L’Amour qui n’ose pas dire son nom/07

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VII

L’amour grec.

L’étiologie de l’homosexualité, entendez la question de ses origines organiques ou fonctionnelles, est du domaine de la science, mais la question de savoir si la satisfaction du désir homosexuel est légitime reste une question morale. Du point de vue moral, le problème ne peut être clairement, utilement posé que par rapport à nous, races humaines d’une certaine latitude, d’un certain temps, d’une certaine culture. On n’apporte aucune clarté dans le débat lorsqu’on fait valoir cet argument que l’instinct homosexuel est de tous les pays et de toutes les époques. À quoi sert d’accumuler les témoignages des voyageurs, de citer puérilement les cas d’homosexualité observés chez les Esquimaux de l’Alaska, les indigènes d’Océanie ou les nègres de Zanzibar ? L’universalité de l’inversion, que je sache, n’a jamais été contestée sérieusement. Quel besoin aussi d’entasser les preuves historiques ? Qu’il y ait eu des pédérastes chez les Scythes, chez les Carthaginois, que la pédérastie ait été, dans la religion de l’ancienne Égypte, l’attribut des dieux Horus et Set, voilà qui nous importe peu. Nul ne songe plus à nier que les coutumes varient suivant les peuples et les âges, et par conséquent, que la morale, qui est liée en partie à la coutume, soit, dans cette mesure, essentiellement changeante. Pourquoi rabâcher en cinq cents pages, comme le font certains auteurs, ce que Pascal a si bien dit en une courte phrase ?

Mais, pour les Grecs, c’est autre chose. Impossible, ceux-là, de les négliger. Précisément, parce que le problème est d’ordre moral, si tant est que la civilisation hellénique réponde à un idéal universel, nous sommes tenus de prendre en considération les mœurs des anciens Grecs.

Ce n’est pas faire injure à la mémoire de Taine que de ne le point égaler tout à fait à Renan. Ce qui reste chez Taine d’un peu doctoral, cette subordination d’un esprit qui, en dépit de sa réelle vigueur, ne parvient pas toujours à dépasser le point de vue de l’école, n’apparaît nulle part davantage que dans un article intitulé Les jeunes gens de Platon[1].

Ce qu’il y a de plus singulier dans cette étude, c’est que l’auteur, non exempt pourtant d’une certaine sensualité réfrénée, laquelle cherchait un exutoire dans les mots, ne se borne pas à une analyse abstraite de la philosophie socratique ou de la doctrine platonicienne. Il prétend peindre, cette fois, autour des idées, l’atmosphère qui les baigne. Ces éphèbes jouant aux osselets dans la cour du gymnase, ou bien groupés à l’ombre du portique et devisant avec Socrate, Taine s’applique à nous faire remarquer quelle grâce est la leur : tantôt vifs, bougeant par brusques détentes, comme des poulains au pâturage, tantôt immobiles, l’un contre l’autre appuyés, guettant attentivement, sur le visage de Silène du vieux maître, à chacune de ses interrogations, ce sourire de malice qui n’est qu’une forme déguisée de la bienveillance, puisqu’il avertit l’auditoire du piège tendu dans la question. Mais où commence, chez Taine, l’artifice scolaire, c’est quand il fait semblant de croire qu’entre ces jeunes garçons il n’y a rien autre chose qu’une froide émulation intellectuelle. Si Lysis vient s’asseoir auprès de Ménéxène pour suivre la leçon de Socrate, ce n’est pas une simple affinité d’esprit qui les rapproche à ce moment. Le philosophe s’aperçoit du manège et, avisant le jeune couple : « Lequel de vous deux est le plus âgé ? — Nous ne sommes pas d’accord là-dessus. — Et si je demandais lequel est le plus brave, vous contesteriez aussi ? — Certainement. — Et lequel est le plus beau ? encore de même ?… Tous deux se mirent à rire… » Le dialogue délicieux se poursuit, et Taine note en marge : « Voyez de quel ton Socrate parle de cette amitié, comme il félicite ces enfants ». On prend là le professeur sur le fait, en flagrant délit de mystification. C’est toujours la même feintise : des gestes retenir la courbe extérieure, qu’on ne veut tout de même pas se priver d’admirer, mais taire le sens caché du tableau, parce qu’il serait trop embarrassant de l’expliquer[2].

