L’Amour à passions/Texte entier

Jean Fort (p. 5-220).

À Jean LORRAIN

AVANT-PROPOS


L’on dit communément que nul homme ne peut trouver du nouveau. L’on oublie le détraqué dont le cerveau en ébullition, à la recherche de raffinements en crée sans cesse. De lui l’on peut dire : de plus fort en plus fort ! Avec lui, il ne faut s’étonner de rien, il faut s’attendre à tout. Le détraquage progresse avec la science, il en use, il l’asservit, soit que des connaissances ou des goûts spéciaux le portent vers la chimie — alors, ce sont les drogues, morphine, cocaïne, opium, strychnine, — soit qu’ils le portent vers la physique — alors, c’est le moteur perfectionné qui actionne la machine à battre sa femme !

Dût notre amour-propre national en souffrir, il faut l’avouer : en matière de détraquage, le Français est sensiblement inférieur à l’Allemand, à l’Anglais, au Russe. Tandis qu’en Angleterre, en Allemagne foisonnent les procès scandaleux, chez nous ils sont relativement rares. Peut-être préfère-t-on laisser faire…

Mais, nous avons une institution sacrée : la maison où l’on passe. N’y touchez pas ! ah ! n’y touchez jamais ! C’est un endroit très ouvert et très fermé à la fois, dont il importe de ne parler qu’avec les plus grands ménagements. C’est une puissance dans l’État. Une espèce de franc-maçonnerie la couvre, grâce à laquelle visiteurs et personnel demeurent inconnus. Les femmes s’y prostituent honnêtement ; les hommes y trompent leurs femmes légalement. C’est la morale à rebours, les mœurs retournées, le triomphe de l’hypocrisie.

MM. les Magistrats défendent d’en donner les adresses. « Ah ! ah ! vous avez donné l’adresse d’une maison ! Vous n’avez pas honte ! Outrage aux bonnes mœurs ! » Le Substitut se révolte, s’indigne. Deux mille francs d’amende ! Trois mois de prison ! Cependant qu’il existe d’autres magistrats émargeant au Budget de l’État (le nôtre) à seule fin de surveiller, de censurer, de conseiller ces mêmes maisons. Et toutes les proxénètes assurent être la maîtresse du Commissaire de police (l’aider, au besoin), du Ministre, de son Chef de Cabinet, du Député X, du Sénateur Y, d’un Membre de la Cour de Cassation, qu’elles entrent librement dans les diverses Administrations de l’État, ne font antichambre nulle part, peuvent recommander auprès des Tribunaux… Et, de fait, leurs m…aris sont décorés, proclament fièrement : « C’est le seul commerce pour l’exercice duquel il faut avoir un Casier judiciaire vierge ! » Où le souci de l’Honneur va-t-il se nicher ?

La maison où l’on passe est tout un monde, toute une vie : tel y allait enfant, adolescent, célibataire qui y retourne marié, père grand-père, vieillard ; on y joue le plus souvent, les cartes achèvent la ruine commencée par la fille. Mais, il ne faut pas toucher à ces maisons, ni dire qu’elles détruisent les foyers : foyers des hommes mariés qui les visitent, foyers des femmes mariées ou entretenues qui s’y prostituent : MM. les Magistrats y fréquentent…

Je puis citer tel Ambassadeur d’une grande Puissance européenne à qui l’Élysée dut, un jour, faire les excuses les plus plates parce qu’un malhabile huissier ne l’avait pas introduit de suite, et qui, le lendemain, les autres pièces contenant des clients, attendit une heure dans la minuscule cuisine d’une maison de passe, en compagnie de la bonne et de l’eau ronronnant sur le feu, que Mlle Paméla ou Ernestine fût arrivée — ou ne fût plus en lecture !

La Société ne saurait se passer de ces maisons plus que de boulangeries. Où donc Monsieur tromperait-il Madame, où donc Monsieur imposerait-il à une malheureuse ses plus sales caprices, où donc Madame trouverait-elle l’argent du bijoutier, de la couturière, de la fleuriste ?

Mineurs, fillettes, garçonnets, martyrs, supplices libidineux, la maison offre tout. Femmes du monde, femmes mariées, artistes connues, jeunes filles, comment donc ! à votre disposition ! le temps d’aller les chercher… Qu’est-ce donc que vous prenez en attendant ? Du Champagne (de Saumur) à cinq francs la coupe ?




I

La Machine à battre… sa femme.


Elle est américaine.

Mais, rassurez-vous ! on en vend à Paris !

C’est extrêmement pratique. Vous attachez solidement votre femme à un anneau scellé dans le mur, vous approchez la machine, vous la mettez en mouvement, et vous pouvez aller tranquillement prendre votre apéritif, dîner au cercle, passer la soirée au théâtre, souper en aimable compagnie. Quand vous rentrez, la machine marche toujours…

Je n’invente pas, je n’exagère pas ! J’ai sous les yeux le prospectus ! La machine s’adapte à n’importe quel moteur ou dynamo, grâce à un jeu de courroies ! Il s’en fait de plusieurs tailles et de plus ou moins riches ! Il y en a pour toutes les bourses. On en règle la vitesse et la force à volonté, à l’aide d’une simple vis. L’on peut faire jusqu’à cent coups à la minute !

On la garnit de vergettes de bois, de lanières, de mèches. Le prospectus détaille tout cela !

Une plaisanterie, direz-vous ! Point. Le tribunal de Makatson (Illinois) a condamné, le 2 octobre dernier, « l’honorable » John Smit à cinq dollars d’amende pour… « abus de génie inventif » ! L’honorable John Smit, en effet, ne fut point condamné pour martyriser sa femme : il fut seulement condamné comme inventeur. Car, c’est lui l’inventeur de cette machine. Et pour en établir l’efficacité il l’expérimentait sur sa femme devant les personnes désireuses d’en acquérir un modèle !

Le prospectus ajoute qu’elle offre un grand avantage, celui de ne pas fatiguer. On peut, encore, la passer aux divers antiseptiques afin de joindre l’hygiène à l’utile.

La circulaire la recommande aux maîtres d’école et aux tribunaux. « Elle permet, dit-elle — je traduis textuellement — d’appliquer aux mêmes délits des coups de force égale, elle permet de corriger le petit enfant qui n’a pas bien appris sa leçon, comme le plus terrible bandit qui a assassiné. Son maniement est des plus simples ; il suffit de la mettre en communication avec n’importe quelle source électrique. Les personnes qui n’ont pas l’électricité chez elles peuvent l’actionner à l’aide d’une manivelle, sans fatigue ; un enfant peut la mettre en mouvement… »

… N’oublions pas qu’en Angleterre les peines corporelles sont en vigueur, tant dans la vie militaire que dans la vie civile. Il y a quelques mois, devant l’audace toujours croissante de nos apaches, quelques membres de notre Parlement demandèrent qu’on les appliquât aussi chez nous ; il se trouva des âmes sensibles pour combattre cette motion. Et, pourtant, quels services eût rendus une bonne petite machine à battre les amis de feu Bonnot, Garnier, Vallet et Cie !

Cette sensiblerie est d’autant moins de saison que la cruauté dans l’amour n’est pas absolument ignorée à Paris… Mais, elle porte un vilain nom : la flagellation ; pourquoi ne pas dire : l’amour brutal ? Une proxénète disait, parlant d’un fou qui martyrisait les femmes : « Il est brutal en amour. »

Chaque maison où l’on passe possède l’arsenal nécessaire : fouets, cravaches, lanières, joncs, verges, cordes, etc.

Vous plaît-il d’assister à une séance ? Lisez ces lignes d’Oscar Wilde (traduction de P. Dolant) :

« … Au milieu de la pièce est dressé une sorte de chevalet. La femme y est solidement ficelée, le ventre et la poitrine contre le meuble, les bras dirigés vers le sol, les reins tendus en l’air, comme quelque bête prête pour l’abattoir.

« Tantôt le client opère lui-même, tantôt il fait opérer par la sous-maîtresse. Mais leurs mains sont également expertes, le fouet n’a pas de secrets pour elles. Elles ne le manient point au hasard, sans raison, sans but ; elles en connaissent les raffinements, elles le manœuvrent comme les Indiens manœuvrent le lasso, sachant envelopper, caresser, brûler, piquer, chatouiller. Le fouet entre leurs mains c’est une bouche de femme qui tantôt embrasse, tantôt mord. D’un seul coup, elles savent l’enrouler plusieurs fois autour de la jambe, de façon à ce que la mèche s’arrête à l’endroit voulu. Elles savent frapper de telle manière que la lanière arrive droite, rigide, comme une lame tranchante.

« Sur la croupe tendue de la malheureuse les lanières s’abattent en tous sens, n’épargnant rien, marbrant la chair ; des taches blanches, rouges, brunes apparaissent successivement, les zébrures s’entrecroisent, cependant que les membres tirent sur leurs liens et que le visage, tout pâle, se contracte horriblement.

« Le bourreau prend plaisir à prévenir :

« — Attends, maintenant, je vais frapper à droite. Attention ! Un ! deux ! trois ! Bien touché ! Tiens, voilà un peu de sang ! habituellement, ce genre de coup ne fait pas saigner. On apprend à tout âge décidément ! Maintenant, je vais frapper un peu plus bas, ici.

« Et du doigt il touche un point de la chair, et le marque d’un coup d’ongle. Puis, il prend bien son temps, tandis que la malheureuse, dans l’attente d’un nouveau coup, frémit, tremble affreusement, haletant de peur, la gorge avec des hoquets. Et le coup annoncé arrive, inexorable, épouvantable à l’endroit désigné.

— Je vais doubler, tu vas voir ; juste à la même place ! je ne m’écarterai pas de deux millimètres !

« En effet, il « double » avec une extrême habileté. Et ce jeu l’intéresse au point qu’il ne voit pas les sursauts de douleur de la jeune femme, qu’il n’entend pas ses cris. Il ne voit que la chair, il n’entend que les vibrations du fouet.

« Et, toujours frappant, il s’anime, s’excite, se passionne, rougit — et tape de plus en plus fort, poussant, de temps en temps, de gros soupirs de fatigue. Maintenant, la croupe de la malheureuse se couvre de sang, et des gouttes glissent lentement le long des flancs, se réunissant un peu plus bas en rigoles sinueuses… »




II

Sous la Cravache


On se souvient que le mariage d’Hélène V…, la fille du richissime chocolatier, avec le Comte de B… ne dura pas longtemps : au bout de quelques mois le couple demandait le divorce, lui retournant au cercle, aux courses, elle s’installant magnifiquement dans un appartement des Champs-Élysées et y menant une noce insensée, se passant avec un effroyable cynisme les plus extraordinaires fantaisies, méprisant souverainement le monde, ses conventions, ses commérages, ignorant le matin quel serait l’amant du soir, s’il serait homme, femme ou enfant, prince ou valet.

Elle fut, successivement — ou à la fois ! — la maîtresse d’une danseuse, du duc de M…, de son cocher, de la fille de celui-ci (une enfant de seize ans), d’un jockey, d’un sénateur, que sais-je ! Ah ! ça ne durait pas longtemps ! À peine avait-elle ressenti avec l’un ou l’autre la petite secousse qu’elle le jetait impitoyablement à la porte. Ni prières, ni pleurs, ni lettres ne pouvaient lui arracher une seconde nuit de plaisir. Tous les jours du nouveau, quand ce n’était pas deux fois par jour.

Plusieurs, déjà, s’étaient suicidés, ne pouvant plus se passer de ces caresses auxquelles, pourtant, ils avaient eu à peine le temps de goûter, de la douceur de cette peau effleurée, de la perversité de ces baisers brûlants, de l’odeur de cette chair enivrante, de la finesse de ces longs cheveux soyeux, de la morsure de ces dents si blanches.

Hélène, assurément, était une femme divine, divine et terrestre : si ses lignes n’avaient pas la sveltesse diaphane des primitifs, la froide distinction des antiques, elles avaient des courbes d’une exquise harmonie qu’aucun homme ne pouvait contempler sans émoi, à cause du paradoxal mélange qu’elles présentaient de sensualité dans les mollets ronds, la croupe large, et d’affinité de race dans les attaches et les mains.

Tout en elle affectait ce bizarre assemblage d’aristocrate et de campagnarde, ici les mains très blanches, aux longs doigts fuselés, terminés par de roses coquillages pointus ; là, les coudes un peu rouges, assemblage de pureté et d’impureté dont le contraste troublait et dominait les mâles, et lui assurait sur eux de faciles victoires.

Ajoutez des toilettes dans le meilleur goût, robes et chapeaux sobres des femmes du monde, et dessous pervers de demi-mondaines, chemises de soie transparentes, maillots, etc…

Toutes les célébrités amoureuses de Paris et de l’Étranger avaient partagé sa couche. Si elles n’étaient pas venues à elle, elle avait été à elles. Elle avait visité les maisons les plus connues de Paris, d’Europe, elle avait aimé dans tous les pays, de toutes les façons, elle avait approché toutes les races, elle s’était pâmée dans des palais et dans des bouges. Elle avait aimé un Lapon puant l’huile dans les fiords de la mer du Nord, elle avait aimé un gondolier à Venise, elle avait aimé un duc à Séville.

Et, maintenant, elle s’ennuyait atrocement, baillant toute la journée, traînant sa neurasthénie de pièces en pièces. Elle aurait voulu pouvoir dormir vingt-quatre heures.

Accompagnée d’une camériste fidèle, elle voyageait au hasard, ou elle déambulait dans Paris, sans but.

Ce fut ainsi qu’un soir les deux femmes se trouvèrent à la Foire aux pains d’épices, admirées d’une foule de voyous, de souteneurs que leurs riches toilettes tentaient.

Déjà, elles avaient examiné plusieurs baraques, et Hélène en avait assez, elle voulait rentrer.

— Entrons dans celle-ci, fit la camériste.

— Si tu veux.

C’était une ménagerie de maigre apparence. Un pitre, à la porte, faisait le boniment, cependant que trois trombones déchiraient l’air de leurs notes criardes. À la caisse, se tenait une grosse dame sanglée dans un étroit corsage de satin noir.

Les deux femmes pénétrèrent.

Il y avait trois cages contenant deux tigres et deux lions rachitiques. Hélène et sa suivante s’assirent sur des chaises de fer — les meilleures places.

Bientôt, il y eut une trentaine de personnes, et le spectacle commença. Les musiciens passèrent à l’intérieur, y continuant leur charivari.

Alors, le pitre fit travailler un ours savant qui, malgré les coups de fouet, se couchait sans cesse.

Puis, le dompteur — le célèbre dompteur Marcus ! annonçait l’affiche — se présenta, bellâtre à la moustache retroussée, aux cheveux généreusement pommadés, aux doigts couverts de bagues de toc, habillé d’un dolman à galons, d’un collant gris, de bottes à glands. C’était un homme d’une quarantaine d’années, au yeux fatigués, le corps usé par les privations.

Il s’efforça de faire sauter un lion. Mais, le lion ne rendait guère. Sur quoi, Marcus, qui avait remarqué au premier rang deux femmes élégantes, fit des effets de torse, bombant la poitrine, faisant saillir les biceps, lançant des regards de magnétiseur.

Le lion ne voulait toujours rien savoir. Marcus en profita pour risquer ses tours les plus beaux, les plus dangereux ! acculer le fauve dans un coin et le rosser d’importance, puis, lui ouvrir la mâchoire de force, et introduire sa tête dans la gueule !

La soubrette eut le malheur de dire :

— Il en a une tête de souteneur !

— Je ne trouve pas. Il est très bien, cet homme !

— Mais, vous êtes folle !

— Tu m’ennuies ! Je le trouve bien, et, même, tu vas aller le trouver de ma part, et lui dire qu’après la représentation je l’attendrai derrière sa roulotte. Au trot !

Hélène aimait à être obéie. Aussi, l’autre cessa-t-elle ses observations et alla-t-elle trouver le pitre auquel elle donna un louis pour faire la commission.

Marcus poursuivit ses exercices, et, finalement, la main sur le cœur, il s’inclina pour remercier les spectateurs qui n’applaudissaient pas, et il quitta la cage.

La représentation était terminée.

Hélène se leva, fit le tour des roulottes. À l’abri d’une toile, Marcus l’attendait, fumant une cigarette. Ce fut elle qui parla la première :

— Vous êtes admirable avec votre lion !

— Madame me flatte.

Le coin était peu propice à une déclaration, mais, précisément, c’était cela qui plaisait à la jeune femme. Cependant que des odeurs de pommes de terre frites empestaient l’air, un vacarme d’orgues, de sirènes, de grosses caisses, de trombones assourdissait les oreilles. Un bec de gaz éclairait de sa lueur tremblotante la scène.

Marcus se rengorgeait, se redressait, bombant la poitrine, roulant des yeux de carpe morte, exhibant complaisamment ses bagues.

— Vous devez faire beaucoup de conquêtes !

— Eh oui ! pas mal ! Mais, les femmes, vous savez, j’en ai soupé !

Elle s’était rapprochée de lui, respirant avec ivresse le parfum de crasse, de fauve, de cuir, de mauvaise poudre qu’il exhalait.

Lui affectait de se reculer.

— Vraiment, vous ne voulez plus de femmes ?

— Il me faut de l’argent.

— Qui vous dit qu’on ne vous en donnera pas ?

— Il faut l’abouler d’avance.

— Combien ?

— Beaucoup.

— Mais encore ?

— Cent francs.

— Que ça ! En voici deux cents. Je vous emmène, mon auto est là.

— Je vais changer d’habits.

— Non, je te veux comme ça !

— Et puis, après tout, je m’en fiche !

Ils montèrent dans l’auto qui démarra rapidement.

Tout de suite, sans prononcer un mot, Hélène colla ses lèvres sur les siennes, trouvant exquise l’odeur de mauvais tabac qu’elles dégageaient, déchirant sa voilette pour aller plus vite, enlaçant la taille de l’homme qui se laissait faire bêtement, indifférent, comme habitué à de telles caresses ; et elle s’écrasait contre lui, le serrait de toutes ses forces, le mordant, folle, enragée… Elle avait dégrafé le corsage, un sein jaillissait, qu’elle écorchait aux boutons du dolman.

Enfin, bon prince, Marcus daigna rendre un baiser, et, même, passa un bras autour de la taille d’Hélène, et la serra contre lui. Cela l’excita un peu. Ses doigts rencontrèrent la douceur du sein et le manièrent complaisamment. Et puis, ce corps sentait si bon ! Un tel parfum d’amour, de volupté s’en exhalait que l’autre, qui n’avait jamais connu de femme aussi raffinée, commençait à s’allumer.

Il était temps que l’auto s’engouffrât sous la porte-cochère de la maison d’Hélène…

La jeune femme entraîna quatre à quatre le dompteur dans sa chambre, ne lui donnant pas le temps de se reconnaître ni de s’étonner de la somptuosité du mobilier, du lit bas à se laisser tomber dessus, des draps de satin noir, des tableaux galants, des fourrures épaisses, des tentures discrètes.

Elle le bouscula, le fit tomber à la renverse, et, collant ses lèvres sur les siennes, elle le posséda brutalement — plutôt qu’il la posséda. Ce fut fait si rapidement qu’il demeura étourdi, annihilé, ravi. Quant à elle, elle resta inerte, blanche, presque évanouie.

La première ardeur apaisée, ils allaient pouvoir recommencer — plus doucement, avec plus de raffinements, avec des préliminaires.

Marcus s’aperçut tout de suite qu’il avait affaire à une joueuse expérimentée, connaissant les diverses fioritures.

L’homme, se piquant d’amour-propre, fit de son mieux, appelant toute sa science à son aide. Il ne fut pas, il faut l’avouer, très brillant. Il était fatigué, mal nourri. Mais il sentait mauvais, il sentait le fauve, l’écurie, et cela suffisait à la jeune femme !

Au reste, elle était tellement enragée qu’elle ne s’occupait que d’elle, étrangère à son partenaire, inlassable. Quand elle s’arrêta, ce fut pour s’évanouir, glacée…

… Et Hélène, qui avait eu dans son lit les mâles les plus puissants, les plus brillants, qui n’avait jamais pu en revoir un plus de deux ou trois fois, s’éprit de ce dompteur — simplement parce qu’il sentait mauvais, Elle en arriva à ne plus pouvoir se passer de lui, elle avait constamment son parfum dans le nez.

Et quand l’homme était resté une journée sans venir chez elle, elle courait après lui.

Naturellement, il ne tarda pas à la faire chanter, demandant sans cesse de l’argent. Tout doucement, les animaux de la ménagerie engraissaient. La ménagerie elle-même se transformait, prenait un petit air cossu que commençaient à envier les confrères. Un orgue avait remplacé les musiciens.

Marcus, maintenant, était superbement costumé. Et des bijoux véritables avaient remplacé les anciens. Il s’arrondissait, aussi, à vue d’œil, et sa figure devenait rouge.

Comme il faisait de plus en plus de manières avec la jeune femme, ne se rendant pas aux rendez-vous, ne répondant pas aux lettres, affectant de l’oublier totalement, d’en aimer une autre, elle en devint tout à fait amoureuse. La soubrette se tordait : non, sa maîtresse amoureuse ! aurait-on jamais cru ça ! en voilà une gourde ! elle était folle !

Pendant ce temps, Hélène continuait d’entretenir magnifiquement le dompteur. Elle aurait voulu qu’il abandonnât son métier, craignant toujours qu’il ne lui arrivât quelque accident. Mais, l’autre, comprenant qu’il la tenait un peu par là, s’y refusait obstinément.

Alors, elle décida de ne plus le quitter, lui disant sur un ton très ferme : « C’est à prendre ou à laisser ».

Le lendemain, elle couchait dans la roulotte.

Sans doute, l’antique roulotte avait fait place à une voiture de pitchpin munie du confortable moderne. Mais, enfin, c’était toujours la roulotte foraine, l’auberge ambulante des bohémiens, avec l’infâme promiscuité d’acrobates, de clowns, de bateleurs, de rôdeurs, de filles, d’apaches.

Quelques jours après, Hélène, ayant vendu ce qu’elle possédait avenue des Champs-Élysées et congédié son personnel, s’installait définitivement dans la voiture.

… Dès lors, elle devint une des bêtes de Marcus, obéissant au fouet et à la cravache, vivant, toute nue ou habillée — si peu ! — d’un maillot de soie, dans la cage, répétant, l’après-midi et le matin, jouant, le soir.

Toute nue, sous les courants d’air que les toiles de la tente laissaient filtrer, les pieds nus sur le plancher rugueux et sale de la cage, elle devait se mettre en ligne avec deux gros chiens danois et faire les mêmes exercices qu’eux, marcher, trotter, galoper en cadence, sauter des haies d’épines dans lesquelles ses pieds et ses mollets s’égratignaient cruellement ; elle devait, cependant qu’ils allongeaient les pattes l’une après l’autre dans le pas espagnol, allonger les jambes l’une après l’autre, bien les lever, bien les étendre horizontalement, le pied bien dans le prolongement du mollet, la croupe bien cambrée, la gorge saillante, les bras relevés derrière la tête.

Et si quelque courant d’air trop vif, plissant sa peau, la forçait, dans un geste instinctif, à se recroqueviller sur elle-même, si quelque pointe du plancher écorchait un pied, l’obligeant à s’arrêter une seconde, vite un coup de cravache, sèchement appliqué sur la croupe blanche qu’il marbrait de larges zébrures rouges, la rappelait à l’ordre.

Marcus n’avait point l’esprit ni les sens suffisamment éduqués pour éprouver quelque sensation charnelle à frapper. C’était simplement une brute qui se payait, sur la peau de cette femme riche, des humiliations et des rancunes connues et amassées dans la pauvreté. C’était sa revanche, à lui, homme du bas peuple, d’être le maître absolu de cette créature appartenant à un autre monde, de la tyranniser à sa guise, de la rabaisser au rang de bête, de femelle. Il voyait avec plaisir ses pieds nus se souiller à la poussière du plancher, la sueur perler sur les courbes du corps, il voyait avec plaisir la figure se contracter de douleur, les membres trembler de fatigue, les épaules frissonner de froid.

Dans sa brutalité il trouvait des raffinements qu’eussent enviés les cerveaux les plus travaillés. S’il lui permettait de chausser ses pieds c’était seulement de chaussons d’étoffe permettant de deviner le jeu des doigts ou bien de bottes à grilles enserrant étroitement la cheville et dont les ouvertures soulignaient mieux la nudité de la chair, ou bien d’escarpins vernis à très hauts talons forçant le pied à se cambrer comme celui d’une danseuse qui fait des pointes.

Il la regardait courir, sauter, haletant, suant, rouge, les seins, un peu ballottés, s’abaissant et se gonflant rudement sous l’effort, et, toujours, si l’allure se ralentissait, vite un coup de cravache qui s’enfonçait en vibrant dans l’épaisseur de la croupe ou s’appesantissait sur les nerfs de la cuisse ou du mollet ! Et, surtout, qu’elle ne criât point ou ne pleurât point, qu’elle ne parût pas souffrir, qu’elle sourît, et même qu’elle remerciât ! Sinon, il lui commandait de poser le pied, la jambe allongée, sur le bord d’une chaise, et, après avoir contemplé l’escarpin verni à haut talon qui le chaussait, il appliquait des coups secs de cravache sur le mollet bombé.

Et les exercices se poursuivaient jusqu’à ce que les chiens, harassés de fatigue, se couchassent par terre. Alors, la jeune femme se laissait choir brutalement sur le plancher, au hasard, parmi les chiens, dans la poussière, sur la sciure, soufflant violemment, la poitrine oppressée, le corps en sueur, les cheveux éparpillés sur les épaules.

Et dès que les chiens, reposés, se relevaient, à coups de pied il la relevait, et il fallait qu’elle recommençât à travailler.

Les exercices étaient variés !

