DEUXIÈME PARTIE


AMÉRIQUE

GUYANE — MARTINIQUE


CHAPITRE PREMIER

Séjour passager à la Martinique. — Arrivée à la Guyane. — La Fièvre Jaune et son traitement préventif. — Le Créole blanc de Cayenne. — Le préjugé de la couleur. — Les gens du monde à la Guyane. — Hospitalité des Créoles de Cayenne. — Le patois Créole et sa crudité. — Humeur badine des dames Créoles. — « Lou Tafanari » et « son Patato ». — Les mésaventures d’un chanteur grivois. — Bonnes mœurs et bonté de cœur des dames de Cayenne.



Séjour passager à la Martinique. — Après avoir fait en France, dans les ambulances, la campagne de 1870-71, je fus envoyé, peu d’années après cette funeste guerre, à la Guyane.

Arrivé à la Martinique, j’appris que la fièvre jaune venait de se déclarer à la Guyane mise en quarantaine. Les passagers militaires, dont je faisais partie, reçurent l’ordre de débarquer à Fort-de-France. C’est ainsi que j’ai passé près de trois semaines à la Martinique ; j’y suis resté encore deux semaines trois ans après, à mon retour de la Guyane.

Ce qui concerne la Martinique fera l’objet d’un chapitre particulier.

Arrivée à la Guyane. — Le nombre des médecins n’étant que strictement suffisant à la Guyane, j’eus la faveur, hors tour, de partir avant les autres passagers militaires, pour renforcer le personnel médical.

La fièvre jaune et son traitement préventif. — C’était la première fois que j’allais me trouver en face de cette redoutable maladie, sur laquelle je me propose de publier un jour des documents inédits. Pour le moment, je me contenterai de dire que, grâce à un traitement préventif mis en pratique huit jours avant mon départ de Fort-de-France, j’ai pu échapper à cinq épidémies meurtrières de fièvre jaune, tant à la Guyane que, plus tard, au Sénégal.

La recette est bien simple, et je la donne ici pour ceux de mes lecteurs qui seraient obligés d’habiter des pays où la fièvre jaune sévit :

On prend, en se mettant à table, à déjeuner et à dîner, d’abord deux, puis trois et jusqu’au total de cinq pilules de Dioscorides, soit quatre par jour la première semaine, six la seconde semaine, etc., et dix la quatrième semaine.

Au bout de la troisième semaine, on prend, concurremment avec l’arsenic, un gramme d’iodure de potassium par jour, que l’on avale dans le café ou le lait du matin.

L’action de ces deux puissants modificateurs de l’économie s’opère sans se contrarier réciproquement. L’arsenic est un médicament à longue échéance, puissant tonique qui relève les forces, favorise le jeu des poumons et donne du jarret. Il n’a qu’un défaut dans les pays tropicaux, c’est de se localiser dans le foie. Et c’est là qu’intervient l’iodure de potassium, qui est un purificateur merveilleux du sang, tout en chassant l’arsenic du foie. Que ce soit l’effet de ce traitement préventif ou d’une idiosyncrasie particulière, j’ai pu affronter le lit des malades, et même faire des autopsies, tout en restant indemne.

À la fin de l’épidémie, comme mon service à l’hôpital (où j’étais chargé de la surveillance de la salle de dissection) me laissait des loisirs l’après-midi, j’acceptai avec plaisir l’offre de M.  le docteur B***, ancien médecin de la Marine, de me charger de sa clientèle, pendant son absence. M.  B***, atteint d’une maladie de foie, allait passer l’été à Vichy et à Paris. C’était le seul médecin civil de la Colonie, et comme il était mulâtre, sa clientèle se composait presque exclusivement de Nègres et gens de couleur. La proposition m’était trop agréable pour que j’hésitasse une seule minute, car c’était pour moi une occasion précieuse d’étudier de près les mœurs des gens de couleur.

J’ai pu saisir ainsi sur le vif beaucoup de détails intimes, car le médecin, quand il sait s’y prendre, est un confesseur pour ses malades.

