L’Amour qui n’ose pas dire son nom/09

Bernard Grasset (p. 114-127).
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IX

Les trois amitiés possibles chez l’homosexuel. — L’amitié désirante sous le masque de l’amitié pure : le marquis Astolphe de Custine.

Loin de nous la pensée de vouloir mettre en parallèle avec une intimité si haute, et qui demeure un modèle admirable, des liaisons dont le principe est moins clair et le développement lui-même inférieur. Ce que j’aurais dessein de marquer maintenant, tout au contraire, c’est à quel point des tendances opposées se peuvent cacher sous d’apparentes analogies.

Cependant, c’est ici que l’abus de l’analyse risque de nous induire en erreur, en nous entraînant à établir des catégories trop tranchées. Par commodité, nous en venons vite à opérer une sorte de cloisonnement arbitraire entre les penchants que nous cherchons à définir. Nous les distribuons à droite et à gauche comme les eaux d’un ruisseau capté qu’on divise et subdivise en une multitude de canaux. Mais, parfois, il arrive que, dans ces canaux séparés, aménagés avec tant de soin, et auxquels nous apposons des noms comme des écriteaux, c’est toujours le même flot mélangé qui s’écoule, échappant à nos définitions.

Nous avons représenté l’amitié épurée et l’amitié pure comme deux inclinations qui dérivent de sources différentes. Mais l’antithèse perd de sa force à mesure que les sentiments en cause s’éloignent de leur origine. Certes, l’élément trouble qui est à la base de l’amitié épurée ne se retrouve à aucun moment dans l’amitié pure. Mais la réciproque est-elle vraie ? Peut-on dire que l’amitié épurée ne contient aucun des éléments qui composent la substance de l’amitié pure ? L’amitié épurée, en d’autres termes, est-elle condamnée au rôle d’affection spéciale, exceptionnelle, tout ensemble désirante et équivoque dans son principe, renonçante et sublime dans son dernier état ? Entre ces deux extrémités, ne lui est-il jamais permis de goûter quelque repos qui la rapproche de l’amitié proprement dite ?

Un homosexuel, d’autre part, ne peut-il éprouver un pur sentiment d’amitié pour une personne de son sexe qu’à la condition de réfréner d’abord son instinct et de soumettre ses sympathies à la discipline sévère de l’épuration ? L’amitié pure, l’amitié indépendante des désirs dans son essence, est-elle le privilège exclusif de l’homme normal ? Il serait absurde de le prétendre. Ne savons-nous pas qu’il est des invertis qui tracent eux-mêmes, à leur usage, en pleine connaissance de cause, une ligne de démarcation très nette entre leurs amitiés désirantes et les autres, qu’ils ne négligent point, auxquelles, parfois, ils se dévouent.

De sorte que, pour les homosexuels, il y a trois combinaisons possibles d’amitiés : l’amitié désirante ou amour, l’amitié épurée, et l’amitié pure. De plus, le sexe féminin, qui reste en dehors des deux premières combinaisons, est souvent admis à bénéficier de la troisième : nombre d’invertis ont des amies qu’ils aiment tendrement, avec lesquelles ils s’entendent à merveille. Quand ce sont des invertis constitutionnels, à la vérité ce commerce amical ne diffère aucunement de celui que beaucoup de femmes ont entre elles : mêmes bavardages, mêmes toquades, mêmes piques, même mise en commun des passe-temps et des goûts ; ou bien, si les rapports prennent un ton plus grave, un rythme moins sautillant, plus suivi, c’est alors qu’il se trouve que, l’amie ayant dans l’esprit ou le cœur certains côtés virils, la conduite des relations est le résultat de son influence. Mais qu’il s’agisse d’homosexuels, comme il s’en trouve, de ceux dont il semble que l’anomalie ne diminue en rien la virilité, et les amitiés qu’ils entretiennent avec des femmes et des hommes auront le même cours que les amitiés des normaux.

L’assimilation, toutefois, comporte une réserve : il n’est peut-être pas absolument certain que la considération du sexe, en pareil cas, soit tout à fait abolie ; il se peut qu’elle subsiste d’une manière latente, dans l’inconscient. C’est, sur un autre plan, le plan normal, le seul auquel il lui était permis de paraître songer[1], l’opinion de La Bruyère : « L’amitié peut subsister entre des gens de différents sexes, exempte même de toute grossièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un homme ; et réciproquement, un homme regarde une femme comme une femme. Cette liaison n’est ni passion ni amitié pure, elle fait une classe à part ».

