L’Amour et la Mort, légende d’Orient

L'AMOUR ET LA MORT
LEGENDE ORIENTALE

I


« Enfant, que fais-tu là, sous ce myrte ? — L’orage
M’a bercé, j’ai dormi. — Suis-moi, je sais là-bas
Un gîte. J’aiderai le hasard de tes pas.
Au loin, comme un fruit d’or, à travers le feuillage,
Tremble une clarté chère à l’œil des voyageurs. »

Le vent, qui flagellait les chênes séculaires,
Promenait sur les monts l’écho de ses colères ;
La foudre ensanglantait la nuit de ses rougeurs,
La pluie à lourds torrens tombait du haut des nues,
Et la terre exhalait des plaintes inconnues.

L’enfant suivait la femme et lui serrait la main,
Pour ne pas s’égarer dans le rude chemin.

« Enfant, n’as-tu pas fui la maison de ta mère,
Qui sans doute t’attend, pleure et se désespère ?
As-tu cueilli des fleurs ou des nids dans les bois,
Et du toit maternel as-tu perdu la trace ?
N’es-tu qu’un mendiant, un porteur de besace ? »

L’adolescent lui dit de sa plus douce voix :
« Je suis archer ; voici mon arc. Toi, jeune fille,
Qui donc es-tu ? Cours-tu si tard les amoureux ?
— Non, je suis moissonneuse, et voilà ma faucille. »
Côte à côte, en silence, ils cheminaient tous deux.


« Je suis chasseur, reprit l’enfant, et ma main sûre
Sans pitié frappe au cœur et creuse une blessure.
Mes victimes, troupeau superbe et languissant,
Arrosent leur chemin de larmes ou de sang :
L’incurable poison de mes flèches les brûle. »

« Moissonneuse d’hiver, moissonneuse d’été,
Tel est mon nom, vivant comme l’éternité !
Mon bras eût pu jadis lasser les bras d’Hercule.
À toute heure, le jour, la nuit, dans l’univers,
Au sud, au nord, à l’est, à l’ouest, je moissonne,
Fauchant, fauchant toujours les épis mûrs ou verts.
Mon labeur est sans haine et jamais ne pardonne. »


II


L’enfant sourit. La femme essaya de le voir,
Pour surprendre à son front le secret de son âme.
Ce fut en vain : l’éclair avait éteint sa flamme ;
Rien que les profondeurs du vaste horizon noir !
Le ciel désespéré sanglotait dans l’orage,
Et la pluie obstinée, en fouettant leur visage,
Sur leur cou débouclait leurs cheveux ruisselans.
Dans la route fangeuse ils marchaient à pas lents.
La moissonneuse dit : « Hâtons-nous ! l’heure sonne,
Semant au loin l’horreur de son lugubre glas.
Tu sécheras ton corps demi-nu qui frissonne,
Dans un bain de sommeil tu te reposeras,
Et tu courras demain où le destin t’appelle. »

En approchant du but, leur pied prenait une aile ;
Ils allaient. L’ouragan déjà s’était enfui,
Et, comme dans la nuit de Noël brille un cierge,
Sous les plis d’un nuage une étoile avait lui.
Le jeune homme poussa la porte de l’auberge,
Qui céda d’elle-même. Ils franchirent le seuil.
Sur un vieux banc posée, une lampe fumeuse
Jaunissait les murs gris de sa clarté douteuse.
Le foyer saccagé, complice d’un grand deuil,
Semblait se souvenir d’une récente histoire :
Sur la table traînaient les débris d’un festin,
Deux des souillés de lie, un bracelet d’ivoire,
Une escarcelle vide et quelques brocs d’étain.

Dans l’ombre reluisait le tronçon d’une épée,
Qui gisait, rouge encor, près d’une main coupée…
La débauche et le crime avaient passé par là !

