CHAPITRE XI

Mon séjour au Cambodge. — Caractères anthropologiques du Cambodgien. — Organes de la génération du Cambodgien. — Races étrangères habitant le Cambodge. — Malais et Chams. — Chinois. — Portugais. — Annamites. — État social du Cambodge. — Décadence de ce pays et de la race Kmer. — Prérogatives du Roi avant le Protectorat Français. — L’abbaïoureach et l’abbareach. — Les Cinq Ministres. — Classe des Mandarins. — Le Serment des Mandarins. — Classe Moyenne. — Hommes libres. — Esclavage. — Habitations. — Costume. — Nourriture. — Caractères moraux du Cambodgien. — Coutume bizarre lors de la castration des animaux. — Bravoure du Cambodgien. — Chasses de l’éléphant et du rhinocéros. — Religion. — Le bonze et le Pape Kmer. Le Somdach-Préa-Sam-Créach. — Vie fainéante du bonze. — L’éléphant blanc de Noro-dom. — Croyances Cambodgiennes. — Fêtes religieuses. — Fêtes familiales. — Superstitions. — Fêtes des Morts. — Fêtes du Tatsac et de la Bénédiction des Eaux. — Sacrifices humains. — Législation et Justice Cambodgiennes. — Causes de la décadence de la race Kmer. — La langue vulgaire et la langue sacrée.



Mon séjour au Cambodge. — J’ai habité pendant plusieurs mois au Cambodge en 1866, pendant la guerre civile qui mit aux prises Noro-dom, le roi actuel, soutenu par les Français, et son frère Pra-Kéo-Pha, son compétiteur au trône. Afin de rester dans le cadre de cet ouvrage et de ne pas allonger outre mesure le volume, je serai très bref, surtout en ce qui concerne les mœurs, coutumes et habitudes qui ne se rapportent pas directement à l'amour.

Le Ciampa, l’ancien royaume des Kmers, fut autrefois très puissant ; il comprenait la Cochinchine entière, une partie de l’empire d’Annam, le royaume actuel du Cambodge, et les provinces de Baltambang et d’Angkor, appartenant au Siam. Ces pays jouissaient anciennement d’une civilisation remarquable, que révèlent encore de superbes monuments, comme cette admirable cité d’Angkor. Aujourd’hui les Cambodgiens, fils dégénérés des anciens Kmers, sont incapables de comprendre les caractères en langue ancienne gravés sur les monuments de leurs aïeux.

Caractères anthropologiques des Cambodgiens[1]. — Quand on a pris l’habitude de voir journellement des Annamites, on est tout étonné de trouver le Cambodgien plus grand, car il a la taille moyenne de l’Européen du Midi ; il est mieux proportionné et surtout plus robuste que l’Annamite. Son corps est carré, ses épaules larges ; son système musculaire est bien développé, sans qu’on voie cependant le contour de ses muscles se dessiner en saillie à l’extérieur. Le crâne est allongé, ovoïdal, le front plat ou bombé, les yeux non obliques, mais la paupière supérieure toujours bridée dans l’angle de l’œil, le nez un peu moins épaté que celui de l’Annamite et à narines moins béantes. La bouche est moyenne, les dents sont laquées et gâtées par le bétel. Le menton est rond, fuyant, les oreilles basses et écartées des joues ; mais les pommettes sont moins élevées et moins saillantes que dans les races Chinoise et Annamite. Les cheveux sont généralement châtain foncé, au lieu d’être noirs comme chez l’Annamite, et ils sont moins raides que chez ce dernier ; ils sont au contraire tantôt plats, tantôt légèrement ondulés. Le Cambodgien a le système pileux très peu développé. Les épaules sont horizontales et larges, la poitrine bombée, les pectoraux saillants, les bras forts. La main et le pied sont très forts, avec des attaches grossières et les doigts osseux et longs, contrairement à l’Annamite et au Chinois. Les mollets sont bien placés, bien développés, et, sous ce rapport, le Cambodgien est le mieux doté des peuples Indo-Chinois.

