Contes d’Italie/L’Amour maternel

Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 72-88).


L’AMOUR MATERNEL


« Glorifions la mère, car elle est la source intarissable de la vie toute-puissante ! »

Ce qui suit est extrait de l’histoire de Timour-Leng, l’homme d’airain, le tigre boiteux, Sahib-i-Kirani, l’heureux conquérant, Tamerlan, comme le nommèrent les infidèles, l’homme qui voulait détruire le monde entier par le fer et par le feu.

Pendant cinquante ans, il parcourut la terre ; son pas pesant écrasait les villes et les états, comme un pied d’éléphant écrase des fourmilières, et des fleuves de sang ruisselaient de toutes parts dans les voies qu’il suivait. Avec les ossements des peuples qu’il avait vaincus, il édifiait de hautes tours ; pour se venger de la Mort qui lui avait pris son fils Djiganjir, il s’efforçait de lui enlever toutes ses victimes, afin qu’elle crevât de misère et d’ennui.

Depuis le jour où son fils était descendu au tombeau et où les habitants de Samarkande avaient accueilli le vainqueur des Djettes, vêtus de noir et de bleu, la tête couverte de cendres et de poussière, jusqu’au moment où Timour rencontra la Mort à Otrara et fut vaincu par elle, c’est-à-dire pendant trente ans, le terrible guerrier ne sourit pas une seule fois. Il vécut ainsi, les lèvres closes, sans baisser la tête devant qui que ce fût, le cœur inaccessible à toute pitié !

Glorifions en ce monde la Mère, la seule force qui triomphe de la Mort ! Ceci est la véridique histoire d’une mère devant qui s’inclina Tamerlan, l’homme d’airain, le fléau sanglant de la terre, le pourvoyeur de la tombe.

Timour-Leng festoyait un jour dans la splendide vallée de Kanigoula, couverte d’un nuage de jasmin et de roses et que les poètes de Samarkande appelaient « L’Amour des fleurs ».

Quinze mille tentes rondes étaient disséminées en un large éventail dans la vallée. Elles ressemblaient à des tulipes, au-dessus desquelles des centaines de bannières de soie simulaient des fleurs vivantes.

Au milieu d’elles, la tente de Timour se dressait pareille à une reine entourée de ses dames d’honneur. Elle mesurait cent pieds de côté et trois lances de haut ; douze colonnes d’or de la grosseur d’un homme en formaient le centre ; une coupole bleue faite de bandes de soie noires, jaunes et bleues, s’arrondissait à son faîte. Cinq cents cordes rouges l’assujettissaient au sol, afin qu’elle ne pût s’élever vers le ciel. Il y avait un aigle d’argent à chacun des angles, et sous la coupole, au centre de la tente, se tenait, assis sur une estrade, l’invincible Timour-Leng lui-même, le roi des rois.

Il portait un ample vêtement de soie azurée, tout constellé de perles — il n’y en avait pas moins de cinq mille ! — Sur sa terrible tête grise, le rubis fixé à l’extrémité de sa coiffure blanche se balançait et étincelait, tel un œil sanglant regardant le monde.

Pareil à un large couteau, le visage du Boiteux semblait couvert de rouille, tant il était rongé par le sang dans lequel le roi s’était plongé des milliers de fois. Ses yeux petits et étroits, qui voyaient tout, brillaient d’un éclat semblable au froid reflet de la tzaramoute, la pierre favorite des Trabes, que les infidèles appellent émeraude et qui guérit du haut mal. Aux oreilles, le monarque portait des boucles de rubis de Ceylan, gemmes dont la couleur est pareille à celle des lèvres des belles filles.

À terre, sur des tapis comme il n’y en a plus, étaient disposés trois cents flacons dorés contenant les vins et les liqueurs du festin. Derrière Timour se tenaient des musiciens ; à ses pieds étaient assis les membres de sa famille, des rois et des princes, les chefs des armées ; et enfin celui qui est le plus proche de lui, le poète Kermani, l’ivrogne. Un jour que le destructeur du monde lui avait demandé :

— Kermani ! Combien donnerais-tu de moi, si j’étais à vendre ?

Celui-ci avait répondu :

— Vingt-cinq askers !

— Mais ma ceinture seule les vaut ! s’était écrié Timour étonné.