Rien ne peut donner une idée de l’Attique quand on ne l’a pas vue. C’était un grand esprit déjà qu’Ernest Renan avant qu’il n’eût fait le voyage de Grèce : tout ce que l’intelligence la plus souple et la plus pénétrante peut comprendre d’Athènes à travers les livres, cet homme se l’était assimilé depuis des années. Cependant il vint. Un soir, sur la colline de la Pnyx, face à l’Acropole, il contempla longtemps le Parthénon, de loin. Un autre jour, lentement, un peu essoufflé, il gravit, au coucher du soleil, le grand escalier des Propylées, dépassa la terrasse où s’élève le petit temple de la Victoire aptère, puis, ayant monté quelques marches encore, il atteignit le plateau jonché de débris. À cinquante pas, à main droite, posée de trois quarts sur l’azur profond, se dressait la merveille.

De cette vue, l’intelligence de Renan conçut des rapports qu’elle n’avait point imaginés avec le seul secours des textes. Ému, mais sans trouble, l’âme transportée à des hauteurs sereines, il se mit alors à prier, à sa manière. L’oraison qu’il fit, chacun la sait par cœur aujourd’hui. Il n’en est pas de plus raisonnable, puisque l’élan de l’adoration s’y déploie dans l’énumération des raisons qu’a l’esprit d’adorer.

Certes, le plus haut chef-d’œuvre d’un temps et d’une race ne suffit pas à couvrir tout ce qui fut l’expression de ce temps et de cette race. Le Colisée, par exemple, quoique d’une beauté moins pure, est aussi un fier monument, et pourtant il a été le théâtre de fêtes sanglantes dont le souvenir fait horreur. Mais, avec le Parthénon, ce n’est rien de moins que Platon qui est ici en cause. Platon a montré, en effet, une indéniable indulgence envers des mœurs que nous blâmerions aujourd’hui[3]. Or, il y a une évidente parenté entre le Parthénon et la pensée platonicienne ; le temple d’Athéna et les Dialogues sont bien deux faces d’un même génie : même équilibre des lignes dans la même lumière transparente.

La seule supériorité que le Parthénon a peut-être sur le philosophe, c’est qu’il nous saisit d’une prise plus directe. Le dialogue de marbre qu’il présente au regard, cette convenance parfaite de la réponse à la question, cet ajustement précis de l’effet obtenu à l’effet cherché, de la solution à la donnée, tout cela, que nous retrouvons dans toutes les parties de l’édifice, nous est offert d’ensemble, d’emblée, comme un total, sans cette discontinuité qu’il y a toujours forcément dans la dialectique la plus serrée, du fait que nous n’y accédons à la vérité que pas à pas.

Comment donc, à moins d’être d’une absolue mauvaise foi, pourrions-nous feindre d’ignorer une affirmation pareille ? Comment ne pas tenir compte de l’opinion d’un peuple qui impose à l’admiration des siècles un tel témoignage de sa grandeur ?

Hâtons-nous de dire tout de suite qu’entre M. de Charlus et les jeunes gens de Platon, ou du moins la grande majorité d’entre eux, il n’y a aucune comparaison possible. Sans doute, les invertis-nés, avec leur rage de chercher partout des excuses et des justifications, se sont-ils souvent targués d’une ressemblance où leur fatuité trouvait son compte. En cela, ils abusaient de notre crédulité ou tiraient un facile avantage de leur propre ignorance. Proust, qui connaissait bien cette prétention en a montré lui-même l’absurdité. Au temps de Socrate, dit-il, « aimer un jeune homme était comme aujourd’hui entretenir une danseuse, puis se fiancer ». Proust entend par là que l’homosexualité, chez les Grecs, n’était pas un goût exclusif, une inversion, une névrose, mais un usage auquel il était élégant de se conformer dans sa jeunesse, avant de prendre femme. Cependant, si la distinction est profonde entre l’anomalie d’un Charlus et l’amitié antique, il me semble que Proust s’avance beaucoup quand ailleurs il affirme que toute l’homosexualité de coutume a disparu et que « seule surnage et se multiplie l’involontaire, la nerveuse, celle qu’on cache aux autres et qu’on travestit à soi-même ». L’auteur de Sodome et Gomorrhe commet là, croyons-nous, une erreur qui, de même que les mots « entretenir une danseuse », montre à quel point ses observations datent déjà. Depuis lui, ou bien l’homosexualité a pris dans les mœurs un développement qu’il n’avait pas prévu, encore que le succès de son œuvre y ait contribué, ou bien, comme je l’ai indiqué, l’on s’est aperçu, dans ces dernières années, que l’homosexualité comporte de nombreuses variétés que Proust lui-même ignorait.