Le teint est d’un jaune foncé très accentué ; sur les parties découvertes au soleil, telles que le visage, le dos, les mains et les jambes, la peau est plus noire. Cette couleur générale de la peau se rapproche beaucoup de celle du mulâtre, et pour un observateur inexpérimenté, il y aurait une certaine ressemblance physique entre un Cambodgien vigoureux et le croisement des races blanche et noire, si l’examen des organes de la génération ne venait pas montrer la différence essentielle et caractéristique.

Les deux confrères à qui j’ai emprunté la plupart des caractères ci-dessus, n’ont pas fait l’examen de l’organe génital : ma spécialité m’a permis de combler cette lacune.

Organes de la génération du Cambodgien. — Les organes de la génération du Cambodgien sont beaucoup plus développés que chez l’Annamite. Comme forme générale et comme dimension, il y a moins de différence entre un Français et un Cambodgien qu’entre le premier et un Annamite. Si la peau du corps, du scrotum et de la verge a presque la teinte de la peau du mulâtre, la couleur des muqueuses du gland, et de la vulve chez la femme, est presque celle de l’Européen, d’un rouge plus foncé, avec une légère teinte tirant sur le jaune, mais plus vif que la couleur de la même partie chez l’Annamite, qui est plus jaunâtre, et jamais brun rouge sale comme chez le mulâtre. Le prépuce est normal chez l’enfant ; peu de cas de phimosis chez l’homme. Le pubis chez les deux sexes est couvert d’un poil assez peu abondant châtain foncé, et légèrement frisé. La femme Cambodgienne s’épile le pubis. Ses organes génitaux sont plus développés que ceux de la femme Annamite. Par leur aspect général et la position oblique du vagin, la Cambodgienne se rapproche plus de la Française que de l’Annamite. La Cambodgienne n’a pas, comme cette dernière, la fâcheuse infirmité des flueurs blanches. Quelquefois j’ai rencontré le clitoris assez développé, ainsi que les petites lèvres, mais généralement les dimensions de ces deux parties sont normales.

La syphilis est assez rare au Cambodge, quoiqu’il y ait quelques maladies de peau. La longévité n’est pas rare dans la race Cambodgienne : on voit beaucoup d’individus de soixante à quatre-vingts ans, et quelquefois plus âgés.

En somme, physiquement, le Cambodgien est supérieur à l’Annamite, à qui le chignon donne un aspect féminin, tandis que la chevelure coupée court et en brosse du Cambodgien lui donne un aspect plus viril.

Races étrangères habitant le Cambodge. — Annamites. — L’Annamite, petit et grêle, est le vainqueur, et le Cambodgien, grand et vigoureux, le vaincu : il a été refoulé successivement du Sud au Nord par les Annamites, dont le nombre atteint près de cent mille au Cambodge, et qui continuent lentement la conquête pacifique du pays.

Malais et Chams. — Les Malais sont principalement installés sur la rive droite de Mékong. Ils sont pareils à leurs congénères de Cochinchine. Les Chams habitaient l’ancien Ciampa ; ils sont répartis au Nord et au NordOuest de notre colonie, du côté de Tay-ninh. C’est un peuple agriculteur et commerçant. Je n’ai pas sur eux de renseignements particuliers.

Chinois. — Ils viennent surtout d’Haïnam et de Fo-Kien. Ils tiennent tout le haut commerce du Cambodge. Les métis qu’ils ont avec les femmes indigènes gardent beaucoup de l’apparence physique des Célestes ; mais inversement à ce qui se passe en Cochinchine et au Tonkin, où ils sont de vrais Chinois, ils ont adopté, au Cambodge, les mœurs et les croyances des Kmers. Ils sont cependant plus laborieux que ces derniers, et se livrent aux travaux des champs qu’ils préfèrent au commerce.

Portugais. — Les Portugais pénétrèrent au Cambodge à peu près vers la même époque qu’à Siam, où ils s’établirent en 1516. Ils ont laissé quelques descendants porteurs d’une kyrielle de noms ronflants, mais dont aucun ne parle la langue Portugaise. Au physique comme au moral, ce sont de vrais Cambodgiens. Le conseiller favori, le factotum du roi Noro-dom est un Da Souza Inigos, etc., descendant de Portugais.

