L’Amour qui n’ose pas dire son nom/00

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J’ai conçu le dessein de parler des amours singulières, des formes inverties du désir, dans leurs rapports avec la littérature de mon temps.

Cette idée me vint pour la première fois en 1923. Mais, aussitôt, les difficultés de l’entreprise m’apparurent. Cette barrière de conventions, de convenances, contre laquelle je butais, je m’aperçus vite qu’elle n’était pas toute extérieure, qu’elle existait aussi en moi. Bref, la pudeur me limitait de toutes parts : quand je m’interrogeais, une timidité personnelle qui me semblait insurmontable ; quand je regardais au dehors, le sentiment d’une interdiction grosse de menaces, l’appréhension du blâme que je risquerais d’encourir si j’enfreignais cette défense.

Quatre ans passèrent. Durant ce laps, les raisons que je croyais avoir de composer le présent ouvrage reçurent l’appui d’exemples nouveaux qui ne laissaient pas de les renforcer. La tendance s’accentuait, jusqu’à prendre, dans certains livres, des allures de manifestes. En même temps, plus je toisais du regard la montagne d’empêchements qui me barrait la voie, moins je me sentais d’humeur à plier devant elle. Je découvrais, en effet, que ce n’est pas seulement le particulier que la pudeur repousse, mais le général. Non contente de rejeter dans l’ombre l’anomalie physiologique dont je me proposais d’étudier l’étrange floraison littéraire, c’est, à la vérité, la question sexuelle toute entière que la pudeur éloigne du libre examen, c’est-à-dire de la clarté.

Qu’on me comprenne bien. Le mot pudeur a pour le moins deux significations : il désigne, tantôt une sorte de crainte qui joue un grand rôle dans l’union des sexes ; tantôt une réaction de l’individu social ou de la société à ce qui n’est pas « décent ». La pudeur dont nous réprouvons les excès (et les lâchetés), la seule dont il soit ici question, c’est la pudeur dans le second sens du terme : la pudeur-critique. De celle-ci la consigne est qu’il y a des choses qu’il faut taire, ou plutôt qu’on ne doit pas écrire et surtout imprimer : non-imprimatur.

Ce veto qui croit servir les bonnes mœurs finit par leur être nuisible. Tout abus doit être dénoncé. C’est pourquoi je romps le silence.

Mais qu’on se rassure : je ne me ferai pas un jeu de braver l’honnêteté. En moi-même et chez le lecteur, le lecteur adulte, le seul pour lequel j’écrive, je m’efforcerai de ne froisser aucune susceptibilité, dans la mesure où la sincérité de mon enquête n’aura pas à en souffrir.