Quand la porte s’ouvrit, le flambeau vacilla ;
Mais les hôtes nouveaux de la maison déserte
Entrèrent sans effroi. L’un portait un bandeau
Sur les yeux ; l’autre avait la figure couverte
D’un voile qui flottait comme un frêle manteau.
Tous deux étaient pieds nus, et leur tunique blanche
Trahissait de leurs corps la grâce et la beauté.
La femme offrait, malgré les splendeurs de sa hanche,
L’inviolable fleur de la virginité ;
Ses cheveux bruns, noués par un ruban de moire,
Sous le voile laissaient tomber leur onde noire.
Elle était svelte et grande à côté de l’enfant,
Qui levait haut le front, comme un dieu triomphant,
Tandis qu’elle, debout comme une jeune reine,
Dans sa droite tenait sa faucille d’ébène,
Où la lampe allumait un fantastique éclair.
Des flèches, un carquois, un arc, c’étaient les armes
De l’archer blond, qui vit de soupirs et de larmes,
Qui consume les cœurs et dessèche la chair.


III


On montait, pour entrer dans une chambre froide,
Un escalier tournant par une courbe roide ;
Le sol penchait, humide, inégal et glissant ;
Des gouttes d’eau pleuvaient le long de la muraille,
Et l’on respirait là comme une odeur de sang.
Deux lits ou deux grabats, gonflés de vile paille,
Menaçaient le sommeil des spectres du tombeau.

La moissonneuse dit en posant le flambeau :
« N’es-tu pas, voyageur, un peu las du voyage ?
De tes pieds nus la pluie a rougi les blancheurs ;
Le sommeil repeindra l’éclat de tes couleurs.
Mais, avant de dormir, montre-moi ton visage,
Détache ce bandeau qui me cache tes yeux,
Comme un jaloux nuage où se perd une étoile ;
Je lèverai pour toi mon voile, si tu veux. »
L’un ôta son bandeau, l’autre écarta son voile…

« O mon frère ! » dit-elle. Il s’écria : « Ma sœur ! »
La moissonneuse avait reconnu le chasseur.

Il regarda longtemps la vierge et dit : « Je t’aime !
Et je meurs de désir et d’âpre volupté.
Nous portons tous les deux l’éternel diadème :
L’univers est à nous, à nous l’humanité !
Je t’aime ! mon baiser, qui torture ma bouche,
S’envole vers la tienne et voudrait l’embraser ;
Je t’aime ! viens, je t’aime ! ô déesse farouche,
Dont la pudeur s’irrite en face du baiser !
— O jeune homme ! tu sais, je suis invulnérable,
Et dans mon sein glacé jamais cœur n’a battu ;
Je savoure l’orgueil de ma propre vertu,
Seule, seule ici-bas, superbe et misérable,
Sans connaître la joie et les nobles amours ;
Mais le soir je rapporte à Dieu, dans mes mains pleines,
Les douloureux épis et les gerbes humaines
De la moisson qui naît et qui tombe toujours. »

En coup de vent souffla la lampe, et les ténèbres
Dispersèrent dans l’air leurs caprices funèbres,
Et la nuit enferma dans son obscurité
Des heures de faiblesse ou de félicité.

Dès que l’aube eut levé sa tête virginale,
L’alouette chanta : l’oiseau craint de l’amour
Célébrait le réveil de la vie et du jour.
L’enfant seul entendit la chanson matinale,
S’approcha de la couche où sommeillait encor
Sa compagne de nuit, robuste et reposée,
Prit la faux, secoua sa chevelure d’or,
Ouvrit l’aile et s’enfuit par la vitre brisée.
L’orient, où montait la gloire du soleil,
S’empourpra par degrés d’un sourire vermeil ;
Un clair rayon baisa la brune moissonneuse,
Qui, s’éveillant soudain, s’écria : « Paresseuse !
Dans le mal ou l’ennui l’humanité s’endort.
Quoique l’archer ait pris ma faucille mortelle,
Aujourd’hui comme hier, la moisson sera belle :
Le carquois de l’Amour vaut la faux de la Mort. »

HENRI CANTEL.

Tiflis, 20 janvier 1860.