État social du Cambodge. — Décadence de ce pays et de la race Kmer. — Quand nous imposâmes, en 1863, notre protectorat au Cambodge, ce malheureux royaume était pressé entre deux voisins plus puissants, l’Annam et le Siam qui, depuis deux cents ans, se disputaient ses lambeaux et lui arrachaient à tour de rôle ses provinces les plus fertiles. Le Cambodgien actuel est le dernier vestige d’un grand peuple, le peuple Kmer, chez lequel la religion fut toute-puissante, et le gouvernement, une monarchie absolue.

À côté du pouvoir royal et parallèlement, le pouvoir des prêtres Bouddhistes est presque absolument indépendant. Après eux, viennent les Mandarins, qui ne travaillent pas et qui ruinent le pays par leurs exactions et leurs rapines. Au-dessous de tout, le peuple misérable, exploité à outrance. Pas de classe moyenne intermédiaire.

Prérogatives du Roi avant le Protectorat Français. — Le Roi exerçait le pouvoir le plus absolu et le plus illimité, il était seul gouvernant et seul propriétaire du royaume. Il nommait à toutes les dignités, ses décrets avaient force de loi ; il fixait la quotité de l'impôt et avait le droit de vie et de mort, le droit de grâce et de révision de tous les jugements.

D’après Aymonier, ancien résident au Cambodge, à qui j’emprunte beaucoup de détails, tout Cambodgien qui croyait avoir à se plaindre d’un déni de justice, pouvait employer le rong deyka en se rendant au palais à l’heure de l’audience du Roi et en faisant taper quelques coups sur un tam-tam, par un fonctionnaire à qui on payait quatre ligatures (deux tiers de piastres) par coup. Le Roi envoyait prendre la plainte. Le sar tuhk ne coûtait rien. Il suffisait au plaignant de se prosterner sur le passage du Roi et de tenir sa plainte écrite, élevée au-dessus de sa tête, jusqu’à ce que le Roi l’eût fait prendre.

Le Roi est réputé d’origine divine et ajoute à son nom des qualificatifs ronflants : « descendant des anges et du dieu Vichnou, plein de qualités comme le soleil, seul précieux comme le cristal, etc., etc. » Aussi ne lui parle-t-on que prosterné à quatre pattes. Personne n’oserait le réveiller, si ce n’est une de ses femmes qui lui touche légèrement le pied. C’est un crime de lèse-majesté que de porter une main profane sur sa personne sacrée ; le résident Moura raconte à ce sujet, qu’en 1874, Noro-dom, ayant été projeté violemment de sa voiture, resta évanoui sur le sol. Aucun des Mandarins, ou serviteurs présents à l’accident dans la cour du palais n’osa le secourir, et ce fut un Européen, arrivé là par hasard, qui porta le roi blessé dans son appartement. La reine d’Espagne, sous la monarchie absolue, jouissait d’un pareil privilège, si c’en est un.

L’abbaïoureach et l’abbareach. — On désigne sous ces noms le roi qui a abdiqué, et le premier prince du sang ou second roi, qui prendra la couronne à la mort du Roi. Vient ensuite la prea voreachini ou première princesse du sang. Chacun de ces membres de la famille royale, en vertu des lois et coutumes, avait certaines provinces en apanage et les gouvernait.

Les cinq ministres. — Cinq ministres : le chauféa, premier ministre et président du Conseil ; le ioumreach, ministre de la justice ; le veang, ministre du palais et des finances ; le chakrey, ministre de la guerre, et le kralabom, ministre de la marine, venaient au-dessous des princes de la famille royale.

Classe des Mandarins. — Chaque ministre a sous sa direction un certain nombre de Mandarins qui forment des Corps séparés.

La classe des Mandarins est beaucoup plus nombreuse qu’il n’en serait besoin pour l’administration du pays. Elle est insatiable ; elle ruine et appauvrit, par ses exactions, le peuple incapable de lui résister.

Le Serment des Mandarins. — Deux fois par an, les Mandarins viennent boire l’eau du serment à Pnom-Penh ; c’est la forme du serment qu’ils prêtent au Roi. À cette occasion, celui-ci leur distribue des cadeaux. Les absents n’ont rien et sont, de plus, condamnés à une amende.

Classe moyenne. — La classe moyenne n’est représentée que par les négociants Chinois et Malais, qui jouissent de certains privilèges.