Les Charlus, ce sont les « hommes-femmes », ceux chez qui l’inversion est constitutionnelle et se caractérise non seulement par l’attraction vers le même sexe, mais par la répulsion pour le sexe opposé, c’est le Giton de Pétrone, c’est le correspondant d’Émile Zola qui se regarde au miroir amoureusement, mais sans complaisance, avec une attention aiguë, et envoie de lui au romancier naïf un portrait : « La bouche est assez grande, à lèvres rouges et grosses. L’inférieure est tombante : on me dit que j’ai la bouche autrichienne. Les dents sont éblouissantes, quoique j’en aie trois gâtées et plombées (heureusement on ne les voit pas) » etc. Le même qui décachète sa lettre et reprend la plume pour ajouter : « Je ne vous ai pas parlé de mes mains, qui sont véritablement superbes[4]. »

Et maintenant, imaginez un peu, dans Athénes, un androgyne de cet acabit, l’œil allongé au charbon et du fard sur la joue, se risquant à l’Académie, sous les oliviers sacrés, ou bien essayant de se mêler aux garçons qui se rendent en bon ordre, nus, chez le maître de cithare, en chantant l’hymne : « Pallas terrible, qui ravages les villes. » Il eût été hué, lapidé.

L’amitié antique, ainsi que l’explique Aristophane dans Le Banquet, n’est pas impudeur, mais bravoure, audace, virilité. Elle est aussi une communauté de vie, impliquant la communauté des biens. Écoutons ici M. Dugas dans la première édition de son livre, celle qu’il a eu la faiblesse de renier. On ne trouverait nulle part ailleurs analyse plus fine d’un sentiment que d’aucuns, de nos jours, ont peine à comprendre, parce qu’il n’a pas son équivalent dans nos mœurs. Chez les Grecs, l’amour est exclu de la vie conjugale. Le mariage n’a qu’un but religieux et politique : assurer la continuité du culte domestique et la perpétuité de la race. C’est un établissement qui ne repose pas sur une affection mutuelle[5]. Pour Xénophon, l’épouse est une ménagère[6]. L’amour, après le mariage, va aux courtisanes : avant le mariage, au compagnon d’armes, au camarade de palestre. Notez que ces liaisons entre amis sont considérées comme nobles, puisqu’elles sont interdites aux esclaves.

Cependant, la coutume n’en a pas existé de tout temps chez les Grecs. Plutarque dit : « Ce n’est que d’hier ou d’avant-hier que les jeunes gens ont commencé à se dévêtir entièrement pour les exercices de la personne, et ce n’est que depuis ce temps que l’amour s’est glissé dans les parcs et lieux où la jeunesse s’exerce à la lutte. » D’où il ressort que l’institution des gymnases, si favorable à l’esthétique, l’aurait été beaucoup moins à l’éthique. Nos professeurs oubliaient cela ou bien en écartaient l’idée.

Mais, même si l’on met de côté la question morale, la phrase de Plutarque est, selon nous, d’une considérable importance. Comme toutes les constatations d’ordre historique, elle fait obstacle à la mystique. Car, n’en doutez pas, autour des images de la palestre, une mystique s’est formée, d’après laquelle tout ce qui se passait dans l’enceinte réservée, d’abord s’y serait passé de toute éternité, ensuite aurait une valeur absolue où Beau et Bien se confondraient. Or, voici qu’un ancien auteur nous fournit, sur les origines de l’amour entre garçons, tel qu’il se pratiquait en Grèce, une explication terre-à-terre : cet usage, qui fut pour les philosophes un thème de dissertations brillantes, proviendrait tout simplement de circonstances spéciales, et, pour tout dire, de certaines conditions de vie anormales, à savoir qu’à l’armée, au gymnase, les hommes vivaient exclusivement entre eux[7]. De sorte que, si l’on ôte à la pédérastie antique la parure dont les arts l’ont revêtue et le prestige intellectuel qui s’attache à ce qui fut objet de dialectique, quand les dialecticiens s’appellent Socrate, Platon, Xénophon, si l’on n’envisage que le fait lui-même, il apparaît tout banal : rien de plus qu’une variété à ranger dans la catégorie des inversions occasionnelles et contingentes, comme disent les médecins.