Il l’obligeait à se disloquer en tous sens, tantôt faisant le grand écart plusieurs fois de suite jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, elle roulât par terre, laissant filer, sur la même ligne, à droite et à gauche, chaque pied — et, encore, bondissait-il à cheval sur ses épaules, pesant de tout son poids, — et, Hélène sentait quelque chose se déchirer en elle, comme si son corps allait se fendre verticalement ; tantôt, courbant le corps en arrière jusqu’à ce que les mains posassent sur le plancher, et demeurant dans cette situation, le cou affreusement tendu, le visage congestionné, les reins presques brisés ; et, comme cela ne suffisait pas, Marcus sautait sur le ventre, y dansait, y trépignait, chaussé de bottes éperonnées ; ou bien, il s’y installait à califourchon, et forçait Hélène — il appelait cela faire de l’équitation ! — à avancer, à reculer à quatre pattes, lui faisant lever, tendre une jambe, l’une après l’autre, éperonnant la croupe, jouant de la cravache. Cependant, la jeune femme se sentait étouffer, suffoquer ; elle croyait, par moments, que son corps allait se casser en deux.

Et si elle avait une défaillance, si, presque évanouie, elle se laissait tomber comme une masse, immédiatement le fouet, la cravache, au hasard, sur les épaules, sur la poitrine, sur le ventre.

Les exercices de dislocation se poursuivaient, de plus en plus durs.

Hélène devait, dans un horrible effort, lever une jambe, placer le pied derrière la tête, puis, lever l’autre jambe, placer l’autre pied derrière la tête, et, le corps ainsi disloqué, reposant sur les deux mains, le balancer. Et l’autre profitait de cette pose ratatinée pour enfermer la malheureuse dans une étroite caisse où sa poitrine s’écrasait, et dont il la tirait, quelques minutes après, toute blanche, à moitié morte. Et il la ranimait à coups de pied.

Ou bien c’était le grand écart qu’elle devait faire, les pieds reposant sur deux chaises que l’homme éloignait progressivement jusqu’à ce qu’ils glissassent, et qu’elle tombât lourdement sur le sol, dans un choc affreux qui l’écartelait. Et la brute lui faisait recommencer l’exercice.

Après, c’étaient les anneaux : culbutes, rétablissement, sirène… le corps, raide, reposant la tête dans un anneau, les pieds dans l’autre… et quand elle faisait la sirène, il se suspendait à sa taille, tirant de toutes ses forces sur les flancs, ou bien, il montait sur son dos, y demeurait debout. Et puis, des poids de vingt, trente, cinquante kilos qu’il attachait aux jambes, aux bras. Et il hurlait :

— Nom d’un chien ! Veux-tu creuser les reins ! Attends un peu, je vais t’aider ! Si tu ne les creuses pas davantage, je rajoute un poids ! En voilà une flemme ! Si c’est pas dégoûtant de voir ça !

Il prenait plaisir à contempler les muscles saillir, à sentir l’effort douloureux ; les cuisses apparaissaient merveilleusement nerveuses, la croupe s’arrondissait largement dans cette posture, les côtes se dessinaient, les seins s’enflaient, le cou se tendait, les doigts de pied se crispaient.

Et le trapèze ! Lorsqu’elle était suspendue par les jambes, il lui plaçait dans la mâchoire un anneau soutenant un petit trapèze auquel il s’accrochait, s’amusant à y faire les tours les plus violents, s’agitant frénétiquement comme un pantin, tirant en tous sens, et l’infortunée, toujours suspendue par les jambes, les bras croisés derrière le dos, sentait les vaisseaux de son cou se rompre, serrait obstinément les dents pour ne pas lâcher le trapèze, contractait les jambes pour ne pas glisser elle-même.

Et elle aimait Marcus plus que jamais ! Et elle éprouvait une certaine jouissance à être traitée en femelle, en bête, en esclave par ce mâle grossier sentant le fauve et les odeurs bon marché. Elle l’avait dans la peau, attendant qu’il voulût bien la récompenser d’un baiser grossier ou de caresses négligentes. Et elle l’entretenait, signant chèques sur chèques, achetant tout ce qu’il demandait, endurant les pires martyres physiques et moraux, tolérant qu’il portât à d’autres femmes l’argent qu’elle lui donnait, se ruinant, maigrissant, malade — battue et contente. Marcus n’avait-il pas imaginé, pour achever de l’affoler de jalousie, d’être, devant elle, l’amant de leur bonne ?

En quelques mois, Hélène était devenue presque méconnaissable. Sa poitrine, jadis si ferme, commençait à tomber, ses yeux se creusaient, avaient pris une autre expression — de haine, d’amour, de soumission, de défi — l’expression d’une âme qui sombre et se défend, d’une âme qui se détraque, qui ne se possède plus. Cela, évidemment, ne pouvait durer longtemps. Par ci, par là, elle avait des lueurs de raison, elle se demandait ce qu’elle faisait, quelle fascination cet homme exerçait sur elle.

Marcus n’avait pour lui qu’une chose : il était brave, se fichant de tout. Il était arrivé avec un nouveau lion à des résultats vraiment terrifiants. Entre l’homme et la bête c’était une lutte effroyable, lutte d’audace, d’aplomb, de défi. Lorsque le dompteur terminait son travail en ouvrant de ses mains la gueule formidable du fauve et en y plongeant la tête, les spectateurs frémissaient, haletaient, les femmes pâlissaient. À ce moment, le moindre bruit inaccoutumé, le moindre choc eût amené une catastrophe. C’était, alors, un silence d’une impressionnante solennité.

… Cet après-midi-là, le dompteur s’était montré d’une particulière cruauté vis-à-vis de la femme. Il l’avait forcée à prendre les poses les plus étranges, à se disloquer dans tous les sens, l’écrasant, l’écartelant, insensible à ses cris, à ses prières, lançant au hasard des coups de fouet, des coups de pied. Plusieurs fois, elle était tombée, blanche, évanouie, glacée, presque morte ; plusieurs fois, il l’avait remise debout à coups de fouet, sans pitié pour cette chair frémissante, pour ces jambes si fines, pour cet être humilié qu’il ne récompensait pas même d’amour physique, pas même d’un baiser indifférent…

Hélène comprit qu’elle succomberait bientôt à un tel régime.

Elle se sentait d’une nervosité extrême, à peine maîtresse d’elle-même, près de pleurer, de se sauver, de menacer, d’implorer ; tout se brouillait dans son cerveau.

Elle tremblait, elle grelottait, d’autant que, ce soir-là, dehors, il faisait vraiment froid, et que sous la tente l’on gelait avec les courants d’air qui soufflaient en tous sens. Et elle n’était habillée que d’un maillot de soie et d’un corsage outrageusement décolleté.

Il devait pleuvoir aussi, car des gouttes glacées, filtrant à travers la tente, tombaient sur son dos, sur ses épaules, sur ses seins, les piquant douloureusement.

Et Marcus était furieux de la voir se ratatiner, il murmurait à voix basse :

— Veux-tu te tenir droite, nom d’un chien ! Tu vas voir quelle dégelée je vais te flanquer à la sortie !

Pour l’instant, cependant que le dompteur tenait les fauves en respect, Hélène dansait, elle faisait « des pointes ». Marcus l’avait dressée à se tenir sur les pointes pendant plus de dix minutes ! C’était extrêmement pénible, tout le corps portant sur les extrémités des doigts de pied, les brisant, les foulant, faisant rentrer les ongles dans la chair. Et il lui fallait glisser, voler et sourire, par moments ne se tenant que sur un seul pied, l’autre jambe gracieusement arrondie, les mains se rejoignant au-dessus de la tête. Et elle allait ainsi, comme un papillon, à travers les fauves, souffrant et souriant, asservie et coquette, cependant que l’homme la suivait, la menaçant de la cravache, en passant la mèche dans le creux des omoplates laissées absolument nues par le corsage, la promenant sur les épaules, sur la poitrine, chatouillant les jambes moulées dans le maillot de soie, affectant, devant le public, de la traiter comme une de ses bêtes.

Enfin, la danse finit. Il était temps : la malheureuse sentait les os de ses doigts sur le point de se briser. Elle pouvait à peine se tenir debout, et l’on voyait ses seins se soulever et s’abaisser violemment. La sueur perlait sur son front. Les courants d’air la glaçaient. Elle grelottait, l’on voyait ses cuisses trembler. Elle se sentait livrée toute nue à cette foule de voyous qui achetaient, quelques sous, le droit d’examiner ses jambes, sa gorge, son dos, ses épaules, de la critiquer comme on critique une jument, disant à haute voix : « Eh ! eh ! les cuisses, pas mal ! Ça ne fait rien, je me l’enverrais bien ! » Et elle voyait des regards allumés, des signes équivoques. Et elle devait sourire, remercier des applaudissements, être à la merci de ces brutes, s’humilier devant elles !

Elle eut une pensée de révolte. Vraiment, elle souffrait trop, moralement et physiquement.

Marcus devina qu’il fallait achever de l’humilier pour la maîtriser complètement, et, comme les applaudissements continuaient, il lui ordonna à voix basse :

— Recommence ! et du nerf !

— Je ne puis, osa-t-elle répliquer, je souffre trop !

— Quoi ! tu rouspètes ! ah bien ! nous allons voir ça !

Et, devant tout le monde, il appliqua un formidable coup de cravache sur un mollet. La jambe se replia sur elle-même, la jeune femme faillit tomber, elle poussa un grand cri, cependant que son visage se contractait de douleur. Elle était tellement hébétée qu’elle demeurait immobile.

Un second coup de cravache la rappela à la réalité. Et la foule des brutes que le premier avait étonnée trouva le second décidément rigolo, et applaudit à tout rompre. Battre une femme, la cravacher ainsi, apaches et pierreuses admiraient cela vivement. Marcus les enthousiasma. D’autant qu’affolée la malheureuse s’était remise à danser sur les pointes, sautant, glissant au hasard, ayant perdu la tête. Au reste, le dompteur la suivait, faisant siffler la cravache.

Enfin, Hélène put s’arrêter.

Elle était à bout de force et de patience. Elle se recula dans le fond de la cage.

Marcus allait présenter son fameux lion.

L’animal, superbe, était de fâcheuse humeur ce soir-là. L’homme dut lui administrer plusieurs coups de cravache pour le forcer à travailler. La bête se décida, exécuta les tours classiques : sauts de barrière, de cerceaux de fer, etc.

Finalement, elle s’étendit par terre, et le dompteur posa orgueilleusement le pied dessus.

Des applaudissements éclatèrent.

Alors, Marcus se coucha à son tour, près de la bête, et, ouvrant la gueule, y plongea la tête…

Le public haletait d’effroi, silencieux, n’osant applaudir.

À ce moment, l’on vit la jeune femme ramasser vivement une pique qui traînait et en porter un vigoureux coup au lion, on entendit un rugissement et un effroyable cri. L’homme roula presque décapité, un jet de sang jaillit, cependant que le fauve se précipitait sur la jeune femme, la renversait, la broyait dans une épouvantable mêlée de sang, de chairs, de convulsions, de cris !




III

Made in Germany


Un jour, un cri s’éleva à Montmartre :

— Il n’y a plus de femmes !

C’était presque vrai… Il y avait toujours autant d’hommes, mais il n’y avait presque plus de femmes…

En revanche, une nouvelle espèce se multipliait comme par enchantement : des êtres aux longs cheveux, aux yeux noircis, aux lèvres rougies, à l’allure nonchalante. Des chapeaux aux larges bords les coiffaient, des vestes aux basques en crinoline et des pantalons en pattes d’éléphant relevés sur des souliers à hauts talons et à rubans bouffants les habillaient. Leur boutonnière s’ornait d’un brin de muguet ; et de toute leur personne s’exhalait une odeur de parfum entêtant.

Article d’importation allemande, destiné à remplacer les femmes…

La lutte fut épique, et, place Blanche, deux cafés voisins en furent le lieu. Dans l’un, ces messieurs, dans l’autre, ces dames, le client avait le choix.

La police des mœurs montra qu’elle était une belle chose. Les femmes — les vraies — étaient raflées à l’entrée ou à la sortie du café ; les esthètes souriaient, appelaient, raccrochaient en toute sécurité ; les esthètes, chassés d’un bar de la rue Duperré sur la plainte des voisins, s’affichaient sur l’une des places les plus fréquentées de Paris ! Dès lors, leur audace ne connut plus de bornes, ils entôlèrent, firent chanter, assassinèrent, ils devinrent les maîtres.

L’on se rappelle l’inénarrable histoire du Chochote-Club. Ce « club » lançait des invitations sur élégant bristol au Tout-Paris. Enfants, vieillards, bourgeois, commerçants, artistes, officiers les trouvaient dans leur courrier. Quelques-uns, plus curieux, allèrent voir.

Les « salons » (sic sur l’invitation) du club se composaient exclusivement de l’arrière-boutique d’une crémerie de la rue Cavallotti. À onze heures du soir, le patron baissait le rideau de fer de la devanture, et la porte ne s’ouvrait plus que sur le signal convenu — trois coups frappés selon un certain rythme. Passé la boutique, une tenture de velours s’écartait, et une petite salle brillamment éclairée apparaissait. Décor prétentieux et peu coûteux ! Des glaces sillonnées de noms tracés avec des morceaux de verre, des divans défoncés, un tapis usé, des lanternes japonaises. Et là-dedans des hommes (?) costumés, puant le mauvais savon et l’odeur bon marché, vêtus d’oripeaux, des jeunes gens à la tête de vieux, des vieux à la tête de jeunes, les uns tout nus sous des peignoirs enrubannés, les autres en travestis, escarpins, bas de soie, culottes, chemises à jabots. Des petits pieds cambrés, de hauts talons. D’autres, encore, en maillot, oui, en maillot, comme des femmes ! Et, qui plus est, presque faits comme des femmes ! des poitrines bombées, des croupes provocantes ! les yeux peints, les cheveux parfumés, les lèvres rougies ! Ajoutez la démarche balancée, et des expressions de ce genre :

— Eh… ma toute bonne !

— Ma mignonne !

On cherche « la mignonne », on aperçoit un gros être de cinquante ans, au visage bouffi, à la lèvre lippue ; quand il sourit, il découvre une large bouche à laquelle manquent des dents. « Mignonne » a les mains sales, les ongles noirs. Mais, « Mignonne » est si galamment vêtu ! un peignoir rose orné de mauvaises dentelles, et les pieds nus dans des babouches ! Il minaude, pose délicatement le petit doigt devant son groin.

Voici d’autres types : un adolescent de seize à dix-huit ans, vêtu d’une chemise de femme, les cheveux frisés, noués à l’aide de rubans roses, des chaussettes et des escarpins vernis à hauts talons. Il a l’air languissant, il respire un bouquet de violettes tout en s’éventant paresseusement. De temps en temps, il se regarde complaisamment dans une petite glace, et se remet un peu de poudre sur le visage. Lui a de très jolies dents, des petites dents pointues, blanches, il les montre sans cesse. De temps en temps il se déchausse, et se caresse amoureusement les pieds.

En voici un, bien fait, ma foi, qui exhibe d’étranges tatouages : c’est toute l’histoire d’un souteneur et d’une pierreuse, depuis leur rencontre sur le boulevard extérieur jusqu’à l’échafaud pour lui et Saint-Lago pour elle, en passant par des batailles avec les agents et les clients, et les scènes les plus impudiques. C’est une des curiosités de la maison, l’on vient de l’autre bout de Paris pour l’admirer. Ces tatouages sont vraiment bizarres, à la fois naïfs et presque artistiques. Leur propriétaire les vend en cartes postales — un franc pièce.

Un autre — que vient-il faire ici ? Ce n’est pas le genre de la maison ! — est dénommé « le singe ». Un véritable singe, en effet ! habillé de la tête aux pieds de longs poils dans lesquels il passe complaisamment les doigts. Pouah !

Voici « l’Amour » ! un gosse de 14 ans — mais qui n’en paraît pas dix. Il est vêtu seulement d’une légère tunique de gaze, les pieds sont chaussés de cothurnes. Ses cheveux bouclés sont enguirlandés de roses. Il zézaye comme les tout jeunes enfants.

Un espagnol montre en une culotte grise outrageusement collante des formes d’autant plus accentuées qu’il porte le corps en avant, la taille comme ployée et redressée dans un étau.

Oh ! l’immonde personnage, rouge, bouffi de graisse, qui n’a pas craint de couvrir sa nudité obèse d’une soutane de prêtre ! Tous l’appellent « le curé ». Vous entendez les plaisanteries obscènes sur ce mot…

Si vous n’êtes pas déjà asphyxié par la chaleur, l’odeur de sueur, les parfums, la fumée de cigarettes, continuez de regarder :

Voici une femme. Une femme ? Oh ! rassurez-vous ! un homme habillé en femme ! Mais l’on s’y tromperait ! Un vaste chapeau à grande plume ombrage ses chichis. La robe est décolletée — largement, — et la poitrine apparaît très blanche, légèrement bombée, piquée d’un grain de beauté, enrichie d’un pendentif. Les bras, habillés de gants longs, se courbent harmonieusement. La taille est fine. Des bords de la jupe sortent deux petits pieds cambrés. Il — ou elle — minaude, avec des expressions précieuses :

— Voulez-vous vous taire ! Polisson ! Finissez !

L’établissement possède un chasseur, un petit garçon moulé dans un dolman rouge et un maillot de soie noire. Tous l’appellent à la fois :

— Petit ! petit ! pstt ! qu’il est gentil !

« L’Amour » en est jaloux.

— Peuh ! un domestique ! déclare-t-il dédaigneusement.

L’autre veut riposter, une bataille va éclater, il faut les séparer ! Alors, l’homme-femme se met au piano, attaquant une valse brillante. L’Espagnol s’élance, et, le torse ignoblement cambré, danse un impétueux tango, cependant que les autres, battant la mesure des mains, crient sans discontinuer : « Olle ! Olle ! ». Les gestes obscènes soulignent la danse, les yeux brillent, les mains tremblent.

Maintenant, un intermède : « Mignonne » déclame des vers ; c’est Baudelaire qui écope ! « Mignonne » parle de divans profonds comme des tombereaux (pour tombeaux !)…

Puis, « l’Amour » roucoule — faux — une romance dans laquelle l’Apollon du Belvédère rime avec « réverbère ».

Enfin, « le curé » se lève, donnant le signal de la basse orgie.

— Nous allons célébrer la messe rose, annonce-t-il de sa voix de basse.

… Ceux-là sont les esthètes sans prétentions.

Baudelaire, Flaubert, Barbey d’Aurévilly, Villiers de l’Isle-Adam, Edgard Poë, et autres paladins du haschisch et des solanées ! Oscar Wilde et Cie, trop bien rasés, trop bien fleuris ! Brummel, arbitre des élégances ! vous n’êtes pas morts, vous avez des continuateurs ! Mais, vous aviez du talent, et eux n’en ont pas, encore qu’ils prennent l’excentricité pour la distinction, et leur sale passion pour l’effet d’un esprit trop spiritualisé !

Voici une recette bien simple :

Pour avoir du talent, du génie au besoin, se coiffer d’un chapeau mou informe, raser la moustache, boucher un œil à l’aide d’un monocle, poudreriser et farder le visage, laisser croître les cheveux, porter un bracelet-montre, placer le mouchoir dans une manche, ganter les doigts de bagues modern-style avec scarabées, se rendre au Café Napolitain de six à sept, muni d’une canne hindoue, égyptienne ou mexicaine, entrer d’un pas nonchalant, s’asseoir et déclarer au hasard :

— Ça n’existe pas ! Cette fille est bête ! Cet homme ne sait pas écrire en français ! Je ne conçois pas que des hommes s’abaissent à l’état d’ouvrier !

Deux ou trois phrases comme ça, et vous avez du talent ! Et vous êtes de la confrérie ! Vous en êtes ! Vous pourrez, dès lors, faire passer des articles dans la grande presse — dans une certaine grande presse qui n’admet que Made in Germany.

Les noms sont sur toutes les bouches ; pas même besoin d’initiales.

Toujours pour faire comme leurs Maîtres, il s’essayent à l’opium, à la morphine, au simple pernod. Ils se détraquent l’esprit. Après tout, ça leur donnera peut-être du talent. Leurs maîtres avaient commencé par le talent. Fumerie ou fumisterie d’opium ?

… Cela me rappelle une anecdote, dont je garantis l’authenticité.

Moréas, poète, méprisait profondément les journalistes. Seulement, il les recherchait pour la réclame qu’ils pouvaient lui faire. Et il ne méprisait pas la réclame !

Un jour, il pénètre dans le café Tortoni, aperçoit Aurélien Scholl, lui tend dédaigneusement un doigt.

— Où voulez-vous que je le mette ? fait l’autre.

… Hélas ! l’on ne vit pas d’eau claire et de méchante poésie ! Écouter telle sonate de Beethoven, fumer de l’opium, admirer Rodin, s’affirmer cubiste, applaudir chez Lugné-Poë, vanter Jean Lorrain, aller à Bayreuth, prendre même des fraises à l’éther ne nourrit pas son homme.

On a beau avoir du crédit en certains cabarets de Montmartre auxquels on sert de figurants, il faut payer le propriétaire. Les billets de théâtre ne lui suffisent pas…

Alors, Made in Germany ! L’on doit être pratique. Certain couturier du quartier des Champs-Élysées est là ! (De temps en temps il reçoit bien des injures et des gifles de ses employés et employées indignés, mais qu’importe ?) Avec lui, c’est au moins cinq louis qui tombent !

Ces messieurs se l’arrachent. Il « marche » toujours.

Il gagne beaucoup d’argent, mais ce n’est jamais que le parvenu que les autres éblouissent avec des vers auxquels il ne comprend rien. Ses autos, ses domestiques sont à leur disposition. Il va même les habiller ! C’est un couturier, et de la jupe-culotte à la culotte-jupe…

Et lui croit que c’est avoir de l’esprit et de l’éducation que se ravaler à un vice immonde…

La police le tolère jusqu’au jour où elle sera forcée de sévir, comme elle le fit jadis avec M. B…, propriétaire de l’un des plus grands magasins de nouveautés de Paris.

Notre couturier a nombre d’imitateurs dans le monde des théâtres et des concerts. Vous entendez tous de qui je veux parler, et d’un grand tragédien et d’un chansonnier réclamiste. L’un d’eux a même, l’hiver dernier, traduit en Correctionnelle pour diffamation un revuiste : il s’était reconnu !

… Lisez les lignes suivantes ; elles sont, ma foi, fort suggestives, et vous documenteront parfaitement sur les mœurs des occultistes, et, en particulier, sur celles du groupe des « martinistes ».

« L’auto et l’hétéro-suggestion, sous la direction d’une volonté forte ou d’un désir ardent, suffisent pour produire les plus redoutables phénomènes.

« Je n’en veux pour preuve que la pratique de l’incubat et du succubat.

« L’art de l’incubat et du succubat consiste en la possibilité de posséder à toute heure homme ou femme, mort ou vivant, pourvu que l’on en ait une image très nette.

« Cet art, bien connu des anciens initiateurs, n’est plus guère enseigné aujourd’hui que par quelques maîtres ès-théurgie, et n’est plus pratiqué — inconsciemment, d’ailleurs — que par des intellectuels, dont la seule puissance d’imagination capte le fantôme désiré.

« Mais, tous agissent par auto-suggestion, car, dans l’incubat et le succubat, cette dernière seule se trouve en jeu.

« Il est inutile de dire en quoi elle consiste, tout le monde connaît, grâce aux travaux des savants psychologues et des illustres expérimentateurs de la Salpêtrière, l’art de se mettre soi-même en extase et de provoquer le sommeil somnambulique pendant lequel on peut ressentir toutes les impressions que l’on veut éprouver.

« Les premières phases de l’auto-hypnose s’obtiennent aisément par la fixation intense du regard : c’est ainsi qu’agissent les fakirs et brahmes chélas hindous.

« Mais, s’il est facile de se mettre soi-même en léthargie, il est moins aisé de passer à l’état somnambulique les yeux ouverts, car, dans l’auto-hypnose, la phase cataleptique se produit généralement, et il est alors impossible a l’expérimentateur de se souffler lui-même violemment sur les yeux ou d’amener le réflexe du vertex !

« Il est donc utile, si l’on se trouve seul — ce qui est presque toujours le cas, — d’employer cette méthode : il faut qu’au moyen d’un appareil disposé à cet effet une source lumineuse surgisse au moment propice, qui, frappant à point les paupières, y provoque le réflexe, permettant à la suggestion de prendre corps.

« Il est impossible de dire le moment où cette lumière est nécessaire, car, variant d’un sujet à l’autre, il n’est calculable que par tâtonnements.

« C’est en cet état de somnambulisme que la suggestion se réalise. Mais, comme l’expérimentateur ne possède plus alors de volonté propre, il importe auparavant que cette suggestion soit fortement imposée. Dans ce but, il faut, antérieurement à la phase léthargique, bien déterminer l’individualité de la personne incube ou succube que l’on désire, il faut se figurer qu’elle est là, dans le lit, et qu’on la possède ; puis, afin de faciliter la volupté, d’aider à l’organe, on peut également employer un bandage que les pharmaciens ont nommé « la contre-partie ». Mais, son emploi n’est que temporaire, car, lorsqu’on a pris l’habitude de l’incubat ou du succubat, que les hésitations charnelles sont domptées, ce subterfuge devient inutile, et les phénomènes se produisent sans difficulté.

« Une condition, qui n’est également pas dépourvue d’importance pour que l’opération réussisse, c’est que l’expérimentateur soit plus ou moins exacerbé par la continence. Ne pas oublier que le Désir est le Créateur. Voilà pourquoi l’incubat et le succubat sont surtout répandus dans les couvents, la vie spéciale et le recueillement du cloître étant très favorables à leur production.

« Le procédé que je viens de décrire ne s’applique qu’aux premières tentatives ; il peut, d’ailleurs, varier légèrement suivant les tempéraments des expérimentateurs.

« Dans la suite, avec l’habitude, l’auto-suggestion vient pour ainsi dire parler d’elle-même. On peut faire défiler dans son lit des personnages célèbres, hommes ou femmes, que l’imagination peut grandir encore. Avec l’entraînement la suggestion devient si forte, l’hallucination conséquente est si intense que le fantôme évoqué revêt une chair obsédante, avec toutes les propriétés du corps vivant. On en perçoit alors intensément les formes, la couleur, l’odeur.

« Un être véritable, enfin, amant ou maîtresse, est là, larve engendrée par l’incubiste ou le succubiste, toujours identique à la personne désirée et toujours docile ».

