial, la même liberté de conduite, la même diversité dans l’expérience amoureuse. C’est qu’au fond ce qui l’émouvait de pitié, ce qui peut être aussi révoltait en lui quelque passion innée de l’égalité, c’était principalement le sort de la jeune fille qui ne trouve pas à se marier tout de suite, comme on dit, et dont les plus florissantes années s’étiolent dans l’état de virginité. Blum, courageusement, dénonçait ce que le vieux préjugé de la fille « sage » pouvait recouvrir souvent d’injustice, d’amertume, de douleur, ce qu’il avait dans tous les cas, même accepté sans contrainte, même embrassé avec ferveur, d’exorbitant, de mutilant, d’antinaturel en un mot.

Tandis que Corydon, lui, enferme les femmes dans le gynécée. Et il ne lui vient même pas à l’esprit que, dans les années qui précèdent l’hymen, ses sœurs puissent avoir des désirs. C’est qu’il s’en moque bien ! Seuls l’intéressent les appétits des jeunes garçons, qu’il entend détourner à son profit, dès l’âge où leurs sens s’éveillent. Il est vrai qu’il ne se refuse point à se séparer de ses amis, quand vient pour eux le temps des noces. Mais c’est peut-être qu’alors ils ne sont plus des éphèbes, ils ont perdu leur prime fraîcheur.

Des mœurs grecques en elles-mêmes, nous avons dit ce que nous pensions. Nous nous en sommes expliqué, croyons-nous, sans pruderie. L’erreur, c’est non pas d’admirer une civilisation qui, à beaucoup d’égards, fut réellement admirable, mais d’en préconiser l’imitation, à vingt quatre siècles de distance, ou plutôt de prétendre qu’on en devrait imiter certaines parties, déjà fort discutées à l’époque, et qui n’étaient peut être pas ce qu’il y avait dans l’hellénisme de plus recommandable.

Au surplus, Gide ne s’aperçoit-il pas que presque tous ceux qui suivent ses conseils sur ce point spécial, n’ont de l’idéal socratique aucune espèce de souci ? Plutôt qu’à discipliner leur instinct, ils ne songent qu’à s’y livrer. Le blanc coursier sublime que Platon nous dépeint, dans le Phèdre, comme l’allégorie des nobles élans de l’âme, vos disciples, Corydon, le renvoient à l’écurie. C’est l’autre cheval qu’ils enfourchent, la bête au poil noir, à l’encolure courte, au chanfrein busqué, symbole du désir brutal. Cette émulation insensée et le danger que courent ces enfants, se peut-il, Corydon, que vous ne les remarquiez pas, vous, le maître de manège ?



XV

Troisième phase : Gide téméraire. — Les confessions : Si le grain ne meurt.

Hélas ! rien de tout cela n’échappe à l’œil amusé d’André Gide. La certitude nous en est donnée par ses confessions et par ceux de ses ouvrages qui, à la lumière de Si le grain ne meurt, s’éclairent étrangement.

D’abord, examinons le principe même auquel Gide obéit, lorsqu’il se croit tenu de faire sur sa vie secrète, non point des confidences à proprement parler, puisqu’il s’adresse à tout le monde, mais des déclarations poussées aux dernières limites de la franchise, ou du moins de l’aveu, car l’aveu lui-même, volontairement ou non, est tissé parfois d’arguties, d’intentions apologétiques, et peut s’accompagner de pièges, en outre.

Gide commence par écrire Si le grain ne meurt pour soi. Son premier mobile, nous l’avons indiqué : c’est l’habitude mentale de l’examen de conscience, la pratique journalière de la note intime. Amiel, protestant comme Gide, avait le même pli. Mais ce qui intéresse surtout Amiel, plus pédantesquement intellectualiste, moins artiste, c’est l’histoire de ses idées. Vierge encore à trente neuf ans, quand il cède enfin à « Philine », âgée alors de vingt-six ans, on plaint la pauvre fille[71]. Ce fort en thème je soupçonne que Gide ne le considère qu’avec irritation. Gide a horreur des sapins, qui prêtent au paysage, dit-il, « une sorte de morosité et de rigidité calviniste ». Amiel est un sapin, et de moyenne taille encore.

Mais Gide a un second mobile. Il en a bien d’autres : je parle ici seulement de ceux qui le déterminèrent en premier lieu. Le journal intime qu’on enferme dans un tiroir, n’assouvirait pas entièrement chez lui cet amour du Vrai qui est, avons nous noté, l’un des traits les plus saillants de sa nature, de l’une de ses deux natures plutôt.

Il est dans l’essence de la Vérité qu’une fois découverte, elle aspire à se répandre ; on ne peut la mettre sous le boisseau sans violenter son principe. Donc, ayant démêlé, au cours de sa vie, la vérité de son être, Gide veut la proclamer. Plus il y a, dans cette vérité particulière, des éléments de clandestinité, de pudeur, de respect-humain, de fausse honte, qui la tirent en arrière et s’opposent ainsi à la tendance générale qu’a toute vérité de s’orienter vers le jour, plus Gide estime qu’il est de son devoir d’aider ce difficile accouchement, fût-ce au prix d’une opération sanglante.

D’autre part, comme tous les esprits subtils, Gide a la superstition des faits. C’est qu’il n’ignore point, renseigné qu’il est par le mécanisme de son propre cerveau, en combien de directions divergentes la pensée peut se jeter sur le terrain des doctrines. Raisonner, ratiociner, sophistiquer, quelle pente savonneuse pour le philosophe, le moraliste, l’esthéticien, tous les hommes à systèmes. Mais, avec les faits, quel soulagement, quel repos ! Bons ou mauvais, beaux ou laids, ils sont. Libre à nous d’en discuter après coup l’origine, la signification, la portée ; mais la réalité, point[72]. De là, le goût d’André Gide pour les « faits-divers » et le sérieux qu’il apporte à les collectionner. Le

« fait divers » est un fragment d’histoire des individus, d’histoire historique et non d’histoire inventée, fictive. Pâture excellente pour le sociologue, surtout s’il a le tact de n’y ajouter aucun commentaire. De même, en ce qui le concerne personnellement, Gide doit penser que sa vie, avant d’être pour lui-même matière à réflexions, c’est une série d’événements, de choses arrivées, et que cette valeur d’humanité réelle confère à son existence, sur le plan du Vrai, qui n’est pas toujours celui du Beau, un prix que ne peut atteindre aucune de ses œuvres d’imagination. Autrement dit, le sentiment le plus impérieux de cet illusionniste, c’est le dédain des apparences. Charmeur de serpents qui, certains jours, au lieu de magnétiser ses reptiles, préfère exhiber leurs poches à venin.

Or, qu’est-ce que les confessions, sinon une forme littéraire qui comble tous ces vœux ? C’est le journal intime faisant explosion hors du tiroir, la confidence dans le haut-parleur, la vérité criée sur les toits, j’entends la vérité authentique, celle de la vie vécue, celle des faits.

Et dans cette vérité vraie, quelles sont les parties les plus intéressantes, les plus instructives ? Évidemment celles que l’homme qui se confesse aura le plus de peine à coucher sur le papier. Donc la vie sexuelle, surtout si elle offre des particularités impossibles à décrire, fournira un thème à confessions idéal[73]. Plus une chose est inavouable, plus elle satisfait aux lois du genre. Les « bons » passages sont ceux qu’un combat violent arrache à l’auteur, ceux où les mots lui manquent, où sa plume hésite, renonce… et se décide. Quelle humiliation ! quelles délices !

Dans les Confessions de Jean-Jacques, il y a de ces pages, que tout le monde a lues. Gide est sans doute de ceux que les scènes du séminaire de Turin et les rencontres lyonnaises ont vivement frappé. Non qu’il ne trouvât en lui-même des raisons assez puissantes pour publier Si le grain ne meurt (nous avons montré le contraire), mais un exemple illustre a quelque chose qui entraîne, qui même excite un écrivain à vouloir surpasser son modèle[74]. C’est d’ailleurs en cela que l’écrit, l’imprimé est un acte, et un acte qui peut se continuer, demeurer longtemps agissant.

L’édition de Si le grain ne meurt a suivi de près celle du Corydon. Cette fois, plus aucune réticence, plus aucun ménagement. Il ne s’agit plus ici d’une œuvre ou « romancée » ou didactique. C’est sa personne même que l’auteur met en avant et sous son propre nom. L’aveu déguisé dans les premiers livres a mis trente ans à rejeter un par un tous ses voiles.

Du point de vue moral, une étude qui aurait pour titre André Gide, pourrait porter en sous-titre : ou l’individu en révolte contre l’éducation. Cette insurrection n’est pas allée sans souffrance : les scrupules et les repentirs qui empoisonnent les extases chez le héros de l’Immoraliste, André Gide les a éprouvés pendant des années, et avec une vivacité dont l’œuvre romanesque ne nous offre que l’expression embellie, musicale. Les confessions rétablissent la douleur dans sa réalité mate et dure, dans son amertume solitaire. C’est pourquoi il faut être bien superficiel pour parler de Gide avec grossièreté ou, ce qui revient au même, avec légèreté.