Seulement, si cette maxime est exacte et si tant est que l’on n’ait qu’à en changer les termes pour obtenir une définition de l’amitié non désirante d’un homosexuel pour un homme, notez que, par un choc en retour du raisonnement, cela reviendrait à nier ce que nous semblions admettre tout à l’heure, à savoir qu’il fût possible à un inverti d’éprouver une amitié pure pour une personne de son sexe ; et, dernière conséquence de la proposition, l’amitié pure ne lui serait possible qu’avec une femme.

À vrai dire, la contradiction est surtout verbale, et elle tient à ceci que, pour raisonner de l’homosexualité, nous nous plaçons toujours à l’extrême ; quoique nous fassions, tacitement, sans même nous en rendre compte, c’est le type de l’inverti-né, le type irréductible, qui, bientôt, reparaît sur l’échiquier de nos syllogismes, c’est lui seul, à l’exclusion de tous les autres, que nous mettons en avant. Tandis que, dans la réalité, plus on s’écarte du type de l’homme-femme, plus les sentiments de l’homosexuel, dans le domaine de la simple amitié, tendent à se rapprocher de ceux d’un homme normal.

Mais, et c’est là que nous voulons en venir, l’anomalie qui est pour les homosexuels une source de perpétuelle contrainte, leur offre d’autre part des facilités de dissimulation refusées à nos amours. Non seulement, dans la vie, il leur est loisible de mettre sous le voile de relations amicales des rencontres dont le caractère est tout différent, mais c’est tout le manège du désir lui-même, c’est toute la psychologie du sentiment amoureux qui peut prendre l’amitié pour masque[2]. Tantôt, il y a connivence entre les partenaires, la feinte étant mutuellement admise et employée comme une règle du jeu ; tantôt, l’un des deux est seul à se servir de cette ruse, pour couvrir une tentative de séduction, et se ménager, en cas de besoin, une retraite.

De même que Montaigne et la Boëtie avaient lié connaissance dans une fête, c’est dans un bal, chez la duchesse de Maillé, qu’en 1818, Astolphe marquis de Custine (le fils de celle-là même qui fut l’amie de Châteaubriand) étant âgé alors de vingt-huit ans, rencontre Édouard le Lièvre, comte de Lagrange, plus jeune que lui de six années. Entre eux également l’entente est soudaine. Négligeant les dames, sans souci des autres invités, à l’écart des danses et des tables de whist, ils passent la nuit ensemble à bavarder dans un coin. Les découvertes qu’ils font d’eux-mêmes les enchantent réciproquement. On ne peut se ressembler davantage : deux « vrais Ménechmes au moral ». Cependant, à la différence, déjà, des deux tempéraments robustes de Michel et d’Étienne, ce qu’Astolphe et Édouard mettent en commun dans ce long a parté poursuivi jusqu’au jour sous la lumière des lustres, c’est moins des goûts que des dégoûts. Les mêmes choses les ennuient, les mêmes choses leur répugnent. Tous les deux, ils sont de la race de René : ils se reconnaissent étrangers à la plupart des hommes ; ils méprisent ce que le vulgaire estime, et conçoivent de l’orgueil à se sentir continuellement froissés par ceux qui les entourent. Des René, moins la sauvagerie toutefois, des René mondains, de la meilleure société parisienne tous les deux, vêtus avec recherche, obligeants envers leurs relations, polis, souriants, d’un sourire un peu las : mélancolie, assurément, qui n’est plus à la mesure des orages sur les forêts d’Amérique, mais à la mesure seulement de ce bal dont les flambeaux pâlissent quand ils se lèvent et se séparent.

À dater de cette nuit, une correspondance s’établit entre les deux jeunes gens. La longue conversation confidentielle, chuchotée au son des violons, ne leur a pas donné le loisir de se dire encore tout ce qu’ils ont sur le cœur : ce trop plein, durant quatre années, va s’épancher dans des lettres. Nous possédons celles d’Astolphe. Elles ne manquent pas d’élégance ni même d’un certain raffinement sentimental, d’une habileté à saisir, dans le domaine du cœur, les demi-teintes, les demi-silences, les demi-aveux, et à s’y attacher. Nul vrai talent, d’ailleurs, mais tout ce qu’une éducation parfaite, une culture étendue, une grande connaissance du monde et la pratique de l’introspection peuvent donner de style à un homme. En outre, des principes, de la gravité, de la religion. Rien de léger, de badin. Quelque malice, mais sans esprit, une malice aux pointes émoussées. Tout cela fait un ensemble assez morne. D’autant plus que l’accent, l’absence d’accent plutôt, est d’une plainte étouffée.