… C’est un peu compliqué ! dans les premiers temps ça doit donner mal à la tête ! Mais, au moins, ça ne coûte pas cher, et c’est vraiment digne d’un intellectuel !

En bon français, ça a un autre nom : ça s’appelle l’onanisme.




IV

Cuir et Soie[1]


« Je fus convié, il y a quelques mois, à une soirée peu banale.

« Celles qui m’avaient convié étaient vraiment détraquées ! Elles n’éprouvent de plaisir qu’au contact du cuir et de la soie !

« Miss Jane, — appelons Miss Jane cette américaine bien connue de tous ceux qui fréquentent au Café de la Paix — aime le cuir et la soie, elle en aime le toucher énervant, la douceur grinçante, fuyante.

« Elle avait résolu de s’en repaître dans une grande fête.

« Les salons étaient éclairés à giorno, des plantes, des fleurs rares étaient répandues à profusion, des brûle-parfums exhalaient les odeurs les plus suaves. Dès l’entrée, une musique douce et pourtant énivrante surprenait les arrivants. Des glaces, tapissant les murs, reflétaient mille fois les images. Des tapis moelleux étouffaient les pas. C’était une atmosphère de Paradis, de rêve.

« Le service était fait par des jeunes filles ainsi habillées : bottes de cuir jaune lacées montant jusqu’à mi-mollet et à talons de sept à huit centimètres de hauteur, maillot de soie grise, moulant les cuisses et les croupes, petits habits bleus à la française, à boutons d’or et laissant les seins nus. Ces jeunes filles, bien entendu, coiffées, fardées, parfumées à souhait.

« Miss Jane, sa camériste et ses invitées avaient revêtu des maillots de cuir blanc, lacés par derrière, ne laissant de nu que les bras. Elles étaient chaussées de hautes bottes à hauts talons qui maintenaient le pied presque vertical et dessinaient merveilleusement les attaches. Les mollets serrés en bas par les bottes saillaient divinement, cependant que la boule du genou et la cuisse musclée se profilaient de façon provocante ; les reins, bien cambrés, accentuaient les rotondités de la gorge ; sous les bras, le maillot s’échancrait largement.

« Des malheureuses, payées pour cela, étaient vêtues soit d’un maillot de soie rose chair, lacé par derrière, et moulant tout le corps sauf les bras qu’il laissait nus, et chaussées de souliers de satin rose à hauts talons, soit d’un maillot également de soie rose chair, mais ne couvrant que les jambes, et la taille prise dans un petit corsage grandement décolleté. Et toutes avaient de longs gants de peau blanche montant jusqu’à l’épaule, et portaient leurs cheveux flottants.

« Le spectacle commença par des mouvements d’ensemble.

« Miss Jane et ses invitées s’étaient installées sur un divan, étroitement enlacées, corps contre corps, maillots contre maillots, le cuir frottant, râpant contre le cuir, dégageant des effluves énervants qui parcouraient tout l’être comme des étincelles électriques.

« Peu à peu, elles s’étaient excitées étrangement, d’une excitation factice, donnant froid dans le dos, faisant dresser les cheveux, secouant les nerfs.

« … Mais, toujours, les femmes revenaient à la gaine de cuir qui moulait les sinuosités du corps, au cuir frais donnant, néanmoins, l’impression de la chaleur de l’être, soulignant les impudeurs de la chair tout en les défendant jalousement.

« Cependant, aux mouvements d’ensemble les poses plastiques avaient succédé, séparées ou réunies. Et la musique continuait, langoureuse. Les bras s’arrondissaient gracieusement, les poitrines se bombaient, les croupes se tendaient.

« Cela ne suffisait pas à Miss Jane et à ses amies. La vue seule n’apaisait pas leur excitation. Il leur fallait, pardi ! cravacher ! Elles en mouraient d’envie ! Si bien que les jeunes servantes, sur un signe de la directrice, apportèrent l’attirail nécessaire. Chaque invitée reçut un fouet et une cravache.

« Immédiatement, les coups commencèrent de tomber sur les maillots de soie rose. Elles avaient fait ranger les malheureuses en cercle, le dos tourné, et, en file indienne, elles s’amusaient à cravacher les mollets et les cuisses à toute volée, les unes après les autres.

« — Cela me plaît, déclara Miss Jane. Le maillot empêche de voir les marques !

« Comme elles ne voyaient pas les marques, rien ne les arrêtait. Elles frappaient ! En vain les malheureuses poussaient des clameurs effroyables, se tordant désespérément les bras, en vain leurs yeux se voilaient de larmes. Mais, les coups continuaient de tomber, implacables, sur les mollets, sur les mollets grêles des plus jeunes, sur les mollets nerveux des autres. Sous la douleur, les jambes se pliaient, se dérobaient, mais d’autres coups les redressaient.

« Les femmes, pour varier leurs plaisirs, tapaient, de temps en temps, sur les bras, sur les épaules, sur la poitrine.

« — En mesure, cria Miss Jane, en mesure, Mesdames !

« Les femmes continuèrent de tourner en file indienne, et elles frappèrent en cadence.

« — Une ! deux ! une ! deux ! répétait la directrice du jeu.

« Dès lors, les coups tombèrent en même temps.

« — Une ! deux ! une ! deux !

« … Dans un coin, deux femmes causaient :

« — Ma chérie, la botte est spirituelle, distinguée, sensuelle ou commune. Il y a des bottes montant haut, à douze boutons — des petits yeux perçants, — cambrées, vives, coquettes comme le petit nez d’une frimousse parisienne ; il y a des bottes allongées, fines, ne montant pas haut, à six boutons seulement — des grands yeux graves, — aux talons presque plats, à peine cambrées, sages, froides comme une impératrice stérile ; il y a des bottes rondes du bout, montant assez haut, à neuf boutons — des yeux énigmatiques, — serrant fort le mollet, cambrées, aux talons, moyens, inquiétants…

« — Moi, j’aime les gants de peau, les gants qui couvrent le bras jusqu’à l’épaule, l’emprisonnent étroitement. Leur contact apparaît froid, et, pourtant, il est chaud. Ça m’exaspère, ça me glace la moelle. Gants contre gants, ça crisse. Brrr… Ça donne envie de battre, de mordre, de les lacérer. C’est inexprimable. Si j’étais homme, il me semble que je souhaiterais une femme habillée seulement de gants.

« — Et moi habillée de hautes chaussures.

« — Et moi, dit une troisième qui arrivait, je ne comprends que les cheveux, les cheveux qui tombent en boucles lourdes et soyeuses sur la nuque et les épaules. La lumière y soulève des éclairs, ils étincellent comme du diamant. J’aime passer ma main dans les cheveux, les caresser, les entremêler. Ça me procure un picotement extraordinaire, comme une décharge électrique. Je voudrais tirer dessus, les arracher, m’en frotter tout le corps, les prendre pour serviette, je voudrais m’y enfouir la tête, les baiser à pleine bouche, je voudrais les mâcher, en humer le parfum chaud, je voudrais, je voudrais… Le sais-je moi-même ? »




V

Cette année
on reportera les ovaires


Des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter. Tantôt on porte des grands chapeaux, tantôt on en porte des petits.

Il y a quelques années, on ne portait pas d’ovaires, on en reportera cette année. Ce ne sont pas les journaux de modes qui l’affirment, ce sont les journaux médicaux.

L’on se rappelle le succès avec lequel le Dr Pozzi lança l’ovariatomie. Entre une répétition générale et un dîner au Pré-Catelan, les femmes se faisaient enlever les ovaires. Certains hommes ne se mariaient qu’à la condition que leurs fiancées subissent cette opération, la grossesse déformant. On faisait monter ses ovaires en broche, on les naturalisait, c’était charmant. Et quelle gloire lorsqu’un soir, au cercle, le vicomte M. de B…, exhibant une épingle de cravate, déclara : « C’est un des ovaires de Mme de C… C’est son mari qui a l’autre ! »

Eh bien ! nos chirurgiens viennent de trouver le moyen de remettre ou changer les ovaires !

— Comment, Madame, vous n’avez pas d’enfants ! Le temps de vous enlever un ovaire et de le remplacer par celui d’une femme féconde, et le tour sera joué !

Mais, alors, à laquelle appartiendra et ressemblera l’enfant ? À la locataire ou à la propriétaire ? Que de procès en perspective !

… Qu’on nous permette, à ce propos, une petite digression. On verra que la chose n’est pas nouvelle !

Voici un document authentique (13 Février 1537) :

Arrêt notable de la Cour de Grenoble, donné au profit d’une demoiselle, sur la naissance d’un sien fils, arrivée quatre ans après l’absence de son mari, et sans avoir eu connaissance d’aucun homme suivant un rapport fait en ladite Cour par plusieurs médecins de Montpellier, sages-femmes, matrones, et plusieurs autres personnes de qualité convenable.

Entre Adrien de Montléon, Seigneur de la Forge, et Charles de Montléon, Écuyer, Seigneur de Bourglemont, Gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, Appeleur et Demandeur en requête du 26 octobre, tendant à ce qu’il fût dit que l’enfant duquel était alors enceinte Magdeleine d’Auvermont, épouse de Jérôme de Montléon, Seigneur d’Aiguemère, d’une part ; et ladite Magdeleine d’Auvermont, Intimée et Défenderesse à l’intervention de ladite requête, d’autre part ; et encore Claude d’Auvermont, Écuyer, Seigneur de Marsaigrie, tuteur d’Emmanuel, jeune enfant depuis né, et ladite d’Auvermont, sa mère, intervenant avec maître Gilbert Malmont, avocat de cette cour, élu pour subrogé-tuteur et curateur audit Emmanuel, d’autre part. Vu les pièces de production et sentence dont est appel, les requêtes desdits de la Forge et Bourglemont, contenant, entre autres choses, qu’il y a plus de quatre ans que ledit seigneur d’Aiguemère n’a connu charnellement ladite dame Magdeleine d’Auvermont, son épouse, ayant icelui, Sieur son mari, en qualité de capitaine de chevau-légèrs, servi au régiment de Cressensault. Défenses de ladite dame d’Auvermont, au bas desquelles est son affirmation faite en justice, soutenant qu’encore que véritablement le dit sieur d’Aiguemère n’ait été de retour d’Allemagne, et ne l’ait vue ni connue charnellement depuis quatre ans, néanmoins que la vérité est telle, que ladite dame d’Auvermont, s’étant imaginée en songe la personne et l’attouchement dudit sieur d’Aiguemère, son mari, elle reçut les mêmes sentiments de conception et de grossesse qu’elle eût pu recevoir en sa présence, affirmant, depuis l’absence de son mari pendant les quatre ans, n’avoir eu aucune compagnie d’hommes, et n’ayant pourtant pas laissé de concevoir le dit Emmanuel ; ce qu’elle croit être advenu par la seule force de son imagination, et partant demande réparation d’honneur avec dépens, dommages et intérêts. Vu encore l’information en laquelle ont déposé dame Elisabeth d’Ailberiche, épouse du Sieur Louis de Pontrinal, Sieur de Boulogne ; dame Louise de Nacard, épouse de Charles d’Albret, Écuyer, sieur de Vinage ; Marie de Salles, veuve de Louis Grandsault, par la déposition desquelles il résulte qu’au temps ordinaire de la conception, avant la naissance dudit Emmanuel, ladite dame d’Auvermont, épouse du Sieur d’Aiguemère, leur déclara qu’elle avait eu lesdits sentiments et signes de grossesse, sans avoir eu compagnie d’hommes, mais après l’effort d’une forte imagination de l’attouchement de son mari qu’elle s’était formée en songe ; ladite déposition contenant, en outre, que tel accident peut arriver aux femmes, et qu’en elles-mêmes telles choses leur sont avenues, et qu’elles ont conçu des enfants dont elles sont heureusement accouchées, lesquels provenaient de certaines conjonctions imaginaires avec leurs maris absents, et non de véritable copulation. Vu l’attestation de Guillemette Garnier, Louis d’Artault, Perrette Chauffage et Marie Laimant, matrones et sages-femmes, contenant leurs avis et raisons sur le fait que dessus, et dont est question, lecture faite aussi du certificat et attestation de Denis Sardine, Pierre Meraupe, Jacques Gaffié, Jérôme de Révisin, et Eléonor de Belleval, médecins de l’Université de Montpellier ; informations faites à la requête du Procureur Général. Tout considéré, La Cour, ayant égard aux affirmations, certificats et attributions desdites femmes et Médecins dénommés, a déboulé et déboute lesdits de la Forge et Bourglemont de leur requête, ordonne que ledit Emmanuel est et sera déclaré fils légitime, vrai héritier dudit seigneur d’Aiguemère ; et, en ce faisant, la dite Cour a condamné lesdits Sieurs de la Forge et Bourglemont à tenir ladite d’Auvermont pour femme de bien et d’honneur dont ils lui donneront acte, après la signification du présent arrêt, nonobstant l’absence du Sieur d’Aiguemère, ni autre chose proposée au contraire par lesdits Sieurs de la Forge et Bourglemont, dont ils sont déboutés, sans dépens des causes principales et d’appel, attendu les qualités des parties. Fait en Parlement, le 13 février 1537.

Ste-Colombe dans le livre de qui nous avons trouvé cet arrêt bizarre le fait suivre de ces réflexions :

« … M. Castet, chirurgien de réputation, à Bordeaux, homme de lettres et secrétaire de l’Académie de cette ville, dans une lettre par lui directement adressée à MM. les auteurs du Journal des Savants, d’après un mémoire qu’il avait lu dans une séance publique de son Académie, rapporte un fait ayant le plus grand trait au système actuel des animalcules. Il est vrai qu’il tente de lui donner une toute autre explication, peut-être faute d’avoir eu aucune notion de la découverte de ce système physique.

« Il s’agit donc, dans le mémoire de cet Académicien de Bordeaux, d’un Kyste ou enveloppe membraneuse renfermant un paquet de cheveux, déjà assez longs, par lui trouvé comme adhérent à l’ovaire d’une femme, ou plutôt n’y tenant plus que par une espèce de sinus ou ramification, au moyen duquel il en tirait sa nourriture. Ce Kyste semble, avec raison, à l’auteur être un reste de fœtus formé dans l’ovaire, et qui, après avoir pris une vraie forme (puisque la tête était pourvue de cheveux), est venu ensuite à avorter par quelque cause accidentelle inconnue et totalement étrangère aux inductions qu’on en peut tirer.

« Effectivement, M. Castet conclut seulement de cette observation qu’elle doit servir de preuve à la conjecture particulière de M. Buffon, que l’on doit uniquement attribuer à la liqueur séminale de la femme tous les corps singuliers qui se trouvent dans les ovaires, en sorte que cette liqueur a la vertu et l’efficacité de produire d’elle seule des os et même des masses de chair, sans pouvoir néanmoins produire un corps complet et parfaitement organisé que par le concours de l’homme.

« N’était-il pas plus simple, en voyant un reste de fœtus encore adhérent à l’ovaire, d’en tirer l’induction que la femme peut, par elle-même, donner naissance à un corps complet ? Mais, comme cet aveu aurait trop favorisé le système de la génération solitaire, M. Castet ainsi que M. de Buffon ont invoqué l’admission du concours de l’homme comme seul capable de donner la perfection d’existence, la respiration et la vie.

… Autre extrait, celui-ci d’un rapport paru dans le Journal des Débats et lois du pouvoir législatif et des actes du pouvoir exécutif.

« M. Dupuytren, chef des travaux anatomiques de l’École de médecine, a fait à la Société un rapport sur le fœtus trouvé dans le ventre du jeune Bissieu, de Verneuil (département de l’Eure).

« Amédée Bissieu s’était plaint, dès qu’il avait pu balbutier, d’une douleur au côté gauche : ce côté s’était élevé et avait présenté une tumeur dès les premières années de sa vie. Cependant, ces symptômes avaient persisté sans empêcher le développement physique et moral de cet enfant, et ce n’est qu’à l’âge de treize ans que la fièvre le saisit tout à coup. Dès lors, sa tumeur devint volumineuse et très douloureuse. Au bout de trois mois, une sorte de phtisie pulmonaire se manifesta. Peu de temps après, le malade rendit par les selles un peloton de poils, et, au bout de six semaines, il mourut dans un état de consomption des plus avancés.

« À l’ouverture de son corps on trouva dans une poche adossée au côlon transverse, et communiquant alors avec lui, quelques pelotons de poils et une masse organisée ayant plusieurs traits de ressemblance avec un fœtus humain. Ce premier point établi, il était de la plus haute importance de déterminer la position de la masse organisée et le lieu où elle s’était développée. L’examen des pièces remises à la Société par M. Blanche, chirurgien à Rouen, ne laissa aucun doute qu’elle ne fût renfermée dans un kyste situé dans le mésocôlon transverse, au voisinage de l’intestin côlon et hors des voies de la digestion. À la vérité, ce kyste communiquait avec l’intestin ; mais cette communication était récente et en quelque sorte accidentelle.

« La dissection de cette masse, faite avec un soin extraordinaire, y a fait découvrir la trace de quelques organes des sens ; un cerveau, une moelle épinière, des nerfs très volumineux, des muscles dégénérés et une sorte de matière fibreuse ; un squelette composé d’une colonne vertébrale, d’une tête, d’un bassin et de l’ébauche de presque tous les membres. L’existence de ces organes suffit certainement pour établir l’individualité de cette masse organisée, quoique d’ailleurs elle fût dépourvue des organes de la digestion, de la respiration, de la sécrétion des urines et de la génération ; seulement, l’absence d’un grand nombre d’organes nécessaires à l’entretien de la vie doit le faire regarder comme un de ces fœtus monstrueux, destinés à périr au moment de leur naissance.

« Ce fœtus étant hors du canal alimentaire, on ne pouvait admettre qu’il eût été introduit dans le corps du jeune Bissieu après sa naissance. Le sexe du jeune Bissieu, bien constaté par MM. Delzeuze et Brouard, sur l’invitation de M. le Préfet de l’Eure, ne permettait d’ailleurs ni de penser qu’il eût été fécondé, ni qu’il eût pu se féconder lui-même.

« Les faits qui servent de base au rapport conduisaient naturellement à des idées différentes de celles-là : l’indisposition à laquelle le jeune Bissieu était sujet depuis son enfance ; la nature des symptômes qui la caractérisaient ; ceux de la maladie qui lui a succédé immédiatement, et les faits découverts à l’ouverture du corps sont tellement liés qu’il est impossible de ne pas voir entre eux une dépendance nécessaire, et de ne pas admettre que ce jeune infortuné a porté en naissant la cause de la maladie à laquelle il a succombé au bout de quatorze ans seulement.

« Mais en admettant que ce fœtus soit contemporain de l’individu auquel il était attaché, il reste toujours une grande difficulté à lever, celle de sa situation dans le mésocôlon transverse… Il n’est pas rare de voir des jumeaux naître accolés par le dos, etc… Une compression plus ou moins forte, exercée par les organes de la mère sur des embryons extrêmement mous, peut produire ces monstruosités ; dans d’autres cas, les jumeaux sont tellement identifiés que les organes sont communs et servent à la fois à la vie des deux. Dans le premier cas, la cause est mécanique ; dans le second, c’est un vice d’organisation des germes… Dans le cas du jeune Bissieu, ou bien des deux germes d’abord isolés l’un a pénétré par l’effet de quelque action mécanique, ou bien, par une disposition primitive dont il serait aussi difficile de rendre raison que de tout ce qui a trait à la génération, ils se sont trouvés entre eux dans les rapports où on les a vus par la suite.

« … Le fœtus a été nourri aussi longtemps qu’a duré la vie de celui qu’on doit regarder comme son frère ; l’absence de toute essence d’altération putride dans son corps et la perméabilité de ses organes de la circulation ne laissent aucun doute à cet égard ; le défaut des organes de la digestion ne formait point une objection contre la vie de ce fœtus, puisque ces organes, simplement nourris dans les fœtus ordinaires, n’exercent leurs fonctions qu’après la naissance. Mais cette vie a dû se composer d’un très petit nombre de fonctions, à cause de la structure particulière de ce fœtus ; les seuls organes de la circulation exerçaient chez lui une action nécessaire à la vie de tous les autres ; ils prenaient et donnaient nécessairement le sang du mésocôlon au fœtus et du fœtus au mésocôlon.

« La Société de l’École de Médecine a arrêté que le rapport serait inséré en entier dans le premier volume de ses œuvres, ainsi que les dessins faits sur toutes les parties du corps du fœtus par MM. Cuvier et Jadelot. »

Citons encore quelques faits :

En Perse, les femmes stériles croient fermement qu’il leur suffit, pour devenir fécondes, de passer sous le corps d’un homme mort depuis peu de temps, et que les esprits animaux et volatils qui émanent de ce corps inanimé influent tellement, même de très loin, sur elles qu’ils revivifient et les mettent en état de devenir mères.

Dans le même pays, d’autres femmes recherchent les canaux des eaux qui s’écoulent des bains particuliers à l’autre sexe, et elles attendent qu’il y ait un grand nombre d’hommes : alors, elles s’empressent de remonter plusieurs fois ces eaux à l’endroit le plus proche de leur sortie.

Aristote, dans ses Problèmes, rapporte qu’une femme fut fécondée pour s’être baignée dans une cuve d’où venait de sortir un homme.

Wollaston a écrit : « Si la semence dont tous les animaux sont produits est, comme je n’en doute pas, composée d’animalcules déjà formés, et qui, distribués dans des endroits convenables, sont pris avec les aliments et peut-être même avec l’air, puis séparés dans le corps des mâles par des espèces de couloirs ou vaisseaux secrétoires propres à chaque espèce, et ensuite logés dans les vaisseaux séminaires, où ils sont dans le cas de recevoir quelques additions et quelque influence particulière, et si, passant de là dans la matrice des femelles, ils y sont nourris plus abondamment et y prennent ainsi une croissance qui devient bientôt beaucoup trop forte pour qu’ils y puissent rester plus longtemps, gênés et resserrés, je dis que si c’est là le cas ordinaire de la génération des différents êtres… »

Virgile dit : « Les juments portent quelquefois la tête au vent, et, s’arrêtant sur les montagnes, elles y respirent le zéphyr ou vent du couchant ; d’où il arrive souvent que, sans s’être accouplées, elles conçoivent par la seule influence de ce vent ; elles courent, ensuite, à travers les vallons et la montagne, sans jamais se tourner vers l’orient, mais toujours vers le septentrion ou vers le midi. »

Hippocrate assure que sa mère n’avait eu aucun commerce charnel avec son père pendant près de deux années avant sa naissance ; que, se promenant, un soir, dans son jardin, elle se sentit tout à coup agitée d’une façon surprenante, telle qu’elle ne pouvait elle-même l’expliquer, et que c’était de ce moment qu’elle comptait pour la naissance de son fils.

Le cardinal de Polignac, auteur de l’Antique Lucrèce, dit la même chose de sa mère.

… Mais, abordons une autre question du même genre :

La femme est-elle nécessaire pour procréer ?

Écoutez Paracelse :

« On ne doit pas abandonner la génération des homuncules ; en effet, il y a quelque vérité en cette matière, bien que pendant très longtemps elle fût regardée comme très occulte et très secrète. Et, longuement, quelques philosophes anciens discutèrent et doutèrent s’il était possible, par la nature et l’art, d’engendrer un homme en dehors du corps de la femme. À quoi je réponds que cela ne répugne nullement à l’art spagyrique et à la nature ; bien plus, que cela est très possible. Pour y parvenir on procède ainsi : on concentre dans un alambic scellé une suffisante quantité de sperme d’homme, à la plus haute température d’un ventre de cheval, pendant quarante jours, ou aussi longtemps qu’il est nécessaire pour qu’il commence à vivre et à se mouvoir, ce qu’on voit facilement. Après ce temps, il sera semblable à un homme, mais cependant translucide et sans substance. Si, ensuite, chaque jour, en secret, il est nourri avec précaution de sang humain et maintenu pendant quarante semaines à la température constante d’un ventre de cheval, il devient un véritable enfant, ayant tous les membres d’un fils d’une femme mais beaucoup plus petit. C’est ce que nous appelons l’homuncule. Et il doit être élevé avec beaucoup de diligence et de soins jusqu’à ce qu’il grandisse et commence à raisonner et à comprendre… C’est un des plus grands secrets révélés par Dieu à l’homme mortel et capable de pécher… »

Christian indique une autre méthode :

« Prenez un œuf de poule noire et faites-en sortir une quantité de glaire égale au volume d’une grosse fève.

« Remplacez cette glaire par du sperme d’homme, et bouchez la fente de l’œuf en y appliquant un peu de parchemin vierge légèrement humecté.

« Mettez ensuite votre œuf dans une couche de fumier le premier jour de la lune de Mars que vous connaîtrez par la table des Épactes. Après trente jours d’incubation, il sortira de l’œuf un petit monstre ayant quelques apparences de forme humaine.

« Vous le tiendrez caché dans un lieu secret et le nourrirez avec de la graisse d’aspic et des vers de terre. Aussi longtemps qu’il vivra, vous serez en tout. »

… Voici, maintenant, un extrait de la lettre adressée par John Hill à « Messieurs de la Société royale de Londres » :

« … L’évènement répondit à mon attente ; et lorsque je fus en possession d’une quantité suffisante de ces germes, originaux d’existence, vrais atomes non encore déployés et les plus petits êtres de la nature, ce fut encore pour moi une opération bien difficile et à laquelle je ne parvins qu’après bien des tentatives infructueuses que de les pouvoir prendre et fixer devant moi, de manière à pouvoir démêler leurs espèces, n’ayant dessein principal que de m’occuper de ceux spécialement destinés à notre propre reproduction. Enfin, je parvins à faire ce triage ; et mettant à part ceux qui me parurent vraiment formés pour ce but particulier de la nature, je les répandis avec le plus grand soin, comme des œufs de vers à soie, sur du papier blanc, sous un bocal du grain le plus fin ; précaution d’autant plus nécessaire que le moindre courant d’air pouvait les emporter.