Gide a commencé par tirer vanité en son cœur de ne verser point dans la débauche à un âge où la plupart des jeunes gens de chez nous, autrefois, du moins ceux de la classe bourgeoise, et à Paris, au quartier latin, allaient « aux tavernes et aux filles ». Mais ce rigorisme, il s’en aperçut bientôt, avait une cause plus profonde qu’un pur attachement à la vertu : à savoir une totale froideur de tempérament et même une singulière aversion à l’égard des femmes. Gide ainsi nous grave, d’après lui-même, un portrait inédit de jeune Pharisien cultivé. On dirait d’un vieux bois : le trait est âpre, sculpté rageusement dans le buis, nulle la place laissée par la taille aux demi-teintes ; quelques lumières crues dans beaucoup d’ombres noires. On pense à Dürer. C’est peut-être qu’en cette image, comme en celles du maître médiéval, se tient, derrière le personnage visible, un autre sire qu’on ne voit pas, en retrait justement dans ces fonds ténébreux : le diable. Le mot aujourd’hui fait sourire. Cependant ce n’est pas en manière de plaisanterie que Gide lui-même le prononce.

Cette figure d’austérité infatuée qui fut la sienne, c’est peu de dire que l’auteur nous la restitue sans complaisance. Avec quelle méchanceté il en signale à notre moquerie le profil anguleux, les méplats arides ! Et voyez, dit-il, la moue de la lèvre ! Voyez le froncement du sourcil ! Mais pourquoi cet acharnement contre soi-même, sinon parce qu’aux yeux désillés du Gide actuel, son image ancienne est celle de la Loi détestée ?

Image qu’il oubliait dans le désert, mais que lui renvoyait encore trop souvent le miroir de l’oued dans l’oasis ; image qu’à chacun de ses retours dans son logis normand, il retrouvait au fond des hautes glaces ternies, et qu’il désespérait de vaincre autrement que par sa propre destruction. Car l’homme en vint là, mainte saison. Invisible dans la vibration solaire, le démon, en Afrique, induisait le voyageur en des ébats dont il a plu à Gide de ne nous laisser rien ignorer ; mais, à Paris, à la Roque, une autre tentation commençait, qui couvait son maléfice dans les brumes, comme la première avait déployé son mirage sous le ciel bleu : la tentation du suicide, l’attrait de la nuit. L’âme bourrelée faillit y céder.

Voilà les angoisses, voilà les sueurs d’agonie qu’André Gide s’est donné pour mission d’épargner à ceux qui lui ressemblent. Tel est du moins l’un de ses buts de guerre, lorsqu’il publie Si le grain ne meurt, le but de l’être moral qui est en lui, de l’être moral insurgé contre la morale, j’entends la morale héritée, apprise, contre la règle du Temple, et contre toutes les règles du même ordre, car si, pour Gide personnellement, c’est la discipline huguenote qui l’a longtemps enserré, il est d’autres disciplines sociales, ou religieuses ou laïques, tout aussi étroites et déformantes, comme ces boîtes dans lesquelles, autrefois, les mendiants espagnols enfermaient les enfants en bas âge dont ils voulaient faire des infirmes.

« Au nom de quel Dieu, de quel idéal, s’exclame Gide, me défendez-vous de vivre selon ma nature ? » Le cri est déchirant. Je n’y puis rester insensible. Ah ! s’il n’y avait, dans Gide, que des accents pareils !

Malheureusement, ils ne sont pas les seuls. Peut-être fut-il un temps où, dans sa révolte contre l’opinion qui taxait d’infamie son instinct, Gide n’avait soif que de justice. Aujourd’hui, il veut plus : une revanche.

Et maintenant, rappelons-nous ce que nous savons de cette âme : qu’elle est noble, généreuse, pitoyable, qu’elle a les plus rares délicatesses, un sens exquis de la vertu. En face de ces contradictions, faut-il, laissant tomber nos bras, nous borner à soupirer : « Le cœur de l’homme est une énigme. » Mal et Bien sont ici emmêlés comme la bourre avec la soie, ne peut-on y porter le peigne ?

Je ne vois qu’une explication : tout ce qui n’a pas rapport, chez Gide, à la vie sexuelle tend vers la lumière, tout ce qui touche au désir incline, chez lui, vers l’ombre.

Une telle répartition des forces laisse un vaste champ libre à ce que l’Évangile appelle la bonne volonté. Dans ces régions éclairées, dans ces sphères supérieures, la pensée de Gide « se meut avec agilité », avec des balancements, des grâces, que des êtres, par ailleurs plus irréprochables, d’une sensualité moins tourmentée, n’atteindront peut-être jamais. Dans Si le grain ne meurt abondent les analyses des sentiments les plus purs, les tableaux de famille dont le charme tient à la qualité fine de l’honnêteté. Ce sont des couleurs de « province à Paris », une évocation de France sérieuse, de chastes et touchantes figures. On respire une odeur de linge frais, d’iris. On tourne la page, et de nouveau une âcre senteur de corne brûlée : le mauvais Gide a reparu.

Qu’on m’entende bien : je ne me soucie plus, en ce moment, de la forme anormale que revêt, chez Gide, l’instinct sexuel en lui-même, mais de tout ce que l’expansion de cet instinct entraîne, chez lui, d’équivoque. D’un trouble charnel analogue la sensibilité de Withman, on s’en souvient, tira des effets différents. Mais Gide, parti du même point, prend la direction opposée. Quand son plaisir est en cause, quand les sens le dominent, sa personnalité toute entière se précipite aux ténèbres. Peu importe que l’aventure ait pour théâtre les pays du soleil : les ténèbres dont nous parlons sont indépendantes du climat.

Gide, lorsqu’il est de sang-froid, a le goût du scrupule, la plus exacte compréhension de l’honneur, l’intelligence la plus éveillée du Bien. Mais qu’un gamin dont le visage l’a séduit, et qui ne se croit pas épié par lui, commette en sa présence un larcin, et voilà tout son être en émoi : le fond vaseux remonte à la surface des eaux.

Sans doute l’homme peut plaider que la petite vilenie dont le spectacle l’enchante n’est pas son propre fait. Cependant, il se trompe, s’il s’imagine qu’il en est moralement détaché. Dans l’instant qu’il ne l’observe que pour s’en réjouir, il en est tacitement complice. Et d’ailleurs, il le sait, il l’a dit. C’est cela même qui l’excite et le bouleverse. Participer à la bassesse en esprit, regarder un autre que soi barboter dans la fange, en se tenant soi-même assez loin, assez haut pour n’être pas sali (Gide le croit) par les éclaboussures, ce sont-là jeux de prince, en effet. Mais prince, Satan ne l’est-il pas ? N’est-ce pas là justement son vieux titre ?

Ce qui fait Gide frissonner de joie, c’est de mêler aux images de la volupté le sentiment de la morale insultée. Cette Loi qui jadis l’opprimait, il la viole alors doublement : et par l’irrégularité de son désir enfin satisfait, et grâce à l’horrible chance qui veut que l’objet de ce désir s’avilisse dans la minute où il est désiré.

C’est à la même perversité qu’il faut, selon nous, attribuer, dans les Faux monnayeurs, ce que nous appellerons les scènes « impies », celles où l’auteur pousse en avant sous un éclairage ridicule les idées ou préjugés vénérables, tout ce qui, par exemple, concourt à maintenir, dans les mœurs familiales, dans les rapports des enfants avec leur parents, l’antique notion du respect. Car, qu’on ne vienne pas nous faire remarquer qu’il s’agit, cette fois-ci, d’une œuvre d’imagination. Les confidences de Si le grain ne meurt nous ont édifiés sur la part de malin plaisir que Gide apporte à combiner certains épisodes de ses romans. Le romancier a le droit de tout dire, certes. Tout dire, ou tout suggérer, est même, croyons-nous, son devoir. Mais, nous ne nous laisserons pas influencer ici par la peur qu’on ne nous accuse de dénier à l’écrivain son entière liberté. On nous comprend, de reste, fort bien. Nous ne parlons pas au nom de cette pudeur hypocrite dont nous avons condamné ailleurs les excès. Présentés autrement, les mêmes personnages engagés dans la même action, n’auraient pour nous rien de choquant, et il ne nous viendrait pas à l’esprit de reprocher à l’auteur d’être de mèche avec eux. Quand Dostoïevski épouse les passions d’un viveur ignoble ou d’un assassin, est-ce que nous songeons à l’en incriminer ? C’est que nous le sentons en dehors du jeu, alors même qu’il le mène. Gide point, dans les pages auxquelles je fais allusion. Aussi bien ne réprouvons-nous pas l’audace de telle ou telle peinture mais ce que l’observateur y décèle d’un contentement sardonique, la façon dont, soudain, le masque d’objectivité se détache et tombe, pour ne nous plus laisser voir qu’un visage ravi.

Un soir d’autrefois, dans Alger, Wilde et Gide étaient ensemble. Wilde cyniquement s’offrit comme entremetteur à Gide encore novice qui bientôt accepta la proposition. Alors l’Anglais éclata d’un rire qui longtemps résonna dans les ruelles obscures. Le sens d’une telle hilarité Gide lui-même nous le donne : « Le grand plaisir du débauché c’est d’entraîner à la débauche. » Ce rire « interminable, immaîtrisable, insolent », Gide, après plus de trente années, le garde encore dans l’oreille. Mais le pire, c’est que cette joie méphistophélique l’a gagné. Seulement Gide, lui, rit sous cape.

Le souvenir de ce rire silencieux ne laisse pas de nous obséder, lorsque Gide, redevenu grave, et il le redevient dès qu’il cesse d’être sensuellement troublé, remonte en chaire et reprend son panégyrique doctrinal de l’homosexuel.

