CHAPITRE II

Caractères moraux des Canaques. — Causes de l’Insurrection de 1878. — Bravoure du Canaque. — Ses armes. — Attaque du poste de la Foa. — Mort héroïque de seize guerriers. — Férocité du Canaque. — Anthropophagie. — Ses causes. — Le pilou-pilou. — Le pilou-pilou érotique. — Scènes d’anthropophagie. — Les massacres de l’Alcmène et de la Poya. — La part du Chef dans le festin de chair humaine. — La prime de l’Administration Française.



Caractères moraux du Canaque. — Le Canaque est un grand enfant, et il a les mauvais instincts de l’enfant, féroce, cruel et sans pitié ; mais c’est un homme doué comme nous du sens moral. Il se distingue par une obéissance fanatique au Chef. Celui-ci peut tout lui commander, il obéira. Il ne se croit nullement inférieur à l’homme civilisé et ne le craint pas. D’ailleurs, le colon avec qui il peut se comparer ne brille guère par la moralité. Le Canaque trouve que notre civilisation est trop compliquée, et il plaint sincèrement le Blanc de ne pouvoir vivre sans tout notre appareil administratif. Il ne nous envie que deux choses : l’alcool et nos armes à feu perfectionnées. Il est foncièrement honnête, et diffère en cela prodigieusement de l’Annamite, voleur comme une pie. Vous pouvez laisser à sa portée les choses qu’il aime le plus, les vivres, la viande, le vin, l’eau-de-vie même : il ne touchera à rien. Abandonnez sur un débarcadère les vivres destinés à un poste Européen, que le Canaque aidera, au besoin, à descendre des embarcations : il ne s’emparera de rien. Il est généreux. Donnez à un Canaque une bouteille d’eau-de-vie ou un bon morceau à manger : il partagera avec ses compagnons. Il est fier et ressent vivement l’injure. Malgré les déprédations des bestiaux des colons qui dévoraient ses plantations de taro et d’ignames, le Canaque ne se serait jamais révolté, sans la malheureuse idée qu’eurent les gendarmes de la Poya d’arrêter treize chefs de tribus et de leur mettre les menottes. Le lendemain, les treize tribus se mirent en pleine insurrection.

Causes de l’Insurrection de 1878. — L’insurrection des Canaques, commencée par le meurtre des gendarmes de la Poya, continua par le pillage et l’incendie des habitations des colons. Elle devint une guerre de races. Ce fut un jeune Canaque élevé chez les gendarmes, qui conduisit ses compatriotes à l’attaque et à la destruction de la gendarmerie. Plus loin, j’apprécierai le rôle joué par certains autres Canaques élevés au milieu des Européens.

Bravoure du Canaque. — Ses armes. — Cette insurrection montra toute la bravoure du Canaque, qui, avec les armes primitives de la barbarie, osa attaquer le civilisé muni des engins les plus perfectionnés.

L’arme principale du Canaque est le tamio, petite hachette assez longuement emmanchée, ou le casse-tête à bec d’oiseau. C’est l’arme du combat de près. Pour engager le combat de loin, il a la fronde qui lance des pierres ovoïdes polies, puis trois ou quatre sagaies en bois mince et flexible, qu’il lance à quinze ou vingt pas, comme le légionnaire Romain lançait son pilum, et, dans le corps à corps, il emploie le tamio ou le casse-tête. Avec ces armes préhistoriques, il ne craignit pas d’attaquer des soldats braves, armés de Chassepots, et des colons munis de fusils Lefaucheux ou de carabines anglaises Snyders à tabatière. Les Chassepots et les Snyders que les Canaques prirent au début de l’insurrection devinrent entre leurs mains des armes terribles. Si les tribus du Nord et de l’Est, au lieu de se déclarer pour nous, s’étaient soulevées, tous les Européens de l’intérieur étaient massacrés et Nouméa bloqué. Il aurait fallu une expédition formidable venue de la métropole pour dégager les Européens restants.

Malgré l’appui prêté par les tribus restées fidèles, il a fallu près de deux ans pour réduire l’insurrection. C’est dans le livre du commandant Rivière qu’il faut lire le récit des combats et des marches des colonnes.

Attaque du poste de la Foa. — J’ai avancé que le seul fait de la rébellion du Canaque, si mal armé, était l’indice de sa bravoure. Un exemple en est donné par le commandant Rivière, quand il raconte l’attaque en plein jour du poste de la Foa, défendu par une palissade et un blockaus bien garnis de fusil à tir rapide. Il a fallu à ces hommes, que nous nommons sauvages, une audace étonnante. L’attaque, d’ailleurs, faillit réussir, et elle avait été habilement menée. Pendant deux heures, les Canaques attaquèrent la palissade et le blockaus à coups de fronde, malgré le feu nourri des fusils à tir rapide.