« Prenant alors mon meilleur microscope, je distinguai clairement que ces petits animalcules étaient de petits êtres humains de l’un et l’autre sexe, exacts dans tous leurs membres, dans tous leurs traits caractéristiques et dans toutes leurs proportions ; en un mot je les voyais comme des candidats aspirants à la vie et n’attendant pour y arriver que le moment où ils pourraient être suffisamment imbibés d’air et ensuite d’une nourriture à eux convenable, lorsqu’ils auraient passé par les vaisseaux homogènes de la génération.

« Après ce premier succès, bien propre comme vous devez le penser à m’encourager à suivre mon entreprise, je continuai de faire nombre d’expériences de toute nature, mais qui seraient trop longues et trop ennuyeuses pour que j’ose vous les détailler. Tout ce que je peux vous en dire est qu’elles me coûtèrent une année entière d’un travail d’autant plus pénible qu’il m’y fallait apporter l’attention la plus sérieuse ; mais, à la fin, j’eus l’inexprimable satisfaction d’établir solidement toutes mes idées sur la doctrine des embryons et sur celle de l’air qui les contient et des vents qui en sont le premier véhicule.

« Je trouvai donc en résultat que, comme la génération des insectes est pour l’ordinaire amenée par un vent d’Est, les animalcules destinés à la reproduction des êtres humains viennent toujours par un vent opposé, à savoir par celui du couchant ; mais ce que les uns et les autres de ces deux sortes d’essaims ont entre eux de commun est qu’ils paraissent à l’œil nu encore plus petits que des mites, et qu’ils semblent tous uniquement destinés à la même fin d’existence, fruges consumere nati, n’ayant d’autre but que de consumer les fruits de la terre.

« Il me restait encore à faire dans ma découverte deux pas presque d’une aussi grande importance que les premiers, et sans doute encore plus difficiles.

« D’abord il me fallait savoir si ces animalcules, dont je pouvais me mettre en possession, pourraient acquérir la maturité nécessaire à leur existence en passant seulement dans les vaisseaux séminaires et dans la matrice de la femme. Cependant, cette première difficulté ne m’affectait pas essentiellement. Il était effectivement très difficile de savoir au juste quand une femme aurait imbibé toute la semence nécessaire pour qu’un de ces animalcules de notre espèce pût parvenir par les vaisseaux séminaires jusqu’à la matrice, s’y établir et en quelque sorte y prendre racine à l’effet de s’y développer, et au bout du terme convenable d’en sortir à ma satisfaction.

« Il y avait encore pour le moins autant, de difficultés à m’assurer que la femme sur laquelle je ferais mon épreuve n’eût aucune sorte de commerce avec les hommes jusqu’à ce que l’expérience eût le temps de produire son effet, et que j’eusse pu le constater bien évidemment. Le sexe est si fragile que je ne pouvais ni ne devais me fier à ses promesses. Ainsi, j’avais tout à craindre si je mettais cette femme dans ma confidence, ce qui d’ailleurs eût été de la plus haute imprudence dans le cas actuel. Il fallait donc que le sujet que j’y emploierais n’en eût aucune connaissance, et aussi que je le préservasse comme malgré lui de la moindre habitude avec quelque être de notre sexe. Jugez quel devait être mon embarras. Si je choisis une femme mariée, me disais-je, que d’inconvénients de toutes parts ! Les difficultés deviennent innombrables. Si je prends une fille dans sa première jeunesse serai-je plus sûr de sa virginité ? De tout temps cette marchandise a passé pour bien équivoque et bien fragile ; et, si je ne me trompe, elle n’a pas beaucoup changé de nature en se rapprochant de notre âge.

« Quelquefois il me venait dans l’esprit d’épouser une femme dont je ferais tout le bien-être, et sur laquelle j’aurais pu m’arroger une autorité absolue, et ainsi la tenir dûment renfermée jusqu’au moment de ses couches. Mais, m’objectais-je ensuite, elle se désespérera quand elle verra que je ne l’ai épousée que pour faire librement quelque expérience sur elle ; d’ailleurs, elle ne cherchera qu’à me contre-carrer, et précisément parce qu’elle aura reconnu qu’il m’importe qu’elle soit comme une vraie recluse, ainsi elle fera tout ce qui sera en elle pour jouir du commerce des hommes, et quand il serait vrai que ce serait le plus innocemment du monde, en devrai-je être bien convaincu, et dès lors serai-je assuré de mon expérience ?

« Je veux même, pour un moment, que cette femme ait assez de complaisance pour se prêter sans murmure au régime de vie qu’il m’est indispensable de lui faire tenir ; le lien que j’aurai contracté avec elle est indissoluble. Qui me répondra donc de son attachement pour moi ? Ne se défiera-t-elle pas de la continuation de ma tendresse ? Moi-même, puis-je me flatter d’en avoir pour elle quand je serai parvenu à mes fins ? Ainsi, je rebutai un projet si hasardé, et, après mille incertitudes, je me décidai à tout tenter sur une simple soubrette.

« La grande difficulté était d’en trouver une qui eût encore la simplicité, et si l’on peut s’exprimer ainsi, l’innocence de son premier état (nos jeunes villageoises, par la fréquentation des militaires, s’étant défaites depuis longtemps de cette réserve et de cette ingénuité qui les rendaient autrefois si estimables), j’eus donc bien de la peine à me décider. Cependant, à la fin, mon choix fait, je fis venir chez moi le sujet, et sous divers prétextes, je trouvai le moyen de l’y tenir exactement renfermé pendant près d’une année. Après un laps de temps aussi long, pendant lequel j’avais tout lieu d’être persuadé qu’elle n’avait même pas aperçu d’autre homme que moi, je me déterminai à commencer sur elle mon expérience. Dans cette vue, je lui persuadai qu’elle était malade ; ce qui me fut d’autant moins difficile que l’état d’inaction et de clôture lui avait donné une sorte de mélancolie.

« Alors, mêlant quelques animalcules dans une préparation chimique, je la fis prendre à cette fille comme une médecine. J’avais déjà eu, comme bien vous pensez, la précaution de renvoyer mon valet, et je ne permis, dans mon voisinage, à aucun être mâle de forme humaine d’aborder seulement mon logis. Je poussai même le scrupule jusqu’au point de soustraire de chez moi tout tableau ou gravure qui pût en faire naître la moindre idée.

« En six mois, ma potion avait fait un effet très visible sur le sujet que j’avais employé.

« Un matin que j’étais seul dans mon cabinet, réfléchissant sur ce grand évènement, cette fille vint m’y trouver les larmes aux yeux ; et, m’ayant, demandé la permission de me faire une question, elle me pria instamment de lui dire s’il était possible d’enfanter au bout de trois ans ? Il m’était aisé de comprendre sur-le-champ quel était le vrai but de cette demande ; cependant, affectant un air d’ignorance et prenant la gravité de ma profession, je lui enjoignis de s’expliquer plus clairement. Pour lors, interrompue sans cesse par des sanglots, elle me bégaya : « qu’elle était étonnée de certains symptômes ; que le ciel était témoin de sa sagesse ; qu’elle ne savait ce qui se passait chez elle, mais qu’elle avait tout lieu de se croire enceinte ; cependant, qu’elle pouvait jurer sur ce qu’elle avait de plus sacré de n’avoir pas été touchée par aucun homme depuis trois ans. »

« — Ainsi donc, lui dis-je d’un ton mêlé de douceur et de sévérité, vous avouez que vous vous êtes rendue coupable d’incontinence il y a environ trois ans ?

« — Hélas ! oui, Monsieur, me répondit-elle. Ce serait folie de ma part de vouloir nier à un homme de votre savoir et aussi pénétrant que vous… Ainsi j’aime mieux tout vous découvrir sans aucun déguisement… Vous saurez donc, Monsieur, que mon dernier maître était ministre… que Dieu lui pardonne, et à moi aussi ! Je… je…

« Voilà tout ce que je pus tirer d’elle.

« Je me flatte, Messieurs, que vous me pardonnerez de m’être arrêté sur des particularités qui paraîtraient peu intéressantes à des yeux moins clairvoyants que les vôtres. En effet, comme il m’importe absolument, dans une affaire de la conséquence de celle-ci, et aussi intéressante pour le genre humain, de faire voir avec quelle précaution et quel scrupule j’ai suivi tous mes procédés, il m’était nécessaire de peindre la naïveté et la simplicité de cette fille qui m’étaient un sûr garant et une preuve sans réplique de sa bonne foi. Ceux qui n’écrivent que pour l’amusement de leurs semblables peuvent, à leur gré, choisir et retrancher telles circonstances que bon leur semble, selon qu’elles leur paraissent avantageuses ou inutiles. Mais nous qui, par état, sommes nécessairement attachés à la vérité, nous devons écrire comme si elle nous tenait à la chaîne.

« Au surplus, qu’il me suffise de vous dire que je tranquillisai cette fille sur son état, en lui donnant à croire que, par quelque cause particulière et inconnue, la nature avait été chez elle en défaut, ce qui avait occasionné un retard aussi singulier ; en sorte qu’elle se retira persuadée que sa grossesse actuelle devait remonter jusqu’au temps où elle s’avouait coupable d’une faiblesse, il est vrai, passagère, mais n’en avait pas moins été suivie de l’effet qu’elle était dans le cas de produire.

« Pour remettre son esprit dans la plus parfaite tranquillité et lui faciliter de plus en plus une heureuse délivrance, il n’y eut sortes d’attentions et même de complaisances que je ne misse en usage, au point que je parvins à lui faire reprendre sa première gaîté, et qu’au bout de neuf mois, à dater de mon essai sur elle, elle mit au monde un gros garçon qui promit bien de vivre, et que j’ai élevé sous mes yeux comme mon propre enfant, malgré les caquets et les calomnies du voisinage ; et je ne doute aucunement qu’avec le temps il ne parvienne au grade honorable de juge ou d’alderman, et peut-être à quelque autre dignité plus éminente. En effet, que ne puis-je pas espérer d’un sujet vraiment neuf dans cette espèce, comme n’étant point dans le cas de tenir, en aucune manière, des vices et de l’inconduite de ses auteurs ? »

… Autre question, maintenant. Pendant que nous y sommes, n’est-ce pas, allons-y !

Peut-on avoir fille ou garçon à volonté ?

Voyons les diverses théories et recettes anciennes et modernes.

D’abord, les légendes religieuses :

« Quand tu voudras te séparer de ta femme, ne te lève pas tout d’un coup, mais descends doucement de son côté droit, et si elle a conçu elle engendrera un mâle ». (Cheikh Nefzavin. — Jardin parfumé).

« Le moment qui suit la séparation de l’époque des menstrues et qui est dans la loi — plutôt dans la religion — juive une injonction forcée de douze jours est le moment le plus favorable pour avoir une fille. Il faut, au contraire, pour avoir un garçon que l’homme désirant ardemment sa femme la surprenne, pour ainsi dire, à l’improviste, et qu’il ne récidive pas à bref délai ses relations conjugales. » (Le Talmud).

Passons à des théories un peu plus scientifiques. Plusieurs se contredisent. Qu’importe ? Le hasard n’existe pas. Une fois fécondé, l’œuf ne se dirige pas indifféremment vers le sexe mâle ou le sexe femelle, son évolution suit une loi.

Quelle est cette loi ?

Nous l’ignorons, mais, chaque jour, le mystère s’éclaircit. Fasse Dieu, du reste, qu’il ne le soit jamais complètement ! Si les causes qui procèdent à la détermination des sexes nous étaient connues, il s’ensuivrait un bouleversement général des conditions de l’existence civilisée ; très rapidement, l’humanité se trouverait aux prises avec des difficultés extraordinaires qui mettraient en jeu son existence même…

Hippocrate disait :

« Si l’homme veut avoir un garçon, il n’a qu’à annihiler son testicule gauche, à le détruire, ou encore, tout simplement, se lier délicatement et fortement le cordon spermatique du même côté pendant la fécondation. »

Il se basait sur cette donnée que plusieurs femmes n’avaient eu que des filles d’un premier mari tandis qu’elles n’eurent que des garçons avec un second ; d’autre part, des hommes n’avaient obtenu que des filles d’une première femme, alors qu’ils n’avaient eu que des garçons d’une seconde.

Il admettait que chaque glande secrétait un liquide différent. Le testicule droit étant plus haut situé, plus soutenu que le gauche, Hippocrate pensait que le droit, plus fort, plus robuste donnait une liqueur mâle, et le gauche une liqueur femelle.

Beaucoup plus tard, en 1750, Couteau, dans son livre L’Art de faire des garçons, écrivait :

« Trois fois j’ai fait pencher ma femme sur le côté gauche ; trois, fois elle a eu un garçon. »

En 1830, Millot disait :

« L’observation m’a prouvé que l’ovaire droit formait constamment le sexe masculin, donc que cet ovaire a élaboré des atomes nécessaires à cette production, tandis que l’ovaire gauche fournit constamment le sexe femelle. Pour procréer à volonté il suffit donc d’une inclinaison moyenne sur le côté que l’on veut féconder. »

Guillou affirmait, aussi, que l’ovaire droit fournit constamment le sexe masculin, tandis que l’ovaire gauche fournit le sexe féminin…

Pour Lowenhard, la susceptibilité de la nature augmente et diminue selon les phases de la lune. La plupart des femmes sont réglées à l’époque de la pleine lune, cela va diminuant jusqu’au douzième ou quatorzième jour après la pleine lune. Selon que l’accouchement d’un enfant à terme a lieu pendant la lune croissante ou décroissante, la nature acquiert la propriété de produire dans la conception suivante un germe mâle ou femelle. L’accouchement, pendant la lune croissante, fera que le fœtus de la grossesse suivante sera du sexe masculin ; au contraire, si la femme accouche pendant que la lune décroît, elle fera une fille dans son prochain accouchement.

Les rapports entre la menstruation et les révolutions de la lune ont frappé nombre de médecins.

« Je crois, dit Guiard, qu’un rapport fécondant pratiqué trois ou quatre jours avant les époques produit normalement une fille, et, trois ou quatre jours après, un garçon. Quels que soient les points secondaires au sujet desquels nous restions dans l’ignorance, je n’en considérerais pas moins le problème comme résolu dans sa partie fondamentale si des faits assez nombreux nous donnaient l’entière certitude que dans l’immense majorité de ces cas on obtient à volonté garçon ou fille quand on observe les conditions ci-dessus énoncées ».

Thury conseille de faire saillir au commencement de l’époque de chaleur pour avoir des femelles, et à la fin du rut pour avoir des mâles.

« Chez la femme, dit Furst, la conception pendant l’anémie postmenstruelle a pour conséquence, dans un nombre extraordinaire de cas, la procréation d’un garçon. »

Pour Nicolopoulos, la première ovulation sera femelle si le dernier enfant est un mâle, et mâle si le dernier produit a été une fille. Tous les mois pairs après les couches, l’enfant sera du même sexe ; les mois impairs, du sexe opposé.

Avant d’aborder des théories plus sérieuses, reproduisons ces opinions — quelque peu contradictoires — de Mme d’Oranowskaïa :

« Le sexe du fœtus subsiste dans l’œuf même avant qu’il soit fécondé ; chez les hommes, le sexe se détermine au moment même de la fécondation, conformément aux conditions dans lesquelles se trouvent les copulants ; par conséquent, de chaque œuf capable de devenir un individu du sexe tantôt masculin, tantôt féminin, suivant les conditions et les circonstances favorisant l’évolution de l’un ou de l’autre sexe…

« Le sexe du fœtus dépend du degré de l’intensité du plaisir sexuel éprouvé par les deux copulants au moment même du coït, ou du manque absolu de la sensation sexuelle, soit chez un des copulants, soit chez tous les deux. L’absence du plaisir chez les deux parents donne un fils ; l’absence chez l’homme un fils ; intensité plus grande chez la femme, un fils ; intensité égale, sexe masculin ».

Schenck (1901) pose ce principe :

Plus le sang des procréateurs est riche en globules, plus le sexe tend à la masculinité ; ou, encore, plus le chiffre des globules rouges s’élève dans le sang de la femme et se rapproche du quotient accusé par le sang de l’homme, plus le concept a des chances d’être mâle.

Il en résulte que si l’on n’institue pas un régime spécial chez les futures mères en leur donnant des aliments azotés en grande quantité avant la conception et en continuant pendant les cinq premiers mois de la grossesse, la mère donnera naissance à une fille.

Arrivons à la loi du plus faible générateur.

On peut l’énoncer ainsi :

L’être le plus faible au moment de la fécondation donne son sexe au produit de conception.

La mère fécondée prémenstruellement ou dans l’aménorrhée, la femme épuisée ou malade donnera naissance à une fille. Le père plus âgé, saturnin, tuberculeux ou alcoolique, l’homme fatigué, surmené engendreront un garçon.

Le parent le plus âgé donne son sexe au produit de conception.

Cette loi suppose donc que l’ovule n’a pas par lui-même de sexe défini.

« Qu’il me soit permis, dit Boissard (1903), d’élever le débat et de porter la question sur un terrain plus général en faisant une excursion dans le domaine physiologique ; l’ovule jeune, au début de sa maturité, est une cellule incomplète, imparfaite, puisqu’elle n’a pas encore acquis tout son développement, qu’elle n’a pas parcouru son cycle.

« C’est pourquoi cet ovule, cette cellule encore imparfaite, lorsqu’il y a fécondation, donnera naissance à un être faible, inférieur, c’est-à-dire à un produit féminin, à petit squelette, petits muscles, petit cerveau ; c’est là, croyons-nous, une démonstration anatomo-physiologique de la débilité de la femme qui, provenant d’une cellule à développement inachevé, doit se présenter comme un être qui n’est pas fini. »

« L’ovaire et le testicule, enseigne Delbeuf, se sont réservé le privilège de l’immortalité, jetant indéfiniment dans la vie les produits appelés à se développer et à reproduire le type des parents. Mais, entre l’excréteur et l’excrété il y a une opposition de nature sans quoi l’excrétion resterait inexplicable. La génération est le phénomène inverse de la copulation. Par conséquent, si nous disons de l’ovaire qu’il est femelle et du testicule qu’il est mâle, nous affirmons que les produits du premier sont des mâles et ceux du second des femelles ; ce qui veut dire, en d’autres termes, que la femelle est un mâlier et le mâle un femellier. »

Les exemples des vieillards donnant leur sexe sont nombreux.

Mme d’Oranowskaïa rapporte le fait suivant :

En Égypte, une tribu captura quelques centaines de femmes. Pendant le trajet, 482 d’entre elles devinrent enceintes ; elles mirent au monde 403 filles et 79 garçons.

Connaissant les mœurs des marchands d’esclaves, il est évident que les conceptions eurent lieu chez des femmes fatiguées ou des vierges violées.

Selon Richay, le sexe mâle est un degré d’évolution plus avancé que le sexe femelle, et tout œuf produit un mâle quand sa force reproductrice est à son maximum et qu’il arrive à son complet développement ; il produit une femelle dans le cas contraire.

La loi du plus faible générateur fait que toutes les causes d’affaiblissement chez un peuple donnent une hyper-natalité de garçons.

Les peuples fatigués, miséreux en fournissent des exemples probants.

Chez les Maoris de la Nouvelle Zélande, les enfants qu’on trouve sont le plus souvent des garçons. Le recensement des habitants des Îles Sandwich, en 1892, accusa 31.650 habitants mâles, et 27.249 femelles, soit 125 garçons pour 100 filles, au lieu de 105 pour 100, chiffre normal.

La guerre est une source d’affaiblissement. En Prusse, en 1869, les naissances furent nombreuses ; il y eut moins de garçons que de filles ; le pays était prospère. Deux ans plus tard, en 1871, excédent considérable de garçons.

Le surcroît des mâles était dû, d’une part, à la prospérité moindre ; d’autre part, à la mort d’un grand nombre d’hommes vigoureux ; pour propager l’espèce il y avait, surtout, des infirmes, des exemptés, des malades, des êtres faibles ou affaiblis par la campagne.

Pour Dusing, il y a surcroît de mâles chaque fois qu’il y a manque d’individus générateurs du même sexe. Il formule ainsi sa loi : Le chiffre d’accroissement est proportionnel à celui de la mortalité. Autrement dit, toutes les fois qu’une famille aura subi des pertes de sujets mâles, elle procréera d’autant, plus de produits de ce sexe. Il y aura donc un équilibre parfait et constant entre le nombre des naissances mâles et celui des naissances femelles.

Nous terminerons la revue de ces opinions assez différentes par ces aphorismes de Thury :

1o Le sexe dépend du degré de maturité de l’œuf au moment où il est fécondé.

2o L’œuf qui n’a pas atteint un certain degré de maturité s’il est fécondé donne une femelle ; quand ce degré de maturité est dépassé l’œuf, s’il est fécondé, donne un mâle.

3o Lorsque, en temps de rut, un seul œuf se détache de l’ovaire pour descendre lentement à travers le canal génital, il suffit que la fécondation ait lieu au commencement du temps du rut pour qu’il en résulte des femelles, et pour qu’il en résulte des mâles pendant son trajet dans le canal génital.

4o Lorsque plusieurs œufs se détachent successivement de l’ovaire, pendant la durée d’une même période génératrice, les premiers œufs sont généralement moins développés et donnent des femelles, les derniers sont plus mûrs et donnent des mâles. Mais, s’il arrive qu’une seconde période génératrice succède à la première, ou si les circonstances extérieures ou organiques changent considérablement, les derniers œufs peuvent ne pas atteindre au degré supérieur de maturation et donner des femelles.




VI

La Coco à Montmartre


De temps en temps les tribunaux condamnent à l’amende et, même, à la prison des pharmaciens ou des commis de pharmaciens pour vente de morphine ou de cocaïne. La police traque ces commerçants, elle visite soigneusement leurs locaux, ne laissant rien passer.

Mais, elle souffre que tous les chasseurs de tous les cafés de Montmartre en débitent à toutes les femmes au prix de 2 et 3 francs le gramme qui vaut chez les pharmaciens 4 ou 5 sous…

Et elles en usent, les malheureuses ! Telle était rose, grassouillette, vive, gaie il y a deux ans qui aujourd’hui traîne paresseusement, lourdement son corps maigre, à la poitrine tombante, aux mains décharnées, aux yeux éteints, aux lèvres pâles. Elle n’a plus de courage, elle se néglige ; de temps en temps on lui voit encore une chemisette élégante, un manteau de chez le bon faiseur, une aigrette de dix louis — vestiges des beaux jours. Mais, les mains sont sales, la figure sans poudre. Et les yeux s’éteignent de plus en plus tout en s’agrandissant, ils se cernent de rides. L’allure devient fantasque, tantôt lente, écrasée, tantôt rapide, exubérante. La femme chante des mots sans suite, elle entame un air, l’abandonne, en reprend un autre. Elle ne pense même plus à allumer le client, à chercher du pain. Elle mange à peine — tous les deux ou trois jours. Si elle se décide c’est qu’elle a besoin d’argent pour acheter de la cocaïne, de la coco, comme on dit à Montmartre.

Un soir, vers six heures, à l’apéritif, le calé est plein, l’on fume, l’on bavarde, l’on joue aux cartes, on lit les journaux du soir ; des filles promettent à leurs voisins les diverses joies du Paradis. Tout à coup, des cris s’élèvent : « Misérable ! Voleur ! Lâche ! » L’on se retourne : c’est la cocaïnomane qui attrape le chasseur : « Je te vendrai à la police ! Oui, je vais te dénoncer ! je vais appeler un agent ! »

Le gérant intervient, l’on s’informe. Il paraît que la pauvre femme réclame de la drogue, mais qu’elle n’a pas le sou pour payer. D’où refus de l’autre de lui en donner. Or, elle ne peut s’en passer. Ses nerfs sont à bout. Elle va piquer une attaque, elle le sent. Néanmoins, elle a encore assez de force pour tenter un dernier effort : elle se fait douce, sourit, murmure : « Donne m’en ! donne m’en, je t’en prie ! je serai gentille avec toi, tu viendras chez moi tout à l’heure. »

Tous les clients du café se sont levés, ils s’approchent curieusement. Le chasseur se dérobe. Alors, la malheureuse rugit : « Souteneur ! voleur ! », ses bras battent l’air, elle tombe par terre, entraînant tables et consommations, se roulant parmi des cris affreux, inhumains, le corps tantôt raide, droit, tantôt en arc de cercle, tantôt recroquevillé, se cognant la tête, donnant des coups de pied. Il faut trois agents pour la maintenir et l’emporter jusqu’au poste…

… La cocaïne ! Elle a détrôné la morphine car elle est d’un maniement plus facile, et, peut-être, tout de même moins dangereux. Elle mène à la mort comme elle, mais moins rapidement.

Elle offre un autre avantage, elle soutient, remplace un repas ; deux francs de cocaïne valent deux francs de viande !

On la prise, on la prend en injection sous-cutanée. En prise, elle excite les sens, réveille, stimule. L’effet est bizarre : le corps s’échauffe cependant que les extrémités se refroidissent, se glacent. D’un côté la chaleur s’accroît, de l’autre le froid. D’où le plaisir factice.

En injection, l’effet est plus foudroyant : à peine échauffé, le corps se gèle, l’anesthésie s’étend rapidement, c’est l’apparence de la mort.

Voyez, plutôt, ces notes :

L’Éther offre un grand avantage : pour dix sous par jour, chez n’importe quel pharmacien et sans ordonnance, on en voit la farce. Il offre un grand désavantage : son odeur tenace que des odorats exercés perçoivent encore quatre jours après son absorption, et qui fait que partout où entre l’éthéromane l’on s’écrie : « Ce que ça pue ! » L’Éther aspiré donne à rêvasser à la façon du tabac d’Orient ; il endort paresseusement le corps et l’esprit, d’une manière infiniment douce, comme le murmure monotone de la mer sur la grève ; il conduit la pensée sur des sentiers nouveaux, fleuris, charmants, qui vont s’élargissant, faisant comprendre l’étroitesse des conventions sociales, conseillant le pardon, l’oubli des injures, causant des remords peu cruels, évoquant les heures exquises du Passé, ainsi que le mélancolique coucher du soleil qui apaise les haines et les colères… Jamais un éthéromane ne sera un être dangereux, il fuira peut-être le monde, éclairé, dégoûté : il n’attaquera pas. L’Éther n’est pas un amant ennuyeux, on ne s’y habitue pas, on peut le quitter du jour au lendemain, sans regret, sans inconvénient physique. Il calme les sens, éteint l’amour grossier, matériel, le mue en une suave idylle spirituelle.