Les cas d’homosexualité observés de nos jours dans les internats peuvent en être rapprochés. Sans doute, les impuretés des collèges, si répandues, si fréquentes, et sur lesquelles les éducateurs prennent trop souvent le parti de fermer les yeux tant qu’elles demeurent secrètes, ces misérables polissonneries n’ont pas la grâce païenne. Il leur manque le rayonnement de la beauté plastique, la hardiesse superbe de la nudité. En outre, des sentiments nés de ces vilaines pratiques les professeurs aujourd’hui ne dissertent pas en classe, à la manière des maîtres anciens parlant à leurs disciples. Mais, en dépit d’un contraste dû à la différence des mœurs et de l’état social, ces deux manifestations de l’instinct sexuel inverti ont une cause analogue.

Maintenant, il est certain que cette cause initiale (influence d’un milieu unisexuel) a été renforcée dans ses effets, chez les Grecs, comme le dit si bien Plutarque, par l’habitude que les adolescents avaient prise de se dévêtir entièrement pour exercer leurs corps[8]. Le galbe ambigu de l’éphèbe se rapprochait de la forme féminine dans sa sveltesse virginale : le même trouble naissait à sa vue. Les adeptes récents de la culture physique ne me semblent pas avoir jamais envisagé ces conséquences du sport. Il est vrai que nos sportsmen ne vont presque jamais tout nus. Cependant, un culte nouveau de la beauté masculine, qui n’est pas encore sexuel mais qui peut le devenir, est déjà apparent aujourd’hui dans quelques ouvrages littéraires[9].

Enfin, si les liaisons passagères entre camarades de palestres constituaient le fond de ce qu’on a appelé « l’amour grec », on doit bien penser que, du temps de Socrate, les invertis-nés, et peut-être Socrate lui-même en était-il un, ont dû profiter de la situation : elle leur offrait des occasions, des facilités. Mieux encore, elle masquait leur anomalie aux yeux de tous et à leurs propres yeux. Ils cessaient d’être des exceptions, des monstres. Quoique leur cas fût de toute autre nature que celui sur lequel les philosophes et les sophistes se plaisaient à discourir ingénieusement, ils bénéficiaient de la confusion.

Aussi bien Alcibiade présente-t-il tous les traits de l’inverti constitutionnel, cultivé et mondain. Il est en tout excessif : intelligent jusqu’à la subtilité ; amoureux des arts jusqu’à l’esthétisme ; élégant jusqu’à l’affectation. Fils de famille qu’environne une coterie, causeur étincelant qui soigne ses effets, en tous lieux, à tout prix, il veut qu’on le remarque : sa suprême jouissance est de scandaliser.

Je disais tout à l’heure qu’un « homme-femme » qui aurait franchi l’enceinte des palestres eût été chargé de coups, cela n’est donc vrai qu’avec cette restriction qu’il n’en eût été ainsi que pour un prostitué faisant commerce de ses charmes ou pour un débauché sans esprit ; et encore seulement à la bonne époque, car nous savons que les gymnases devinrent vite le rendez-vous des oisifs, et que, dès lors, ils dégénérèrent en mauvais lieux.

Mais, l’origine de « l’amour grec » une fois établie, reste encore à expliquer comment il se fait que l’opinion l’ait admis, au point que la mode ait pu s’en répandre.

D’abord, n’oublions pas que, dans le monde antique, la chasteté n’a jamais été honorée en elle-même. Si Socrate la recommande, c’est en raison de ses effets, et parce qu’elle assure, dans la plupart des cas, la liberté de la pensée. Mais loin de lui l’idée de considérer comme une vertu une abstinence qui deviendrait une cause d’obsession et, par suite, de trouble pour l’esprit. Quelque peine que nous ayons à nous débarrasser de la conception chrétienne, il la faut résolument écarter si nous voulons essayer de nous représenter ce que pouvait être l’attitude d’un Athénien bien-né devant les choses de l’amour.