Hommes libres. — C’est la caste du peuple qui n’a d’autre fortune que sa liberté, quand il n’est pas obligé de l’engager pour dettes. Le peuple ne possède rien, ou à peu près, et supporte toutes les dépenses du Roi. Il est soumis aux Mandarins contre qui il n’a guère de recours. Aussi les hommes du peuple sont-ils obligés de prendre un patron choisi parmi les Mandarins de Pnom-Penh. Cet usage, qu’on nomme Komlang, fait songer aux leudes des Germains et des Francs de Clovis.

Plus le Mandarin est puissant et plus le Komlang est efficace, car il y a peu à craindre des poursuites d’un autre mandarin moins puissant que celui qu’on a pour patron. Il est vrai que le Komlang coûte cher, car le quart de l’impôt de capitation revient au Mandarin, qui exige en outre de ses clients une foule de petits services et se fait escorter par eux en public.

Esclavage. — L’esclavage subsiste au Cambodge. Il est alimenté par la chasse à l’homme, qui se fait encore au Laos et sur laquelle le docteur Harmand a donné des détails curieux. Les Cambodgiens achètent des esclaves aux Laotiens.

Les enfants jumeaux et infirmes de naissance, bossus, hermaphrodites, etc., sont de droit les esclaves du Roi. Les enfants des esclaves sont eux-mêmes esclaves, comme dans l’antiquité Grecque et Romaine. Les créanciers non payés deviennent les maîtres de leurs débiteurs insolvables. Ceux-ci peuvent être saisis, ainsi que leurs femmes et leurs enfants. Ils peuvent, il est vrai, se racheter en payant capital et intérêts, ou changer de maître s’ils en trouvent un nouveau qui veuille solder l’ancien.

Enfin, les coupables condamnés pour attentats contre la puissance royale, ou pour rébellion contre l’autorité du Mandarin, deviennent esclaves, ainsi que leur famille.

Le maître a tout pouvoir sur l’esclave, même celui du châtiment corporel, et la loi ne prévoit que le cas de blessures graves ou de mort provoquée par des brutalités trop grandes. Dans ce dernier cas, le maître peut être condamné à mort. Détail étrange : si un maître abuse de sa femme esclave, elle recouvre sa liberté avec une indemnité, à condition qu’elle puisse prouver la violence. Sous certains points, cette coutume se rapproche de la loi Mosaïque.

Habitations. — Les cases Cambodgiennes sont, comme les cases Annamites, des paillottes bâties sur les berges du fleuve, mais sur pilotis. À cause des inondations, le plancher en clayonnage est mobile, et on le monte au fur et à mesure que le fleuve fait sa crue. Les habitants d’une même localité se doivent un secours mutuel contre l’incendie, et contre les voleurs et pirates.

Costume. — Le Cambodgien porte sur le haut du corps une veste courte et étroite fermant à boutons, et se couvre la partie médiane avec un langouti qui laisse à nu les jambes à partir du genou. La femme porte un langouti comme l’homme, mais elle revêt une longue robe serrée à la taille et ouverte sur la poitrine. Elle couvre ses seins d’une écharpe de soie ou de coton, selon sa fortune. Les Mandarins portent des vêtements en soie, et leurs femmes se couvrent le buste en enroulant tout autour une longue écharpe de soie de couleur voyante. Au lieu de boucles d’oreilles, la Cambodgienne porte dans l’oreille un petit cylindre en ivoire ou simplement en bois. Tant qu’elle est jeune fille, elle possède une longue chevelure noire ou châtain foncé, mais une fois femme, elle porte, comme l’homme, les cheveux coupés courts, en brosse. Cette habitude, absolument inverse de celle des Annamites, chez qui le chignon est commun aux deux sexes, donne à la Cambodgienne un air dur.

Nourriture. — La nourriture du Cambodgien est analogue à celle de l’Annamite. Le riz, en guise de pain, le porc frais, sec ou salé, des légumes et des fruits forment la base de sa nourriture qui est également très pimentée. L’eau se boit pure après avoir été clarifiée un peu à l’alun. Le thé n’est pas d’un usage aussi général que chez le voisin du Sud. L’eau-de-vie de riz, le sra, est bu avec plus de modération par le Cambodgien que par l’Annamite.