Est-ce qu’il paraîtrait tolérable qu’un pervers hétérosexuel, après nous avoir entretenu, avec force détails, de ses dépravations, prît soudain une voix d’église pour nous catéchiser ? Ces alternances ou ce cumul de libertinage et de dogmatisme, voilà pourtant ce que Gide semble, depuis quelques années, avoir fait le pari de nous imposer en sa personne. Avec quelle flexuosité de langage il passe d’un ton à l’autre dans le même livre, souvent dans la même page !

Si Gide était resté « l’immoraliste » d’antan, romancier ou esthéticien uniquement, la théorie de l’art pour l’art le couvrirait encore. Mais il a dédaigné cet abri. Il s’est posé en moraliste, et cela dans le même temps qu’il se confessait à nous. La situation est paradoxale. Gide, qui a le sens de l’humour, devrait en être frappé tout le premier. D’où vient donc qu’il ne le voit point ? De ce que sa confession n’est pas pénitente. Ses actes les plus troubles il ne nous les donne pas comme des fautes, ni même comme des faiblesses, ce sont pour lui des victoires, autant de grades qu’il a pris avant de nous endoctriner[75].

Mais, en fin de compte, cette perversion sexuelle qui consiste à se réjouir dans tout son corps au spectacle de la morale outragée, n’est-elle pas encore la preuve d’un attachement indéracinable, irraisonné, mystique à cette morale même ? Ce sentiment du sacrilège où l’on puise un affreux plaisir, on ne peut l’avoir sans la foi. L’officiant d’une messe noire est un mauvais prêtre, mais un prêtre encore.

La vieille Bible que Gide avait laissée à Paris en 1893, lorsqu’il partit la première fois pour l’Algérie, qu’est-elle devenue ? Dernièrement, quand Gide prit passage pour le Congo, était-elle dans sa valise, avec les Affinités ? Ou bien, à Cuverville, dans un coin, attendait-elle le retour du voyageur ?

Un jour viendra que les yeux de Gide tomberont sur le livre oublié. Alors, il sera étonné de le regarder sans colère. Peut-être même sourira-t-il avec mélancolie en avançant la main.



XVI

Conclusions.

Parvenu au terme de cette étude, je m’aperçois que, pour être juste dans mes conclusions, il me faudra me surveiller. La règle d’impartialité à laquelle je me suis soumis finirait-elle par me donner de l’humeur, encore que je ne songe point à m’en départir ? Cela se peut. La route que je viens de parcourir n’a pas cessé un instant de me paraître dure. Quel triste débat sur l’amour que celui d’où la femme est exclue ! Auprès d’elle, je m’excuse de m’y être engagé. Ah ! si je n’avais suivi que mon penchant, combien j’eusse mieux aimé chanter un cantique à la Rose ! Mais je me suis fait violence dans un double souci, l’un de l’esprit, l’autre du cœur : le souci de la vérité et celui de l’humanité. Eux seuls me guideront jusqu’au bout.

L’anormal n’est pas chose simple. Avant de le condamner, je souhaiterais qu’on s’inquiétât de savoir comment il a germé. Éclosion souvent douloureuse. La cause des homosexuels-nés, malgré la fanfaronnade particulière à quelques uns d’entre eux, continue d’être affligeante. C’est un procès à réviser.

Chaque fois que l’on se trouve en présence d’une sorte de fatalité organique, par quelle froide imitation des antiques foudres judéo-chrétiennes pourrait-on se croire autorisé, de nos jours, à frapper d’excommunication majeure l’anomalie sexuelle ? Un anathème qui a perdu son fondement religieux, un anathème sans foi, et que rien, d’autre part, ne justifie en raison, n’est plus qu’une formule creuse.

Au reste, pratiquement, cette parodie de malédiction est vaine ou barbare. Elle est vaine, soit que l’intéressé nargue la défense, soit qu’il l’élude en tremblant. Et la barbarie de l’attitude éclate, lorsque, l’homosexuel congénital prenant l’interdit à la lettre, il n’a le choix qu’entre deux alternatives : être un saint ou disparaître. La sainteté est une montée abrupte, difficile à gravir pour ceux à qui la « primauté du spirituel » n’apparaît point, au haut de la montagne, comme une aurore ; et ceux-là, c’est presque tout le monde, car la chair communément est plus fervente que l’esprit. Mais la pente du suicide, surtout dans la première jeunesse, n’est pas très malaisée à descendre. J’entends bien que beaucoup d’anormaux constitutionnels n’y roulent pas. N’importe ! que la question, pour eux, puisse se poser, qu’ils en connaissent, certains soirs, les affres et les vertiges, voilà qui suffit à dénoncer comme inique et cruel le vieux principe d’exclusion. Une opinion qui peut avoir pour conséquence d’acculer un être à la mort en lui imputant à crime le seul fait d’avoir été mis au monde, cette opinion est indéfendable. Aussi longtemps qu’elle avait son origine dans la mystique, d’honnêtes gens ont pu s’y tromper. Maintenant cela n’est plus permis.

En retour de cette amnistie, nous demandons à l’inverti-né de se montrer réservé dans les manifestations de son instinct. Nous le relevons de l’ancien opprobre, mais, dès qu’il s’affiche, nous nous sentons gênés, il faut qu’il le sache bien. Socialement, toute anomalie abuse, quand elle se fait provocante. Elle s’expose à encourir de nouveau des sévérités, par une brusque réaction du sentiment public» lequel, à son égard, est toujours instable.

Qu’on n’aille point déduire de là que, dès l’instant que le désir est normal, il est en droit d’être obscène. Mon intention n’est pas d’accorder indirectement toute licence aux formes hétérosexuelles de la débauche et de la prostitution. Mais, dans l’anomalie, le cynisme s’aggrave d’un défi aux coutumes.

Puisqu’il est entendu que toute morale sexuelle est relative, ne parlons pas, si l’on veut, de morale. Et d’ailleurs, dans les relations amoureuses des hommes avec les femmes, la stricte morale aurait souvent trop à blâmer, pour que nous puissions l’invoquer sans prêter immédiatement le flanc aux railleries des casuistes de l’inversion. Disons donc simplement que l’impudeur d’un pédéraste a quelque chose de particulièrement antipathique à nos mœurs.

Ah ! pour le coup, j’ai bien peur que les investis qui me liront n’aient peine à se retenir de rire. Comment ! l’étalage de leurs liaisons fait offense à nos habitudes ? En vérité, s’il en était ainsi, la « bonne société » serait fort troublée. Chaque jour lui apporterait une occasion nouvelle de crier au scandale. Or, personne n’élève la voix pour protester. On chuchote, on badine. Parfois, quelqu’un s’exclame : « Tout de même, c’est trop ! » Mais il se garderait bien d’en dire davantage, de crainte de paraître provincial, pis encore : en retard.

Certes, la corruption parmi les gens du monde a toujours été grande. Autrefois, elle s’accommodait du bel air ; aujourd’hui, elle fait partie du bon ton. Et les successeurs des aristocrates dans la possession du luxe et l’arbitrage des plaisirs, ceux qui composent cette masse mélangée, voyageuse et polyglotte qu’on appelle vulgairement les « gens chics », ceux-là sont les mêmes dans toutes les capitales et dans toutes les villes d’eaux, partout où il y a des palaces à proximité d’un terrain de golf. Mais ce n’est pas seulement parmi les élégants et les oisifs de tous les pays que l’inversion, en ces dernières années, a foisonné. C’est dans les milieux littéraires, c’est dans les cénacles, et cela singulièrement chez nous, à Paris.

Là est le danger.

À ce mot, les zélateurs de l’homosexualité triompheront. Ils y verront un aveu, la preuve que l’universalité de leur penchant ne peut plus être niée.

Ils se trompent. L’inversion innée paraît plus fréquente qu’autrefois parce qu’elle est plus connue et parce qu’elle se cache moins, mais, toutes les autorités médicales s’accordent pour l’affirmer, elle demeure assez rare. Ce qui s’est développé, c’est le vice.

L’immense majorité des « nouveaux invertis », si l’on peut ainsi les nommer, sont des vicieux, entendez par là des individus qui, à une certaine époque de leur vie, le plus souvent dans l’adolescence ont contracté une « mauvaise habitude ». Qu’on veuille bien se rappeler ce que nous avons dit ailleurs sur la part de consentement, la part de liberté, qui fort souvent est à noter dans l’acquisition de l’anomalie. À l’origine de celle-ci, que de fois ne relève-t-on pas l’influence orale ou livresque d’un homosexuel congénital ou d’un débauché, ou encore l’entraînement anonyme d’une mode !

Très nombreux sans doute sont les hétérosexuels sur qui de pareilles tentatives de séduction n’ont aucune prise. Mais la propagande d’une déviation est-elle justifiée par la facilité avec laquelle, dans la masse des faibles ou des curieux, beaucoup se laissent suborner ? C’est pourtant par ce sophisme que les apôtres du non-conformisme entendent légitimer leur action : « Voyez, disent-ils, avec quel empressement l’on vient à nous. C’est donc qu’il est naturel qu’on nous suive. » Parbleu, nous le savons bien, que toute dépravation qui a ses prêcheurs trouve rapidement des adeptes. Quel désordre n’est épidémique[76] ?

N’exagérons rien. Dans la province française, le mal est généralement ignoré, ce qui ne signifie pas que la déviation y soit inconnue (nos provinciaux ne sont point si candides) mais, dans nos campagnes et nos petites villes, l’homosexuel conscient de son inclination se terre ou ne chasse qu’avec une extrême prudence ; et l’idée qu’une telle bizarrerie puisse se propager ne vient à l’esprit de personne. À Paris même, la menace est loin de se faire sentir partout. Il est des couches sociales où la notion d’un péril de ce genre n’a seulement pas pénétré ; d’autres où l’on a peine à prendre au sérieux la question, où l’on en rit à la gauloise, de ce rire de la santé qui découragerait Satan lui-même[77].