La Morphine est une maîtresse qu’on quitte moins facilement, elle, s’attache à qui l’aime, elle cramponne. Comme Satan, elle consent à se donner, mais elle veut qu’on se donne à elle, elle exige un pacte, le pacte du sang dans lequel elle demeure une fois introduite. Le morphinomane n’est plus son maître, il ne jouit plus du libre-arbitre, il est l’esclave de la morphine ; il abrège courses, visites, travaux, ayant hâte de rentrer chez lui où sa maîtresse impatiente l’attend, il pense sans cesse à elle, n’appartient qu’à elle, ne dépend que d’elle. L’engourdissement par la morphine diffère sensiblement de l’engourdissement par l’éther : il s’empare plus rapidement du corps et de l’esprit, descend entre eux et le monde un rideau, un brouillard qui trouble les choses, les efface, qui étouffe les bruits, les tire du lointain. C’est la mort arrivant doucement, mais une mort gracieuse, sans cauchemar, point effrayante, une mort paisible comme celle qui prend les vieillards ne regrettant rien de la vie, qui leur promet le ciel et ses félicités. N’est-elle pas Satan, ne défie-t-elle pas le Seigneur cette morphine qui arrête les souffrances avec lesquelles Dieu prétend nous dompter, qui éloigne les remords, les chagrins, qui sèche les larmes de l’amour blessé ? La Morphine est le Maître, la Douleur l’Apprenti. La Morphine surveille jalousement son amant, elle l’empêche de sortir, le rend lourd, paresseux, inapte au travail, elle le fatigue. Pas plus que l’éthéromane le morphinomane ne saurait être dangereux : il chérit trop son foyer, il désire trop la paix !

Doit-on donc tant condamner cette pauvre Morphine, mère du Calme, du Sommeil et de l’Oubli ? Que l’État agirait sagement en interdisant plutôt l’absinthe dont le Fisc encourage la vente ! L’absinthe, le poison du pauvre, la cause des crimes ! Sans doute, elle féconde le cerveau, y multiplie les idées, les pousse sous la plume, excite celle-ci ; mais elle soulève aussi la haine, la vengeance, elle déclare la guerre, elle sonne la bataille ! Et, pourtant, l’heure verte, l’heure de l’absinthe… L’heure des illusions… L’heure guettée par l’ouvrier, le bureaucrate, l’heure de la revanche, l’heure de gaieté, de liberté, loin de l’atelier, loin de la femme grognon, des mioches bruyants… Le bohème devient riche, le travailleur patron, les châteaux en Espagne s’élèvent par enchantement !

… L’on ne se figure pas à quelles ruses se livre le morphinomane pour se procurer sa chère drogue ! Il sait que les pharmaciens voisins des gares, habitués à des clients pressés, examinent mal les ordonnances ; c’est à ceux-là qu’il s’adresse de préférence ; car, il se sert d’ordonnances truquées. Au besoin il fait confectionner du papier à entête. Ou bien il se lève à deux heures du matin pour aller réveiller un pharmacien, sachant qu’à cette heure, encore endormi, il exécutera n’importe quelle ordonnance pour se recoucher plus vite.

Le morphinomane est un être perdu. Exposé à mourir des suites d’un abcès déterminé par une piqûre sale, d’une crise de tétanos ou d’urémie, ou tout simplement d’empoisonnement, que peut-il espérer ? oublier, c’est-à-dire qu’il est obligé de forcer chaque jour la dose. Et comme sa solution est saturée depuis longtemps c’est le nombre de piqûres qu’il doit forcer.

L’on peut aller, par jour, jusqu’à cinq ou six grammes de chlorydrate de morphine avec un ou deux de cocaïne et sept à huit milligrammes de strychnine ! Ajoutez le chloral ! Mais, aussi, quel état moral et physique ! Le teint est jaune, le dos se voûte, la démarche s’alanguit. L’esprit est nul. Plus d’énergie, plus de volonté puisqu’on est l’esclave d’une drogue ! La notion du bien et du mal n’existe plus. Le morphinomane est généralement kleptomane.

C’est le mensonge personnifié : on le pince en flagrant délit de piqûre : il nie !

Et, pourtant, il se découvre facilement en vertu du principe connu qui veut que les gens atteints d’un vice cherchent à le donner ou à en donner un analogue à ceux qui les approchent, soit inconsciemment, parce que cela leur semble naturel, charitable même que ceux-ci éprouvent leurs jouissances, soit par calcul parce que ceux-ci n’auraient plus le droit de le leur reprocher.

Le morphinomane est un « professeur de mal ». Non content d’en subir l’attirance au point de s’en rendre esclave, il prétend l’enseigner. Il y goûte, d’abord, comme au fruit défendu, uniquement parce qu’il est défendu, parce qu’on le déconseille, parce qu’il le sait nuisible à la santé et à l’esprit. Puis, il s’en fait le complice, lui rabat ses parents, ses amis. Il aime le mal pour son vertige. Peut-être, aussi, s’excuse-t-il à ses propres yeux en voyant ses proches y tremper. La morphine elle-même ne le tente pas ; c’est la voix de la raison qui l’entraîne en lui disant : « N’y va pas, tu cours à ta ruine, à ta mort ! » Plus elle le lui crie, plus il s’approche ; dilettante pervers, par curiosité, par défi à l’opinion, par bravade.

Tous les morphinomanes commencent par jouer la comédie, ils prennent des airs mystérieux, supérieurs, s’enorgueillissent de la morphine qu’ils s’injectent. Ils ne le crient pas sur les toits, mais ils le donnent à entendre, se laissent plaindre, posent pour les gens malades, neurasthéniques, demandent à entrer dans une maison de santé pour guérir leur tare qu’ils disent inguérissable, affectent de se traîner lamentablement, persuadés, bien entendu, qu’ils se portent comme vous et moi, et qu’ils abandonneront la drogue le jour où ils le voudront.

Malheureusement, ce jour-là, ils ne le peuvent plus, il s’aperçoivent qu’ils sont les dupes de la comédie, qu’ils sont pris à leur propre piège.

Alors, commence la seconde partie de la pièce : ils désirent dissimuler leur passion. C’est qu’ils ne veulent pas avouer qu’ils n’ont plus assez de volonté pour y renoncer, c’est qu’aussi ils ont besoin qu’on ne la sache pas pour se procurer de la morphine ! Ils se mettent à mentir avec une incomparable habileté.

Mais, cela n’est rien encore : certains n’éprouvent plus de plaisir avec les femmes que lorsqu’ils les savent, grâce à la morphine, vouées à une mort prochaine, ou, au moins, fortement atteintes. Ce n’est pas leur teint terreux, leurs pupilles rétrécies, leurs allure maladive qu’ils aiment ; non ! ils se plaisent aux femmes qui ne sont plus maîtresses d’elles-mêmes, ils ressentent une vive jouissance à les voir cruellement souffrir en les privant de morphine !

Je n’insisterai pas : dans la première série de ces études[2] j’ai cité quelques cas de morphinomanes : la Comtesse de C…, kleptomane, volant dans les grands magasins ; son mari obligé à chaque instant d’aller la rechercher au poste ; Mme Y…, femme d’un grand bijoutier, roulant de souteneurs en souteneurs, abandonnant sa fortune à des marchandes à la toilette et à des cartomanciennes ; Mme R. T. piquant d’épouvantables crises en voiture, dans la rue, au théâtre ; etc., etc.

L’effroyable dilemne ! Se piquer pour oublier la torture morale qu’inflige l’idée qu’on ne peut y renoncer ! Se piquer parce qu’on désire ne plus se souvenir du manque de volonté ! Souhaiter d’avoir l’énergie de se corriger, et penser puiser cette énergie dans la morphine qui précisément l’enlève !

…Je ne saurais mieux terminer ce chapitre que par cette fantaisie trouvée dans les papiers d’un morphinomane : Réforme de la Pénalité :

Le Ministre des Finances finit par convaincre ses collègues du Cabinet, et la loi appuyée par le Président du Conseil fut adoptée par les deux Assemblées, sans trop de difficultés.

Le Ministre des Finances — on le conçoit aisément — jubilait à la pensée de cette loi permettant une économie colossale, la suppression presque totale des prisons ! Plus de prisonniers à entretenir !

En somme, tous les partis y trouvaient leur compte : la peine de mort disparaissait théoriquement, pratiquement elle demeurait. Et personne ne pouvait se déclarer ouvertement l’ennemi d’une mesure dont le principe donnait à l’individu condamné la faculté de se libérer de sa peine lui-même.

Il lui suffisait de vouloir…

Car, cette loi condamnait à la morphine, à la cocaïne, à l’éther. Certains députés avaient proposé, aussi, l’opium et la strychnine, mais sans succès, l’opium étant d’un entraînement long, et, partant, trop coûteux pour l’État, et la strychnine, même à dose infinitésimale, pouvant, au début, déterminer la mort.

Voici comment l’on appliquait ces nouvelles peines :

Le Tribunal, sur l’avis de médecins experts ayant minutieusement étudié le tempérament de l’individu, infligeait les châtiments suivants : tantôt, le condamné ne devait être relâché qu’habitué à une dose quotidienne de deux grammes de morphine et cinquante centigrammes de cocaïne, tantôt, d’un gramme de cocaïne, sans morphine, etc. ; bref, la dose se proportionnait à la faute commise et au tempérament. Tantôt, encore, la peine consistait en l’habitude de boire ou respirer une certaine quantité d’éther.

L’application de cette nouvelle loi présentait un grave inconvénient : la décision du Tribunal dépendait surtout du diagnostic du médecin, et celui-ci, soit crainte d’erreur professionnelle, soit pitié, conseillait trop souvent un minimum ridicule.

… Quelle que fût la peine, l’on conduisait le condamné dans un spacieux établissement — le plus généralement une ancienne prison transformée de fond en comble, les cellules tapissées de papiers aimables, garnies de meubles simples mais confortables, les corridors et le jardin de vastes fauteuils d’osier, la cuisine modeste mais appétissante. La plus grande liberté régnait dans la maison, les prisonniers se levaient, se couchaient, lisaient à leur guise.

L’on remarquait, même, chez la plupart un air de béatitude, d’ivresse infinie que reflètent bien peu de nous.

Disons de suite que la seule chose à laquelle ils devaient s’astreindre était de subir des injections de morphine ou de cocaïne, ou des inhalations d’éther.

Le terme « subir » que nous venons d’employer est impropre : au début, peut-être, ils les « subissaient » ; bientôt, ils les désiraient ardemment.

… On les prévient loyalement : « La première piqûre de morphine vous causera, probablement, des vomissements. Mais, vous vous y habituerez vite, et, alors, vous verrez… » Au reste, l’on égaye la piqûre : la salle où elle se pratique n’a rien de commun avec une salle de prison ou d’hôpital, elle approche bien plutôt d’une salle de récréation, d’une salle de billard ; ses habitants parlent cordialement. Et le condamné ne s’aperçoit pas qu’on le pique. Puis, on le conduit, selon la saison, dans le jardin ou dans les corridors vitrés transformés en serres, on l’étend sur une chaise-longue, et on l’abandonne à lui-même.

L’homme s’étonne : il sent son corps et son esprit s’engourdir béatement. Les ennuis s’effacent, s’estompent doucement. Peut-être, est-ce le jugement qui se brouille, le sens commun, la conscience qui se noie, abandonnant les choses au principe dominant dans le libre arbitre. Il comprend qu’il ne va pas mourir malgré qu’il en ait la sensation. Les sons s’étouffent comme arrêtés par une tapisserie de plus en plus épaisse, les couleurs s’atténuent, se confondent bientôt toutes en un bleu-de-prusse qui, à son tour, se dilue. La douceur de dormir sans dormir, de vivre sans vivre, d’entrevoir le spectacle derrière un opaque rideau…

L’homme qui ne connaît que la saoulerie grossière de l’absinthe s’étonne, au réveil, d’un tel charme — qu’un manque d’éducation intellectuelle ne lui permet pas de définir, mais que l’instinct lui montre venant de la morphine.

D’abord un peu effrayé, il se dit ensuite : « Bah ! oublions ! », et il réclame une autre piqûre, puis une autre.

Seulement, les jours suivants, les piqûres engourdissent trop superficiellement. Lui-même conseille de forcer la dose, assurant qu’il n’y a pas de danger, qu’il supportera aisément n’importe quelle quantité.

Et c’est, à l’heure des piqûres, devant la porte de la salle où les médecins les pratiquent, un grouillement de gens se bousculant, se pressant, souhaitant de gagner un tour. Quelques-uns essayent de tricher, reprennent, une fois piqués, la file, espérant une autre injection : il faut les menacer de les mettre le lendemain à demi-ration !

Voilà le régime. Nul ne songe à le quitter, à se sauver de la prison. L’on a même toutes les peines du monde à décider les condamnés à l’abandonner à l’expiration de leur peine, c’est-à-dire lorsqu’ils sont habitués à la dose voulue. Il faut littéralement les jeter à la porte !

Le châtiment commence.

… Qu’ils travaillent, qu’ils ne travaillent pas, l’État n’a plus à s’occuper d’eux, il ne les surveille nullement, les laisse parfaitement libres d’aller et venir, de quitter le territoire.

Il leur faut de la morphine, de la cocaïne, de l’éther !

Oh ! l’éther, chaque pharmacien en délivrera sans formalités. Mais, cette drogue s’évapore si vite ! en vérité, le flacon se vide aussitôt que débouché, et tant de flacons finissent par coûter cher. Et puis, cette odeur d’éther compromet les plus discrets, les désignant comme les sonnettes désignaient les lépreux forcés de s’en parer pour que l’on s’écartât d’eux ; aujourd’hui l’on s’écrie : « Tiens ! un éthéromane ! un repris de justice ! » Cela a un bon côté : déshabituer de l’éther quelques honnêtes déséquilibrés qui s’y adonnaient.

Quant aux cocaïnomanes… Quant aux morphinomanes… Ils ont tôt épuisé la dérisoire provision de drogue qu’on leur remet à la sortie de la prison. Avec leurs derniers sous, grâce à des ordonnances qu’ils fabriquent et signent de noms des médecins ils réussissent à se procurer quelques centigrammes de la matière convoitée.

Ils travaillent pour le pharmacien, ils se privent de nourriture. Passe encore pour les premiers : la cocaïne apaise la faim…

Bientôt, les malheureux doivent diminuer la dose, cherchant à se leurrer, en s’accordant le même nombre de piqûres. Le supplice se dessine, effroyable. On les aperçoit rôdant autour des pharmacies, le teint jaunâtre, les yeux creusés, les traits tiraillés, les lèvres blanches, les membres agités de tressaillements nerveux.

On en rencontre tordus par d’épouvantables crises d’hystérie, écumant, hurlant, et chacun s’en éloigne avec dégoût. D’autres pleurent, inoffensifs, comme des enfants, appelant : « Maman ! maman ! » D’autres, encore, râlent sur le trottoir, ou bien abordent les passants, réclamant de la morphine. On en voit qui, pour tromper leur besoin, se font des injections d’eau sale, d’eau du ruisseau !




VII

L’Amour sans illusions


C’est l’actuelle histoire de la plupart des jeunes gens. À notre époque d’autos, d’aéroplanes, de téléphone, on n’a pas le temps d’aimer, on subit l’amour comme une nécessité de la nature, ou bien on le traite comme une affaire. Pour ma part, j’ai toujours beaucoup admiré les bourgeois qui méprisent si profondément les malheureuses obligées de se vendre pour manger et qui conduisent leurs filles dans des bals s’offrir au fiancé le plus riche. Tout le monde peut citer de ces braves bourgeois qui se sont fiancés — je dirais presque mariés — sans s’être vus, leurs notaires leur ayant assuré qu’il y aurait de l’argent. Ces mariages sont suivis de divorces, tandis que bien des « collages » sont suivis de mariages.

Mais, cela est encore normal. Cela cesse de l’être lorsque l’amour s’en mêle vraiment. Il y a quelque temps, à Paris, mourait un homme qui avait tué une femme, une femme mariée, par amour, par jalousie de possession. C…, après avoir subi une peine infamante, traîna jusqu’à son dernier jour la vie douloureuse et furtive d’un forçat gracié par la loi, mais qui ne s’est pas absous lui-même.

Il y a quelques semaines, un homme, D…, qui avait essayé de tuer moralement une femme par le scandale des attaques anonymes, tombait frappé de deux coups de feu par cette femme qu’il aimait et qui se vengeait à son tour.

L’affaire D. évoque immédiatement le souvenir de l’affaire C., car au fond de l’un et de l’autre évènement, sans comparaison, mais non sans analogie, il y a une crise d’amour, non du plus noble peut-être (mais, qui nous donnera une définition exacte de l’amour noble et de… l’autre ?) et une exaspération littéraire.

Les deux amants de ce drame sont terriblement de Paris.

Cette aventure pourrait avoir pour titre : « À combien l’amour revient aux jeunes gens ».

Car, ce qui relève le héros de cette troublante affaire, c’est qu’il aime, il semble aimer profondément, sincèrement, douloureusement cette femme contre laquelle il n’a pas craint d’avoir les armes les plus atroces.

Ce D. est un amant : un amant redoutable, inouï, mais un amant. Il veut être l’homme d’une seule femme ! Voilà par où son cas devient intéressant et digne de la discussion.

Il a été, cet amant, dans son exaspération, jusqu’au bout de sa passion et de sa fureur. Il a mis une persévérance de maniaque dans ses persécutions contre celle qu’il aimait. Il a vécu délirant et furieux avec un esprit de suite déconcertant. Lucide, mais possédé par un but unique, il a poussé sa folie jusqu’aux dernières conséquences, jusqu’à l’instant où la créature qu’il poursuivait, affolée à son tour, l’a abattu sous le canon de son revolver.

Cette femme s’est défendue comme un homme contre cet homme qui l’attaquait comme une femme.

Phèdre et Iago eurent des amours de cette sorte.

D. et sa maîtresse, amants de Paris, exacerbés, pris dans un milieu bizarre, héros d’un fait-divers excentrique, nous donnent à une échelle énorme, dans un grossissement exceptionnel, la vision d’autres amants de ce même Paris, une ville où l’on aime beaucoup et pas toujours très bien.

Combien de petits drames de l’amour et de l’argent ignorés, inconnus, simplement parce qu’ils ne se dénoncent pas par un geste violent et public ! Combien de petites bassesses de l’amour et de la délation anonyme qui demeurent sans sanction, sans châtiment !

« Je t’aime, donc, je te fais le plus de mal possible ! » Beau cri d’amour ! d’amour ? Eh oui ! c’est du sadisme littéraire.

Tous les amants de Paris ne sont pas Frédéric et Mimi Pinson, les joyeux enfants, libres comme l’air, insouciants et heureux comme des oiseaux un jour de printemps…

Et si Mimi Pinson veut remplacer sa robe unique par beaucoup d’autres robes et son légendaire et charmant bonnet par d’autres chapeaux… Et si Frédéric se croit poète ! Ah ! l’amoureux qui se découvre une âme de poète, la coquetterie masculine ! Si Frédéric, tout en continuant d’aimer Mimi Pinson, sa chère maîtresse, perd une à une ses dernières illusions sur elle… C’est affreux ! Il la voit telle qu’elle est, coquette, égoïste, futile, veule, ignorante, menteuse, mesquine, envieuse, et cherchant toujours à voiler ses défauts, dont elle a une vague conscience, par des tours de force, d’astuce et d’hypocrisie. L’amour sans illusion, pressant, invincible, dévorant ! le plus violent des amours, car rien ne peut le détruire, ni le mépris, ni la haine, puisqu’il est fait de mépris et de haine et de clairvoyance douloureuse !

Voilà la triple crise du cœur, de l’argent et de la neurasthénie. Des nerfs malades, des billets protestés, des dettes braillantes, des vilenies entrevues, et toutes les vengeances, toutes les représailles, toutes les revanches, tous les crimes sont rêvés… Rêvés… pas toujours accomplis, heureusement… Pourtant, que d’amants sont arrivés jusqu’au bord de l’abîme, prêts à commettre la lâcheté ou le crime, selon les tempéraments…

Ce n’est pas tout à fait le « Et s’il me plaît à moi d’être tué ? » que quelques-uns avancent : le cas se complique davantage, encore qu’assez banal — Ovide et Jean-Jacques le présentèrent. Et Bourget dans la préface de la « Physiologie de l’amour moderne et dans Mensonges a fort bien expliqué la chose. Vous rappelez-vous les pages dans lesquelles il montre l’écrivain Claude Larcher s’excitant en salissant sa maîtresse, en la transformant en héroïne de nouvelles peu honnêtes, et courant toujours après elle ?

Je serais presque tenté de ne voir en cet amour que de l’exaspération intellectuelle, la conséquence de ce matérialisme spirituel qui change nos hommes de lettres en chirurgiens. Ils ne s’embarrassent plus de psychologie, ils ne s’intéressent qu’à la physiologie, à la pathologie. L’amour devient une maladie, un mal physique et moral, une neurasthénie spéciale. Celui qu’elle atteint n’aperçoit dans la femme qu’il désire qu’une femelle, cependant qu’il se délecte à l’analyse et à la synthèse de sa propre souffrance, au dépeçage de son propre cerveau. Les deux affaires sont absolument distinctes : d’un côté, la femme, plus ou moins désirable objectivement, charnellement, négligeable ; de l’autre, la même femme infiniment précieuse en tant que sujet d’expérience, thème à surchauffer la passion, la haine, la charité, la colère, le pardon, la vengeance, prétextes à phrases, paradoxes.

Remarquez — et c’est l’horreur (et aussi l’excuse) de son cas — la sincérité de D. Il croit aimer. Le malheureux ne comprend pas que la femme l’indiffère complètement, qu’il ne souhaite en somme ni sa compagnie, ni son corps, qu’il l’aime en égoïste pour la torturer de loin, pour essayer sur elle les crimes échappant à la Cour d’Assises.

Au début de la crise, il a, peut-être, vraiment aimé. Et puis, trompé, archi-trompé, il s’amoindrit. Ce grand serin de Musset s’écriait : « Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur !» Rien ne nous rend si lâches, si mesquins, oui !

L’artiste qui connaît — au moins de nom — les amants de sa maîtresse (elle-même lui en parle sans cesse pour l’enrager) devient forcément dilettante de ses cocuages, il les narre, les étale partout, d’abord pour ne pas paraître idiot, pour ne pas sembler les ignorer, ensuite par habitude, par dépit, enfin par jeu.

Il tient de l’humoriste et du snob, mais il demeure sincère ; brutal, cynique, mais sincère.

Non Iago bêtement perfide, mais Othello maniant la plume au lieu du glaive. Et, ne l’oublions pas, Othello risquant sa vie puisqu’il va au devant de l’arme de la dame à laquelle, tout de même, il a sacrifié santé, fortune, amis, famille.

Quel amant lâché n’a pas pensé de sa maîtresse : « C’est une salope » ? Procurez lui un journal, un éditeur, et vous le verrez narrer copieusement ses douleurs, en se donnant, bien entendu, le beau rôle. De là à la traîner publiquement dans la boue…

Rapidement cet amour de sensualité, de jalousie, d’entêtement, de haine déprave le cœur du bourreau, torture le tortionnaire. Déjà trop complexe il s’additionne de mépris. Effroyable impasse : l’homme désire ce qui le rebute. Ignorant désormais toute illusion, cet amour plane au-dessus du dégoût, il s’enfonce dans la fange en demeurant « l’amour » ! Il ne connaît plus de bornes. Je t’aime, donc tu m’appartiens, donc je peux disposer de toi, donc j’acquiers le droit de te torturer.

Il faut, pour l’arrêter, un fait brutal.

… L’homme est demeuré naïf : il a voulu une femme à lui seul, il a voulu être le seul amant ! ! ! En sa vieille candeur de collégien il a cherché à réhabiliter une fille, il a espéré être aimé à la longue. Puis, il a donné à choisir : Ou tu te tueras, ou tu me tueras, ou je serai ton seul amant.

Comme si elle devait hésiter une seconde ! Comme elle ne le tuera pas !

… Mettez que D… ne fût pas très bien équilibré ; mais, elle le traitait de fou, elle qui, en somme, recevait de lui — et d’autres — tout ce dont elle avait besoin, et qui se prostituait avec un je m’en fichisme étourdissant, se vantant de courir les maisons de rendez-vous, déclarant très sincèrement : « Tu comprends, je préfère aller dans les boîtes bon marché, il n’y a que moi de femme propre là-dedans, je fais tous les types qui se présentent », ou bien : « Un de plus, un de moins… » Et elle lui racontait avec tant de candeur qu’elle avait connu un bossu — un bosco, selon son expression — et un invalide à la jambe de bois que, vraiment, il n’y avait pas moyen de se fâcher ! ce n’était pas par vice, ce n’était même pas pour gagner de l’argent, c’était plutôt pour voir, par curiosité d’un bossu ou d’un invalide… Et puis, savait-on ?

Hystérie naturelle, singulièrement accrue par l’abus de l’acte, et l’égoïsme amoral des hommes qui racontent à une femme qu’elle peut tout se permettre — uniquement pour la posséder sans débourser un sou. « Mais vous avez bien raison de faire la noce ! Amusez-vous pendant que vous êtes jeune ! Profitez-en, sans scrupules ! Ne vous occupez pas de ce qu’on raconte ! »

Elle arrivait à s’enorgueillir du nombre de ses clients de l’après-midi ; ça la flattait d’avoir été choisie ! Comme dans un bal une jeune fille s’enorgueillit du nombre de ses valseurs. C’était si peu de chose… Et puis, assurait-elle, dans la collection il y en avait qui n’étaient pas mal, de gais, d’amusants, de spirituels ; parmi les vieillards, même, il s’en trouvait qui savaient demeurer hommes du monde.

Ce à quoi elle tenait essentiellement : être traitée en femme du monde. Se prostituer ne compte pas : une femme du monde se prostitue tout en demeurant femme du monde. D’ailleurs, elle n’avait pas pris la précaution de changer de nom : elle ne se prostituait pas dans la rue, elle ne le faisait que dans les maisons de rendez-vous !