L’opium est fumé par les riches. On fume en outre un mélange de chanvre Indien et de tabac nommé Kanchka, qui produit un effet analogue à celui de l’opium.

Caractères moraux des Cambodgiens. — Le peuple est doux, très indolent et fort disposé à se distraire. Il aime avec passion les courses de bateaux, qui sont l’objet de forts paris, les parties de balle, de boule, les concours de cerfs-volants ; les combats de courterolles dont ils font battre les mâles jusqu’à s’arracher les pattes, les yeux et la tête ; on parie sur les champions, comme les Anglais sur les coqs de combat.

Coutume bizarre à la castration des animaux. — Quand un Cambodgien fait châtrer un buffle ou un taureau domestique, il en fait, d’après Pavie, l’objet d’une certaine solennité. Le maître avertit l’animal en lui parlant ainsi : « Ce n’est point par mon caprice et de ma propre initiative que tu vas subir cette opération désagréable. C’est l’usage de mes aïeux et tu ne dois pas m’en vouloir, ni dans cette vie, ni dans les vies futures. » On prépare des vivres, une bouteille de sra, une courge, un coq bien gras et des morceaux de tronc de bananiers dans lesquels sont fixés des noix d’arec, du bétel. Après une invocation au prah pisnoukar, le Génie de l’Industrie et du Commerce, l’opérateur châtre l’animal et reçoit comme salaire le sra, le coq et la courge.

Bravoure du Cambodgien. — Le Cambodgien est brave et se sert habilement des quelques mauvais fusils sans crosse qu’il possède, ainsi que de longs bâtons en bois dur de deux mètres et demi à trois mètres de longueur, qui sont entre ses mains une arme redoutable. Il ne craint pas la mort. C’est avec ces armes primitives qu’il affrontait, en 1866, nos carabines rayées, et, en 1885-86, le fusil Gras des Français et des Tirailleurs Annamites. S’il est le vaincu de l’Annamite, c’est parce que, quoique plus vigoureux et aussi brave que ce dernier, son organisation militaire était moins perfectionnée.

Chasses de l’éléphant et du rhinocéros. — Les chasseurs Cambodgiens, avec de mauvais fusils à pierre et à mèche, ou même de simples bâtons, chassent l’éléphant, le rhinocéros, les sangliers, les bœufs sauvages, qui pullulent dans les forêts du Cambodge. La chasse de l’éléphant est fort dangereuse, quoique on le tire avec une flèche empoisonnée mise dans un fusil.

« La chasse du rhinocéros est très hardie, raconte M.  Moura, ancien résident au Cambodge. Quatre ou cinq chasseurs habiles se réunissent, armés de longs bambous pointus durcis au feu. Ils se rendent sur les lieux où un rhinocéros a été signalé, et, dès qu’ils aperçoivent la bête, ils se dirigent sur elle. Quand le rhinocéros voit les chasseurs à peu de distance de son repaire, et au moment où il ouvre sa large gueule, ceux-ci lui enfoncent profondément dans la gorge les bambous effilés dont ils sont armés. Ceci fait, les chasseurs s’esquivent promptement et grimpent sur les arbres, tandis que l’animal blessé ne tarde pas à tomber, perdant le sang par ses blessures. Quand il est épuisé, les chasseurs l’achèvent. »

On avouera qu’il faut des hommes réellement braves pour attaquer le rhinocéros avec de simples bambous durcis au feu.

Religion. — La religion des Cambodgiens est le Bouddhisme, mais défiguré par de nombreuses superstitions étrangères à la doctrine du fondateur Çakya Mouni, et notamment par le culte des ancêtres, caractère commun à tous les peuples de la Chine et de l’Indo-Chine. Le Brahmanisme a laissé en outre de nombreux vestiges dans la religion Cambodgienne.