Néanmoins, le péril existe. Il est limité mais réel. Des deux principaux foyers de contamination que j’ai signalés, à savoir les salons et les cénacles, le deuxième aujourd’hui impressionne le premier beaucoup plus que celui-ci ne lui fait la loi. Aussi bien est-ce aux littérateurs qu’il faut attribuer, dans l’espèce, la plus grande part de responsabilité, quelquefois dans la mesure même du talent mis au service du prosélytisme, et, de toute façon, matériellement, en raison des moyens quasi-automatiques de diffusion que le livre donne à l’idée ou à l’image.

La littérature, à toutes les époques, a créé ou précipité des courants. Elle en a souvent canalisé ou déversé qui venaient d’ailleurs, mais beaucoup ont pris leur source en elle-même. Pour la librairie comme pour la presse, le régime légal dont nous restons partisan est celui de la liberté absolue. Le seul mot de censure a quelque chose qui nous révolte[78]. Est-ce à dire qu’en présence d’un mouvement littéraire qui risque d’avoir des conséquences fâcheuses il n’y ait qu’à se taire ? Non. Et c’est pourquoi j’ai écrit cet ouvrage. Il faut opposer l’esprit à l’esprit, et faire confiance à la raison.

Ici, je dois parer à une objection que ne manquerait pas de m’adresser, d’une seule voix, tout le petit clan fanatisé. « Vous raisonnez, diront ces messieurs, comme si l’inversion non-congénitale était la seule anomalie sexuelle qui méritât le nom de vice. D’abord, qu’entendez-vous par vice ? Sous cette dénomination, faut-il ranger toute pratique ayant la volupté pour but indépendamment de la génération ? En ce cas, le vice est installé aujourd’hui dans les meilleures familles. Mais admettons que le vice ne commence qu’à partir d’un certain excès ou d’une certaine complication de moyens dans la recherche du plaisir. Que d’aberrations en dehors de l’homosexualité ! La prostitution féminine ne fourmille-t-elle pas d’horreurs pour lesquelles ceux qui s’intitulent les « normaux » montrent bien de l’indulgence ? Est-ce que le vice ne s’étale pas, ne prospère pas, ne triomphe pas sous toutes les formes et partout, non seulement dans ses officines traditionnelles, « abris des secrètes luxures », mais encore dans les lieux publics, au long des trottoirs, aux devantures des librairies, aux éventaires des kiosques, jusque sur la feuille illustrée que le garçon coiffeur, après nous avoir passé le peignoir, nous tend d’un geste rituel, à la fois autoritaire et machinal ? »

Sans doute. Mais ne moralisons pas, pour ne pas encourir le reproche de représenter comme éternelles et universelles des règles qui ne le sont point ; bornons-nous modestement à considérer les faits, la réalité relative, celle du milieu et du moment[79]. Sur ce terrain, nous sommes autorisé à soutenir que l’homosexualité non constitutionnelle, l’homosexualité acquise est un vice qui, malgré l’extension qu’il a pu prendre en des cercles restreints, garde encore chez nous, ainsi qu’il a été dit précédemment, son ancien caractère de « mœurs spéciales ». Or, c’est en faveur de ce vice, qui, dans l’ensemble de la Cité, demeure un phénomène particulier, que des écrivains prétendent obtenir de l’opinion, non pas même la parité de traitement avec les autres licences de l’amour, mais une sorte d’hégémonie spirituelle et comme un prix d’excellence.

Par ces derniers mots, j’ai dessein de souligner de quelle manœuvre sournoise l’abus se double ici. Les perversions hétérosexuelles ne nient guère qu’elles soient des vices. Elles se dépensent et se satisfont tout entières dans leur assouvissement charnel. Il semble qu’elles aient comme une obscure conscience du rang inférieur qu’elles occupent dans la hiérarchie des passions. Elles sont exigeantes, tyranniques, acharnées, peut-être, dans la poursuite de leur extase ; elles sont violentes, parfois meurtrières, lorsque leurs vœux sont frustrés. Mais là s’arrêtent leur délire et leur ambition. Le vice homosexuel n’a point cette réserve ni cette humilité. Non seulement il entend prendre son plaisir où il le trouve, mais que ce plaisir puisse être de basse condition, il se refuse à l’admettre. Au contraire, il souhaite impudemment que ce qu’il y a d’irrégulier dans son instinct soit estimé, proclamé comme une élégance suprême. Et ces notions de délicatesse, de rareté, d’exquisité, d’aristocratie, il les transporte du plan physique au plan moral. Dès lors, l’homosexualité sera, au premier degré, une collection d’individus ayant en commun certaines mœurs ; mais, au second degré, ce sera toute une vue du monde, laquelle comprendra une philosophie, une éthique, une esthétique, voire une politique, avec franc-maçonnerie, fiches, journaux et revues, salons affiliés, expositions, campagnes de presse, lancements, intrigues, ententes secrètes, appuis et fraternités.

À cela nos subtils contradicteurs répliqueront que nos étonnements cesseraient, comme tomberait d’elle-même notre argumentation, si nous consentions une bonne fois à répudier l’ancienne équation : pédérastie = vice, et à la remplacer par la suivante : pédérastie = amour. Mais, j’ai déjà dit comment, dans l’état actuel de notre civilisation, pour nous, Français, cette dernière équation n’est recevable, par tolérance, que pour les invertis-nés. Nous n’avons plus à y revenir.

Posons, si l’on veut, la question dans des termes encore plus généraux, de façon à la dégager de toute idée préconçue. Appelons simplement l’hétérosexualité et l’homosexualité « deux différentes manières d’aimer ». Il reste toujours ceci, que l’homosexualité est, à notre époque et dans notre pays, une conception de l’amour particulière.

Florissant dans quelques milieux littéraires, grâce au prestige dont y jouissent des pédérastes notoires, parmi lesquels l’un au moins est un grand écrivain, ce particularisme s’efforce de faire agréer et admirer, comme représentant la littérature française du moment, une littérature qui ne peut-être que le reflet d’une sensualité insolite, l’expression d’une sensibilité autre que la sensibilité générale. Alors même que la propagande du vice proprement dit n’excéderait point les limites des cénacles (ce qui n’est pas, comme on le voit par l’exemple un peu ridicule des gens du monde, toujours à l’affût des « snobismes »), il y aurait lieu de relever comme un phénomène inquiétant ce désaccord entre le terroir et la fleur, si je puis dire, entre le fonds français et la littérature qui se donne comme la plus récente illustration de notre génie.

On parle quelquefois, en politique, de « minorités agissantes ». Mais c’est surtout dans les Lettres et les Arts que le terme trouverait à s’appliquer avec un sens plein. En littérature, toujours ce sont des minorités, c’est-à-dire ici des talents, qui ont exercé une action, laissé une empreinte. Naguère encore, ces minorités étaient en rapport intime, en communion avec le tempérament général du pays. Aujourd’hui, elles sont en opposition avec ce tempérament, et ne laissent pas, cependant, d’agir sur lui, de le troubler, de le fausser peut-être.



NOTES

Note A

Cependant, il faut noter, antérieurement aux premiers travaux des médecins, la campagne ardente, menée par un inverti, un peu avant 1870. Déjà, en 1836, un auteur suisse, du nom de Heinrich Hössli, dans un ouvrage intitulé Éros, avait entrepris de justifier l’amour entre hommes. Ce hardi « novateur » allait jusqu’à proclamer que les organes génitaux, mâles ou femelles, ne fournissaient aucune indication sur le sexe véritable, et même étaient de nature à causer les confusions les plus fâcheuses. Trente ans plus tard, du clan des « infâmes » s’élève une nouvelle protestation. Elle part, cette fois, du Hanovre. Son auteur est un juge suppléant, appelé Ulrich. Dans l’ancien royaume de Hanovre, les pédérastes n’encouraient aucune peine. Mais survint en 1866 un coup imprévu : l’annexion du pays par la Prusse après Sadowa. En effet, l’article 143 du Code pénal prussien punissait de prison « les accouplements contre nature, entre hommes, ou entre hommes et animaux ». C’est sur cet article que sera copié, après la fondation de l’Empire, l’article 175 du Code pénal allemand, aujourd’hui encore en vigueur. L’assesseur Ulrich entreprit donc une croisade en vue de faire abroger une législation qui lui semblait inique et, de plus, gênante. Il cria fort, se dépensa, mais, juridiquement, n’obtint rien. À vrai dire, ce magistrat peu commun exagérait. Entraîné par son propre sentiment, bientôt il ne se borna pas à demander l’immunité pour ses pareils : il voulut que la loi autorisât le mariage entre hommes. Cependant, il y avait, dans cet illuminé, un esprit distingué nourri aux lettres anciennes. C’est lui qui, pour désigner les homosexuels masculins, lança, par allusion à un passage du Banquet de Platon, le terme d’ « uranistes », de nos jours un peu désuet, mais qui fut longtemps à la mode. En outre, les plaidoyers désordonnés d’Ulrich sont pleins d’observations curieuses, et celles-ci eurent le mérite d’attirer l’attention des psychiâtres allemands : Griesinger, Frankel et principalement Westphal.

Note B

Peut-être un exemple de cet instinct homosexuel épuré, tel que Platon l’a dépeint, nous est-il offert au xvie siècle par une amitié passionnée de Michel-Ange, celle-là même que le grand homme a célébrée dans ses sonnets ?