Qu’y a-t-il donc, dans la vie d’Astolphe, qui le bride ainsi ? Il a une belle figure, il est intelligent. Qu’est-ce qui l’empêche d’épanouir ses qualités et de profiter en outre de tous les avantages qu’il doit à son rang et à sa fortune ? Pourquoi le marquis de Custine n’est-il pas heureux ?

Major de mousquetaires en 1814 dans l’armée du comte d’Artois, il a abandonné, la même année, le métier des armes, pour entrer dans la diplomatie. Mais le stage qu’il accomplissait à Darmstadt s’est terminé bientôt par sa démission. On a parlé alors, à mots couverts, d’une histoire assez fâcheuse, d’une amitié un peu trop vive, conçue là-bas pour un jeune homme. Simple étourderie, disent les siens ; Astolphe lui-même était si jeune à cette époque ! Tout cela est bien oublié. Sa mère, depuis, a remué ciel et terre pour lui trouver une femme. Un jour, il est sur le point de conclure une noble et riche alliance ; brusquement, il rompt ses fiançailles, de peur, dit-il, de rendre sa femme malheureuse. Ensuite, il refuse plusieurs beaux partis, s’essaye au roman, à la poésie, à la composition musicale, dîne en ville, lit Malebranche, joue la comédie de salon, s’ennuie irrémédiablement.

C’est dans cette disposition d’esprit qu’Astolphe se lie avec Édouard. À l’automne de 1820, pour les chasses, le comte de La Grange fait un séjour chez le marquis, au château de Fervaques, près de Lisieux. Cependant, il ne paraît pas que la rencontre de l’âme-sœur ait apporté à Astolphe ce repos que le monde lui refuse, qu’il a en vain cherché dans les livres et dans ses courses vagabondes en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Écosse. L’amitié serait-elle comme les voyages pour lesquels l’on part toujours avec enthousiasme et d’où l’on revient toujours déçu ? Après trois ans déjà d’intimité, les relations des deux « Ménechmes » languissent. À quoi faut-il attribuer cette fatigue ? À l’apathie contagieuse qui se dégage comme un brouillard de la correspondance d’Astolphe ? N’écrit-il pas lui-même, après avoir noirci dix feuillets : « Cette lettre ne brûle pas, elle noie le papier, c’est un torrent d’eau tiède… » Mais non, ce relâchement insensible doit avoir une autre cause. Sur le compte d’Édouard, le marquis se serait-il trompé ?… Pendant des mois et des mois, il l’a conseillé, il a dirigé ses lectures, il a fait pleuvoir sur lui ses maximes de piété. Mais on dirait que, de tant de sollicitude, Astolphe attendait une récompense qui n’est pas venue. En tout cas, n’espérons pas obtenir des lettres la moindre précision. Certes, il y a, dans les effusions du marquis, une tendresse singulière, des subtilités caressantes, une sorte de cajolerie triste et désenchantée dont les amitiés les plus étroites d’homme à homme ne sont pas coutumières, mais tout est exprimé en termes généraux, par allusions vagues. Quand on a tout lu, on n’est guère plus avancé. Eh ! c’est peut-être cela, justement, que le châtelain de Fervaques reproche au jeune Édouard. Les choses avec lui n’ont pas fait un pas. Ou bien, après s’être livré, il se dérobe. Bref, on subodore un mystère. Il y a un chiffre qui nous manque. Ma foi, il était temps que le soupçon nous en vint. Astolphe commençait à nous endormir.