Le bonze. — Le bonze se nomme le seigneur prêtre (lue sang). C’est plutôt une fonction qu’une qualité indélébile, comme celle du prêtre dans l’Inde, car, au Cambodge, le bonze peut quitter les ordres après un temps plus ou moins long. L’esclave peut même devenir bonze, et alors il recouvre sa liberté. Les vœux des bonzes n’étant pas perpétuels, les jeunes mandarins qui aspirent aux fonctions publiques et même les princes du sang royal, viennent faire un stage d’un an dans les bonzeries. Le somdach-Préa-sang-Créach, au-dessus de la hiérarchie, est un supérieur général des bonzeries ; c’est un très haut personnage, qui va de pair avec le Roi, comme le Pape avec les monarques Européens. Les bonzes sont indépendants des mandarins et ne sont soumis qu’à un Conseil de discipline formé du Roi, du roi qui a abdiqué, du second roi et de la reine mère. On voit, par la composition de ce Conseil, la haute situation du bonze dans la société Cambodgienne.

Vie du bonze. — Il ne se livre à aucun travail manuel et, en dehors des classes de théologie Bouddhiste faites aux postulants et du service religieux, ne s’occupe qu’à la récolte des aumônes. La tête rasée complètement, revêtu de son costume en coton jaune orné de broderies, le pieux fainéant circule dès le point du jour dans les villes et villages jusqu’à midi, mendiant le riz, le poisson, les fruits, le tabac, le bétel, etc., entassant tout cela dans une sacro-sainte marmite en fer-blanc qu’il porte sous le bras. À huit heures et à midi, il mange dans les bonzeries. Mais d’après leur règle, il doit jeûner le soir. Son instruction est médiocre ; entre eux la confession réciproque est obligatoire tous les quinze jours.

Ils ont comme commandements principaux, d’après M.  Moura : 1o de ne rien tuer de ce qui a vie, même les poux et les puces ; 2o de ne pas voler ; 3o de ne pas se marier, de ne pas forniquer ; 4o de ne pas mentir ; 5o de jeûner après midi ; 6o de ne pas s’enivrer ; 7o de ne chanter ni danser ; 8o de s’habiller sans luxe ; 9o de ne s’asseoir ni se coucher dans un endroit trop élevé (sic) ; 10o de ne posséder ni or ni argent.

L’éléphant blanc de Noro-dom. — Le Cambodgien, comme le Siamois, a en grande vénération l’éléphant blanc. Les anciens monarques étaient obligés, comme marque de suzeraineté, d’envoyer au Siam ceux qu’on trouvait au Cambodge. Notre protectorat fit disparaître cette coutume. J’ai vu, en 1867, celui que possédait Noro-dom à Pnom-Penh.

On voit que les rois du Cambodge, comme les anciens rois Hébreux, quoique chefs absolus du gouvernement, n’ont aucun pouvoir religieux, et qu’une puissante théocratie se dresse en face d’eux.

Croyances Cambodgiennes. — Les Cambodgiens attachent beaucoup d’importance aux aumônes qu’ils font aux Religieux et entreprennent souvent la construction, à leurs frais, d’une pagode. Ce sont pour eux des mérites pour la vie de l’autre monde, afin d’arriver plus vite à l’anéantissement éternel dans le Nirvana. Ils admettent l’immortalité de l’âme et la métempsycose, sanction de la loi morale. Il y a donc un abîme entre le Cambodgien, croyant et religieux, et l’Annamite, incrédule et matérialiste.

Cependant, comme l’Annamite, le Cambodgien croit aux génies, diables ou démons et aux revenants. Ces derniers sont chassés par l’arac (ancien ami mort), protecteur de la famille, auquel on offre un culte et les fleurs du frangipanier. On l’invoque par l’intermédiaire de vieilles sorcières, qui font des incantations et ont des inspirations prophétiques comme la sybille de Cumes.

Fêtes religieuses. — Elles sont très nombreuses chez le Kmer. La principale est le Chol Cbnam, le premier de l’an, analogue au Têt Annamite, que l’on célèbre comme ce dernier, par des sacrifices, des réjouissances publiques. Le religieux et bon croyant Cambodgien y ajoute, en plus, des offrandes aux bonzes. Dans les familles, les enfants offrent l’eau lustrale à leurs parents, comme chez les Romains, et les esclaves lavent le corps de leur maître. Il y a un jour férié à chaque changement de lune nommé le thngay-sel, et ceux de la nouvelle et de la pleine lune sont plus solennels.

Les jours de fêtes sont célébrés par des visites aux pagodes et des offrandes aux bonzes. Ceux-ci ne se laissent pas oublier, comme on le voit.