D’une façon générale, il semble que la beauté plastique ait reconquis, à l’époque de la Renaissance, du moins dans l’esprit des artistes et des humanistes, un peu de cette valeur spirituelle qu’elle avait eue au siècle de Périclès, alors que la notion du Beau et la notion du Bien étaient symétriquement accouplées dans un si juste équilibre que, de même qu’un char ne peut voler au but sur une seule roue, il était inconcevable que l’une ou l’autre des deux idées séparément pût suffire à porter l’âme vers la perfection.

Quoiqu’il en soit, le fait est là, que nul n’ignore : Michel-Ange, si réservé durant toute sa vie à l’égard des femmes, au point qu’on ne lui connut jamais de maîtresse et que d’aucuns prétendirent qu’il était mort vierge, Michel-Ange, sur son vieil âge, conçut un sentiment exalté pour un jeune peintre qui avait nom Tommaso Cavalieri. Qu’à l’origine de ce sentiment, il y ait eu, chez le vieillard, une tendance irrégulière, laquelle a pu demeurer inconsciente, cela n’est pas impossible. Les génies eux-mêmes sont pétris d’argile, et parfois d’un limon assez trouble. Mais, selon la vue platonicienne, l’unique chose qui importe, c’est ce que devient la passion lorsqu’elle se transcende elle-même. Ici, rappelons-nous que nous avons affaire à un homme qui fut, dans le monde des formes, un véritable démiurge. Si, lorsqu’il contemple Tommaso, le cœur de Michel-Ange s’émeut, c’est qu’il saisit dans les lignes de ce beau visage des correspondances qui le ravissent. De même, chaque mouvement de ce corps bien fait lui confirme des lois mystérieuses dont il a découvert le secret. Peut-être, dans les commencements, une tendresse à la fois inquiète et protectrice s’est-elle mêlée à ce bonheur des yeux, quand le vieux maître songeait que ce garçon ingénu était lui-même un artiste et qui s’élançait plein d’espoir dans la voie périlleuse. Cette crainte quasi-maternelle était, dans une si rare liaison, la partie la plus humble : ce qui l’humanisait encore. Mais bientôt Tommaso n’était plus Tommaso ; sa personnalité chétive s’effaçait, oubliée. La rêverie de Michel-Ange, s’élevant au-dessus des circonstances de leur rencontre, se prolongeait sur les cîmes. Dès lors, il ne voyait plus dans son ami que l’idéal proposé par la Nature au ciseau du statuaire, le modèle accompli du Jeune homme éternel.

Note C

Un peu avant le procès d’Oscar Wilde, avait paru en Angleterre un méchant petit livre, méchant dans les deux sens du mot : The Green Carnation (l’Œillet vert). La satire visait Wilde et son cortège. On sait que le vert était, dans l’ancienne Rome, entre toutes les couleurs voyantes dont aimaient à se vêtir les « fellatores », leur couleur de prédilection, d’où leur surnom de « galbinati ». Au siècle dernier, une affaire criminelle, dans laquelle une association de sodomites se trouva inculpée, l’affaire Gilles et Abadie, est aussi appelée Affaire des Cravates vertes, à cause de la couleur de la cravate que l’association avait adoptée pour emblème. Aujourd’hui encore, dans le fatras de naïvetés qui encombrent trop souvent les ouvrages spéciaux traitant de la matière, il m’est arrivé de rencontrer cette « observation » que le fait, chez un garçon, d’aimer la couleur verte était un symptôme suspect, l’indice d’une tendance à l’inversion !

Note D

Voici la petite aventure qui, à trois reprises, m’est arrivée. Je la conte parce qu’elle est significative et réconfortante.

Un jour que je demandais à un employé de librairie une des brochures devenues rares que je jugeais indispensable à ma documentation, je surpris dans les yeux de cet honnête garçon un imperceptible sourire, lequel, de proche en proche, à la manière d’un rayon de soleil filtrant à travers la brume, se répandit sur le visage des autres commis et, pendant une seconde, éclaira d’une lumière moqueuse la boutique entière. Dans une librairie scientifique, c’était si inattendu que je crus m’être trompé.

Une deuxième fois, la même chose m’advint chez un autre éditeur et dans une occasion identique. Impossible, désormais, de ne pas croire à cette réalité stupéfiante : à Paris, dans une maison d’éditions scientifiques, on ne peut s’enquérir gravement de certains ouvrages sans que l’œil de l’employé ne vous glisse, sous la paupière soudain baissée, un regard ironique.

La troisième fois, ce fut pire : le commis ne trouvant pas dans ses fiches l’indication de l’ouvrage demandé, une jeune fille vint à son secours. Pendant qu’ils cherchaient ensemble, leurs corps rapprochés se poussaient du coude et du genou. La tête inclinée, essayant, sans y parvenir, de me cacher leur mimique, tous les deux se mordaient les lèvres, tant ils devaient faire effort pour contenir leur joie.



  1. On sait que les Albigeois, en même temps qu’ils furent accusés d’avoir introduit dans le Midi de la France, l’hérésie des Bogomiles bulgares, des « Bougres », comme on disait, étaient également soupçonnés d’avoir adopté les mœurs de cette secte. D’où le nom de « bougrerie » sous lequel la sodomie est désignée au moyen-âge. L’appellation se retrouve encore au xviiie siècle, quoique teintée alors d’archaïsme.
  2. C’est dans La Curée, à propos d’un valet de chambre, du nom de Baptiste.
  3. Quelquefois, pour donner de tel passage une idée approximative, on nous renvoie à Rabelais. La plupart du temps, on se contente de périphrases. Mais nos dictionnaires latin-français eux-mêmes sont très pudibonds. Seuls, les glossaires édités en Allemagne ne reculent pas devant certains mots. Encore en expliquent-ils le sens en latin, à l’aide de paraphrases.
  4. Dans les temps modernes et sur un autre sujet, un exemple typique de cette transmutation opérée par la poésie, c’est Une Martyre, de Baudelaire. D’un crime crapuleux, le prestige du vers fait un mystère sanglant, ce qui reste, sur l’autel, d’une cérémonie atroce, quand le sacrificateur s’est retiré.
  5. Nous lisons dans la Bible que les habitants de Sodome ayant voulu outrager les Anges qui étaient descendus dans la maison de Loth, la ville fut détruite par le feu du ciel.
  6. Lévitique XVIII, 22 – XX, 13.
  7. Un capitulaire de Charlemagne, en 805, édicte les derniers supplices contre les délinquants. Dès la fin du xiie siècle, l’inquisition renforce le système : resserrement de la surveillance, appel à la délation. D’après les Établissements de Saint-Louis, les « bougres » sont jugés par l’évêque et condamnés au feu. Charles V, de même, les envoie au bûcher.
  8. Au xvie siècle, Muret est bien téméraire lorsqu’il célèbre les charmes de son petit ami. Quoiqu’il écrive en latin, et dans le meilleur style, il sent le fagot, il doit fuir. Quelque trente ans plus tard, un soupçon plane sur Théophile, et comme le poète, en outre, a contre lui qu’il est huguenot de naissance, bien lui en prend de chercher protection auprès du duc de Montmorency, à Chantilly. Sous Louis XV, deux pédérastes furent brûlés en Grève. Sous Louis XVI encore, peu avant 1789, un capucin convaincu du même vice subit le même châtiment. Hors de France, la barbarie est pareille dans tout l’occident.

    Aujourd’hui même, on retrouve dans le code pénal de différents pays d’Europe (Allemagne, Autriche, Angleterre) comme un reflet de ces bûchers ; ce sont des articles édictant des peines de prison, voire de travaux forcés contre la sodomie. Wilde, il y a trente-deux ans, fut victime de cette tradition flamboyante. Le nouveau Code pénal italien, promulgué tout récemment, marque, sur ce chapitre, un retour aux anciennes sévérités.