… Dans le métier de taxi-maîtresse il faut savoir s’arrêter à temps. Elle n’avait pas su s’arrêter. Il fallait qu’elle cotoyât le précipice, qu’elle frôlât le danger, qu’elle risquât à chaque instant — c’était plus fort qu’elle. Elle mentait jusqu’à ce que le mensonge devînt incroyable, elle insultait tant qu’elle pouvait, imprudente : alors, seulement, elle jouissait, défiant tout et tous. Un rien l’eût alors jetée par terre, comme l’acrobate parvenu au faîte du cirque qui s’attarde à y goûter les applaudissements au lieu de vite redescendre. Le démon de la Perversité la maintenait en équilibre dans cette situation.

Et elle obtenait chaque jour un peu moins d’argent, étant un peu plus énervée, un peu plus excitée contre elle-même, un peu plus gaffeuse, désagréable quand il fallait tenter, souriant quand il fallait pleurer, oubliant enfin les élémentaires principes de sa profession.

D…, à son tour, laissait les lettres sans réponse, lui, à son tour, observait le silence, lui, à son tour, s’enfermait dans un noble mutisme, lui, à son tour, ignorait l’autre, lui, à son tour, ne demandait plus !

On pense qu’une femme, dans ces conditions, a vite fait de devenir enragée. Colère, amour-propre, rosserie, vengeance, tout l’anime à la fois. Ajoutez la conscience qu’elle a que la bataille de tant de sentiments agités ne l’embellit pas.

… Il fallait à tout prix repincer D… Et pour ce, d’abord se calmer, réfléchir, établir un plan.

Elle relisait ses dernières lettres :

« Ma chère amie, huit jours sans nouvelles de toi ! Naturellement c’est moi qui t’écris, malgré ce que je m’étais juré. Tu es suffisamment rosse et je te suis suffisamment indifférent pour que tu ne m’écrives que lorsque tu as besoin d’argent — ce qui, heureusement, t’arrive assez souvent. Il paraît qu’en ce moment tu n’en as pas besoin. Tant mieux pour toi, tant pis pour moi. Tu as évidemment raison d’agir ainsi avec moi, tu connais la façon de prendre les hommes et de les retenir : leur prouver qu’on se fiche d’eux, qu’on ne court pas après, ne pas répondre à leurs lettres, les plonger dans l’anxiété de l’attente de nouvelles. J’essaye d’en faire autant, de te persuader que je puis me passer de toi : pendant deux jours ça va bien, le troisième j’écris une lettre et je la déchire, le quatrième j’en écris deux et je ne les mets pas à la poste le cinquième…

« Tu ne veux pas discuter, tu ne veux pas d’explication. Je ne te demande pas des excuses, des paroles de regret, je voudrais uniquement te dire que je ne suis pas coupable. Es-tu contente ? suis-je assez plat ? En te revoyant je ne me permettrai le moindre mot de reproche. Tu n’as point à redouter ces scènes que ta lâcheté féminine provoque et fuit. Et pourtant… et pourtant… Non, c’est entendu : c’est moi qui ai tort, qui suis dans mon tort. Je n’aurais pas dû trouver ces exécrables lettres, encore moins les lire. Je suis un cambrioleur, un voleur, un escroc, un être méprisable : j’ai ouvert ton sac où je savais les trouver !

« Quel mari, quel amant n’en eût fait autant ? Quand on aime… Mais non, je suis un cambrioleur ! Laisse-moi seulement te dire en passant que tu n’as pas été à la hauteur : bafouiller que tu avais placé des lettres fabriquées de toutes pièces dans le sac et le sac à la portée de ma main parce que tu savais que je chercherais… Non, ça c’était un peu jeune !

« Je t’ai préférée, quelques minutes après, dans ta colère : m’en as-tu sorti ! Toi, à la bouche si pure, toi si distinguée, toi si délicate, toi qui exécutes si bien les rêveries de Chopin… que d’ordures tu as vomies ! « Oui, j’ai couché avec T. qui a soixante-dix ans, le baron V., X., Y., Z., oui, je passe mes après-midi dans des maisons de rendez-vous. J’y vais même le dimanche, le jour de presse ! Les proxénètes me tutoient, et moi je leur dis respectueusement « Madame ». J’ai connu L., qui exige que les femmes aient le visage masqué… » Et patati, et patata ! m’en as-tu sorti !

« Que m’importe ! Je t’adore, et maintenant j’accepterai les conditions que tu m’imposeras. Je te verrai trois fois, deux fois, une fois par semaine, et te donnerai ce que tu exigeras. Ne m’en veux pas, ce n’est pas de ma faute si je t’aime, si je suis jaloux : je tâcherai de ne plus l’être… »

Lui n’avait pas cessé d’être poire. Seul, il l’aurait été jusqu’à sa mort, jusqu’à sa mort il aurait craché de l’argent sans oser lui demander de la toucher. Mais, il possédait des amis qui se mêlaient de ce qui ne les regardait pas, c’étaient eux qui lui montaient la tête, qui lui apprenaient qu’il ne fallait rien donner à une femme sans s’en amuser. Donnant, donnant. Ah ! les idiots ! si elle pouvait les pincer, les rencontrer dans un café, elle ne se gênerait pas pour leur dire, devant cent témoins, leur fait !

Sa femme de chambre — sa confidente — la calma, lui conseillant de ruser.

— Tu as raison, fit-elle : donne-moi l’encrier.

Elle écrivit :

« Mon Cher Ami,

« Décidément, je ne suis qu’une méchante, je m’en repens, et je t’assure que j’éprouve beaucoup de chagrin de tout le mal que je t’ai fait. J’ai décidé de complètement changer à ton égard. Viens me pardonner le plus tôt possible, j’ai hâte de t’embrasser. Je suis sincère, et t’embrasse sincèrement. Je t’attendrai demain vers deux heures… »

D…, ayant reçu ce mot, ne put dormir la nuit.

Il se flattait d’avoir rompu définitivement avec elle, il commençait à goûter certaine tranquillité : depuis longtemps il ne s’était senti si calme, loin de toute femme, loin de tout ennui d’argent, il éprouvait un extrême plaisir à se voir honnête dans son isolement, à ne fréquenter que deux ou trois personnes propres, à n’entendre point de saletés.

En lisant la lettre de la jeune femme, son premier mouvement fut un haussement d’épaules, un geste de mépris. Merci bien ! on ne l’y reprendrait plus ! Il la connaissait, il savait son hypocrisie, et qu’elle ne l’aimait nullement, et qu’elle ne l’aimerait pas. Il l’avait quittée, bon voyage ! Fini, n…i, fini.

Il lut et relut le billet, pourtant. Pourquoi lui semblait-il sincère ?

Après tout, elle n’était pas foncièrement méchante. Il n’existe point, d’ailleurs, de gens pleinement méchants ! Elle pouvait se repentir. Elle s’était si joliment et si souvent moquée de lui ! Elle lui avait coûté tant de larmes — et tant d’argent ! Il ne devait pas éternellement lui en garder rancune. Au moment de leur liaison, elle n’était pas vierge ; il n’avait été pour elle qu’un client, un client comme les autres, peut-être un peu plus généreux. Tant pis pour lui s’il avait cru être distingué, aimé !

Lui-même avait souvent crié des choses dures, lui reprochant sans raison, sans droit, en somme, son passé et son présent. Elle n’avait fait que son métier en lui arrachant le plus d’argent possible. Quoi d’extraordinaire à ce qu’elle se repentît maintenant, ou éprouvât un léger remords ?

Aussitôt le déjeuner, il sonnait à sa porte.

La première chose qu’il vit, en entrant dans le salon, ce fut, sur la cheminée, une collection de photographies d’hommes.

Et, tout de suite, elle lui déclara :

— Ce sont les photographies de mes amants.

— C’est pour me les exhiber que tu m’as demandé de venir ?

— Tenez, ce brun est actuellement mon amant en pied, c’est un garçon charmant, fort riche ; je l’aime, je ne pense qu’à lui.

— Il a une tête de souteneur.

— Je vais vous fiche à la porte, mon cher.

— Je voudrais bien voir ça !

— Vous allez le voir tout de suite.

— Hypocrite ! tu me dégoûtes !

— Sortez d’ici !

— Jamais de la vie !

— Vous ne voulez pas sortir ?

— Non !

— Je fais appeler un agent !

Pleurs, pardon, etc.

Et elle reprenait :

— Ne pleure pas comme ça dans mes cheveux : tu les défrises.

Quelques minutes après :

— Quoi ! vous ne pouvez me donner trente louis ! Alors, fichez-moi la paix ! Quand vous aurez de l’argent vous reviendrez. Procurez-vous en où vous voudrez. Volez, s’il le faut. Je vaux bien qu’on fasse des bêtises pour moi ! Qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ?

— Comment ! C’est toi qui m’as écrit de venir aujourd’hui !

— Non, mais vous croyez que c’est arrivé ? Vous ne voyez pas que je me paye votre tête ?

… Répétez une telle scène, ou une scène de ce genre tous les jours, et vous comprendrez dans quel état se trouva D…

Lisez une autre de ses lettres qu’ont reproduite les journaux :

« … Tu as mille fois raison de m’en vouloir, de me haïr à mort, de parler de me tuer ! Ce que j’ai fait te semble extraordinaire, fou, méprisable ! Ce n’est pourtant pas nouveau, et le mobile est bien naturel. Salir une femme par dépit !

« Oui, j’ai envoyé des lettres anonymes, oui, j’en ai signé d’autres dans lesquelles je t’accusais d’avoir trente-six amants à la fois, et précisais des noms, j’ai écrit à tes relations, je t’ai traînée dans la boue, je t’ai noyée sous un flot de calomnies et d’ordures, j’ai usé de tout pour te nuire. Je t’ai fait suivre. Et je t’aimais comme je t’ai toujours aimée, comme je t’aime. Je rageais, je pleurais, je menaçais, je suppliais. Pourquoi ne répondais-tu pas, aussi ? Tu m’aurais répondu de suite, tu aurais eu une entrevue avec moi, je me serais tu. Mais non ! tu prenais plaisir à mes insultes, à ma rage croissant et s’exaltant de son impuissance, peut-être voulais-tu voir jusqu’où ça irait ou riposter à mon défi par un défi, jouer au plus fort, à celui qui craint le moins ! Moi, j’étais fou, et toi imprudente, tu aurais pu m’arrêter d’un mot, et tu me laissais monter, monter ! Et moi je ne savais plus quoi faire : je te défiais et suppliais tout ensemble.

« Le croirais-tu ? écrire même pour te calomnier, c’était encore quelque chose de toi ! Le grand, le meilleur ennemi de l’amour c’est l’indifférence ; en amour quand on hait, quand on calomnie on aime ! C’est cela que tu devrais penser : en amour haïr, calomnier, flatter, caresser c’est la même chose. Amo et odio. Les extrêmes se touchent, et rien n’est plus près de la haine que l’amour, et vice-versa. Toi, tu es terrible avec ton indifférence et ta froideur entrecoupées de temps en temps par un petit mot permettant d’espérer… Tu t’avances pour mieux reculer, on n’est jamais aussi loin de toi que lorsqu’on s’en croit le plus près. Par-dessus le marché, tu embrouilles si bien les histoires que quand tu parles on croit que c’est arrivé : tu n’as pas plutôt le dos tourné qu’on s’écrie : « Quelle gourde je suis ! elle s’est encore payé ma tête ! il n’y a pas un mot de vrai tournent quelques jours.

« Tu affoles par ton indifférence et tes mensonges. Et moi quand je suis affolé c’est pour de bon ! Je ne réfléchis pas, je n’écoute que ma première impulsion, ce qui me passe par la tête je le fais immédiatement. Salir la femme qu’on aime, la femme à laquelle on ne cesse de penser ! Mais, il y a toutes sortes de sentiments là-dedans : d’abord, en dégoûter les autres pour l’avoir à soi tout seul. Dans ce but j’ai été, mon adorée, jusqu’à écrire les choses les plus immondes sur toi, jusqu’à écrire que tu étais… malade. Ensuite — pourquoi ne pas l’avouer ? — le désir de se venger de sa froideur. Puis, celui d’amener l’aimée au paroxysme de la colère, de la rage, parce que, ainsi que je le disais, les extrêmes se touchant, on espère abattre ses dernières résistances, on espère arriver à l’amour par la haine. On la force à la haine, on la force à penser à vous pour vous haïr, et penser à quelqu’un c’est presque l’aimer. Haï de toi, je ne te suis pas indifférent.

« Il y a encore ceci : tue-moi. Mais, tue-moi donc ! Viens sur mon chemin, et tue-moi ! Viens chez moi, sonne, et tue-moi ! Je ne me défendrai pas, je te le jure. Il me semble qu’au moment où tu tireras sur moi je ressentirai une jouissance que tu ne m’as jamais fait éprouver. Hein ? attendre une balle de revolver pour vraiment posséder la femme qu’on aime !

« Tout, tout, sauf l’indifférence, sauf les lettres sans réponse. En amour, tous les moyens sont bons, tous sont propres, même les plus sales, même les lettres anonymes, même les calomnies. L’amour donne tous les droits, celui de mentir, celui de calomnier, il purifie tout, il ne connaît pas de lois, pas de bornes. L’amant ne s’avilit pas à dégoûter de sa maîtresse par les trucs les plus infâmes ceux dont il est jaloux : qu’il leur dise qu’elle court les maisons de rendez-vous de vingt-cinquième ordre, qu’elle est malade, il le peut, il en a le droit !

« On m’affirme que j’amuse tout Paris en ce moment. Je m’en moque. On m’a rapporté que tu fréquentais dans les maisons de rendez-vous. Je ne peux pas les faire fermer, on ne peut pas les faire fermer. Mais, je puis t’en interdire l’entrée. Comment le puis-je ? comment le puis-je, moi qui ne suis pas ton mari ? Oh ! mon Dieu, d’une façon bien simple quoique légèrement originale, abracadabrante même si tu veux ! Je m’amuse en des journaux spéciaux à écrire que dans telle maison, que je désigne, la police va opérer une descente, que dans telle autre d’épouvantables scandales éclatent quotidiennement, que dans celle-ci les femmes sont malades, et que dans celle-là elles entôlent. Au deuxième écho, la proxénète affalée se précipite chez moi, me demande la raison de cette campagne, et je lui réponds : « Qu’elle ne mette plus les pieds chez vous et je ne parle plus de vous ! » Je te prie de croire que ce n’est pas long et qu’elle me jure sur-le-champ qu’elle ne te recevra plus… »




VIII

Un Vampire


L’on sait que la plupart des églises de Paris renferment des caveaux provisoires. La Madeleine, entre autres. Des cercueils y séjournent quelques jours.

… Je reproduis textuellement une partie de l’interrogatoire d’une malheureuse arrêtée pour tapage nocturne.

« … Cet homme m’avait emmenée dîner dans un grand restaurant du boulevard, en cabinet particulier. Il avait fait servir toutes sortes de vins, et, dame, j’étais un peu ivre. Après le dîner, il me fit monter en voiture. Celle-ci s’arrêta bientôt devant une grille bordant un grand monument. L’homme me poussa, je franchis la grille. Il ouvrit une petite porte, et la referma sur nous.

— Où suis-je ? demandai-je.

— Chez moi ! me répondit-il.

— Chez vous ! Mais, c’est une cave, ici !

— Tu vas voir tout à l’heure. Suis ce couloir.

Il avait allumé une petite lampe électrique de poche. Nous enfilâmes un couloir long et glacial, puis nous descendîmes quelques marches. Un autre corridor s’offrit à nous. Au bout, scintillait une faible clarté. Nous approchâmes.

Je reculai, épouvantée.

Trois cercueils étaient là, posés sur des tréteaux, entourés de couronnes et de fleurs ?

Déjà, je voulais fuir quand l’homme se précipita sur moi, me renversant. Je me débattis, lançant des coups de pied et des coups de poing. L’autre m’avait saisie par le cou, resserrant de plus en plus l’étreinte, m’étouffant. Dans la lutte, un cercueil bousculé tomba. Et des planches disjointes je vis sortir un suaire, un corps. Je crus que ce corps remuait !

Alors, perdant complètement la tête, d’un effort désespéré, je saisis un tréteau, et l’assénai sur la tête de l’homme qui soufflait comme une bête. Je pus me relever, m’enfuir. Mais lui courait après moi.

Comment j’arrivai dehors, je n’en sais rien. Je me trouvai là avec l’homme toujours accroché à moi, et perdant son sang en abondance. Je criai de toutes mes forces, des agents accoururent qui m’arrêtèrent…

Et voilà…

Au poste, j’appris que l’homme était un vicaire…

…L’on sait que plusieurs maisons de rendez-vous de Paris tiennent à la disposition de leur clientèle des chambres mortuaires, chambres tendues de velours noir semé de larmes d’argent ; au milieu, un cercueil entouré de cierges ; derrière une tenture, un harmonium. Le client peut, ainsi, posséder une femme dans un cercueil, cependant qu’une musique d’enterrement se fait entendre. La femme, bien entendu, doit ne pas bouger, faire la morte.

La police tolère ça. Vous allez voir qu’elle a tort.

Un individu se présente dans une de ces maisons, et demande à violer une morte. On lui fait verser les dix louis réglementaires.

Il monte.

Ce décor ne lui suffit pas. Il souhaite autre chose de plus lugubre. Il revient, s’entend avec la femme, et…

Je passe la parole aux journaux de l’année dernière, rien ne vaut les documents authentiques[3] :

Un assassinat dans le Bois de Boulogne. — La police est-elle sur la piste de l’auteur de l’effroyable crime découvert, avant-hier soir, dans le Bois de Boulogne, à proximité du Pavillon d’Armenonville, dans l’allée cavalière de Saint-Denis ? Le Chef de la Sûreté, qui a pris la direction des recherches, le croit.

Les soupçons se portent sur un individu d’une quarantaine d’années environ, dont un signalement détaillé a été fourni à la justice.

Cet individu serait, croit-on, un sadique, client habituel de la victime, Juliette S…

Celle-ci est née dans l’Orne, le 9 mai 1883. Elle fréquentait depuis longtemps dans les maisons de rendez-vous où elle était réputée pour ses fantaisies macabres.

Elle avait coutume, dit-on, de recevoir certains de ses amants de rencontre revêtue d’un suaire, et de se livrer, parfois, à eux dans un large cercueil…

C’est dans cette clientèle de détraqués qu’elle devait finalement rencontrer le misérable qui, dans un accès de sadisme, l’a tuée avant-hier soir, jour de la Toussaint. Et dans le choix du jour il pourrait y avoir eu plus qu’une coïncidence…

D’après les renseignements recueillis par le Chef de la Sûreté, Juliette S. se serait mariée, jadis, en province. Elle était séparée de son mari depuis cinq ans au moins ; elle aurait un fils âgé aujourd’hui de douze ans.

Les constatations de la matinée. — Le Chef de la Sûreté et le sous-chef, accompagnés de deux brigadiers, se trouvaient hier, dès sept heures du matin, sur les lieux du crime pour compléter les constatations de la veille.

Comme nous l’avons annoncé, le cadavre de la jeune femme, recouvert d’une bâche, était resté sous la garde de deux agents, à l’endroit même où il avait été découvert.

Peu après, arrivaient le juge d’instruction chargé d’instruire l’affaire, le médecin légiste et le commissaire de police du quartier.

De nouvelles recherches commencèrent aussitôt.

Tout d’abord, on passa au crible la terre enlevée par le meurtrier pour creuser la fosse dont nous avons parlé.

Cette opération amena la découverte d’un coupe-cigare en forme de petit pistolet, d’un bout de cigare, et, enfin d’une mèche de cheveux frisés ayant dû appartenir à la malheureuse.

D’autre part, au fond du trou, l’on trouva des pierres portant les traces d’une pointe de couteau ou de canne ferrée.

Un examen minutieux permit, en outre, de constater — contrairement à ce que l’on avait cru la veille — que les racines des arbustes avoisinant la fosse avaient été sectionnées avec un couteau très tranchant ; les sections, en effet, paraissaient des plus nettes.

Auprès de l’excavation furent relevées des traces de pieds. Mais, leur fragilité semblait indiquer que la lutte soutenue par la victime n’avait pas dû être très énergique.

Le Chef de la Sûreté, à l’aide d’une canne ferrée, a fait, ensuite, creuser à côté de la fosse une seconde excavation, de dimensions rigoureusement égales à la première : ce travail a duré exactement vingt-cinq minutes.

Ajoutons que dans le réticule de la jeune femme, on a retrouvé son porte-monnaie qui ne contenait qu’une somme de un franc, une petite boîte de poudre de riz, une lime à ongles, une boîte de vaseline, et divers objets sur la nature desquels nous n’insisterons pas ; elle avait, aussi, dans une poche, un mouchoir maculé.

Les amies de Juliette. — Les constatations terminées, le cadavre a été enlevé et transporté à la Morgue. Puis, les magistrats se sont rendus au commissariat de Neuilly, où avaient été convoquées et conduites par les agents et les inspecteurs de la Sûreté plusieurs professionnelles, habituées du Bois, connaissant la victime et opérant dans le rayon où se tenait particulièrement Juliette S.

Une nommée Lecoq, qui, la veille déjà, en compagnie de son amie Alice, avait donné l’alarme et fourni les premières indications, a été naturellement entendue. Elle n’a pu que répéter le récit qu’elle avait fait. Elle dit notamment : « Nous avons vu une forme noire se relever, et nous avons pu nous rendre compte que c’était un homme assez grand et de forte corpulence. Nous avons entendu presque aussitôt le son d’un timbre — probablement une bicyclette. »

L’autopsie. — Dans l’après-midi, un médecin-légiste a procédé, à la Morgue, à l’autopsie du cadavre de Juliette S.

Le praticien a constaté que la mort avait été provoquée par strangulation, à l’aide des mains, l’assassin se trouvant derrière sa victime. La langue était fortement serrée entre les mâchoires. Le médecin n’a relevé sur le corps aucune trace de violence.

Juliette S. était douée d’une force peu commune chez une femme. Si elle a opposé si peu de résistance au meurtrier c’est, assurément, parce qu’elle fut assaillie par surprise.

On a découvert l’assassin. — Nous avons raconté que le secrétaire de la duchesse de B. s’était suicidé, à Neuilly, route de la Révolte.

Le désespéré, le baron Jules G., s’était pendu et avait laissé une lettre dans laquelle il disait que, profondément affecté par la mort de la duchesse de B., il mettait fin à ses jours.

Or, un évènement tout à fait extraordinaire s’est produit hier. On a à peu près établi que le baron G. ne serait autre que l’assassin de Juliette S. !

En effet, en procédant à l’examen du corps du baron, le docteur H. avait constaté que le suicidé portait sur une partie du corps que nous ne désignerons pas autrement une étrange blessure.

Or, nous avons dit, en rendant compte de l’examen médical du corps de Juliette S., qu’on avait trouvé dans la bouche de celle-ci un petit morceau de chair. On crut d’abord que la malheureuse, au moment où on l’avait étranglée, s’était tranché un morceau de la langue.

Mais, plus tard, à l’autopsie, l’examen révéla que la langue de Juliette était intacte.

Alors, le Commissaire de police, mis au courant de ce détail, se rappela la blessure constatée sur le baron G.

Le cadavre de celui-ci fut transporté à la morgue, où l’on acquit, bientôt, la certitude que ce qui manquait au cadavre du baron se trouvait à la morgue…

… L’enquête révéla que le Baron G., ancien officier de marine, âgé de cinquante-un ans, d’allures correctes, et d’aspect sévère, passait ses soirées à rôder dans le Bois de Boulogne, épiant les couples qui s’isolaient.

Tous les habitués du Bois le connaissaient.

Sur ordonnance du Procureur de la République, le Chef de la Sûreté se rendit Avenue de la Révolte, accompagné du greffier de la justice de paix.

Après avoir levé les scellés, le magistrat procéda à une minutieuse perquisition.

Sur une feuille de papier le baron avait tracé ces mots : « Je me suicide : il est trois heures quarante. Aujourd’hui, premier Novembre. »

Or, grâce à l’autopsie et à certains témoignages, il fut aisément démontré que le baron ne s’était pendu que le deux Novembre, c’est-à-dire le lendemain de l’assassinat de la jeune femme. Il avait voulu se créer un alibi… Cet homme n’avait pas complètement perdu toutes notions de l’honneur…

Il ne restait plus qu’à confronter celles qui avaient vu le baron G. avec la malheureuse Juliette.

À dix heures du soir, trois femmes, Marie X., Toto et la Paimpolaise étaient convoquées au commissariat où on leur montra la photographie du baron.

Elles reconnurent l’homme qu’elles avaient surnommé « le Veuf » ou « Guigne-à-l’œil ». Pour plus de sûreté, l’on décida de mettre les trois femmes en présence du cadavre du baron, à la morgue.

En arrivant au funèbre monument, à onze heures un quart, l’une d’elles, celle qui avait surpris l’assassin, refusa obstinément d’entrer.

Ses compagnes, moins timides, y pénétrèrent à la suite des policiers.

Mises en présence du cadavre, elles le reconnurent formellement.

Marie X. déclara :

— C’est bien l’individu que j’ai rencontré le 31 octobre dans une allée du Bois.

Toto déclara, à son tour :

— Je le reconnais parfaitement : il m’avait conduite dans un fourré, le 1er  Octobre, et il me donna un louis ; mais, j’ai préféré lui rendre son argent, il me faisait trop peur.

Enfin, la dernière, qui avait fini par se décider à entrer, affirma :

— C’est bien l’homme qui est parti avec Juliette le 1er  Novembre, à sept heures moins le quart.

La preuve était faite : cependant les magistrats vont continuer l’enquête afin de préciser certains faits et coordonner les dépositions.

Suite de l’enquête. — Aucun doute ne subsiste aujourd’hui sur la culpabilité du baron G. D’accord avec le Chef de la Sûreté, le Commissaire de police de Neuilly, assisté de son secrétaire, s’est rendu hier, dans la matinée, Route de la Révolte, et a procédé, dans l’appartement occupé par le baron, à de minutieuses investigations qui ont démontré que celui-ci était bien l’homme qui avait étranglé Juliette S.