Mort héroïque de seize guerriers. — Je citerai un seul fait que je tiens d’un officier ayant fait partie des colonnes expéditionnaires lancées contre les Canaques. L’insurrection était vaincue, et l’on traquait les débris des tribus pour les déporter à l’Île des Pins. Une tribu (celle des grands Farinos) se trouva cernée par une colonne, avec l’aide des guerriers de la tribu alliée de Kondi. Le Chef rebelle assembla tous ses guerriers et leur montra l’impossibilité de continuer la lutte ; pour sauver la vie des enfants et des vieillards, il fallait se soumettre et rendre les armes. Seize guerriers répondirent qu’ils préféraient la mort à l’esclavage. Et ils luttèrent à seize, jusqu’à leur dernier souffle, contre plus de cent Canaques qui les accablaient à coup de sagaies et de frondes. C’est pour moi aussi beau que Léonidas aux Thermopyles.

Férocité du Canaque. — On ne peut nier cependant que, malgré sa bravoure, le Canaque ne soit féroce, et sa férocité se double de ruse. Tous les colons massacrés l’ont été par des Canaques qu’ils croyaient leurs amis, et frappés par derrière, au moment où ils s’y attendaient le moins. Le Canaque s’introduisait amicalement dans les maisons des colons et d’un ton mielleux demandait un morceau de biscuit, une feuille de tabac, un coup de tafia ; quand la victime désignée se tournait ou se baissait pour donner l’objet demandé, le tamio lui fracassait la nuque. Beaucoup de colons, apprenant le massacre de leurs voisins, voulaient se réunir armés de leurs fusils, mais les Canaques, leurs amis, qui étaient chargés par leurs chefs de les assommer, les rassuraient en leur disant de ne rien craindre, qu’ils les garderaient et les protégeraient. Les malheureux, hommes, femmes et enfants, tombèrent sous les casse-têtes de leurs prétendus défenseurs. Ce massacre général des Blancs fut dirigé avec ordre et méthode. Si l’insurrection avait été générale, pas un colon ne serait resté vivant. On cite deux cas seulement où le Canaque a eu pitié du Blanc et l’a prévenu qu’il l’égorgerait s’il ne partait pas. Maintenant, il faut dire, à la décharge du Canaque, qu’il était accablé et molesté par le colon, qui ravageait ses plantations avec ses troupeaux, le faisait travailler sans merci, l’injuriait, et souvent même le frappait. Je n’excuse pas la conduite du Canaque, je constate simplement ce qui s’est passé. Le plus grand massacre eut lieu dans la partie de l’Île où les Blancs étaient les plus mêlés aux indigènes, et ils ont été frappés par ces indigènes qui venaient chez eux à toute heure.

Anthropophagie. — Ses causes. — La nourriture du Canaque, presque entièrement végétale, surtout chez les tribus de l’Intérieur qui n’ont pas les ressources de la pêche, n’est pas suffisante pour donner de la vigueur et une résistance soutenue à la fatigue. Le Canaque mange énormément. Il absorbe, dans un seul repas, des quantités d’aliments qui seraient extraordinaires pour un Européen, mais ce sont des aliments sucrés et féculents, aliments respiratoires, riches en carbone, pauvres d’azote. Il manque d’aliments plastiques et sanguifiables. Il est dans le cas d’une machine à vapeur que l’on bourrerait de coke, sans mettre de l’eau dans la chaudière. Dans les expéditions, les auxiliaires, quoique moins chargés de fardeau que nos soldats, étaient épuisés de fatigue, tandis que les Européens pouvaient tenir encore la campagne. Il fallait leur donner du biscuit et du lard.

N’en déplaise aux végétariens, le régime végétal est un non-sens. Il sera impossible d’obtenir d’un végétarien le labeur assidu et les fatigues que peut supporter un mangeur de viande. Rien de rien, dit le proverbe ; pour faire du muscle, il faut de la chair. Le Canaque n’ayant, en Nouvelle-Calédonie, ni volaille, ni porc, rien que des nolous (pigeon gros comme une poule), mangeait son ennemi vaincu, et, par atavisme, ce goût dépravé s’est continué dans la race après l’introduction du cochon et du bétail. Le plus beau cadeau qu’on puisse faire à un Canaque qui vient vous voir, c’est, après un fusil, un quartier de bœuf à demi salé. Toussenel, dans sa Zoologie passionnelle, a bien caractérisé l’anthropophagie : « L’anthropophagie est une des maladies de l’enfance de la première humanité, que la misère explique, qu’elle ne justifie pas. Plaignons le cannibale, et ne l’injurions pas trop, nous autres civilisés, qui massacrons des millions d’hommes. Le mal n’est pas tant de faire rôtir son ennemi, que de le tuer quand il ne veut pas mourir. »

Le Pilou-Pilou. — Le Pilou-Pilou occupe une part considérable dans l’existence du Canaque. Rien ne se fait sans un pilou-pilou, à la fois danse de guerre, de victoire, d’amour et de fête. Chaque tribu a son pilou-pilou particulier, présentant quelques variantes avec les autres. Il serait trop long de les décrire ici. Voici, en général, comment ils se passent.