  9. Dans la Suite de l’entretien du rêve de d’Alembert.
  10. Les mémorialistes mis à part, bien entendu.
  11. Rappelons-nous qu’avant Pinel, les fous eux-mêmes étaient traités comme des coupables.
  12. Pour se rendre compte à quel point l’examen médical de la question eut peine à s’affranchir de l’anthropologie criminelle, il n’est que de feuilleter les Nouvelles cliniques de Casper ou l’Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs d’Am. Tardieu (1858). Casper met en cause la décadence des mœurs. Tardieu de même. À ce mal l’un et l’autre ne voient qu’un remède : la sanction pénale.
  13. Cf. Les Mémoires de Canler, qui fut chef de la Sûreté.
  14. Je ne parle pas de Sarrasine qui est en dehors de la question. Dans cette nouvelle, dont l’action se passe au xviiie siècle, un Français s’éprend d’un castrat qui remplit l’office de chanteuse dans un théâtre de Rome. Quand Sarrasine s’aperçoit de son erreur, il est épouvanté.
  15. À propos de Balzac, constatons qu’il est plus à son aise dans La Fille aux yeux d’or. Notre littérature, en effet, est loin d’avoir témoigné à l’égard de Gomorrhe la même aversion qu’à l’égard de Sodome. Il faut croire que l’homosexualité féminine suggérait des images dont la lascivité paraissait plus aimable. Valmont et la marquise de Merteuil, dans Laclos, parlent de ces jeux comme de bagatelles. Diderot, prenant pour modèle l’abbesse de Chelles, fille du Régent, nous peint sans gêne cette singulière supérieure recevant dans sa ruelle ses moniales les plus jolies. Au xixe siècle, Mademoiselle de Maupin marque même le triomphe du type Amazone et l’influence de ce roman se fait sentir encore aujourd’hui jusqu’en certaines héroïnes de M. Pierre Benoît. Zola, sur ce terrain, reprend pied, il le fait voir dans Nana. On pourrait multiplier les exemples : maintes poésies de Baudelaire, de Verlaine, de Renée Vivien, les Chansons de Bilitis, l’amie de « Bougie rose », dans le Jardin de Bérénice, Claudine mariée, etc. Cependant, jusqu’ici on avait considéré Gomorrhe d’un œil indulgent ou complaisant comme une estampe dont la grâce relevait l’indécence. Maintenant, on s’avise, avec M. Bourdet, que les lesbiennes sont des « prisonnières », et que ce qu’on regardait comme une fantaisie peut devenir, pour elles-mêmes et pour leur entourage, une cause de souffrances. C’est que, là encore, nous sommes mal informés. À peine commençons-nous à découvrir que le mystère existe. Un autre psychologue et des plus fins, Jacques de Lacretelle, dans la Bonifas, a tenté de sonder ces ténèbres.
  16. Ce « décolletées » est d’un Second Empire !
  17. Note A : Cependant, il faut noter, antérieurement aux premiers travaux des médecins, la campagne ardente, menée par un inverti, un peu avant 1870. Déjà, en 1836, un auteur suisse, du nom de Heinrich Hössli, dans un ouvrage intitulé Éros, avait entrepris de justifier l’amour entre hommes. Ce hardi « novateur » allait jusqu’à proclamer que les organes génitaux, mâles ou femelles, ne fournissaient aucune indication sur le sexe véritable, et même étaient de nature à causer les confusions les plus fâcheuses. Trente ans plus tard, du clan des « infâmes » s’élève une nouvelle protestation. Elle part, cette fois, du Hanovre. Son auteur est un juge suppléant, appelé Ulrich. Dans l’ancien royaume de Hanovre, les pédérastes n’encouraient aucune peine. Mais survint en 1866 un coup imprévu : l’annexion du pays par la Prusse après Sadowa. En effet, l’article 143 du Code pénal prussien punissait de prison « les accouplements contre nature, entre hommes, ou entre hommes et animaux ». C’est sur cet article que sera copié, après la fondation de l’Empire, l’article 175 du Code pénal allemand, aujourd’hui encore en vigueur. L’assesseur Ulrich entreprit donc une croisade en vue de faire abroger une législation qui lui semblait inique et, de plus, gênante. Il cria fort, se dépensa, mais, juridiquement, n’obtint rien. À vrai dire, ce magistrat peu commun exagérait. Entraîné par son propre sentiment, bientôt il ne se borna pas à demander l’immunité pour ses pareils : il voulut que la loi autorisât le mariage entre hommes. Cependant, il y avait, dans cet illuminé, un esprit distingué nourri aux lettres anciennes. C’est lui qui, pour désigner les homosexuels masculins, lança, par allusion à un passage du Banquet de Platon, le terme d’ « uranistes », de nos jours un peu désuet, mais qui fut longtemps à la mode. En outre, les plaidoyers désordonnés d’Ulrich sont pleins d’observations curieuses, et celles-ci eurent le mérite d’attirer l’attention des psychiâtres allemands : Griesinger, Frankel et principalement Westphal.
  18. Bientôt apparaît pour la première fois dans la science le terme d’ « inversion sexuelle ». On le trouve déjà dans une étude de Charcot et Magnan. (Archives de Neurologie, année 1883).
  19. Inutile d’ajouter que ce départ n’est vrai que dans l’ensemble. Ainsi, pour Charcot et Magnan, l’inversion est un épisode de la dégénérescence héréditaire. De même, Ch. Féré (1899) estime que l’inversion ne s’acquiert sous l’influence de conditions extérieures que dans les cas où le sujet est né avec une aptitude pour cette acquisition. Binet admet la prédisposition, mais croit à la fréquence du caractère acquis. Gitons encore Lacassagne, Chevalier (1885), Tarnovsky (1886), Émile Laurent (1891), Arrufat (1892), Raffalovich (1896), Gabriel de Tarde etc.
  20. Tel, par exemple, accorde à l’élément congénital une importance prépondérante comme facteur de l’inversion. Cela équivaut à reconnaître que l’homosexualité dans son essence est incurable. Eh ! bien, ce désir pervers, impossible à changer en désir normal, l’uraniste n’a qu’à ne pas le satisfaire. Il ne lui reste qu’une seule ressource : l’ascétisme.
  21. Bornons-nous à rappeler les noms des Professeurs Krafft-Ebing, qui se signale dès 1877, Albert Moll (1891). Magnus Hirschfeld enfin, à partir de 1899.

    À côté des maîtres allemands Havelock Ellis mérite de prendre place. Nous devons une révérence particulière à cet Anglais résolu qui montra beaucoup de courage en son temps. Son aventure vaut d’être rappelée comme caractéristique des obstacles encore récents qu’eut à surmonter, jusque dans le domaine médical, l’étude de l’inversion. En 1897, il y a donc juste trente ans, il se trouva un « recorder » de Londres pour juger que les Études de psychologie sexuelle n’étaient pas un ouvrage scientifique. Ce qui restait de la première édition en librairie fut saisi et détruit par ordre de justice.

  22. William James, dans ses Principles of Psychology, paraît préférer à l’idée d’un vice de conformation congénital, lequel serait un accident, l’idée que l’inversion (comme toute maladie peut-être) existe chez presque tout le monde en puissance. D’autres prétendent aujourd’hui que la déviation serait le résultat de sécrétions internes anormales.
  23. Citons les études de Georges Eekhoud, les Hors-nature, de Mad. Rachilde (1897), l’Agonie, de Jean Lombard (1901) etc.
  24. Mais ce philosophe, on ne l’ignore pas, professait sur l’homosexualité de singulières théories. Il est beau d’édifier un système du monde ; seulement la difficulté commence quand il s’agit de faire entrer tous les faits dans le cadre de la doctrine. Un moyen suprême de s’en tirer, c’est de ne s’embarrasser de rien. Schopenhauer, d’abord, n’envisage l’anomalie que chez les vieillards. Étrange aveuglement. Mais passons. Comment expliquer la perversion ? Tout dans l’univers ayant un but, quel est le but de cette « monstruosité » ? Réponse : les vieillards pervertis sont des vieillards affaiblis. Ils ne pourraient engendrer que des enfants dégénérés. Heureusement, la nature prévoyante leur a donné des penchants pour leur propre sexe. Ainsi tout danger est écarté. Comme c’est simple !
  25. Cependant, notre pays ne serait pas ce qu’il est, s’il ne s’y était pas rencontré des hommes capables, soit d’admirer la pensée d’un maître étranger, soit de la discuter sans parti-pris. Parmi ceux qui sont favorables au freudisme, citons les Docteurs Toulouse, Laforgue, Allendy, Heuyer, Brousseau etc. Le professeur Claude se montre réservé mais impartial. Enfin, certains adversaires déterminés de la psychanalyse, comme Pierre Janet, paraissent aujourd’hui disposés à se départir un pou de leur ancienne attitude.
  26. M. Roger Martin du Gard a, dans Les Thibault, remarquablement étudié un cas de ce genre et les conséquences néfastes que peuvent avoir, dans l’occasion, certaines méprises des éducateurs.
  27. Voyez la place considérable que tient le travesti dans le théâtre de Shakespeare. Récemment, Jean-Richard Bloch, dans sa fantaisie dramatique Dix jeunes filles dans un pré, continue la tradition de ces quiproquo. M’est-il permis de rappeler également La Jeune fille aux joues roses ?
  28. Le héros est un inverti, il l’avoue à son père, mais le conflit familial qui résulte de cet aveu et la dernière tentative risquée vainement par Lucien pour reporter ses désirs sur une jeune fille, c’est là tout le roman.

    La prisonnière, de M. Bourdet est, sur un sujet analogue, un autre exemple de cette vue oblique.