Les bonzes célèbrent en grande pompe, dans leurs pagodes, la pleine lune de Mai, anniversaire de la mort de Bouddha. Les familles offrent à cette occasion des festins auxquels on fait asseoir les bonzes à la place d’honneur.

Enfin, en Février, les bonzes font dans les champs des processions, analogues aux Rogations catholiques, pour attirer la bénédiction du Ciel sur les fruits de la terre. Les laboureurs offrent ensuite des repas plantureux à ces excellents bonzes.

Ceux-ci célèbrent, dans la saison des pluies, une sorte de carême nommé Prasa, en souvenir du repos de Çakya Mouni, qui consacrait cette saison à l’instruction religieuse de ses disciples. Chaque pagode entretient constamment allumé un immense cierge, dit le Tien-Prasa, qui a son analogue dans le cierge pascal des églises catholiques.

Fêtes familiales. — Les familles rendent, au commencement du Prasa, les sacrifices aux ancêtres, mais sans la participation des bonnes. Outre ce culte des ancêtres, les Kmers rendent hommage aux Neac-ta qui, comme les génies des Annamites, sont leurs dieux pénates. Les divinités sont chargées par le dieu Indra (Prea-lu) du soin des villages, maisons. On les invoque dans les cas de maladies épidémiques et grandes calamités publiques.

Superstitions. — J’ai déjà dit que le Kmer était très superstitieux. Le médecin, chez lui, d’une ignorance crasse comme médecin, est, par le fait, un sorcier, qui pratique la contre-partie de l’envoûtement, si connu de nos aïeux du Moyen-Age. Le médecin (cru), façonne une statuette en argile et la dépose dans un endroit écarté. Puis il ordonne au démon qui est cause de la maladie, de sortir du corps et d’aller se jeter dans la statuette. Le chat-huant et d’autres oiseaux de nuit sont réputés porter malheur. Le crédule Kmer a foi dans les talismans pour se rendre invulnérable aux balles, faire rater le fusil d’un ennemi, éloigner les revenants. Il y en a même qui ont le pouvoir de faire pousser des ailes et de faire envoler l’heureux possesseur dans le Ciel. On m’a assuré gravement que leur composition était perdue. Mais si on peut se procurer des dents et défenses, voire même du poil de moustache de tigre qui est, à ce qu’il paraît, un poison violent (je n’en ai pas essayé), il est permis de déplorer la perte de la recette du talisman faisant pousser les ailes du bonheur.

Les Kmers croient encore aux augures, aux songes, et vont dormir dans les cimetières sur certaines tombes de morts, pour être inspirés par eux.

Fête des Morts. — Elle a lieu le dernier jour de la lune de Septembre et se nomme le pchum bin. On se réunit en masse dans les pagodes, où l’on apporte des quantités de nourriture de toute sorte aux morts qui, ce jour-là, ont reçu de Bouddha l’autorisation de quitter les enfers.

Il y a lieu de remarquer cette croyance aux enfers, commune au Bouddhisme et à beaucoup d’autres religions qui la lui ont empruntée. D’après M.  Moura, déjà cité, les morts reviennent invisibles, ce qui se conçoit aisément, et la fête dure trois jours. Le troisième jour, les bonzes congédient ainsi les esprits des anciens en leur disant : « Allez aux pays, aux champs que vous habitez, aux montagnes, sous les pierres qui vous servent de résidence. Allez, retournez ! Au mois, à la saison, à l’époque ultérieure, vos fils et petits-fils penseront à vous, et vous reviendrez alors. »

Fêtes du Cat-sac et Bénédiction des eaux. — Les Kmers célèbrent encore deux fêtes, qui sont probablement des vestiges du Brahmanisme : 1o le Cat-sac, tonte du toupet des enfants, entre onze et treize ans, qui fait l’objet de fêtes familiales avec l’assistance et la bénédiction obligatoire du bonze ; 2o la Bénédiction des eaux, qui donne lieu à une longue cérémonie religieuse de la part des bonzes.

Il reste encore au Cambodge la caste spéciale des Bakou, qui prétendent descendre des anciens brahmes, dont ils ont gardé quelques usages. Ils conservent, comme prérogatives, la garde de l’épée royale, portent les cheveux longs et sont dispensés de l’impôt et de la corvée.