Le Créole blanc de Cayenne. — À tout seigneur, tout honneur. Je commence par le Créole blanc de Cayenne, le descendant des anciens colons Français qui vinrent s’établira la Guyane sous Louis XIV et Louis XV. Le nombre de ces Créoles blancs a diminué progressivement, de sorte qu’on peut dire qu’ils n’existent plus que comme souvenir. L’action dépressive et anémiante du climat de la Guyane sur la race blanche pure., est tellement énergique, qu’au bout de trois ou quatre générations, la sève est complètement épuisée et les mariages entre Créoles blancs deviennent à peu près stériles. Il n’en est plus de même quand intervient l’action revivifiante, au point de vue physiologique, du sang noir. Le Nègre est, en effet, la véritable race humaine créée pour habiter les pays chauds et malsains situés sous l’Équateur. Son mélange avec la race blanche donne à celle-ci la résistance au climat. Le produit du Blanc pur avec une Quarteronne donne le Misti, qui n’a par conséquent qu’un huitième de sang noir dans les veines. Cette faible proportion suffit pour le préserver de la plupart des maladies qui assaillent le Blanc. Celui-ci ne peut jamais sortir, au grand soleil, sans casque et parasol, tandis que le Misti circule avec un simple chapeau de paille, sans crainte aucune.

Il tient cette immunité du Nègre, qui peut impunément chauffer sa tête laineuse aux rayons de feu du soleil tropical.

La plupart des familles Créoles de la Guyane ont plus ou moins de sang noir dans les veines. Dans toute la Colonie, on ne pouvait guère citer, en 187., que cinq familles de pure race blanche indemne, par descendance directe ou par alliance indirecte, de tout mélange avec la race Nègre.

Le préjugé de la couleur. — La vraie race blanche étant en nombre si réduit, il en est résulté qu’on ne trouve pas à la Guyane le préjugé de la couleur, si développé aux Antilles. Les Blancs mauvais teint, qui forment la grande majorité des Créoles, soi-disant Blancs, ayant des parents Quarterons et même Mulâtres, ne les traitent pas avec le même orgueil, le même mépris que les Blancs purs des Antilles. Ceux-ci, se sentant assez forts pour se serrer les coudes et faire une sorte de Faubourg Saint-Germain créole, avaient jusqu’en 187. (époque de mon passage) refusé obstinément tout contact avec les gens de couleur.

Les gens du monde à la Guyane. — Au contraire, à la Guyane, Blancs et gens de couleur, officiers et fonctionnaires venus de France, vivent dans la meilleure intelligence, se fréquentant d’après leur position de gens du monde, sans faire la moindre attention à la couleur de la peau.

Les salons du Gouvernement étaient ouverts à tous, et dans les bals on faisait aussi bien danser les filles du millionnaire W***, blanc de France, marié avec une Négresse, que les demoiselles C***, issues d’une des cinq vraies familles blanches du pays.

Le caractère commun et dominant de toutes ces filles pseudo-blanches ou de couleur, c’était le désir d’épouser un homme à teint plus clair. Un officier du Corps de la Marine, ou un fonctionnaire de l’Administration, homme du monde, était le rara avis, le véritable merle blanc à dénicher.

Il y a lieu de remarquer que toutes les familles Créoles un peu aisées de la Guyane, s’imposent les plus grands sacrifices pour l’éducation et l’instruction de leurs enfants. Filles et garçons sont élevés en France, de douze à dix-huit ans, dans les meilleurs établissements. Les jeunes filles deviennent en général d’excellentes musiciennes. Elles sont, plus tard, d’excellentes mères de famille, et l’Européen qui les épouse a rarement à le regretter.

Hospitalité des Créoles de Cayenne. — Le Créole de Cayenne a un caractère réellement hospitalier. Quand on a été admis dans une maison, et qu’on n’est pas un ours mal léché, on est en réalité l’ami de la famille, dans le sens strict du mot. Si l’on possède quelques talents de société, chanteur de romances, tapoteur de piano, valseur émerite, etc., on est tout de suite classé en première ligne. Les bons danseurs sont spécialement appréciés. Malgré une température moyenne de trente degrés, les dames Créoles sont infatigables, et dansent une nuit entière, presque sans repos, jusqu’au lever du soleil. Quelques Françaises essayent de soutenir l’honneur du pavillon métropolitain, mais, le lendemain, elles prennent le lit pour deux ou trois jours.

Le patois Créole et sa crudité. — Les dames de la Colonie parlent toutes entre elles le doux patois Créole, qu’il est facile à un Français d’apprendre, car c’est, comme le patois des Antilles, une corruption du langage Français dont on a enlevé les r (si chères au Marseillais), et certaines consonnes nasales et gutturales, avec l’adjonction de quelques mots Portugais et du langage des Nègres d’Afrique.