  29. La poésie ne manque pas dans Carco, sous l’éternel ciel d’octobre qui cingle de ses ondées ce Montmartre qu’il connaît bien, mais ces couples de « mômes » qui passent le long des trottoirs, se détachant de profil, comme des ombres, sur les glaces embuées des bars, restent assez énigmatiques : leurs silhouettes, bientôt, se confondent pour nous en une seule image, celle d’une foule interlope, soumise à des codes secrets, à des fatalités mystérieuses.
  30. Avec un auteur comme Proust, de telles précisions ne sont pas des futilités. Aussi devons-nous une grande reconnaissance à Robert Dreyfus qui mit au service de sa fine exégèse une documentation unique, correspondance et souvenirs de trente ans d’amitié.
  31. Dès 1905 (point de repère qui nous est suggéré dans Proust par une allusion au coup de Tanger et à la démission du Ministère Delcassé, évènements qui ont lieu à l’époque du récit) M. de Charlus prête à ce qu’il nommait autrefois « vice » « la figure débonnaire d’un simple défaut, fort répandu, plutôt sympathique et presque amusant, comme la paresse, la distraction ou la gourmandise ». (La Prisonnière II, 1923)
  32. « Si mon âme est monstrueuse, je me console en pensant que je suis le produit vicieux et gracieux d’une civilisation raffinée et délicate. La beauté, à mes yeux, tient lieu de tout, et tous les vices, tous les crimes me paraissent excusés par elle… ».
  33. Publié en 1855 dans la Revue de l’instruction publique (la référence a son intérêt) et réimprimé dans les Essais de critique et d’Histoire.
  34. Autre exemple de puritanisme : un savant helléniste, M. L. Dugas, avait publié autrefois un ouvrage intitulé l’Amitié antique, lequel valait par sa franchise non moins que par son érudition. Récemment, j’ai voulu le relire. Je n’ai plus trouvé chez l’éditeur qu’une édition nouvelle, squelette de l’édition primitive.
  35. Dans les Lois, cependant, il est plus sévère que dans les Dialogues. Mais c’est du point de vue social qu’il condamne alors la pédérastie, plutôt que du point de vue moral. Attitude analogue à celle de l’État moderne envers le malthusianisme.
  36. Proust eût aimé cela. Il aurait pu l’inventer. Dans son œuvre, ces notations eussent paru des traits de génie. Mais ici, non forgées, elles ne sont que répugnantes. Voilà qui donne à penser sur les différences de la littérature et de la vie, de l’artificiel et du naturel. Baudelaire, sur cet exemple, j’imagine, eût glosé longtemps.
  37. Cette conception se retrouve, d’ailleurs, plus ou moins avouée, chez nous, notamment sous l’ancien régime, dans la haute société, sauf que le but des alliances est alors une coalition d’influences ou une combinaison d’intérêts.
  38. La vue bourgeoise était la même naguère en France, en Allemagne, ailleurs encore.
  39. Les femmes n’étaient même pas admises en qualité de spectatrices dans les stades.
  40. Cicéron, dans ses Tusculanes, exprime la même idée. Selon lui, le fait de se dévêtir en public est un acheminement vers des actes honteux. Ce que, par une vue simpliste, nous appelons « pudeur chrétienne » est un sentiment que le christianisme a certes renforcé en le sanctifiant, mais qu’il n’a pu créer de toutes pièces ex nihilo. Il y a une pudeur païenne, c’est la modestia des Latins. Le mot a même passé dans notre langue, où « modestie » était autrefois synonyme de « pudeur ».
  41. Par exemple Les onze devant la porte dorée, de Henry de Montherlant. On sait que la précellence de l’académie masculine, sous le rapport de l’équilibre des lignes et des volumes était un des canons de la sculpture antique. Cette théorie, que Goethe a reprise, et qui s’est longtemps conservée dans nos écoles et nos ateliers, est encore promulguée, au xixe siècle, par Charles Blanc, dans sa Grammaire des arts du dessin.
  42. Note B : Peut-être un exemple de cet instinct homosexuel épuré, tel que Platon l’a dépeint, nous est-il offert au xvie siècle par une amitié passionnée de Michel-Ange, celle-là même que le grand homme a célébrée dans ses sonnets ?

    D’une façon générale, il semble que la beauté plastique ait reconquis, à l’époque de la Renaissance, du moins dans l’esprit des artistes et des humanistes, un peu de cette valeur spirituelle qu’elle avait eue au siècle de Périclès, alors que la notion du Beau et la notion du Bien étaient symétriquement accouplées dans un si juste équilibre que, de même qu’un char ne peut voler au but sur une seule roue, il était inconcevable que l’une ou l’autre des deux idées séparément pût suffire à porter l’âme vers la perfection.

    Quoiqu’il en soit, le fait est là, que nul n’ignore : Michel-Ange, si réservé durant toute sa vie à l’égard des femmes, au point qu’on ne lui connut jamais de maîtresse et que d’aucuns prétendirent qu’il était mort vierge, Michel-Ange, sur son vieil âge, conçut un sentiment exalté pour un jeune peintre qui avait nom Tommaso Cavalieri. Qu’à l’origine de ce sentiment, il y ait eu, chez le vieillard, une tendance irrégulière, laquelle a pu demeurer inconsciente, cela n’est pas impossible. Les génies eux-mêmes sont pétris d’argile, et parfois d’un limon assez trouble. Mais, selon la vue platonicienne, l’unique chose qui importe, c’est ce que devient la passion lorsqu’elle se transcende elle-même. Ici, rappelons-nous que nous avons affaire à un homme qui fut, dans le monde des formes, un véritable démiurge. Si, lorsqu’il contemple Tommaso, le cœur de Michel-Ange s’émeut, c’est qu’il saisit dans les lignes de ce beau visage des correspondances qui le ravissent. De même, chaque mouvement de ce corps bien fait lui confirme des lois mystérieuses dont il a découvert le secret. Peut-être, dans les commencements, une tendresse à la fois inquiète et protectrice s’est-elle mêlée à ce bonheur des yeux, quand le vieux maître songeait que ce garçon ingénu était lui-même un artiste et qui s’élançait plein d’espoir dans la voie périlleuse. Cette crainte quasi-maternelle était, dans une si rare liaison, la partie la plus humble : ce qui l’humanisait encore. Mais bientôt Tommaso n’était plus Tommaso ; sa personnalité chétive s’effaçait, oubliée. La rêverie de Michel-Ange, s’élevant au-dessus des circonstances de leur rencontre, se prolongeait sur les cîmes. Dès lors, il ne voyait plus dans son ami que l’idéal proposé par la Nature au ciseau du statuaire, le modèle accompli du Jeune homme éternel.

  43. Dans la fable des Deux Pigeons, l’ambiguïté n’est pas seulement verbale. Sainte-Beuve l’a finement noté, et la malice lui paraît charmante. Les deux pigeons, dit-il, « sont-ce deux époux ? sont-ce deux frères ? On ne sait pas bien. Ce pourrait être deux amis. Il se trouve, à la fin, que le poète a songé à des amants ». Proust aurait pu donner de la fable une autre interprétation encore.
  44. Remarquez que, dans cette hypothèse, Montaigne, tout comme un ancien, confond amitié et amour, ou plutôt incorpore l’amour à l’amitié ; l’amitié étant, des deux sentiments, celui qui seul serait assez large pour pouvoir théoriquement contenir l’autre ; ou bien, l’amitié étant la chose essentielle, l’amour la chose surajoutée.
  45. Au nombre des amitiés masculines, ardentes et pures, nouées dans la jeunesse, on peut citer encore la liaison de Michelet avec un camarade de son âge, Paul Poinsot, lequel mourut à vingt-trois ans. « Cette amitié, écrit Michelet, a quelque chose dirai-je de romantique ? qui ne se trouve ordinairement que dans l’amour. Je cherche à m’expliquer cette touchante et singulière conformité d’âme. C’est une méprise du Démiourgos qui a réalisé deux fois l’exemplaire éternel de la même âme, pour parler comme Platon ».

    J’ai lu quelque part (mais sans avoir pu contrôler si le fait est exact) que Madame Michelet aurait refusé le Panthéon pour son mari en donnant comme une des causes de son refus que Michelet était enterré près de Poinsot.

    Ce sentiment de l’amitié exaltée, Gœthe aussi l’a connu. Tout différent est le cas de Wagner et de Louis II de Bavière. D’un côté, chez le malheureux prince (prototype éclatant de l’inverti scrupuleux, esthète et mystique), un délire sensuel, mélangé d’admiration extasiée et empoisonné de remords. De l’autre, chez le grand musicien, « adorateur de la femme », lequel avait dépassé la cinquantaine à l’époque où Louis II, âgé de dix-huit ans, l’appela auprès de lui, une courtisanerie intéressée, l’égoïste sentiment d’une faveur exceptionnelle, mettant fin aux soucis d’argent, aplanissant soudain toutes les voies devant l’œuvre prodigieuse à accomplir ; peut-être aussi une revanche de l’orgueil, la satisfaction d’être, après tant de déboires, recherché par un Roi ; le sincère bonheur, enfin, de l’artiste déjà grisonnant, qui se mire soi-même, avec tout son génie, dans l’adulation d’un jeune homme extraordinaire.

  46. Quoiqu’il fût en bonne place, chez les Condé, pour faire, sur le terrain défendu, bien des observations.
  47. Même travestissement, mêmes commodités chez les saphistes. Ce n’est pas la moindre immoralité de ces liaisons, que l’absence de risque (entre personnes de la même classe) les favorise.
  48. Le prestige a les mêmes stylisations que l’infamie. Nous nous représentons un grand capitaine toujours environné de tonnerres. Aussi, quand nous rencontrons Foch en jaquette, sommes-nous un peu surpris. Pendant un quart de seconde, l’intrusion de cette réalité bourgeoise dans notre entendement déconcerte nos habitudes mentales.

    De même, il est courant que le journaliste qui nous rapporte la conversation qu’il eut avec un Roi, commence par s’étonner de s’être trouvé en présence d’un homme, et « si simple ». Le portrait de Louis XIV par Rigaud continue de commander notre idée de la majesté royale.