— C’est à la ceinture seule que je pense ! avait répliqué Kermani, à la ceinture seulement, car de toi je ne me soucie guère !

C’était ainsi que le poète Kermani parlait au roi des rois, à l’homme du mal et de l’horreur. Que la renommée du poète sincère soit à jamais plus grande à nos yeux que celle de Timour-Leng !

Glorifions les poètes pour qui Dieu se résume en une vérité qu’ils savent formuler harmonieusement et avec intrépidité !

Et c’est en cette heure de fête, de débauche, de fières évocations de batailles et de victoires, dans le bruit de la musique et des jeux populaires, devant la tente du roi, où d’innombrables bouffons bariolés gambadaient, où luttaient des athlètes, où des danseurs de cordes se ployaient de manière à faire croire que leurs corps étaient sans os, où des guerriers faisaient assaut d’adresse en l’art de tuer, où l’on donnait un spectacle comportant l’exhibition d’éléphants peints en rouge et en vert, à la fois hideux et terribles ; c’est à cette heure où se réjouissaient les hommes de Timour, ivres de la peur que leur inspirait le maître, de la fierté avec laquelle ils contemplaient sa gloire, des fatigues de la conquête, et aussi de vin et de lait de cavale fermenté ; c’est en cette heure de folie, que soudain, traversant le tumulte comme l’éclair transperce les nues, parvint aux oreilles de celui qui avait vaincu le sultan Bajazet, un cri de femme, un cri altier, un cri d’aiglonne, un son familier et proche pour son âme blessée, outragée par la Mort et devenue cruelle aux hommes et à la vie, tant était grand son ressentiment de l’offense.

Timour donna l’ordre de chercher qui criait ainsi d’une voix sans allégresse. On lui dit que c’était une femme couverte de guenilles et de poussière qui semblait avoir perdu l’esprit. Elle parlait l’arabe et elle demandait — elle exigeait — qu’on la mît en présence de Timour-Leng, le souverain des trois pays du monde.

— Amenez-la ! ordonna le roi des rois.

Et alors apparut devant lui une femme, dont les vêtements en lambeaux avaient été décolorés par le soleil ; ses pieds étaient nus et ses cheveux épars sur sa poitrine découverte qu’ils tentaient de voiler ! Son visage semblait de bronze, son regard était impérieux et la main brune qu’elle tendait vers le Boiteux ne tremblait pas.

— Est-ce toi qui as vaincu le sultan Bajazet ? questionna-t-elle.

— C’est moi. Je l’ai vaincu ; avant lui j’ai vaincu d’autres ennemis et je ne me sens pas encore las de conquêtes. Et toi, qui es-tu, femme ?

— Écoute ! dit-elle. Quoi que tu aies fait, tu n’es qu’un homme ; moi, je suis une mère ! Tu sers la mort et moi la vie. Tu es coupable envers moi, c’est pourquoi je suis venue te demander de racheter ta faute. On m’a dit que ta devise était : « La puissance dans la justice ! » Je ne le crois pas, mais tu as le devoir de te montrer juste envers moi, car je suis mère !

Le roi était suffisamment sage pour sentir la force que trahissaient ces paroles audacieuses, il répondit :

— Assieds-toi et parle, je t’écouterai.

Elle s’assit comme elle le jugea bon, sur le tapis, dans le cercle compact des rois, et voici quelles furent ses paroles :

— Je viens des environs de Salerne, très loin, en Italie. Mon père était pêcheur, mon mari aussi ; il était beau, comme l’est un homme heureux, car je lui donnais le bonheur ! Et j’avais aussi un fils, c’était le plus bel enfant de la terre…

— Comme mon Djiganjir, soupira le vieux guerrier.

—… le plus beau et le plus intelligent. Il avait atteint sa sixième année, quand des pirates sarrasins débarquèrent sur nos rivages. Ils tuèrent mon père et mon mari, et avec eux un grand nombre de gens. Ils enlevèrent mon enfant, et voici quatre ans que je suis à sa recherche. Il se trouve aujourd’hui parmi tes soldats, je le sais, car les soldats de Bajazet ont fait les pirates prisonniers, et lorsque tu vainquis le sultan, tu t’emparas de tout ce qu’il possédait. Tu dois donc savoir où est mon fils, et, puisque tu le sais, ton devoir est de me le rendre !