On a trouvé, en effet, la canne dont le criminel se serait servi pour creuser la fosse où il voulait violer sa victime.

Cette canne, en bois des îles, munie d’une élégante crosse d’argent ciselé, a été examinée avec soin ; on y a relevé des traces de terre, et des éraflures produites sans doute par les cailloux du sol. La canne, qui avait été essuyée, mais très imparfaitement, était dissimulée dans un coin de la chambre à coucher du baron.

On a examiné, également, les bottines vernies que portait G. le soir du drame : ces chaussures avaient été nettoyées, mais, sous la semelle, dans l’angle formé par le talon, on a encore retrouvé la terre accusatrice.

Par contre, on ne retrouva pas le linge que portait le coupable le soir de la Toussaint, et qui devait être maculé par le sang de la blessure très particulière dont nous avons parlé. Le baron l’avait fait disparaître.

Voici quelques détails sur la vie du baron G. :

Après avoir terminé ses études, il entra à l’École spéciale de la marine danoise, et en sortit dans un très bon rang. Devenu lieutenant, puis capitaine de vaisseau, il dut quitter la marine à la suite de grosses pertes de jeu.

C’est en 1892, à Trouville, qu’il fut présenté au duc de B., dont, peu après, il devint le secrétaire et l’homme de confiance.

Après la mort du duc, survenue il y a deux ans, il continua ses fonctions auprès de la duchesse, qui l’affectionnait particulièrement — très particulièrement, pourrions-nous ajouter.

Dans le somptueux hôtel de l’Avenue de la Révolte, c’était le baron qui dirigeait tout et traçait le programme des fêtes éblouissantes qu’on y donnait.

En juin dernier, la duchesse de B., qui était âgée de soixante-douze ans, mourut. Le baron montra un désespoir profond ; il conduisit le cercueil au Père-Lachaise, et là, à la fin de la cérémonie, il s’évanouit.

Depuis, le baron était demeuré dans l’hôtel avec deux femmes de chambre et un chauffeur — qui était en même temps concierge —, mais, en proie à une tristesse profonde, il laissait à l’abandon le somptueux hôtel, ne donnant plus aucun ordre, attendant le moment où il lui faudrait quitter cette maison qu’il habitait depuis vingt ans.

Cependant, certaines manies du baron avaient frappé les serviteurs. Il ne voulait pas laisser brosser ses vêtements et cirer ses chaussures par les domestiques. Il procédait lui-même à ces soins. Mieux encore : c’était lui qui portait son linge à blanchir.

Dans sa chambre on a trouvé une quarantaine d’ouvrages traitant de la mort par pendaison, dont plusieurs annotés. Il n’avait pas caché qu’il en finirait avec la vie, et, lorsque son suicide fut découvert, aucun des habitants de l’hôtel ne fut surpris.

Il avait laissé une lettre dans laquelle il priait le Commissaire de police de tenir secrète la nouvelle de sa mort tragique, et il ajoutait : « Ne cherchez pas les causes de ma résolution, elles sont d’un ordre absolument privé et n’intéressent personne ». On voit qu’il avait pris toutes les précautions pour essayer d’empêcher le rapprochement de sa blessure des traces qu’on aurait pu trouver sur sa victime.

Sur une table, le baron avait déposé, bien en vue, une dizaine de pièces d’or de 100 fr. et de souvenirs qu’il avait étiquetés et destinés à des amis.

Cependant, on a appris des femmes du Bois de Boulogne que le baron G., « le Veuf » comme elles le désignaient, était fort redouté d’elles.

Très fort, il les brutalisait, et il n’hésitait pas à dévaliser les malheureuses pour aller un peu plus loin se livrer, avec l’argent qu’il s’était ainsi procuré, aux fantaisies lubriques les plus extraordinaires. Il n’était pas connu que des femmes, au Bois de Boulogne : certains individus qu’on y rencontre habituellement étaient, souvent, les « familiers » du baron.

L’un d’eux a raconté que « le Veuf » l’avait obligé à le suivre dans un cimetière pour se livrer à des actes révoltants. Il ne parlait que de choses macabres et répétait fréquemment : « Je me tuerai ; tous mes parents se sont supprimés d’un coup de feu, je ferai comme eux, mais je n’emploierai pas le même procédé, qui est sale, brutal et douloureux. J’ai étudié la question longuement, je me servirai de la corde, qui procure une mort douce, et je quitterai cette terre dans une dernière extase ! »

… L’attrait des cimetières sur certains sadiques n’est pas nouveau. Au point qu’en chaque grand cimetière de la Capitale un certain nombre de prostituées y raccrochent en toute liberté.

Elles cherchent leur pain sur les tombes. La mort des uns fait la vie des autres.

De crêpe habillée, solitaire, digne, de blanc gantée, des fleurs dans les mains, la femme s’avance jusque devant une tombe — d’où peut la voir la poire visée, — et s’incline dans un geste qui fait valoir l’harmonie des lignes, la courbe de la poitrine, la minceur de la taille, la rotondité de la croupe, quelquefois la finesse de la jambe. À la rigueur, elle s’agenouille, découvrant le mollet. Elle demeure figée dans cette pose, le regard perdu…

Et le monsieur qui vient de perdre son épouse s’approche, la contemple, ému. Une femme si respectueuse de la mort ne peut être qu’une honnête femme ! Il attend — longtemps — qu’elle ait fini ses dévotions. Quand elle se lève, il ose enfin l’aborder. S’il n’ose, elle feint de s’évanouir.

Alors, ils parlent de leurs chers disparus, ils communient dans la douleur. Et, bientôt, la dame est devenue « la veuve joyeuse ».




IX

La Fin d’un Joueur


L’histoire suivante fit, il y a quelques mois, un bruit énorme dans le monde des tripots parisiens.

B… (Baumbest), tenancier d’un tripot de la rue du Havre, s’était-il suicidé ? avait-il été assassiné ? On l’avait trouvé, un matin, mort Avenue des Champs-Élysées. Toutes sortes de bruits avaient circulé, l’affaire fut étouffée, l’on ne connut jamais la vérité.

Or, la voici, telle qu’elle nous fut contée par les héros du drame eux-mêmes :

Baumbest avait une maîtresse, demi-mondaine très quelconque, Margot.

Il dépensait pour elle des sommes considérables, et ne savait pas toujours où les trouver — encore qu’il tînt un des cercles mixtes les mieux achalandés de Paris.

Le cercle mixte est un ramassis de détraqués et détraquées.

Les cercles mixtes ! Ah ! les cartes préparées, les discussions, les jetons remboursés à coups de gueule et de poing, des étrangers ou des mineurs plumés, comme clients des repris de justice, des proxénètes, des filles publiques couchant avec les croupiers, le changeur, l’huissier et les domestiques dans l’espérance d’être mises dans « la combinaison », mendiant une thune ou un louis pour jouer, le comité composé d’anciens valets de chambre ou chauffeurs… Des vieilles dont les gigolos attendent patiemment au vestiaire, en compagnie des chiens, la fin de la partie… Des malheureuses allant du tripot au cabaret et du cabaret au tripot, perdant ici le louis péniblement gagné là…

Toujours la même chose : des gens sans famille, sans amis, seuls dans la vie, préférant la nuit, craignant le jour.

Certains ont-ils vraiment eu de l’argent, sont-ce vraiment des décavés et des dévoyés abandonnés après trop de dettes et d’histoires louches par leurs parents et leurs relations ? ont-ils vraiment été en Amérique, aux Indes, ont-ils vraiment tenu des bancos de mille louis ? Ne sont-ce pas, plutôt, des aventuriers, des chevaliers d’industrie qui n’ont jamais eu le sou et qui cherchent la poire ? Il y a peut-être des deux. Mais, c’est inquiétant, on se demande d’où vient l’argent : ils n’exercent aucun métier, et ils sortent toujours des louis de leur poche.

Et ces femmes ! voyez le vice ! Le jeu, l’alcool, l’éther, la morphine, l’amour, tout ça est gravé sur leur physionomie. Les initiés connaissent chaque stigmate : la pupille rétrécie, le teint jaune, morphine ; la peau vallonnée, éther ; l’œil hagard, alcool ; le front barré d’une grande ride, jeu. Il y a des maisons de santé pour les alcooliques, les éthéromanes, pourquoi n’y en a-t-il pas pour les joueurs ? On interdit les fumeries d’opium, et l’on tolère les casinos ; pourquoi ? Les joueurs sont de pauvres êtres auxquels il suffit de redonner un peu d’énergie, un peu de volonté pour qu’ils retrouvent une autre mentalité, pour qu’ils redeviennent des hommes capables de comprendre qu’on peut gagner de l’argent en travaillant.

Regardez donc, là, qui dîne, derrière ce bouquet de fleurs, cette vieille femme : a-t-elle, quelque part, des enfants ? a-t-elle eu un mari, un amant ? quel âge a-t-elle sous le fard, sous la poudre de riz ? soixante-cinq ans, environ. Elle porte une perruque. Elle arbore un chapeau de jeune femme. Ses doigts sont couverts de bagues. Elle réfléchit, insensible au bruit de vaisselle, au bruit des conversations, elle mange machinalement. Elle a dû perdre hier, et elle prépare le coup savant : donnera-t-elle le coup de trois, jouera-t-elle la passe à la ponte ?

Et dire que ce pourrait être une grand-mère… Et ce n’est qu’une pauvre vieille isolée, une joueuse ! Après tout, peut-être vient-elle demander au jeu l’oubli d’amours déçues, de drames intimes, de désespérances anciennes, d’enfants perdus…

… Ce soir-là, Baumbest avait lâché son propre tripot, et était allé se « refaire » dans un autre. Il était acculé.

Il prit la banque.

En trois coups il sauta.

Il la remit.

Maintenant, il jouait machinalement, sans calculs, tirant au hasard, ne prenant pas garde aux différents points du tableau, ne cherchant pas à deviner à l’air des pontes quelles cartes il venait de donner, il ne pensait même plus que les jetons représentaient de l’argent, il ne voyait plus la figure anxieuse des gens assis autour de la table ni les gestes secs du croupier.

Il pensait à Margot, il voyait ses cheveux, sa taille, il entendait sa voix.

Il sauta encore, annonçant :

— La banque est remise.

Tous les membres du cercle s’étaient approchés, tous allaient jouer, le banquier avait la déveine noire, ils allaient pouvoir se refaire !

Baumbest, par instants, était secoué d’une rage folle : il se figurait Margot dans une maison de passes…

Les joueurs se rapprochaient, se pressaient plus étroitement autour de la table. Ils avaient, d’abord, flairé la poire ; maintenant, ils la tenaient ! Ils pouvaient y aller à coup sûr ! Le silence se faisait moins solennel : instinctivement tous ces gens laissaient percer leur gaieté, ils se poussaient du coude, s’associant dans la curée. Quelques-uns, qui ne jouaient jamais, les « chemineaux de tripots », venant seulement pour manger et se faisant supporter grâce à la promesse d’amener un richissime joueur, accouraient du salon de lecture, jetaient des jetons sur le tapis. La poire ! la poire tenait la banque, qu’ils suceraient jusqu’au dernier sou ! C’étaient pour chacun quelques jours d’assurés ! Les larbins, aussi, jouaient, passant discrètement l’argent aux membres qui ne leur donnaient point de pourboire.

Cela devenait navrant : d’un côté les pontes gouailleurs, de l’autre Baumbest ne se défendant plus, donnant des cartes au hasard, absolument indifférent, d’ailleurs. Ah ! Tous ces hommes sont sans famille, sans le sou. Et l’argent est là, étalé sous leurs yeux, l’argent qui chante : Je te permettrai de payer ta blanchisseuse, ton propriétaire, tes dettes, je te permettrai de t’offrir cette femme que tu as croisée hier, tu sais celle qui se retroussait si délicieusement, montrant des escarpins vernis à hauts talons et des bas de soie noire à jours, je te permettrai de la caresser et de la posséder, je te permettrait d’oublier les soucis, les ennuis !

Baumbest perdit tout.

Alors, il se leva, quitta la salle de bac, serrant quelques mains au passage, allumant une cigarette.

La partie reprenait, le croupier annonçait :

— La banque est aux enchères !

— Deux cents louis !

— Deux cent cinquante !


lorsqu’on entendit une détonation.

Des joueurs se précipitèrent vers le lavabo d’où le bruit s’était échappé, cependant que quelques-uns profitaient de l’émotion pour retirer leur enjeu perdu sur les cartes déjà parties.

Mais, le tenancier du tripot barrait le chemin.

— Je vous en prie, Messieurs, ce n’est rien ! la partie continue ! Un pneu de mon auto qui a éclaté dans la cour ! La partie continue ! Banco ! je fais le banco ! La banque va sauter, elle sera sûrement remise !

L’on rentra dans la salle de jeu, la partie continua.

Le tenancier, rassuré pour la recette, appela furieusement un valet de pied.

— Vite ! Allez chercher discrètement le Président !

Il ouvrit la porte du lavabo.

Baumbest gisait, le front ensanglanté, le corps plié, dans un coin, un revolver dans une main crispée, deux enveloppes cachetées dans l’autre. Les yeux étaient fermés, la bouche souriait dans un effroyable rictus, une grimace de dégoût, de mépris, de désespérance.

— Ah ! l’animal ! grogna le tenancier au Président qui arrivait. Il ne pouvait pas aller faire ça autre part, il ne manque pas de chalets de nécessité à Paris ! Il ne faut pas que l’on dise qu’il s’est suicidé ici ! Ce serait gentil ! Nous aurions, demain, la visite de Soulières, et, les jours suivants, tous les juges d’instruction sur le dos ! Autant fermer la boîte de suite.

— Pauvre bougre ! Encore une histoire de femme…

— Ah ! fichez-moi la paix !

— Mais, que voulez-vous en faire ?

— Ah ça… Ah ! le cochon ! le cochon ! Tenez, prenez ces deux lettres, fourrez-les dans votre poche.

— Adressées à « Margot », à « Ma mère ». Pauvre bougre… Est-il bien mort ?

— Je vous crois, regardez-moi cette tête. Nom de Dieu ! nom de Dieu ! si c’est permis !

— Enfin, il faut se décider. Allons-nous prévenir le Commissaire de police ?

— Jamais ! jamais ! il ne doit pas être mort ici. Allez me chercher son manteau et son chapeau, et dites à mon chauffeur de se tenir prêt.

Ils soulevèrent le cadavre dont les membres se balançaient comme ceux d’un polichinelle détraqué, lui enfilèrent avec une peine infinie son pardessus dont ils relevèrent le collet, enfoncèrent le chapeau sur les yeux, et, tirant le corps, le cognant aux murs, le prirent chacun sous un bras, l’emmenèrent par les corridors, le descendirent, le hissèrent et l’engouffrèrent à grands coups de poing dans l’auto, disant très haut :

— Ah ! le cochon ! si c’est permis de se saouler comme ça ! Quelle cuite, mes enfants ! quelle cuite ! Chauffeur, aux Champs-Élysées ! il faut lui faire prendre un peu l’air !

L’auto démarra, fila, silencieuse, les deux hommes maintenant le mort.

Le tenancier la fit arrêter près de l’avenue Marigny.

Il regarda à droite, à gauche, fit quelques pas.

Personne. Au reste, la nuit était suffisamment obscure.

— Oust ! fit-il, on va le plaquer là.

Ce fut une autre affaire : pas moyen de sortir le cadavre qui commençait à se raidir. Un moment, il tomba le nez contre la portière. Enfin, ils purent l’extraire, et, le saisissant sous les bras, cependant que ses pieds traînaient par terre, l’amener jusque sur un banc où ils l’assirent, le calant tant bien que mal.

Ils se reculèrent pour juger de l’effet.

— Là ! ça va, baissons un peu le chapeau sur ses yeux, et caletons !

Et, ayant lancé, en guise d’oraison : « Bougre d’imbécile ! », ils remontèrent dans l’auto et regagnèrent le tripot.

 

Vers quatre heures du matin, une bande d’idiots sortait de chez Maxim’s : Margot, deux ou trois autres grues en robe décolletée, des hommes en habit.

Le jour se levait, la rue Royale se teintait de rose, des voitures de laitiers passaient au galop, des boueux arrosaient la chaussée. La journée s’annonçait belle.

— On va se pagnoter ? demanda Margot.

— Si on allait au Pré-Catelan ? Ça va être épatant de voir le soleil paraître et d’entendre les oiseaux chanter !

— Oh ! Chochote, tu as du vague à l’âme ce matin ? Mais, zut pour le Pré-Catelan ! c’est trop loin !

— Allons aux Halles !

— Ah non ! pour recevoir des trognons sur la gueule et des tomates sur la robe !

— Rentrons à pied, nous passerons par les Champs-Élysées. Comme ça, nous profiterons du beau temps.

— C’est ça, ça colle ! rentrons à pied !

Ils partirent, elles retroussant haut jupes et jupons, exhibant des bas noirs à jours, insultant aux arroseurs, aux balayeurs, eux le chapeau en arrière, la bouche de bois, disant des idioties, entonnant des refrains ineptes.

Dans les Champs-Élysées, ils s’accrochèrent par les bras, tous sur un seul rang, essayant de danser, titubant, levant la jambe.

… Pourtant, ils s’arrêtaient de temps en temps, inquiets — ou charmés — par le gazouillis des moineaux s’éveillant dans les arbres d’un vert frais, jeune, d’un vert de printemps. La bande, si avinée qu’elle fût, se laissait impressionner par cette pureté naturelle, par l’innocence de ce jour levant.

Ils avancèrent ainsi, cependant que deux sergents de ville en faction se contentaient de hausser les épaules à la vue de l’inanité de ces gens.

Soudain, Margot s’écria :

— Ah ! pigez le type, là-bas, sur le banc ! Vous parlez d’une muffée ! Chiche que je lui fais tomber son chapeau !

— Chiche ! Une bouteille de champagne !

— Chiche !

Elle les lâcha, marchant doucement, sur la pointe des pieds, faisant des pitreries. Elle hésita une seconde, et, d’une chiquenaude, fit sauter le chapeau.

Alors, le corps balança, et s’abattit bêtement.

Les femmes prirent peur, disant :

— Il est ivre-mort, laissez-le, cet idiot ! quand un des hommes hurla :

— Du sang ! un coup de revolver ! foutons le camp !

Margot approcha, regarda.

— Ah ! zut ! c’est Baumbest ! Le voilà crevé !

— Tais-toi ! tais-toi, nom de Dieu ! s’exclamèrent les autres. Foutons le camp ! Foutons le camp !




X

Sur Commande


La nature ne les satisfait pas, comme impure, imparfaite, ils ont besoin de la corriger, de l’adapter à leurs goûts spéciaux. Ce sont les prédécesseurs des cubistes, des futuristes… La femme ne leur dit rien, l’homme non plus. Ils n’en trouvent pas à leur idée. Ils préfèrent les rêves des peintres, des sculpteurs, des poètes. Certains, peu riches, ne pourraient contenter leurs désirs autrement ; d’autres, même milliardaires, ne pourraient satisfaire leurs fantaisies sanglantes, brutales, parfois mortelles.

Alors, ils les font écrire ou dessiner.

Il se trouve des gens pour écrire, pour dessiner ça… Excusons-les en pensant qu’ils n’ont pas mangé depuis plusieurs jours. Seulement, il s’en trouve, aussi, pour vendre ça aux amateurs, et ceux-là font des fortunes ! On les tolère parce que, paraît-il, ils sont indispensables aux étrangers. C’est un article de Paris !

Ce n’est vraiment pas la peine de se gêner ! En plein Palais-Royal, à la vitrine, une pancarte annonce : « Aquarelles sur commande » ! Avez-vous envie de ci, de ça ? Vous n’avez qu’à entrer. Ça coûte un peu cher (20 à 30 fr. un dessin sans la moindre valeur) ! mais, l’on vous fait remarquer qu’on risque la prison à vendre ça, que le Parquet est excessivement sévère pour ce genre, de délit, etc.

Et le naïf acheteur ne réfléchit pas que le Parquet tolère l’annonce !

À la rigueur, si vous ne savez pas ce que vous désirez, on vous donnera des idées, on vous montrera des modèles.

À moins que vous vouliez des livres ou des manuscrits. Il y a un catalogue sur lequel le Marquis de Sade voisine avec les derniers ouvrages sur la flagellation : il comprend toutes sortes de divisions et de subdivisions, c’est-à-dire tous les vices et leurs raffinements.

Ces livres, d’une valeur marchande de quelques sous, coûtent vingt francs et plus. Mais, rassurez-vous ! on les loue, au jour, à la semaine, moyennant un cautionnement. N’est-ce pas exquis ? De même, on loue les manuscrits. C’est un peu plus cher. Plus fort : on loue des photographies ! Vous figurez-vous la mentalité de l’être qui loue des photographies ? N’est-il pas mûr pour Bicêtre ?

Tout cela, je le répète, se passe en plein Paris. Les photographies sont, pour la plupart, faites à Paris, les manuscrits sont écrits presque tous par des bureaucrates parisiens — j’en pourrais citer un à l’Assistance et un à l’Élysée !

Le hasard m’a mis en main deux de ces manuscrits : l’immondice ne le cède qu’à l’imbécillité. C’est du charabia, un ramassis de fautes de français. Après tout, la police a peut-être raison de tolérer ça, car, vraiment, ça ne peut pas faire grand mal ! Et je doute que les gens qui payent si cher ces manuscrits soient très satisfaits. Ils cherchent, évidemment, à perfectionner leurs manies, ils demandent à l’imagination d’un autre des raffinements, des mots, des phrases, des expressions, des images, des idées, des gestes que leurs cerveaux angoissés, trop travaillés, ne peuvent plus forger. Ils doivent être déçus ! Ils tombent sur des crève-de-faim ne connaissant rien de l’homme et de la femme, clients de pierreuses, amis d’apaches, fort naturels en amour, fort bourgeois en cet acte, et n’ayant jamais fréquenté dans une maison de rendez-vous.




XI

L’Adultère fouetté


La Comtesse de Marnay s’ennuyait atrocement…

Elle rêvassait sans cesse… Elle rêvassait… sur la terrasse supérieure du manoir — au plein midi. Cette terrasse dominait à pic la rivière, les plaines, les champs, les bois qui s’étendaient, désespérément, à perte de vue, bornés, tout au loin, par des collines embuées qui se confondaient avec le ciel implacablement bleu. À cette heure, l’eau de la rivière avait les reflets du miroir, c’était une nappe d’argent aveuglante, une masse de métal en fusion. Les champs de blé mûr, brûlé faisaient de grandes taches jaunes que, par instants, une brise, un souffle de fournaise plutôt, parcourait, les ridant longuement. Les oiseaux se taisaient, terrés à l’ombre. L’on n’entendait qu’une immense vibration monotone, la voix, la vie de la nature accablée de soleil…

La Comtesse rêvassait à l’heure du crépuscule, lorsque la boule rouge incendiait les faîtes, déchirait le ciel en loques sanglantes, laissant sur l’eau des traînées de feu…

Elle rêvassait, la nuit, lorsque, le rossignol égrenant ses trilles les plus sublimes, la nue azurée se piquait des points lumineux des étoiles, lorsque la lune ironique et discrète laissait tomber sa poussière glaciale, soulevant des écailles d’argent sur la rivière…

Elle rêvassait à l’aube lorsque le ciel, se lilaçant, s’éclairait des premières lueurs du jour, lorsque l’alouette joyeuse de la belle journée qui s’annonçait lançait ses petits cris aigus, réveillant les moineaux encore serrés frileusement les uns contre les autres…

Elle rêvassait lorsque la pluie, tambourinant sur les vitres, tombait avec un crépitement monotone…

Elle rêvassait…

Tout lui conseillait d’aimer, tout lui chantait l’amour, sans cesse la Nature lui disait son grand poème… Les fleurs se penchaient l’une au-devant de l’autre, les oiseaux se becquetaient… Elle seule n’aimait pas !

Et ses suivantes, aussi, aimaient ! Et les filles de ferme ! et les femmes de la cuisine ! Et les soldats du comte ! Et les valets ! Partout, dans la campagne, dans les maisons, c’étaient des soupirs d’amour, partout l’amour régnait en maître, de la terre au ciel !

Les bêtes, aussi, aimaient : on voyait les chiens en rut, les chiennes en chaleur courir, affolés… Et, la nuit, les vers luisants brillaient de toute leur phosphorescence, pour plaire, sans doute…

… Mariée à l’âge de seize ans au Comte de Marnay, Yolande de Dusseldorff n’avait jamais aimé. Aurait-elle donc pu aimer ce rustre qui traitait les femmes comme il traitait les chevaux, ce soudard sentant le vin et l’écurie, toujours pressé, qui faisait l’amour à la façon des bêtes, sans phrases, sans caresses, simplement pour assouvir ses besoins, pour se soulager, prenant les filles des fermes, les souillons des cabarets, ignorant de la Beauté, de la Grâce, de la Pudeur, de tout ce qui est la Femme enfin ?

Yolande frémissait à la seule pensée de l’homme, mais elle frémissait, non de désir, mais bien d’une vague terreur — qu’elle n’aurait pu définir elle-même — terreur de la domination, du maître, terreur de la chose attendue, inéluctable, terreur de la désillusion, d’une souillure éternelle, d’une défloraison infiniment triste…

Que le Comte était loin de ces beaux héros, de ces princes charmants, de ces seigneurs d’amour dont elle lisait avidement les merveilleuses aventures dans les vieux romans allemands ! Ceux-ci lui apparaissaient moitié hommes, moitié dieux, parlant en vers, parlant un langage divin, et guerroyant, et risquant leur vie pour l’amour de leurs dames, leur envoyant de Palestine de longs messages d’amour ! Toujours ce mot « amour »… Ce mot sonnait sans cesse à ses oreilles d’un tintement à la fois cristallin et grave, avec des notes de cloche d’angélus et des notes d’enfant de chœur…

Mourrait-elle donc sans avoir connu l’amour ?