Le Pilou-Pilou de guerre. — Seuls, les guerriers y prennent part. Ils sont en tenue de guerre, peints en noir, avec, çà et là, sur le corps, des marques blanches qui leur donnent un aspect diabolique, la sagaie et le tamio à la main. On allume un grand feu autour duquel les guerriers font cercle. Après des grognements répétés et une sorte de sifflement aigu qui produit un bruit sinistre, ils brandissent leurs armes, sautent en grinçant les dents et faisant des grimaces atroces. Puis la bande des guerriers se sépare en deux cercles, qui tournent avec des rugissements de fauve et des cris rauques et gutturaux. Enfin, les deux bandes s’élancent avec des cris sauvages l’une sur l’autre, simulent un combat acharné. J’ai assisté, à Koné, à un pilou-pilou de ce genre, et je n’ai pu m’empêcher de frissonner, quoique je fusse couvert par la personne du chef assis auprès de moi.

Le Pilou-Pilou érotique. — Les femmes prennent part à ce pilou-pilou, destiné à célébrer les jeux de l’amour, mais elles ne se mêlent pas avec les hommes. Elles forment un petit cercle concentrique à celui des hommes, dansent sur place, les pieds fixés au sol, et, sur un rythme lent et cadencé, balancent leurs hanches en avant et en arrière par un mouvement d’une souplesse extrême, interrompu par moments par un soubresaut lascif. C’est la mimique du mouvement de la femme dans le coït. Les hommes tournent en rond tout autour, sautant, bondissant, s’accroupissant et lançant leur ventre en avant, au moment où ils se relèvent, pour simuler le mouvement du pénis dans le coït.

Le Pilou-Pilou des anthropophages. — Quoique le Canaque ait aujourd’hui de la volaille et du porc, il n’en a pas moins conservé le goût atavique de la chair humaine. On m’assurait, pendant mon séjour en Nouvelle-Calédonie, que dans la tribu de Canala, de temps en temps, on mangeait dans un pilou-pilou monstre des captives provenant des tribus insurgées en 1878. Je ne puis certifier le fait, ne l’ayant point vu, mais je puis donner ici des extraits d’auteurs sérieux qui prouvent la persistance de cette épouvantable perversion humaine. C’est d’abord le massacre de l’Alcmène. La chaloupe de ce bâtiment allait à terre faire de l’eau. On avait mis, pour la forme, trois mousquetons au fond de la chaloupe. Il descendit à terre quatorze Blancs dont deux officiers, et il resta pour garder la chaloupe le quartier-maître et deux matelots. Aux cris poussés dans la brousse, ces derniers comprirent qu’on égorgeait leurs camarades. Ils essayèrent de gagner à la nage l’Alcmène, mais, rattrapés par les Canaques, ils furent ramenés à terre, liés, et assistèrent au dépeçage de leurs infortunés camarades, qui furent cuits et mangés dans un pilou-pilou monstre.

L’insurrection de 1868, la première, avait débuté par le massacre d’un sergent et de huit hommes, envoyés dans une tribu pour ramener de force une corvée qui devait construire la route de Nouméa. Les soldats, accueillis amicalement, formèrent leurs fusils en faisceaux, et se dispersèrent. Ils furent alors en un clin d’œil abattus et dépecés. On envoya leurs membres aux tribus voisines pour faire alliance avec elles. Celles qui acceptèrent (au nombre de trois) ces gigots nouveau genre, se déclarèrent contre nous. Il fallut dix-huit mois pour réduire ces quatre tribus.

