Pierre Fort (p. 73-83).


« Oui, Madame, » déclarent ses yeux, se levant à leur tour, malgré lui. (Page 80.)

IV

chez la grande dame



Assis tous les deux sur un S en moire vieux vert-mort, il regarde son profil et elle peut étudier le sien, mais a l’air de ne rien saisir.

la duchesse (d’une voix se faisant plus lente).

« Oui. nous irons chez le ministre. Je crois que nous vous tirerons de ce mauvais pas. »

(Silence.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est très embêté par sa position : jambes allongées, buste mi-incliné, coude appuyé sur le centre de l’S, dont le bois Louis XV lui entre dans la chair.

Il donnerait un louis, et même quinze, pour que ça cesse ou que la duchesse fiche le camp. Son oncle a eu là une bien bonne idée ! Cette femme ne le tirera de rien du tout. Elle a une de ces têtes de poupées de coiffeur qui ne tournent que lorsqu’il y a un ressort dedans. Elle parle toutes les fois qu’elle n’a rien à dire et il a remarqué que, durant sa dernière visite, elle faisait exprès de se taire.

Ensuite, il se sent mal habillé : son pantalon colle trop, son veston pas assez et il a une chemise qui coupe. Ses bottines sont bien, par exemple ; il a eu soin de les briser avant de les mettre. Les pieds sont encore mieux… Mais comment diable cette femme en bois, en bois Louis XV, verrait-elle qu’il a des pieds très bien, elle qui ne regarde jamais qu’au plafond et avec l’air de ne rien voir !

Il est si embêté qu’il se décide à croiser la jambe.

Situation encore plus absurde. Il semble faire la cour à sa voisine, se déployer en quelques mouvements libertins, démonstrateurs de la souplesse de ses membres, et alors… il se passe des choses étranges.

Est-ce l’atmosphère un peu lourde de ce grand salon chauffé par l’haleine brûlante de bouches au parfum d’iris, cette demi-teinte des étoffes vert-mort aux allures de grandes feuilles lointaines et mouillées, ce silence profond qui fait songer que l’on pourrait dormir, et l’on dort déjà puisque l’on songe ; cette angoisse de l’attente d’on ne sait plus quoi qui ne doit pas venir ; mais Lucien est empoigné par l’octuple bras de la pieuvre de la volupté.

D’abord, c’est des petits frissons au bout des doigts, sous la clarté du gant et sa caresse étroite sur la paume, c’est des chatouilles le long des jambes : il avait les fourmis, maintenant il a des souris. Elles montent, grimpent, et ce devient intolérablement idiot. Sans explication possible. Si on causait de quelque chose de drôle ? Point ! La duchesse a l’aspect d’une femme de plus en plus on bois.

Il la regarde avec désespoir. C’est bien sûr pas de là que lui arrivent les mystérieuses invites. Elle est droite, vêtue de drap foncé, comme un homme ; une jupe longue presque sans pli, une jaquette tout unie s’ouvrant sur un gilet de soie blanche, militairement boutonné.

La tête s’accuse là-dessus dure et haute, aux cheveux lissés en arrière, tordus nettement comme un casque d’acier brun. Elle a la peau un peu piquée de son, sans poudre et sans fard, des rides fines tissent leur toile d’araignée aux coins de ses yeux, vagues et inaptes à voir un cheval sans microscope.

Elle ne dit rien, ne rêve pas, a l’air fort calme. Ses mains tiennent un mouchoir.

Lucien commence à se désespérer parce que… enfin, il a une peur effroyable que cela s’aperçoive.

Il essaye de corriger sa pose, il rectifie la ligne, mais la ligne… ça ne se rectifie pas vite. Il est hypnotisé par ce mouchoir qu’elle tient, qui doit sentir l’iris ambré comme tout le reste, un parfum discret, de bon goût.

Il se mord les lèvres, tâche de penser à autre chose :

« Elle a bien quarante ans, la duchesse. »

Au fond, ce lui est égal. Son mouchoir a l’air si jeune ! Un mouchoir de fillette, un petit carré de batiste garni d’un point à jour, sans plus.

« Quel imbécile je fais ! Si je pouvais me flanquer des claques ! »

Après tout, il ne lui manque pas de respect, à cette grande femme immobile. Est-ce que c’est sa faute s’il a des idées… pour un mouchoir ?