Tous les assistants se mirent à rire et les rois s’écrièrent (les rois se croient toujours intelligents) :

— Elle est folle !

Seul, Kermani regardait la femme avec gravité, tandis que Tamerlan la considérait plein d’étonnement.

— Elle est folle comme une mère, prononça tout bas l’ivrogne poète.

Le roi des rois, ennemi du monde, dit :

— Femme ! Comment es-tu venue de cette contrée que je ne connais pas, comment as-tu pu traverser les mers, les fleuves, les forêts et gravir les montagnes ? Pourquoi les fauves et les hommes — souvent plus féroces que les fauves les plus sanguinaires — ne t’ont-ils pas attaquée, toi qui n’avais même pas une arme, la seule amie des faibles et qui ne les trahit pas tant que leur bras est vigoureux ? Il faut que je sache tout cela pour te croire et pour que la surprise ne m’empêche pas de te comprendre…

…Gloire à la mère dont l’amour ne connaît pas de bornes, dont la poitrine nourrit l’univers ! Tout ce qui est beau en l’homme lui vient de la lumière du jour et du lait maternel — voilà ce qui nous imprègne d’amour pour la vie.

Elle dit à Timour-Leng :

— Je n’ai rencontré qu’une mer, où il y avait beaucoup d’îles et de bateaux de pêcheurs ; quand on cherche ce que l’on aime, les vents sont favorables. Il est facile de franchir les fleuves quand on est née et qu’on a grandi au bord de la mer. Les montagnes ? Je ne me suis pas aperçue qu’il y en avait…

Alors Kermani, l’ivrogne, dit :

— Quand on aime, les montagnes se transforment en plaines…

— J’ai traversé des forêts en grand nombre ! J’ai rencontré des ours, des sangliers, des loups-cerviers et des taureaux terribles dont la tête était penchée vers le sol ; par deux fois, des panthères m’ont guettée de leurs yeux pareils aux tiens. Mais toute bête a un cœur ; j’ai parlé avec ces fauves comme je parle avec toi ; ils comprirent que je suis une mère et ils s’éloignèrent en soupirant. Ils avaient pitié de moi ! Ne sais-tu donc pas que les fauves, eux aussi, aiment leurs petits et savent lutter pour les défendre et les garder aussi bien que font les hommes ?

— Oui, femme ! dit Timour. Et souvent, je le sais, ils aiment plus fort et luttent plus opiniâtrement que les hommes !

— Les hommes, continua-t-elle, comme un enfant, — toute mère est cent fois enfant en son âme, — les hommes, ce sont toujours les enfants de leur mère. Car chacun a une mère, chacun est le fils d’une mère ; toi aussi, vieillard, et tu le sais bien, tu as été enfanté par une femme ; tu peux nier Dieu, mais cela tu es obligé de le reconnaître !

— Oui, femme ! s’exclama l’intrépide poète Kermani. De même que d’un troupeau de bœufs il ne sortira pas de veaux, de même sans soleil les fleurs ne s’épanouissent pas ; sans amour il n’y a pas de bonheur ; sans femme il n’y a pas d’amour ; sans mère il n’y a ni héros ni poète !

Et la femme dit :

— Rends-moi mon enfant, Timour, car je suis mère et je l’aime !

…Inclinons-nous devant la Femme, elle a donné au monde Moïse, Mahomet et le grand prophète Jésus, qui a été mis à mort par les méchants ; mais, comme l’a dit Shérifeddin, il ressuscitera et viendra à Damas juger les vivants et les morts !

Inclinons-nous devant Celle qui enfante sans se lasser de grands hommes : Aristote est son fils et aussi Firdousi, et Saadi, doux comme le miel, et Omar Khayam, semblable à du vin mélangé avec du poison, et Iskander et Homère l’aveugle. Tous sont ses enfants. Tous ont bu son lait. Elle a fait entrer chacun d’eux dans le monde, en les tenant par la main, quand ils n’étaient pas plus haut qu’une tulipe. Tout ce qui fait l’orgueil des peuples vient des mères !

