II

Donc, le mariage, l’amour, le désir sont trois choses, distinctes :

— Le mariage, c’est la chaîne qui retient l’homme et la femme prisonniers l’un de l’autre.

— L’amour, c’est la communion intégrale des deux.

— Le désir, c’est le caprice de deux sensualités.

Je laisse le mariage, dont je suis l’adversaire, pour en revenir à la question de l’amour libre.

J’ai dit que l’amour doit être absolument libre, aussi bien pour la femme que pour l’homme ; et j’ajoute encore : l’amour ne peut véritablement exister qu’à la condition d’être libre. Sans la liberté absolue, l’amour devient de la prostitution, de quelque nom qu’on le revêt.

Le fait de vendre son corps un prix plus ou moins élevé, à une nombreuse clientèle, ne constitue pas seulement la prostitution. La prostitution n’est pas seulement l’apanage de la femme, l’homme aussi se prostitue. Il se prostitue quand, dans le but d’un intérêt quelconque, il donne des caresses sans en éprouver le désir.

Non seulement le mariage légal est une prostitution lorsqu’il est une spéculation de l’un des deux époux sur l’autre, mais il est toujours une prostitution, puisque la vierge ignore ce qu’elle fait en se mariant.

Quant au devoir conjugal, ce n’est ni plus ni moins encore que la prostitution.

Prostitution, la soumission au mari ; prostitution, la résignation et la passivité.

Prostitution encore, que l’union libre, quand elle passe de l’amour à l’habitude.

Prostitution, enfin, tout ce qui rapproche les sexes en dehors du désir et de l’amour.

Une des raisons pour lesquelles l’amour doit être absolument libre, c’est précisément cette similitude de l’amour et du désir dont je parlais tout à l’heure, en demandant qu’on ne fasse pas de confusion entre les deux termes.

Rationnellement, deux êtres peuvent-ils contracter un engagement quelconque alors qu’il leur est impossible de savoir s’ils pourront le tenir ? A-t-on le droit de lier deux éléments quand on ignore quelle affinité existe entre eux ? Dans le mariage légal il y a toujours une dupe : la femme, et quelquefois un désappointé : le mari, qui ne trouve pas en l’épouse celle qu’il avait cru deviner. Pourtant, les voilà attachés l’un à l’autre.

Et même, le mariage peut avoir eu pour base l’amour réciproque, et n’en pas moins devenir au bout de très peu de temps un fardeau pour les deux conjoints. C’est que cet amour n’était seulement qu’un désir que la possession a éteint ; et si les deux époux s’étaient donnés librement, avant la légalisation, l’expérience leur ayant prouvé qu’ils n’étaient point faits pour la vie commune, il est fort probable que cette légalisation n’aurait pas eu lieu. Ceci est une preuve en faveur de la nécessité de l’amour libre.

D’un désir l’amour peut naître, mais il n’est jamais possible de l’affirmer. Quand l’amour arrive aux sens après avoir passé par le cœur et le cerveau, il a beaucoup plus de chances de durée ; mais lorsqu’il a pour base le désir sexuel seulement, il risque fort de s’éteindre vite si pendant son existence, il n’a pu gagner le cerveau et le cœur.

Enfin — puisque je fais une étude analytique, je dois aller jusqu’au fond de la vérité je dirai que le désir sexuel seul peut unir fort longtemps deux êtres sans jamais faire naître l’amour complet.

Un homme et une femme peuvent avoir des relations intimes, sans jamais être rapprochés par autre chose que ce désir sexuel. Leurs sentiments et leurs pensées peuvent être en parfait désaccord, alors que leurs chairs vibrent à l’unisson.

Et ceci — je tiens bien à le faire observer — ne peut en aucune façon être comparé à la prostitution, puisque le sentiment qui rapproche ces deux individus — quoique exclusivement sensuel - est sincère de part et d’autre. Il ne peut y avoir de prostitution que là où il y a vente, contrainte, ignorance ou passivité. Là n’est pas le cas, puisque les deux amants sont attirés l’un vers l’autre par une même sensation, et qu’ils éprouvent plaisir et satisfaction dans la liaison librement acceptée de part et d’autre.

Mais la vérité de ce que je viens d’exposer amène la condamnation de la monogamie. En effet, de la diversité des sentiments naît la diversité des désirs, et si l’on admet cette diversité comme loi essentiellement naturelle on ne peut plus soutenir la loi monogamique. La monogamie c’est encore un genre de prostitution : prostitution de l’homme à la femme et de la femme à l’homme.

Il ne peut donc exister sur cette question de la vie sexuelle des individus qu’une seule loi et qu’une seule morale pour les deux sexes : la liberté absolue de l’amour.

L’union de la chair ne pouvant être régie par une règle unique, identique pour tous les individus, n’étant soumise à aucune loi déterminante immuable, ne doit point, par conséquent, créer de devoirs ni constituer de droits, si l’on veut conserver à l’amour son entière liberté.

N’est-ce pas du dernier illogisme le mot devoir lié au mot amour ? N’en sent-on pas déjà toute l’ironie dans cette phrase des livres de morale enfantine : « Le premier devoir d’un enfant, c’est d’aimer ses parents. »

Ne dit-on pas aussi dans la morale courante : « La mère doit aimer ses enfants ; La femme doit aimer son mari. »

Dérision que ces mots. L’amour, à quelque ordre qu’il appartienne, peut-il jamais être un devoir ? N’est-il point naturel que l’enfant aime la mère qui l’a élevé ; que la mère aime l’enfant qui lui a coûté des souffrances et des peines, et qui est un cher souvenir des tendres caresses reçues ? N’est-ce pas naturel encore que la femme aime le compagnon choisi, l’ami qui lui a fait sa vie de femme ? Si un enfant n’aime pas sa mère, si une mère n’aime pas ses enfants, si une femme n’aime point son compagnon, qu’y peut-on ? Rien. Toutes les sentences des Codes, toutes les déclamations morales et religieuses ne feront pas naître l’amour s’il n’est pas né naturellement.

De même qu’il ne peut créer de devoirs, l’amour ne peut faire naître de droits. Le droit du mari sur la femme, le droit de la femme sur le mari, c’est de l’oppression ; et l’oppression tue l’amour. L’esclave ne peut aimer son maître ; il ne peut que le craindre et chercher à lui plaire.

Le fait qu’une femme a aimé un homme et s’est donnée à lui, ne doit accorder aucun privilège à cet homme sur cette femme ; pas plus que le fait de s’être donnée, ne doit être pour cette femme une raison d’autorité sur son compagnon. Libres avant de se connaître, s’étant aimés librement, l’homme et la femme doivent se retrouver libres après la liaison, quand le désir ne les attire plus l’un vers l’autre, et que l’amour a cessé de les réunir.

Résumant donc toute cette étude, je conclus ainsi :

— L’amour doit être intégralement libre ; aucune loi, aucune morale ne doit le régir ni l’assujettir en un sens quelconque ;

— Nulle différence ne doit être faite entre les sexes en ce qui concerne l’amour.

— Enfin, les rapports sexuels ne doivent créer entre les individus ni obligations, ni devoirs, ni droits.