La syntaxe est nulle (comme celle d’une dépêche télégraphique) et en deux mois, trois mois au plus, on peut causer et comprendre, surtout si l’on a le soin de prendre comme professeur une femme de couleur. Si le Latin dans ses mots brave l’honnêteté, le patois Créole partage ce privilège. Les dames Créoles n’ont pas la pudibonderie hypocrite de la fille d’Albion, qui dit toujours la jambe (leg) d’un poulet et jamais la cuisse, et qui n’oserait jamais prononcer le mot croupion. Elles aiment, tout au contraire, le petit mot pour rire. Les gens du peuple de couleur ne voient aucun mal (comme nos aïeux du temps de Rabelais) à donner aux choses leur vrai nom. Ils nomment un chat un chat, et le uit un poisson (prononcer posson). Ils ont même une expression très pittoresque : quand un Nègre veut uriner, il dit : « Mo qu’a changé mon posson d’o (Je vais changer mon poisson d’eau). » Ce n’est pas un petit poisson, que possèdent ces bons Nègres, mais une grosse anguille à tête noire, qui leur vient par héritage de leurs ancêtres de la Terre d’Afrique.

Humeur badine des dames Créoles. — Qu’on me permette seulement deux historiettes croustillantes, qui me serviront à mettre en relief l’humeur badine des dames Créoles. J’obtins un certain succès de rire en racontant, un soir de carnaval, dans une soirée intime chez des dames du meilleur monde, une nouvelle Provençale, travestie en patois Créole. C’est l’histoire du Tafanari, racontée tout au long dans l’Armana Prouvençaou.

« Lou Tafanari » et « son Patato ». — Voici l’histoire résumée en Français :

Misé Roze, dame de la ville, étant allée visiter sa métairie, en compagnie du fermier, monta sur une ânesse docile. Étaient-ce les effluves du printemps qui firent faire feu des quatre pattes et de la queue à cette ânesse ? On ne sait, mais le résultat fut la chute de Misé Roze, dont le cotillon, se relevant par dessus la tête, étala au grand jour les appas arrondis qu’il couvrait pudiquement. Notre infortunée se relève prestement et regrimpe sur l’ânesse, après lui avoir infligé une correction bien méritée. Le fermier, impassible, n’avait soufflé mot. Dépitée et confuse, la belle, voulant faire diversion, s’adresse en ces termes à son compagnon de route : « Paysan, as-tu vu mon azilité ? » L’autre répond gravement en Provençal :

— « Noumas aquo l’azilité, naoutrés dian lou tafanari. » En patois Créole : « Ou qu’a di ça azilité, mo qu’a dit ça son patato » En Français, le patato, c’est le luc (à rebours ).

Les mésaventures d’un chanteur grivois. — Dans ces soirées agréables, où l’on rencontrait toujours les mêmes personnages, j’avais lié connaissance avec un officier, M.  B***, gros homme, possesseur d’une voix de stentor, qui chantait la chansonnette comique. Il avait, à l’usage des dames, toute une série de balivernes, comme le Gros Chat gris, le Soulier de Mélanie, le Chapeau de la Marguerite, etc., la fine fleur du répertoire des cafés concerts de province.

Par une singulière convention, le jeudi, au lieu de la réunion commune habituelle, les messieurs et les dames formaient deux bandes ayant chacune une réunion particulière.

Dans la réunion des hommes, notre militaire mélomane chantait son répertoire pour Messieurs entièrement tiré du Panier aux ordures de Gouffé, commenté, augmenté et embelli. La maison où l’on se réunissait était une peu isolée dans le haut de la ville, et les voisins ne se plaignaient pas ; bien loin de là. Comme la chaleur obligeait de tenir les fenêtres ouvertes, ils prenaient leur part de la fête. Une douzaine de polissons des deux sexes, arrêtés dans la rue, écoutaient la voix tonitruante du baryton improvisé, et complétaient gratis une éducation artistique, à la fois morale et musicale. Mais la curiosité naturelle aux filles d’Ève fit que ces dames du monde, qui avaient eu vent de la chose, grillèrent un jour du désir d’entendre ce répertoire spécial qu’elles ne pouvaient écouter dans leurs salons. Elles usèrent du stratagème suivant. Un jeudi soir elles devaient, avaient-elles dit la veille, passer la soirée féminine chez l’une d’elles, dont la maison était située à l’autre bout de la ville. Mais nuitamment, elles se rendirent au contraire dans une maison située presque en face du lieu de réunion des Messieurs. Là, réunies, sans lumière pouvant les trahir, et toutes les fenêtres ouvertes, elles étaient aux premières loges pour entendre le répertoire érotique, sans qu’on pût soupçonner leur présence.