En ce qui touche notre objet spécial, il semble bien que les Grecs aient fait eux-mêmes une distinction entre ce qu’on nomme aujourd’hui l’inversion proprement dite et les coutumes des armées et des palestres. L’anomalie véritable, ils l’ont flétrie généralement comme un vice ; non point à la façon des Juifs et des Chrétiens, pour lesquels la sodomie est une offense au Créateur, un péché, mais au nom, comme toujours, de la raison, parce qu’ils avaient positivement horreur de toute manie, de tout ce qui ressemble à une aberration, à une insanité.

Quant à l’amitié passionnée entre compagnons jeunes et beaux, ils l’ont acceptée comme un fait, blâmable sans doute en ses excès, mais qui méritait l’indulgence, et même, dans la mesure où ce sentiment parvenait à se dominer, le respect. Ils n’en voyaient plus alors que les effets heureux.

C’est surtout à Socrate et à Platon que je pense, car Épicure est un ascète qui condamne toute forme d’amour comme contraire à l’ataraxie du sage, et Aristote, préoccupé principalement d’assigner pour but à l’amour la fondation de la famille, voit dans l’homosexualité une dépravation ou une maladie.

Socrate et Platon, en somme, n’ont pas fait autre chose que d’édifier magnifiquement une théorie de ce que Freud, de nos jours, a appelé la sublimation de l’instinct sexuel. « Veux-tu savoir ce que j’entends par amour, dit Phèdre, dans Le Banquet, c’est la honte pour le Mal et l’émulation pour le Bien ». Quand « l’amour grec » se limite à un désir grossier, il ne recouvre que des sentiments très bas : indifférence cynique, complaisance intéressée, haine, mépris. Mais la passion est bonne si l’élan qu’elle communique à l’être est contrôlé, dirigé, épuré. De l’instinct, en effet, l’âme garde la poussée, et, sans rien perdre de cette force obscure, en s’alimentant, au contraire, à ces sources secrètes, elle s’exalte au niveau des vertus les plus nobles et peut atteindre la perfection. Ainsi, le compagnonnage des camps est lié, chez les Grecs, au culte de l’honneur, de l’héroïsme et du sacrifice. De même les amitiés des gymnases peuvent s’idéaliser, devenir un sentiment délicat et enthousiaste de l’adolescence, puis, en s’élevant, en s’intellectualisant de plus en plus, une union des esprits dans la contemplation de la Beauté absolue.

La montée d’un palier à l’autre s’opère, selon la conception antique, d’autant plus aisément qu’aucune idée de souillure ineffaçable n’est attachée à l’instinct primitif. Celui-ci n’est qu’une faiblesse, et non une faute irrémissible. Dès lors, ce que l’amour homosexuel pouvait avoir d’inquiétant et de répréhensible à son point de départ disparaît totalement au cours de son ascension. Le chrétien qui se hausse à la vertu ne cesse pas de trembler parce qu’il porte les chaînes éternelles du péché d’Adam, mais le Grec vertueux est libre[10].