  49. C’est, en somme, la vue platonicienne, avec cette seule différence que la convention des pseudonymes féminins était, du temps de Platon, une feinte inutile. Elle eût même paru alors d’une inconvenance grossière.
  50. Un jour que quelqu’un de ma connaissance rendait visite à un non-conformiste, pendant le temps que le valet mit à l’annoncer, il entendit, depuis le salon où il se trouvait, plusieurs personnes rire aux éclats dans une pièce voisine. C’étaient, m’a-t-il raconté, des rires singuliers, où perçait une note suraiguë, sarcastique, méchante. Quand le visiteur fut introduit, le silence se fit aussitôt. Il regarda les visages ; tous lui étaient connus ; alors, il comprit : il était dans l’assemblée le seul chevalier de la Rose. Sa venue dérangeait une réunion intime, une cérémonie rituelle peut-être, le récit de quelque histoire drôle, équivalant, pour le cercle, à une parade d’exécution où nos vulgaires amours n’étaient pas ménagées.
  51. C’est la vue sociale d’Aristote, et, avant Aristote, la vue religieuse et nationale de Moïse — de Moïse dont la grande ombre plane sur tous les Conciles de la Catholicité et, depuis la Réforme, sur tous les Consistoires.
  52. Cet amour se distingue de la bestialité, quête honteuse et difforme d’un spasme égoïste, quand l’accouplement avec l’animal n’est pas, comme dans la mythologie, purement symbolique.
  53. Entre autres, Léon Bazalgette, en France.
  54. Dans une lettre à John Addington Symonds (19 août 1890).
  55. Note C : Un peu avant le procès d’Oscar Wilde, avait paru en Angleterre un méchant petit livre, méchant dans les deux sens du mot : The Green Carnation (l’Œillet vert). La satire visait Wilde et son cortège. On sait que le vert était, dans l’ancienne Rome, entre toutes les couleurs voyantes dont aimaient à se vêtir les « fellatores », leur couleur de prédilection, d’où leur surnom de « galbinati ». Au siècle dernier, une affaire criminelle, dans laquelle une association de sodomites se trouva inculpée, l’affaire Gilles et Abadie, est aussi appelée Affaire des Cravates vertes, à cause de la couleur de la cravate que l’association avait adoptée pour emblème. Aujourd’hui encore, dans le fatras de naïvetés qui encombrent trop souvent les ouvrages spéciaux traitant de la matière, il m’est arrivé de rencontrer cette « observation » que le fait, chez un garçon, d’aimer la couleur verte était un symptôme suspect, l’indice d’une tendance à l’inversion !
  56. On sait que sorti de prison le 19 mai 1897, Wilde passa l’été à Berneval (Seine-Inférieure), mais que, dès le début de septembre, il ne put se tenir de revoir l’objet de sa fatale passion, lord Alfred Douglas (familièrement Bosie). Un premier rendez-vous eut lieu à Rouen. À la fin de septembre les deux amis étaient à Naples. Mais l’entente ne dura que quelques mois. Wilde revint bientôt à Paris. Voir la préface placée par Henry D. Davray en tête de sa belle traduction du De profundis, version intégrale, (Kra éd.) Du même auteur on annonce Oscar Wilde, la tragédie finale (Mercure de France).
  57. Wilde avait commencé par porter béret de velours, manchettes de dentelle, culottes de velours puce à boucles et bas de soie noire. Il avait alors le culte du lys et du tournesol. À son retour d’Amérique, où il était allé, en 1882 (à vingt-huit ans), faire quelques conférences, il abandonna en matière de toilette l’idéal ruskinien, par trop bohème. On lui connut encore à Paris, en 1883, une canne d’ivoire ornée de turquoises, mais, bientôt, il prit rigoureusement à tâche de réaliser dans sa tenue le modèle du parfait gentleman, tel du moins qu’il le concevait : de onze heures du matin à sept heures du soir, haut de forme de soie, redingote bordée, pantalon rayé, bottines vernies, gants de Suède gris. À partir de sept heures du soir, chemise empesée, turquoise sertie de diamants sur le plastron, frac, et, dans les jours triomphants, les jours néroniens, l’œillet vert à la boutonnière.
  58. « Lorsque Wilde fut mis en prison, écrit Arthur Ransome, les porte-paroles du moment se plurent à clamer : « C’est fini, on n’entendra plus parler de lui ».
  59. Wilde, rapporte André Gide, « ne causait pas, il contait » c’est-à-dire, il aimait parler seul devant un ou plusieurs auditeurs attentifs.
  60. Lettre citée par Henry D. Davray, dans sa Préface à la traduction du De Profundis (éd. Kra).
  61. « Nul plus que M. Gide ne semble hanté de morale. » (Henri Massis, Jugements II).
  62. « Car sied-il de parler de défaite quand le front est si redressé ? » (Si le grain ne meurt III p. 136).
  63. Les divers morceaux qui composent ce petit volume sont datés de 1896, 1899, 1900, 1903, 1904. Amyntas, on s’en souvient, est dans l’églogue virgilienne, le nom d’un petit berger à la peau très brune. Gide plus tard ne craindra pas de nous dire à quel idéal sensuel correspond chez lui cette invocation, qui, aux environs de 1905, pouvait encore paraître aux naïfs comme une froide gentillesse scolaire, une révérence au latin.
  64. Ce que je dis d’Amyntas s’applique également aux Nourritures terrestres. Mais, déjà, dans les Nourritures, au milieu des extases et des pâmoisons, perce un curieux souci de démontrer, d’éduquer, de catéchiser. Chaque soupir y semble poussé comme une preuve.
  65. Restreint encore, puisqu’elle ne fut tirée qu’à 5.500 exemplaires qui furent vite épuisés. Une édition nouvelle a suivi en 1926, elle-même épuisée aujourd’hui.
  66. Et ce qu’il y a de plus fort, c’est que ce résultat, il l’obtient. Gide est un agitateur qui parle de très loin et sans élever la voix, mais dont la tour d’ivoire est munie d’un puissant appareil émetteur : le talent.
  67. Cette théorie n’est pas sans concorder avec la distinction que Freud, on s’en souvient, prétend établir chez les humains, entre le sexuel et le génital, entre l’appétit de la volupté et l’acte par lequel la vie se transmet.
  68. Il est vrai que le naïf met cette erreur des mâles sur le compte de l’étourderie, ce qu’André Gide marque du signe suivant : (? !) expression graphique d’un sourire sans doute.
  69. Ironie de constater, chez cet esprit hautain, un procédé analogue à celui dont usent chaque jour les manœuvriers politiques : premier temps, plaider au nom du droit, en faveur d’une minorité sacrifiée ; deuxième temps, renverser les rôles, imposer à la majorité la loi de la minorité. Il y a du tribun dans ce solitaire.
  70. Mantegazza professait la théorie contraire. Selon lui, l’inversion ayant pour cause principale toutes les difficultés que la société apporte au commerce normal des hommes avec les femmes, il n’y aurait qu’un seul remède à l’homosexualité, ce serait de développer, d’ « intensifier », comme on dit, la prostitution. Simple pantalonnade de savant, peut-être.
  71. Voir Amiel, Nouveaux fragments du journal inédit, publiés par Edmond Jaloux (1927) et le spirituel article d’Émile Henriot : Amiel amoureux (Le Temps, 25 janvier 1927).
  72. Je parle ici de réalité externe, « phénoménale ».
  73. Aussi n’est-il guère d’auteur de confessions qui ne s’y attarde, le poétique Andersen lui-même.
  74. Avant Rousseau, un autre Jean-Jacques avait, en plein xviie siècle, foulé aux pieds toute vergogne. Il est vrai qu’il n’avait pas trouvé d’éditeur.
  75. Gide est l’antipode de Platon. Lui-même aime caracoler sur le cheval noir.
  76. En ce qui concerne les garçons de quatorze à dix-sept ou dix-huit ans, je laisse aux éducateurs le soin d’apprécier s’il n’y aurait pas intérêt à exercer une tutelle plus sérieuse, je veux dire plus intelligente, sur les volontés faibles. Celles-ci, dira-t-on, ne peuvent se reconnaître, elles sont perdues dans la foule enfantine. Eh ! bien, c’est l’enfance entière qu’il faut mieux protéger. Notre système d’éducation, unisexuel jusqu’à l’absurde, est à refondre tout entier, peut-être. Mais notre objet n’est pas là. C’est surtout en fonction de la littérature que nous avons étudié l’anomalie. C’est dans ces limites que nous nous tiendrons.
  77. Note D : Voici la petite aventure qui, à trois reprises, m’est arrivée. Je la conte parce qu’elle est significative et réconfortante.

    Un jour que je demandais à un employé de librairie une des brochures devenues rares que je jugeais indispensable à ma documentation, je surpris dans les yeux de cet honnête garçon un imperceptible sourire, lequel, de proche en proche, à la manière d’un rayon de soleil filtrant à travers la brume, se répandit sur le visage des autres commis et, pendant une seconde, éclaira d’une lumière moqueuse la boutique entière. Dans une librairie scientifique, c’était si inattendu que je crus m’être trompé.

    Une deuxième fois, la même chose m’advint chez un autre éditeur et dans une occasion identique. Impossible, désormais, de ne pas croire à cette réalité stupéfiante : à Paris, dans une maison d’éditions scientifiques, on ne peut s’enquérir gravement de certains ouvrages sans que l’œil de l’employé ne vous glisse, sous la paupière soudain baissée, un regard ironique.

    La troisième fois, ce fut pire : le commis ne trouvant pas dans ses fiches l’indication de l’ouvrage demandé, une jeune fille vint à son secours. Pendant qu’ils cherchaient ensemble, leurs corps rapprochés se poussaient du coude et du genou. La tête inclinée, essayant, sans y parvenir, de me cacher leur mimique, tous les deux se mordaient les lèvres, tant ils devaient faire effort pour contenir leur joie.

  78. Les lectures de la jeunesse doivent être surveillées autant que possible. Mais on ne peut, sous prétexte que cette surveillance est difficile, souhaiter que les auteurs n’écrivent plus qu’ad usum Delphini.
  79. Ce qui d’ailleurs revient à peu près au même, presque toute la morale pratique étant conditionnée par la coutume. Mais l’important, c’est que le terme de « morale » ne soit pas prononcé, car il prête à équivoque, en raison des postulats d’ordre philosophique ou religieux qu’on lui suppose généralement.