Il respire, s’étire, et il est de plus en plus gêné. Se lever ? Il n’oserait pour toutes les positions sociales ! Vraiment il ne se lèvera pas…

Les immenses fenêtres du salon le contemplent de leurs vitres vides. Les vitres, dans cet hôtel, sont sans rideaux, mais en cristal tellement limpide qu’elles font l’effet de larges diamants ; et des branches secouent leurs fleurs derrière leur pureté pâle.

« Est-ce qu’elle va me garder à dîner ? »

La duchesse est toujours grave. Elle doit penser aux malheurs des enfants moralement abandonnés qu’elle protège, en séance solennelle tous Les premiers lundis du mois. Elle se tourne un peu.

« Le ressort ? » songe Lucien espérant la douche glaciale de la cécité de ce regard.

Il se remémore les plats de son déjeuner, chez Foyot. avec son oncle Georges. Pas folichon, l’oncle Georges !… Il a mangé des côtelettes de veau en papillotes sur des épinards au jus… Franchement, il n’y a pas de quoi s’emporter. Un vin fort honorable et du café sans liqueur, parce que l’oncle n’aime pas à troubler l’odeur du moka.

Et puis, là, il est bien bon de se demander pourquoi il est dans cet état… c’est son état normal.

« Oui. Madame, » déclarent ses yeux, se levant à leur tour, malgré lui.

Elle a un sourire très bon, de plus en plus calme.

« C’est ton duc, ma chère, qui devait s’amuser ! » gronde intérieurement le jeune homme.

Pourtant, de beaux restes, des mains divines et la taille comme une hampe de drapeau. Non, elle n’est fichtre pas laide. Ses prunelles de bizarre métal s’éclairent de phosphore. Elle doit faire plier les jarrets des chevaux qu’elle monte, sans efforts.

« Vous dînez avec moi, cher Monsieur ? » dit-elle enfin, de son ton un peu sec, lui donnant un ordre bien plus qu’elle ne le prie.

Lucien bafouille, rougit et sent que son « normal » état empire. Il est complètement à la merci de cette grande femme-là, c’est certain. Qu’elle se doute, une seconde, des… sentiments irrespectueux qui l’animent et il est fichu. Plus de position sociale, plus de protection ; elle le renvoie à ses casernes.

Il a l’envie baroque de bondir par la chambre comme un clown et de jurer comme douze charretiers. Oui, marcher sur la tête, démolir une cloison, et la violer… tout lui serait possible, excepté cependant de rentrer en lui-même.

« Vous me comblez, madame la duchesse ! » répond-il froidement.

Elle sourit de nouveau, de ses dents d’une blancheur égale à celle du mouchoir, et qui le torture. Elle a l’air d’un homme, d’un général, passeur d’inspection, qui va le mordre.

« Bête fauve, bête brute, bête grand-ducale ! s’exclame Lucien en dedans. Si tu savais… Mais tu ne sais pas… Je parie qu’on va dire les grâces, à ton dîner. Merci bien ! Je me trotte… Le Chabanais n’est pas loin, heureusement ! Non, elle en a une santé, celle-là ! Je le connais ton dîner ! Il y aura le nonce et la lectrice ! Je crois qu’entre les deux, j’aimerais mieux faire du pied au nonce ! Une lectrice anglaise qui a les deux pelles en défense d’éléphant !… Je t’en donne ! »

Lucien se lève. Il est au bout de son rouleau. Ses yeux flambent et il cherche une défaite polie.

« Madame… »

Il ne trouve rien, mais il s’approche, la grande femme est toujours immobile sur l’S. de moire vieux-vert. Elle a mis son menton dans sa main. Elle ressemble au sphinx couronné de Moreau.

« Madame, j’oubliais de vous avouer que…*

Elle rit, muettement ; ses prunelles bleu d’acier le guettent, en dessous. Il a envie de crier, de rugir, il est hypnotisé par ce regard de volonté féroce. Il y va, traîné comme par une poigne ; il tombe à genoux, il se cache le visage, il pleurerait s’il n’avait pas la terreur d’être à jamais ridicule. Sa pauvre face toute convulsée s’enfouit dans le mouchoir, le petit mouchoir, blanc et nu comme de la chair.

« …Que je vous aime ! » balbutie-t il, lâchant ce mensonge pour expier la sauvagerie de son attaque.

Et il sent les bras de la duchesse qui se lient nerveusement autour de ses épaules, deux souples tentacules de pieuvre, pendant qu’elle murmure, les lèvres sur son oreille, puis sur sa bouche, afin de la clore :

« L’impertinence, mon cher, ce n’est pas de le prouver, c’est d’oser le dire ! »