Précisément ce soir-là, l’artiste incompris, se sentant en verve, choisit son répertoire le plus corsé, et les tiv, les enip, les luc et les noc, résonnaient comme des coups de tam-tam. Nos friandes n’en perdirent pas un seul mot.

Le lendemain, à la soirée commune aux deux sexes, une des plus aimables et des plus rieuses commères de la veille, excellente musicienne qui retenait les airs à première audition, proposa ses services à M.  B*** pour l'accompagner au piano. « J’espère que vous allez varier aujourd’hui votre répertoire. Nous savons de source certaine que vous venez de recevoir, par ce dernier courrier, tout un lot de chansons nouvelles dont vous nous réservez la primeur. Ces dames comptent sur votre complaisance pour les distraire. — Mais pardon, Madame, vous faites erreur, et je ne sais qui a pu… — Bah ! bah ! ne faites pas le modeste. Tenez, voici un des airs d’une de vos nouvelles chansons, » et Mme  A*** joua sur le piano l’air de la Clef d’Agnès. Le monsieur resta coi. « Vous avez donc oublié les paroles, je vais vous les rappeler un peu, » et la dame chanta le premier couplet :

Agnès était une jeune innocente ;
On la marie à grand Jeannot Nigaud.
La première nuit, la nuit la plus charmante,
Jeannot ne put…

« Eh bien ! voyons, dites le reste ! » Stupéfaction de M.  B***, qui garde de Conrart le silence prudent. « Si cette chanson ne vous plaît pas, » reprend la dame, « en voici une autre. » Elle joue l’air de la Dispute entre le Luc et le Noc :

Un jour un luc plein de fierté,
Tint au noc ce langage :
« Zouzous-tu toujours à mon nez,
Et dans mon voisinage ? »


M.  B*** regarde la dame avec des yeux effarés et s’esquive précipitamment du salon, accompagné, dans sa fuite, par un éclat de rire général.

Bonnes mœurs et bonté de cœur des dames de Cayenne. — Une pareille liberté de manières ne tourne pas, comme on pourrait le croire, au détriment des mœurs. Sans doute il y a, comme partout, des maris porteurs de bois de cerf et des dames à la cuisse légère. Mais ce sont là des exceptions et non une règle. En général, les dames Créoles gardent la foi conjugale. Ce sont surtout d’excellentes mères de famille. Elles aiment beaucoup leurs enfants. Cet amour de la progéniture est poussé si loin chez elles, que, lorsque leurs maris ont des bâtards avec des filles de couleur ou des Négresses, au lieu de repousser ces enfants, comme on le ferait en France, beaucoup de Guyanaises s’en occupent et leur donnent des secours. À la première communion, on envoie à la fille le voile blanc et le mouchoir, avec le livre de prières ; au garçon le cierge et le ruban du bras. Si le garçon est intelligent, après lui avoir donné un peu d’instruction, on cherche à le caser dans le commerce ou dans l’administration. Si c’est une jolie fille, on l’élève souvent dans la maison, comme parente pauvre, sorte de dame de compagnie.

J’étais un jour en visite chez une des meilleures familles blanches du pays, quand je vis entrer la dame de la maison, tenant dans ses bras un magnifique enfant de couleur, presque blanc. « C’est l’enfant d’une de vos voisines, » Madame, » dis-je. — « No, Mouché, ça pitit à Mouché S. R. » (son mari). Je restai abasourdi, regardant la dame. Elle sourit et me montrant sa femme de chambre, une superbe Mulâtresse aux formes opulentes : « Ça maman là à pitit à Mouché S. R. » Ainsi la femme légitime promenait dans ses bras l’enfant adultérin du mari. Je me borne à cet exemple, mais je pourrais en citer plusieurs autres.