Sacrifices humains. — L’affreuse coutume des sacrifices humains, offerts à la Divinité comme victimes expiatoires, s’est perpétuée presque jusqu’à nos jours. On n’y consacre plus que les condamnés à mort ; ils sont exécutés sous l’arbre protecteur de la province, de sorte que l’exécution d’un malfaiteur se convertit en un sacrifice aux génies tutélaires. Cette coutume est analogue à celle de nos ancêtres les Gaulois, qui faisaient exécuter les condamnés à mort quand les druides ordonnaient des sacrifices humains. On sait que nos ancêtres, à défaut de criminels, s’offraient volontairement en pareille circonstance.

Législation et Justice Cambodgiennes. — Le code Cambodgien est très dur pour les malheureux coupables, divisés en cinq classes, et la classe la plus importante des crimes, la première, comprend les attentats contre la sûreté de l’État, du Roi, des bonzes ou des choses du culte. Cela nous reporte à l’édit de Saint Louis, roi de France, ordonnant que les blasphémateurs auront la langue brûlée par un fer rouge.

Pour punir les coupables, il y avait vingt et une manières d’exécution, d’une atrocité épouvantable, parmi lesquelles je cite le feu (comme au Moyen-Age), l’écorchement tout vif, la roue, la livraison aux bètes, la flagellation, etc., etc., réservés exclusivement aux coupables de la première catégorie.

Pour les quatre autres, c’étaient les chaînes, la prison, l’amende, la confiscation des biens et la peine de l’esclavage pour le coupable et sa famille.

Ce code atroce était appliqué sans aucune espèce d’impartialité, car il renfermait un article par lequel, dans les condamnations pécuniaires, le roi touchait un tiers de l’amende prononcée, le second tiers était accordé aux juges qui fixaient la peine, et le plaignant n’avait droit qu’au dernier tiers.

Causes de la décadence de la race Kmer. — C’est dans le pouvoir absolu du roi, dans le despotisme religieux des bonzes et enfin dans la mauvaise législation, qu’il faut chercher le secret de la décadence de ce fameux royaume de Ciampa ; on s’explique ainsi comment il a pu se faire que l’Annamite, moins civilisé que le Kmer, l’a cependant conquis et chassé du sol natal.

M.  Jacolliot, dans ses remarquables études sur l’Inde, tire la même conclusion : c’est l’influence d’une religion bigote et qui, de la naissance à la mort, entrave l’homme dans ses liens inextricables, qui a fait de l’Hindou un homme sans patriotisme, et dont le pays est, depuis Alexandre le Grand, la proie de tous les conquérants du monde.

Langue Kmer vulgaire. — La langue Kmer est une langue à tendance monosyllabique qui se parle recto tono, et par suite complètement différente du Chinois et de l’Annamite vario tono.

L’explorateur Francis Garnier prétendait que dans les tribus sauvages qui existent encore sur les plus hauts sommets des montagnes, on retrouverait les sources mêmes de la langue primitive des autochtones. Ils auraient été conquis, à une époque très reculée, par les Aryens venus de l’Inde, qui avaient imposé le Brahmanisme et formaient eux-mêmes la caste supérieure des Brahmanes.

Langue sacrée. — Ce qui appuierait cette thèse, c’est l’existence d’une langue sacrée qui n’est pas comprise par le peuple, et qui est l’apanage d’un nombre très restreint de prêtres et des grands personnages. Or, le paly, de source Aryenne, forme le fond de cette langue sacrée dont les sentences sont inscrites sur les façades des temples d’Angkor la Grande, de même que les sculptures immenses qui couvrent les murailles des temples sont la reproduction des légendes des livres sacrés, des Védas Hindous.

La civilisation au Cambodge est donc venue par l’Inde et la conquête et la ruine par l’Annam, poussé par la Chine. Cette conquête de l’ancien royaume de Ciampa par une nation moins civilisée, nous reporte à la conquête de la civilisation Romaine par les Barbares du Nord de l’Europe et l’invasion du Midi par le Nord de la France.

  1. D’après les docteurs Thorel et Ricard.