Et alors, Timour-Leng, le vieux tigre boiteux, le vieux destructeur de villes, se mit à réfléchir ; il garda longtemps le silence ; puis il dit, en s’adressant à tous :

Men tangri Kouli Timour ! Moi, Timour, serviteur de Dieu, je dis ce qu’il faut dire ! Voici : j’ai vécu, et depuis de longues années la terre gémit sous mon poids ; il y a trente ans que je détruis de ma main la récolte de la mort ; je la détruis pour venger mon fils Djiganjir, parce que la mort a éteint le soleil de mon cœur ! On m’a combattu pour conquérir des villes et des royaumes ; mais jamais personne ne m’a livré de combats pour la vie d’un homme. L’homme fut sans valeur à mes yeux ; je ne savais pas ce qu’il était ni pourquoi il se trouvait sur ma route. C’est moi, Timour, qui ai dit à Bajazet, après l’avoir vaincu : « Ô Bajazet ! les royaumes et les hommes ne sont rien aux yeux de Dieu. Vois : il les met au pouvoir de gens comme toi qui es difforme, ou comme moi qui suis boiteux ! » C’est ainsi que je lui ai parlé quand on me l’amena chargé de chaînes si lourdes qu’il chancelait sous leur poids, c’est ainsi que je lui ai parlé en le regardant dans son malheur et j’ai senti que la vie était amère comme l’absinthe, la plante des ruines.

Moi, Timour, serviteur de Dieu, je dis ce qu’il faut dire ! Voici : devant moi se trouve une femme comme il y en a des multitudes, et elle a éveillé en mon âme des sentiments qui m’étaient inconnus. Elle me parle comme à un égal et elle ne demande pas, elle exige. Et je vois que j’ai compris pourquoi cette femme est si forte. Elle aime, et l’amour l’a aidée à comprendre que son enfant est une étincelle de vie qui peut provoquer des flammes durant une longue suite de siècles. Les prophètes n’ont-ils pas tous été enfants et les héros faibles ? Ô Djiganjir, clarté de mes yeux ! tu aurais peut-être ensemencé la terre de bonheur ; moi, je l’ai arrosée de sang et elle est devenue stérile !

De nouveau, le fléau des peuples se plongea dans une longue méditation ; il reprit, enfin :

— Moi, Timour, serviteur de Dieu, je dis ce qu’il faut dire. Que trois cents cavaliers se dirigent à l’instant vers toutes les extrémités de mon royaume et qu’ils cherchent le fils de cette femme ! Elle attendra ici et j’attendrai avec elle. Celui qui reviendra en ramenant l’enfant en croupe sur son cheval sera heureux. Est-ce bien, femme ?

Elle rejeta en arrière ses cheveux noirs qui couvraient son visage, sourit au roi et répondit en secouant la tête :

— Oui ! C’est bien !

Alors, le vieillard terrible se leva et s’inclina silencieusement devant elle. Le joyeux poète Kermani chanta avec une allégresse juvénile :

Quoi de plus beau qu’un hymne aux astres et aux fleurs ?
« Une chanson d’amour ! » me répondra la Femme.
Quoi de plus beau que le soleil dans sa splendeur ?
L’amoureux s’écriera : « Celle qu’élut mon âme ! »
Certes, l’étoile est belle et l’éclatant flambeau
Du soleil embellit l’azur qui l’environne ;
Plus que les fleurs, les yeux d’une amante sont beaux,
Et mieux que le soleil son sourire rayonne.
Mais le plus beau des chants, nul encor ne l’a dit :
C’est le chant du principe éternel de la terre,
Le chant majestueux, où l’Amour resplendit,
De Celle qu’ici-bas nous appelons : la Mère !

Et Timour-Leng dit à son poète :

— Très bien, Kermani ! Dieu ne s’est pas trompé quand il a choisi tes lèvres pour célébrer sa sagesse.

— Dieu lui-même est un poète, déclara l’ivrogne Kermani.

La femme souriait ; les rois, les princes, les chefs d’armée et les autres enfants, tous souriaient en la regardant, elle, la Mère.

Ceci est la vérité ; tous les mots tracés sur ces pages sont la vérité ; nos mères le savent ; interrogez-les, et elles vous diront :

— Oui, c’est la vérité éternelle ; nous sommes plus fortes que la mort, nous qui donnons sans cesse au monde des sages, des poètes et des héros, nous qui semons en lui tout ce qui fait sa gloire !