Entre gens bien élevés, bien pensants, aristocrates et dévots, il y a des choses qu’on n’écrit pas, des choses qu’on laisse au cœur de l’ami d’élection le soin de deviner. On feint de parler morale, jusqu’à paraître prêcher, mais je ne sais quoi d’âpre, d’impatient, comme un appel, douloureux d’être si longtemps incompris, se cache derrière le sermon. On a l’air de décrire un site alpestre, « un clair de lune éblouissant sur la neige », dans le Tyrol, mais, sous l’imitation fade du romantisme à la mode, se dissimule un secret amer. Et pendant que sa plume court, arrondit les périodes, comme il déploierait un voile à longs plis, Astolphe, fiévreux, obsédé d’images toutes différentes de celles qu’il s’évertue maladroitement à trouver, maudit les bienséances qui le retiennent de crier son mal.

Quel mal ? Pourquoi ces suppositions ? Sans doute le lecteur m’accuse-t-il de broder. Hélas ! tout va bientôt s’éclaircir sous un coup de lumière atroce, celui que projette le scandale.

Le comte de la Grange est ici hors de cause. En 1823, il est entré dans la carrière. D’abord secrétaire de légation à Carlsruhe, il vient de passer à Vienne. Les deux amis ne s’écrivent plus que de loin en loin. Cependant, Châteaubriand est arrivé au Ministère avec M. de Villèle, et sa vieille amie Delphine ne cesse de lui recommander son fils Astolphe, dont les mérites, à trente-quatre ans, sont toujours sans emploi. Madame de Custine renonce pour Astolphe à la diplomatie (à quoi bon réveiller le souvenir de l’histoire de Darmstadt, si bien enterrée ?), mais les mères sont volontiers intrigantes : ce que celle-ci sollicite, ce n’est rien de moins que la pairie. Galamment, Châteaubriand s’emploie à couronner ce vœu. Le Roi a promis. Astolphe, prochainement, sera pair de France.

Sur ces entrefaites, dans l’été de 1824, un beau matin, le marquis de Custine est trouvé nu dans un champ, aux environs de Paris. Meurtri en différentes parties du corps, ayant été battu et dépouillé de ses vêtements, il rentre en ville sous le carrick d’un cocher de fiacre. Le malheureux a la folie de porter plainte. L’enquête établit la vérité des faits d’autant plus rapidement que les agresseurs, des militaires appartenant à une arme d’élite, se sont déclarés eux-mêmes le lendemain. Ils n’avaient accepté un honteux rendez-vous que pour administrer à l’impudent une correction exemplaire. Ils bénéficièrent d’un non-lieu.

Inutile d’ajouter que de pairie il ne fut plus question. Mais l’attitude de Châteaubriand, dans cette vilaine affaire, reste courageuse et digne. L’allure sauve tout, quand l’âme est grande. Cet homme était de ceux qui, dans les pires conjonctures, n’abandonnent point leurs amis. Personnellement, il eût été cependant excusable de montrer quelque humeur de l’esclandre. Il était ministre, et, comme tel, guetté par ses ennemis. Il avait recommandé le marquis à Louis XVIII plusieurs fois, instamment. « Voilà donc, pouvait dire le vieux roi, le candidat de M. de Châteaubriand ! » et, là-dessus, de citer, en humant une prise, une épigramme de Martial en rapport avec les circonstances. Mais le protégé compromettant était le fils d’une ancienne amie. Cela créait des obligations, jadis, à un gentilhomme. Et gentilhomme, dans l’éclipse quasi totale des bonnes manières, nul ne l’est resté davantage que le fier vicomte. En outre, il avait connu Astolphe tout enfant, du temps qu’il faisait à Fervaques de longs séjours, en été. N’est-ce pas sous le toit de ce château qu’il avait composé en 1804 le chant de Velléda dans ses Martyrs ? Bref, un conseil de famille fut réuni chez Delphine, auquel Châteaubriand assista. René va nous donner l’occasion d’admirer une fois de plus combien il n’avait dans le caractère rien de médiocre. Voici, en effet, la ligne de conduite qu’il soutint que devait suivre Astolphe : sauver les apparences en bravant l’opinion, réduire tous les auteurs du coup au silence par une série de duels éclatants ; sinon, quitter la France pour n’y plus rentrer.

Aucun duel n’eut lieu et Astolphe demeura à Paris.



  1. Quoiqu’il fût en bonne place, chez les Condé, pour faire, sur le terrain défendu, bien des observations.
  2. Même travestissement, mêmes commodités chez les saphistes. Ce n’est pas la moindre immoralité de ces liaisons, que l’absence de risque (entre personnes de la même classe) les favorise.