  1. Publié en 1855 dans la Revue de l’instruction publique (la référence a son intérêt) et réimprimé dans les Essais de critique et d’Histoire.
  2. Autre exemple de puritanisme : un savant helléniste, M. L. Dugas, avait publié autrefois un ouvrage intitulé l’Amitié antique, lequel valait par sa franchise non moins que par son érudition. Récemment, j’ai voulu le relire. Je n’ai plus trouvé chez l’éditeur qu’une édition nouvelle, squelette de l’édition primitive.
  3. Dans les Lois, cependant, il est plus sévère que dans les Dialogues. Mais c’est du point de vue social qu’il condamne alors la pédérastie, plutôt que du point de vue moral. Attitude analogue à celle de l’État moderne envers le malthusianisme.
  4. Proust eût aimé cela. Il aurait pu l’inventer. Dans son œuvre, ces notations eussent paru des traits de génie. Mais ici, non forgées, elles ne sont que répugnantes. Voilà qui donne à penser sur les différences de la littérature et de la vie, de l’artificiel et du naturel. Baudelaire, sur cet exemple, j’imagine, eût glosé longtemps.
  5. Cette conception se retrouve, d’ailleurs, plus ou moins avouée, chez nous, notamment sous l’ancien régime, dans la haute société, sauf que le but des alliances est alors une coalition d’influences ou une combinaison d’intérêts.
  6. La vue bourgeoise était la même naguère en France, en Allemagne, ailleurs encore.
  7. Les femmes n’étaient même pas admises en qualité de spectatrices dans les stades.
  8. Cicéron, dans ses Tusculanes, exprime la même idée. Selon lui, le fait de se dévêtir en public est un acheminement vers des actes honteux. Ce que, par une vue simpliste, nous appelons « pudeur chrétienne » est un sentiment que le christianisme a certes renforcé en le sanctifiant, mais qu’il n’a pu créer de toutes pièces ex nihilo. Il y a une pudeur païenne, c’est la modestia des Latins. Le mot a même passé dans notre langue, où « modestie » était autrefois synonyme de « pudeur ».
  9. Par exemple Les onze devant la porte dorée, de Henry de Montherlant. On sait que la précellence de l’académie masculine, sous le rapport de l’équilibre des lignes et des volumes était un des canons de la sculpture antique. Cette théorie, que Goethe a reprise, et qui s’est longtemps conservée dans nos écoles et nos ateliers, est encore promulguée, au xixe siècle, par Charles Blanc, dans sa Grammaire des arts du dessin.
  10. Note B : Peut-être un exemple de cet instinct homosexuel épuré, tel que Platon l’a dépeint, nous est-il offert au xvie siècle par une amitié passionnée de Michel-Ange, celle-là même que le grand homme a célébrée dans ses sonnets ?

    D’une façon générale, il semble que la beauté plastique ait reconquis, à l’époque de la Renaissance, du moins dans l’esprit des artistes et des humanistes, un peu de cette valeur spirituelle qu’elle avait eue au siècle de Périclès, alors que la notion du Beau et la notion du Bien étaient symétriquement accouplées dans un si juste équilibre que, de même qu’un char ne peut voler au but sur une seule roue, il était inconcevable que l’une ou l’autre des deux idées séparément pût suffire à porter l’âme vers la perfection.

    Quoiqu’il en soit, le fait est là, que nul n’ignore : Michel-Ange, si réservé durant toute sa vie à l’égard des femmes, au point qu’on ne lui connut jamais de maîtresse et que d’aucuns prétendirent qu’il était mort vierge, Michel-Ange, sur son vieil âge, conçut un sentiment exalté pour un jeune peintre qui avait nom Tommaso Cavalieri. Qu’à l’origine de ce sentiment, il y ait eu, chez le vieillard, une tendance irrégulière, laquelle a pu demeurer inconsciente, cela n’est pas impossible. Les génies eux-mêmes sont pétris d’argile, et parfois d’un limon assez trouble. Mais, selon la vue platonicienne, l’unique chose qui importe, c’est ce que devient la passion lorsqu’elle se transcende elle-même. Ici, rappelons-nous que nous avons affaire à un homme qui fut, dans le monde des formes, un véritable démiurge. Si, lorsqu’il contemple Tommaso, le cœur de Michel-Ange s’émeut, c’est qu’il saisit dans les lignes de ce beau visage des correspondances qui le ravissent. De même, chaque mouvement de ce corps bien fait lui confirme des lois mystérieuses dont il a découvert le secret. Peut-être, dans les commencements, une tendresse à la fois inquiète et protectrice s’est-elle mêlée à ce bonheur des yeux, quand le vieux maître songeait que ce garçon ingénu était lui-même un artiste et qui s’élançait plein d’espoir dans la voie périlleuse. Cette crainte quasi-maternelle était, dans une si rare liaison, la partie la plus humble : ce qui l’humanisait encore. Mais bientôt Tommaso n’était plus Tommaso ; sa personnalité chétive s’effaçait, oubliée. La rêverie de Michel-Ange, s’élevant au-dessus des circonstances de leur rencontre, se prolongeait sur les cîmes. Dès lors, il ne voyait plus dans son ami que l’idéal proposé par la Nature au ciseau du statuaire, le modèle accompli du Jeune homme éternel.