L’Amour de la mort

Iambes et PoèmesPaul Masgana, libraire-éditeur (p. 71-76).

L’Amour de la mort


 
Hélas ! Qui le croirait ? Ce fantôme hideux,
Ce monstre à l’œil éteint dans son orbite creux,
Au crâne sans cheveux et souillé de poussière,
Aux membres allongés et froids comme la pierre,
A la teinte jaunâtre, à cette fade odeur
Qui vous met malgré vous le trouble dans le cœur ;
Tout ce je ne sais quoi qui n’est plus de la vie,
Que ne peut expliquer nulle philosophie,
Et dont l’entier silence et l’immobilité
Révèlent le néant dans sa difformité,
La mort, ce laid produit de la vieille nature,
La mort, le vaste effroi de toute créature,

La mort a rencontré sur terre un amoureux,
Un être qui l’adore, un amant vigoureux
Qui la serre en ses bras d’une étreinte profane,
L’assoit sur ses genoux comme une courtisane,
L’entraîne avec ivresse à sa table, à son lit,
Et comme un vieux satyre avec elle s’unit !
Hideux accouplement ! Aussi de préférence
A tout autre pays la mort aime la France,
Et depuis cinquante ans devant ses yeux ont tort
Les barbares excès des peuplades du nord.
Que lui font les baisers de la vieille Angleterre ?
Il est vrai qu’elle sait auprès d’un pot de bière
Tranquillement s’ouvrir une veine du front,
Ou se faire sauter la tête avec du plomb ;
Mais la France vaut mieux et lui plaît davantage.
C’est là qu’au suicide, au duel on s’encourage ;
C’est là, malgré Gilbert et son vers immortel,
Que l’on court voir encor mourir un criminel ;
Là que la politique aux sanglantes chimères
Vient sans peur essayer ses formes éphémères ;

Là que l’on a dressé l’abattoir social ;
Enfin le sol chéri du meurtrier brutal,
Et le seul lieu sur terre où peut-être sans haine
On attente en riant à toute vie humaine ;
Comme si ce qu’on souffle avec légèreté
Pouvait se rallumer à notre volonté,
Et comme si les forts, les puissants de ce monde,
Tous les bras musculeux de la planète immonde,
Pouvaient dans leur vigueur refaire le tissu
Que le doigt de la mort une fois a rompu !

Ah ! N’est-ce pas assez que l’avare nature
Nous redemande à tous une dette si dure,
La vie, à tous la vie ? Et faut-il donc encor
Nous-mêmes dans le gouffre enfouir le trésor ?
Oh ! N’est-ce pas assez de la pâle vieillesse,
De tous les rongements de la vie en faiblesse,
Du venin dévorant des soucis destructeurs,
Et de la maladie aux plaintives douleurs ?
N’est-on pas sûr enfin, au bruit des chants funèbres,

De faire tôt ou tard le saut dans les ténèbres,
D’avoir trois pieds de terre après soi sur le flanc ?
Ne doit-on pas mourir ? — s’il faut que notre sang
S’épanche, il est toujours des cas en cette vie
Où l’on peut le verser avec quelque énergie :
Alors que l’étranger, tout cuirassé de fer,
Passe à travers nos champs comme un dieu de l’enfer,
Foulant d’un pied sanglant l’herbe de nos campagnes,
Et chargeant sur son dos les fils de nos compagnes ;
Quand le bouclier d’or qui doit tous nous couvrir,
L’honneur de notre nom est près de se ternir ;
Ou bien lorsque la loi, violée et maudite,
Répand des flots de pleurs par la ville interdite.
Ah ! Voilà le moment ! Et le sang qui se perd
A toute la cité du moins profite et sert.
Mais tel n’est pas le train ordinaire des choses ;
Ce n’est point pour le juste et pour de belles causes
Que la mort violente aime à faire ses coups :
C’est pour de vils hochets, des rêves d’hommes soûls,
Une vaine piqûre, une raison folâtre,

Une affaire souvent de luxe ou de théâtre,
Une froide parade, et, sans savoir pourquoi,
Le désir d’occuper les langues après soi.

Vanité, vanité, je connais ton empire,
Et je retrouve en toi toute notre satire.
Ô fille de l’orgueil ! Ô terrible fléau
D’un peuple au cœur sans fiel, mais au faible cerveau !
Toujours ton noir venin distillé sur ma race,
Du haut jusques en bas, en corrompra la masse ;
Toujours, nous ramenant dans un cercle fatal,
Ton souffle changera l’œuvre du bien en mal.
Triomphe donc, ô monstre ! Oui, de nos pauvres femmes
Comme un bouquet de fleurs fane les pures âmes ;
Fais de leur douce vie un cordeau mal filé ;
Au vice dégoûtant vends leur corps maculé ;
Jusqu’au dernier degré de l’impure misère
Tu soutiendras l’éclat de leurs yeux, ô mégère !
Puis, verse au cœur de l’homme un désir insensé
De dominer le monde et d’en être encensé ;

Pour briller à tout prix, lance-le dans le crime ;
Mets devant lui l’état au penchant de l’abîme ;
Invente des forfaits inouis et sans noms :
Qu’importe que le sang ruisselle à gros bouillons,
Que le soleil se voile et la terre frémisse,
Que la tombe en un jour dans son ventre engloutisse
Femmes, enfants, vieillards frappés d’un plomb soudain ?
Qu’importe tant de morts à l’infâme assassin ?
Il entendra les cris de toute la nature,
Sans trembler un instant ou changer de figure ;
Car sur le champ du meurtre et même à l’échafaud,
Ô vanité, c’est toi qui lui tiens le front haut,
Et lui donnes, grand dieu ! Souvent plus de puissance
Que n’en donne au cœur pur la sainte conscience !