Un témoin oculaire de l’insurrection de 1878, Paul Branda, qui donne dans ses Lettres d’un Marin des détails inédits et fort intéressants sur cette insurrection, raconte plusieurs faits d’anthropophagie. « Pendant les préparatifs du massacre, » dit-il, « les Canaques entourèrent un capitaine, commandant de Cercle, nommé Chausson, colosse prodigieusement gras ; ils dansèrent un pilou-pilou, chantant en chœur : « Nous mangerons Chausson ! » Puis chaque guerrier venait à son tour agiter devant lui ses armes ; l’un disait : « Chausson, je te mangerai les mains » ; l’autre : « Chausson, je te mangerai les pieds, » chacun jetant son dévolu sur un morceau du succulent capitaine. L’excellent homme, qui entendait la langue du pays, riait de tout son cœur, en disant : « Sont-ils drôles, ces Canaques ! » Vingt-quatre heures après, la tribu tout entière courait aux armes, aux cris de : « Allons manger Chausson ! » Par chance, le naïf Commandant de Cercle, appelé ce jour-là à Nouméa, se dérobait au goût trop prononcé de ses administrés pour sa personne. »

Je citerai encore, du même auteur, le massacre de la Poya. « Les insurgés ont surpris une embarcation montée par onze hommes, chargée de vivres et de cartouches. Un retard inexplicable dans l’envoi des munitions inspira bientôt les plus vives inquiétudes sur le sort de la chaloupe qui les portait ; un canot armé en guerre reçut donc l’ordre de se mettre à sa recherche. Nos marins troublèrent bientôt l’horrible fête, par laquelle les Canaques célébraient leur triomphe. L’approche du festin fut signalée par des troncs d’homme en décomposition, échoués dans les herbes de la rivière. Les têtes avaient été coupées pour la gloire, les membres pour la gourmandise.

» Dans une clairière, à l’ombre des grands arbres, près de la limpide rivière de la Poya, aux bords ornés de pandanus, des chaises et des fauteuils pris aux habitations saccagées formaient le cercle. Au centre, une tête en putréfaction jouait le rôle de pièce montée. Çà et là, gisaient des ossements humains, consciencieusement grattés, surtout des tibias. Le maître d’équipage dit : « C’est pour faire des flûtes. » Dans des paniers pendus aux branches, on trouva des tranches de viande grillée, arrimées avec soin, d’odeur appétissante ; un ancien charcutier la reconnut pour du porc, un boucher pour du bœuf : un auxiliaire Canaque dit : « Ça ? tayo blanc. » Il se fit un grand silence ; la terreur et l’horreur pesaient sur tous. Ces viandes grillées, pieusement réunies aux ossements épars, reçurent les honneurs funèbres. On a bien fait. Cela n’en semble pas moins étrange d’honorer militairement des restes de cuisine. »

Plus loin, le même auteur ajoute : « Nos alliés ne se gênent plus ; ils mangent l’ennemi devant nos soldats. Le besoin absolu de leurs services nous oblige de fermer les yeux. Le chef de Koné est venu présenter au colonel quatre oreilles gauches : « Tiens ! » lui dit le colonel, tu les as fait cuire ? — Oui, » répond le chef, « pour les conserver. » Après avoir touché la prime, il partit en les croquant. »

L’administration payait dix francs par tête de Canaque rebelle. Les transportés Arabes, qui étaient nos meilleurs éclaireurs, apportaient les oreilles pour toucher la prime. Accusés de rapporter des oreilles de femmes, ils n’apportèrent plus désormais que les pénis et les cules des Canaques tués, trouvant la tête trop embarrassante pour l’apporter à cheval.

La part du Chef dans les festins de chair humaine. — Enfin, je terminerai ce qui est relatif à l’anthropophagie en disant quelle est la part du Chef dans le festin. Autrefois, bien avant l’arrivée des Français, quand la lutte pour l’existence était fréquente entre les tribus, les chefs vainqueurs, à l’aide d’un instrument qu’il m’a été impossible de voir et dont j’ignore la forme, arrachaient les parties génitales, le cœur et les yeux du chef vaincu. Ces féroces guerriers ne se contentaient pas de faire cuire leurs ennemis dans le four Canaque : ils se plaisaient à dévorer sur le champ de bataille même les organes arrachés, tout crus et saignants. Ils croyaient acquérir ainsi la vue perçante, la bravoure et la virilité de leurs adversaires. Cette coutume n’est plus aujourd’hui qu’une tradition. D’après certains voyageurs, elle aurait existé également chez les Maoris de la Nouvelle-Zélande.

La prime de l’Administration Française. — Sans doute, ces coutumes sont atroces, mais il faut prendre en considération le degré de civilisation du Canaque. Que dirons-nous des procédés de l’Administration Française pendant l’insurrection ? Je n’invente pas, je cite encore Branda :

« Donc nous avons trouvé des alliés aux conditions suivantes : tout le butin, les femmes, dix francs par tête coupée !

» Le Canaque s’acharne sur les cadavres, les mutile, mais ne savoure pas, comme l’Indien, la douleur de l’ennemi. En revanche, j’ai entendu des Européens se plaindre très sérieusement de l’incapacité d’officiers, qui n’avaient pas arraché des renseignements par la torture à des prisonniers. »