Quelquefois, épouse fidèle, elle s’adressait de cruels reproches, s’accusant de ne pas savoir aimer le Comte, elle s’efforçait de se le représenter comme quelque brave guerrier, défiant la mort, confiant dans sa force, domptant les chevaux indomptables, ne craignant que Dieu. Mais, tout de suite, l’homme hideux qu’il était se dessinait à ses yeux, le soudard aviné, bestial, brutal, ne se plaisant qu’aux orgies, l’homme éperonné, ne connaissant que la cravache et le fouet, l’homme entouré de sa meute, de ses faucons. Lui avait-il jamais murmuré quelque une de ces paroles qu’on sait menteuses, trompeuses, mais qui font tant de plaisir sur le moment, qui sont la musique dont en s’enivre ?

Comment l’avait-il prise ? comment avait-il défloré cette fleur ? Entre deux saoûleries. Et si vite… La brutalité du geste n’avait même pas été belle. Souvent, la brutalité, la force, le viol sont beaux. Le Comte, ivre, avait un peu erré, comme un pochard qui ne peut introduire sa clé dans la serrure. Ce souvenir la faisait frémir — d’horreur, de dégoût.

Mourrait-elle donc sans aimer ?

Elle pensait, alors, oh ! bien involontairement ! au Vicomte de Graylont…

Le Vicomte… Le lieutenant de son mari… De haute et antique noblesse, mais, pauvre, et obligé de prendre du service dans la Compagnie de Marnay…

Il rougissait quand il la voyait, quand il lui parlait. Oui, il rougissait. Et Dieu sait, pourtant, quel brave c’était ! On citait ses exploits, ses combats, les tournois dans lesquels il avait magnifiquement triomphé, et dont il aurait pu emporter le prix, c’est à dire la main — et le cœur — de la dame, de la demoiselle présidant la joute dans la loge enrichie de brocarts, de velours, de dorures ! Il s’était toujours contenté d’un sourire et était reparti vainqueur, envié… et seul.

Et, précisément parce qu’il dédaignait les femmes, les femmes l’adoraient. C’est l’éternelle histoire.

Mais il dédaignait les femmes sans coquetterie, sans forfanterie — parce qu’il n’en avait pas encore rencontré une qui lui parût vraiment femme, c’est-à-dire qui cherchât dans l’amour autre chose qu’une satisfaction immédiate, passagère, une gloriole mortelle, humaine, disons bestiale. Il avait une âme d’enfant dans un corps de brave.

… Un jour — c’était au crépuscule, et le globe du soleil incendiait magnifiquement et la terre et le ciel — il s’était trouvé sur la terrasse, près de Yolande.

Une paix immense régnait. Tout s’endormait paisiblement. Il semblait, ce soir-là, que la Conscience universelle fût tranquille, pure. Il y a de ces soirs où l’on s’endort sans remords…

Ils ne disaient rien, regardant, sans les voir, les nuages légers glisser dans la nue, les bois et les plaines s’effacer dans l’ombre. La majesté de l’heure les étreignait. Tout doucement, ils communiaient dans l’ineffable sublime de la Nature. Et, tout doucement aussi, sans qu’ils s’en aperçûssent, leurs mains se joignirent, leurs doigts s’entrelacèrent. Et ils restèrent, ainsi, de longues minutes, de longues heures, tremblants du froid qui descendait de la lune, tremblants de pudeur, tremblants d’émotion, de beauté, tremblants d’amour…

Les meilleures paroles sont celles qu’on ne prononce pas. Le cœur a un langage muet, que seuls entendent ceux qui en sont dignes.

Quand le froid les força à se rappeler qu’ils étaient homme et femme, ils s’aimaient…

… Ce fut exquis. La Comtesse renaissait, naissait plutôt. Elle aimait enfin ! et d’un amour partagé, d’un amour digne d’elle, d’un amour infiniment pur puisqu’il avait triomphé de ses scrupules de femme mariée, d’un amour qui la lavait des brutalités et des grossièretés de l’autre, qui lui faisait oublier ce passé de répugnance.

Le Vicomte et la jeune femme restaient des heures et des heures la main dans la main, heureux, regardant le ciel. Ils murmuraient, seulement, de temps en temps :

— C’est beau !

— Je vous aime…

— Je vous aime…

Les doigts s’entrelaçaient plus étroitement. Puis, ils se séparaient, la main du Vicomte enlaçait la taille de la jeune femme, les corps se rapprochaient, se touchaient. Les lèvres se joignaient.

Et, suivant l’éternelle loi de l’amour, les amoureux glissèrent l’un sur l’autre, s’abîmant dans l’infinie volupté…

… Peu à peu ils s’étaient habitués à cette vie de rêve, et la vivaient le plus souvent qu’ils pouvaient. Un couloir obscur, une cave, les champs, les forêts, les bords de la rivière — partout ils s’aimaient, et les tapis d’Orient les plus chers leur étaient moins doux que la mousse ou le sable.

Ils oubliaient tout et tous, grisés dans cette vie d’idéal, dans cette vie de rêve, transportés, soulevés.

Ils oubliaient, parfois, jusqu’au Comte.

Or, un après-midi qu’il régnait une chaleur écrasante, ils s’étaient réfugiés dans l’ombre la plus épaisse de la forêt. De hauts chênes les entouraient, les couvraient, formant une serre. L’air était rare, lourd, la lumière sourde. Mais, le mystère était profond, accompagné de la grande voix bourdonnante des insectes.

Ils étaient l’un contre l’autre, étendus sur la mousse épaisse, le Vicomte ayant passé un bras sous son cou, elle, le corsage dégrafé, un sein émergeant des dentelles blanches.

Ils ne voyaient rien, ils n’entendaient rien…

Ils n’entendirent pas même l’aboiement des chiens, la galopade des chevaux, les sonneries du cor.

Le Comte et sa suite revenaient d’une chevauchée, ne connaissant pas d’obstacles, passant partout, écrasant, cassant tout. Ils arrivèrent ainsi sous la voûte des chênes.

Les chiens tombèrent en arrêt, arrêtant subitement la cavalcade.

Le Comte se précipita, aperçut le couple. On le vit pâlir, rougir. Puis, il hurla, d’un ton qui terrorisa :

— Enfer et damnation !

Il sortit son formidable coutelas du fourreau, le leva. Mais il le laissa retomber, et, dans un grand rire qui le secoua étrangement, ordonna :

— Enchaînez-moi solidement ces deux bêtes, et amenez-les au château !

Et, éperonnant vigoureusement son coursier, il repartit au grand galop, suivi de la plupart de son escorte.

Le reste était demeuré à obéir. Des brutes grossières, puant le cheval, les harnais et le vin, se saisirent du couple, ficelant l’homme étroitement, déchirant, dans leur précipitation, les vêtements de la femme, salissant, écorchant cette peau si tendre, si délicate, broyant les seins, arrachant des cheveux.

Eux n’avaient pas eu le temps de se reconnaître. Ils pensaient rêver encore. Tout se brouillait en leur cerveau, les chevaux, le Comte, ses hurlements… Seule, la douleur des liens trop serrés les rappelait à la réalité, les réveillait.

Les soudards les avaient fait lever, et, hâtés de retrouver les filles et les tonneaux qui les attendaient au château, ils les poussaient, les forçaient presque à courir malgré leurs entraves.

À la vue de la bien-aimée ainsi traitée, le Vicomte avait voulu bondir. Mais les cordes le retenaient. Alors, il avait rugi des menaces que les coups n’arrêtaient pas :

— Malheur à vous ! malheur à vous ! malheur à votre maître ! Mort aux bourreaux ! Dieu vous voit ! Brutes ! chiens ! que le feu du ciel tombe sur vous !

Les paysans, étonnés, effrayés, sortaient de leurs portes. Et les vieilles se signaient en voyant leur maîtresse, la châtelaine, enchaînée. Et les jeunes filles admiraient la forte musculature du Vicomte, et elles rougissaient. Et les gars s’intéressaient à la poitrine blanche de la jeune femme demeurée à l’air, à un bout de cuisse qu’on apercevait par la jupe en lambeaux.

Mais la jeune femme conservait son port de reine, pudique dans son impudeur, illuminée d’amour. Elle clamait, seulement, de temps en temps au Vicomte :

— Je vous aime ! je vous aime !

Et lui, interrompant ses menaces, répondait :

— Je vous aime ! je vous aime !

Le cortège arriva au château. Le Comte avait donné des ordres. Les amants furent séparés, non sans s’être encore crié :

— Je vous aime ! je vous aime !

— Je vous aime ! je vous aime !

La jeune femme fut conduite dans ses appartements, où on la délivra de ses liens.

On la laissa seule. Elle tomba sur une fourrure, inerte.

Bientôt, elle se souvint. La scène se retraça à ses yeux. Alors, elle pleura longuement Et cela la soulagea.

À cet instant, la première femme de chambre vint la prévenir que le Comte ordonnait qu’elle revêtît ses plus belles parures : il attendait les seigneurs du château voisin. C’est vrai, elle avait oublié ces hôtes qui devaient arriver dans quelques heures.

Maintenant, elle ne savait plus quoi penser. Le Comte lui ordonnait de s’habiller. Il avait donc l’intention de se taire, de pardonner ? Mais non ! cet être brutal, féroce, ne pardonnerait pas, n’oublierait pas. Alors, quelle vengeance méditait-il ? Quel raffinement avait-il inventé ? Quelle hypocrisie dissimulait-il ? Qu’avait-il fait de son amant ?

Elle n’osait interroger ses femmes, qui, discrètes, silencieuses, arrivaient pour l’habiller, le visage d’une impassible froideur. Elle eut un mouvement de révolte. Elle était la maîtresse. En réalité, elle n’était qu’une esclave : elle n’avait jamais été qu’une esclave, l’esclave du Comte, l’esclave de ses suivantes.

Déjà, celles-ci, sans la consulter, commençaient leur service. Tranquillement, elles lui enlevaient ses vêtements déchirés ; le corsage, la jupe tombèrent. Puis, la fine batiste. Yolande était nue, elle ne s’en apercevait pas, pensant toujours au bien-aimé, pensant au Comte.

Elle n’avait pas que l’âme d’une jeune fille, elle en avait, aussi, conservé le corps : des jambes nerveuses, des cuisses un peu grêles, une croupe un peu maigre, des hanches faibles. Seule, la gorge se profilait très ronde. Les bras avaient la sveltesse de la vierge. Le cou, très élancé, avait la grâce du cygne.

Mais, ce qu’elle avait de merveilleux c’était sa chevelure, sa chevelure qu’en ce moment ses femmes peignaient longuement, sa chevelure douce, soyeuse, tombant en boucles lourdes et dorées sur les épaules.

Puis, elles la lavèrent et la parfumèrent minutieusement, usant des fards, des parfums les plus précieux, nacrant, ivoirant cette statue de chair qui se laissait faire, docile, presque inanimée, épeurée.

Ensuite, elles l’habillèrent, et l’or, les velours, les satins, les soies, les dentelles s’appesantirent sur son corps, ménageant, toutefois, le charme des épaules rondes, la légèreté de la taille. Enfin, la première de ses femmes sortit d’un coffret de santal finement découpé les bijoux qui devaient achever de la parer, les perles fines moins blanches que sa peau, les rubis moins rouges que ses lèvres. Son cou, sa gorge, ses doigts, ses cheveux brillèrent bientôt de mille feux de toutes couleurs.

Alors, les suivantes se reculèrent un peu pour mieux juger de l’ensemble. Et, satisfaites apparemment, elles se retirèrent, toujours silencieuses.

Yolande demeurait seule, parée comme une châsse. Qu’allait-on faire d’elle ? À quelle horrible scène la destinait-on ? Elle songeait à ces malheureuses qui revêtent une superbe robe de mariée le jour où elles entrent dans les Ordres. Et, toujours, sa pensée revenait au Vicomte. Où était-il ? L’avait-on déjà tué ?

… Elle n’attendit pas longtemps. Des sonneries de trompe avaient retenti, elle entendait le bruit des chaînes abaissant le pont-levis : les hôtes arrivaient.

Le jour tombait… Elle vit les fenêtres du château s’illuminer une à une. La porte de sa chambre s’ouvrit, ses femmes venaient la chercher. Elle les suivit, tremblante. Elles la conduisirent dans une grande salle dont la porte-fenêtre donnait sur la cour d’honneur, elles la menèrent sur le balcon, l’encadrant étroitement.

Au milieu de la cour s’élevait une estrade.

Le bourreau se tenait en bas.

La Comtesse frémit. Elle commençait à comprendre… On allait tuer son bien-aimé sous ses yeux…

En face d’elle, sur un autre balcon, apparaissaient le Comte, ses invités et leur suite, magnifiquement habillés. Des soldats se rangeaient. Le ciel s’ensanglantait des rayons du soleil couchant. Des torches s’allumaient, jetant des lueurs sinistres.

Un groupe sortit des écuries, s’avançant vers l’estrade, au milieu duquel un homme se débattait, hurlant des menaces :

— Malheur sur vous ! Malheur sur vous !

Le Vicomte ! Yolande voulut s’élancer, se précipiter dans le vide. Ses femmes la retinrent. Mais, elle poussa un grand cri :

— Je t’aime !

Il leva la tête, et l’aperçut. Et, tandis que ses yeux s’illuminaient, ses lèvres clamaient sur un ton de défi :

— Je t’aime ! Je t’aime !

Le Comte ne broncha pas. Il pâlit affreusement, mais il demeura maître de lui, affectant, au contraire, de sourire, de plaisanter avec ses hôtes.

On fit monter le jeune homme sur l’estrade, on le déshabilla. Sa poitrine, un peu velue, apparut, large, les mamelles gonflées ; les muscles saillirent des bras, les biceps se bombèrent. Brutalement on l’attacha à un poteau, les bras en croix. Les liens entrèrent si profondément dans les chairs qu’ils dessinèrent des bourrelets violacés.

Le bourreau s’approcha, armé d’un fouet à longues lanières terminées par des pointes, leva le bras, et, se tournant vers le Maître, attendit un signe. À ce moment, Yolande, d’une pâleur de mort, cria encore :

— Je t’aime !

Et l’amant répondit :

— Je t’aime !

Elle ferma les yeux, sur le point de s’évanouir. Mais, elle rassembla son courage, voulant prier Dieu pour celui qui allait mourir… Et elle pria ardemment, confondant en son cœur le Maître tout puissant et l’amant bien-aimé, l’amour divin et l’amour terrestre.

Lui continuait de la regarder, s’abîmant dans la contemplation de cet être adoré, oubliant le présent, oubliant tout ce qui n’était pas Elle, ignorant de la Mort qui le guettait, se jugeant, sans doute, en état de l’affronter sans crainte parce qu’il aimait loyalement.

Le Comte fit un geste. Le fouet s’abattit sur les épaules, marquant de grandes zébrures rouges. La victime laissa échapper un petit cri, on la vit pâlir atrocement, et tout le corps se contracta en une longue secousse. La jeune femme rouvrit les yeux : elle souffrait plus que le malheureux ! Le fouet s’abattit encore, avec un bruit cinglant, mat. Cette fois, du sang rougit la peau, du sang que les lanières lancèrent en l’air, sur l’estrade. Le corps eut un grand soubresaut. Alors, un troisième, un quatrième coup tombèrent, et un cinquième, un sixième, au hasard, sur les épaules, sur les bras, sur les omoplates. Le sang, maintenant, coulait en filets, en rigoles, glissant jusque sur les reins, jusque sur les cuisses. Le malheureux s’affaissait de plus en plus, ses jambes ne le portaient plus, le corps n’était, plus suspendu qu’aux liens retenant les mains.

Enfin, le Comte fit un nouveau signe, le bourreau s’arrêta. Des valets montèrent avec de grandes éponges pleines d’eau dont ils lavèrent brutalement les blessures. Puis, ils détachèrent l’homme, et, le soutenant, l’emportant plutôt, car ce n’était plus qu’une loque sanglante, le reconduisirent vers les écuries, cependant que du balcon une voix, sans discontinuer, criait superbement :

— Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime !

Mais les suivantes relevèrent la femme qui clamait ainsi, et la prièrent respectueusement de les suivre. Au reste, elles l’encadrèrent pour qu’elle ne se sauvât pas ou n’essayât pas de se tuer, peut-être seulement pour guider ses pas chancelants. Elle la firent descendre, la poussèrent vers la cour, vers l’estrade encore maculée de sang, l’y montèrent.

Instinctivement, la Comtesse sortit de son abattement. Quoi ? Ces bourreaux allaient la châtier à coups de fouet ? Qu’on la tuât, mais qu’on ne lui infligeât pas l’humiliation de cette torture ! Tout son être se révoltait dans sa pudeur de femme, dans l’aristocratie de son sang. Allait-elle servir d’appât à la curiosité, à la luxure de cette foule de brutes ? Allait-on exposer sa nudité à la vue de ces hommes ?

Déjà, ses femmes la déshabillaient, déjà ses bras, ses épaules frissonnaient au froid du jour tombant. Et ce furent la jupe, les dentelles, le linge qui glissèrent, découvrant les cuisses que seul le bien-aimé aurait dû entrevoir…

Il les voyait ! Car, on l’avait ranimé avec des stimulants, on l’avait tant bien que mal réchauffé, et on l’avait ramené dans la cour, enchaîné, en un coin d’où il pouvait tout voir. Dans sa face, encore contractée de douleur, ses grands yeux effarés virent ceci :

La jeune femme fut mise toute nue. En vain ses bras se croisèrent pudiquement sur sa poitrine, essayant de retenir les derniers vêtements, on les lui arracha brutalement. Elle apparut, alors, la statue de la Chasteté, rouge, frémissante, un bras sur les seins, l’autre main sur le bas du ventre. Immobile, un peu courbée dans un geste de pudeur. Et la pose était si pure qu’on eût dit l’œuvre de marbre d’un merveilleux sculpteur, en dépit de la couleur des chairs.

Mais, les soudards, insensibles, la saisirent, l’étendirent sur l’estrade, le dos contre les planches froides, l’attachant, en croix, bras et jambes écartés, à des anneaux. Des valets approchèrent des torches dont la lueur se projeta sur ce corps d’ivoire, éclairant étrangement les parties saillantes, les seins, le ventre.

Le Vicomte, enchaîné étroitement, écumait. Elle ne l’avait pas vu, et il se taisait, ne voulant pas qu’elle sut qu’il assistait à cet immonde spectacle. Il se retenait pour ne pas crier sa présence.

Mais, le Comte, comprenant ce sentiment, désireux de pousser la vengeance à bout, donna un ordre bref. Et l’amant fut hissé sur le balcon qu’occupait tout à l’heure la malheureuse, et que, couchée sur l’estrade, elle pouvait apercevoir. Elle l’aperçut, en effet, et, cria :

— Je t’aime !

— Je t’aime !

Et, contente d’avoir vu une dernière fois le bien-aimé, elle se recueillit en Dieu, attendant la mort.

Elle avait fermé les yeux, priant de toute son âme…

Soudain, elle sentit quelque chose qui s’étendait sur elle, qui l’écrasait. Elle ouvrit les yeux. Horreur ! Sur son visage une face de brute se collait, sur son corps un corps d’homme s’étalait. Des lèvres épaisses, baveuses, cherchaient ses lèvres, qu’égratignaient une barbe hirsute. L’homme suait, soufflait. Elle essaya de s’échapper. Les liens la retinrent. Alors, elle tourna la tête, hurlant, mais l’autre, tout en s’agitant, continuait de chercher ses lèvres. En vain, elle s’efforçait de se dérober. L’étreinte des bras la maintenait. Il finit par l’immobiliser.

Le Vicomte tirait sur ses chaînes, tel un fauve, tantôt pâle, tantôt rouge, l’écume à la bouche, terrifiant les geôliers, vomissant des injures, lançant des éclairs.

Mais, le supplice n’était pas fini. Le reître s’était à peine retiré qu’un autre se présentait, ivre, les yeux allumés de désir, et se jetait sur la malheureuse encore souillée. Il s’étendit, aussi, sur elle. Mais, la tête aux pieds.

Soudain, il poussa un hurlement de douleur effroyable, un hurlement qui épouvanta tous les assistants. En même temps, il se relevait, et retombait, sanglant, hurlant toujours, mutilé. Il fallut l’emporter.

Cependant, sur l’estrade, la jeune femme, le visage ensanglanté, s’était évanouie.

Un autre soudard gravit les marches, se coucha.

Les hôtes du Comte ne souriaient plus, pris par la solennité de la scène, la sublime immondice du spectacle de ce corps pur violé par des brutes sous les rougeurs des torches. Le soleil avait complètement disparu, la lune n’osait paraître. Au reste, le Maître était vengé. Il fit un signe. On délia la victime, tandis qu’au son des cors triomphants le Comte, ses hôtes et leur suite, se retiraient majestueusement vers la salle du festin.

… Les valets du bourreau avaient relevé la femme, et couvert sa nudité d’étoffes blanches. Et ils l’emportaient, escortés de torches. Ils l’emportaient par les cours, par les couloirs, par les caves.

Et, ayant passé des cordes sous ses aisselles, ils la descendirent en une oubliette — en une tombe. Et ils se retirèrent, faisant retentir les voûtes de leurs pas lourds dont le bruit, peu à peu, s’éteignit…

Un immense silence régnait dans le caveau, un silence glacial, un silence de mort.

Le froid de la terre et des murs réveilla Yolande presque nue. Elle ouvrit les yeux. Dans un coin, une petite lampe à huile brûlait, d’une faible lueur ; quand l’huile serait consumée, la nuit régnerait éternellement. Près de la lampe, un pain et une cruche d’eau ; quand le pain et l’eau seraient consumés, la faim et la soif…

Qu’importait à la malheureuse ! N’était-elle pas souillée, n’était-elle plus qu’une femelle ayant assouvi les besoins de brutes ! Elle n’était plus digne de l’amour du bien-aimé ! Elle n’aurait plus osé reparaître devant lui. Elle était morte pour lui, en attendant qu’elle le fût — bientôt — pour le monde. Épouse adultère ? Non : femme, amante magnifiée par l’amour sacré, par l’amour maître des choses !

Et puis, existait-elle encore ? vivait-elle ? rêvait-elle ? Elle ne savait plus… Les évènements s’étaient précipités si vite que tout se brouillait en son cerveau. Elle éprouvait presque un bien-être dans cette solitude, tranquille, calme, oubliée, loin de tout et de tous. La mort ? Mais, elle venait si doucement, chantant une telle musique d’apaisement, de délivrance ! Déjà, le Seigneur Tout-Puissant étendait son manteau de pardon…

Depuis combien de temps était-elle là ? Le savait-elle ? Quelle paix ! Tout à coup quelque chose d’effrayant arriva vers elle, quelque chose, une masse qui descendait, qui s’arrêta sur le sol.

La masse bougea. Une créature. Un homme. Lui !

… Dans le délire qui s’empara des amants parmi les affres de la faim et de la solitude, ce furent des sonneries de cloches qui tintèrent aux oreilles, des végétations qui grimpèrent le long des parois, des fleurs exquises, multicolores qui tapissèrent la terre ; le plafond se couvrait de nuages azurés, légers. Le décor de l’amour envahissait le tombeau, le réchauffant, l’illuminant, le transformant en un nid d’une exquise tiédeur.

Les amants se mouraient d’amour, loin des hommes, loin du temps. Ils mangeaient à l’amour, ils buvaient à l’amour. Et c’était la fin la plus délicieuse, la plus idéale qu’on pût rêver. Jamais ils n’eussent pensé qu’une telle oasis existât, où, sans bruit, sans témoins, l’on pût oublier le temps, l’heure qui, sans doute, coulait pour les humains, qui, pour eux deux, demeurait immobile. Pourquoi manger, pourquoi boire quand ils s’aimaient ? En dépit de l’obscurité, ils se voyaient, ils s’admiraient, et les murs retentissaient sans cesse de ces mots :

— Je t’aime !

— Je t’aime !

… Quand, dans deux ou trois cents ans, des industriels démoliront le manoir pour élever à sa place un Splendid’Hôtel quelconque, l’on trouvera dans une cave deux squelettes enlacés…




XII

Encore des Satanistes


Jamais le Satanisme n’a été tant à la mode.

On le trouve, actuellement, parmi les petites annonces des dernières pages des grands quotidiens !

Mais oui, je n’exagère pas ! Voyez plutôt :

« Bonheur parfait, amour partagé, fascination, toute puissance. Écrire C. D 139, Bureau central ». J’ai écrit. À la deuxième lettre, l’on me fixait un rendez-vous ; j’y allais, et je me trouvais en présence d’un prêtre habitant Vincennes.

« Science divine. Jean-Marie. Poste restante, Toulouse ». Au bout de quinze jours « Jean-Marie » me proposait de l’eau bénite et des hosties consacrées, fabriquées d’une pâte dans laquelle entraient, paraissait-il, du sang menstruel et du sperme afin qu’elles pussent servir à la célébration de la messe noire !

« Mme X., Y., Z., connaît tous les secrets des initiés. Écrire Mme X., Y., Z., bureau 2, Paris ». Mme X., Y., Z. vend des hosties consacrées qu’elle vole en allant communier dans le plus d’églises possible, c’est-à-dire qu’elle garde dans sa bouche au lieu de les avaler et dissimule, ensuite, dans son mouchoir.

Un autre m’a proposé des hosties faites de sang menstruel et de cendres d’enfant brûlé ! De cendres d’enfant brûlé ? Parfaitement ! Il prétend les tenir d’un employé du four crématoire du Père-Lachaise ! À notre époque, on ne peut pas égorger des enfants aussi facilement qu’on le faisait sous Louis XIV ! Il est vrai que le docteur Socquet, médecin légiste, remet à Gaston Durville une main humaine pour qu’il la momifie avec ses effluves (sic) !

… Dans une arrière-boutique d’un marchand de vins de la rue Bonaparte se tiennent en permanence quatre ou cinq prêtres disposés à débiter ces sortes de messes.

— Évidemment, nous dit l’un d’eux, c’est surtout pour se faire aimer que l’on fait dire des messes noires. Mais, l’on en fait dire aussi pour accélérer la mort d’un ennemi ou celle d’un parent à héritage. L’on en fait dire, également, dans d’autres buts, gagner à une loterie, par exemple, trouver un trésor.

L’autel se compose d’un matelas posé sur deux chaises ; une femme, toute nue, se couche sur ce matelas, les jambes pendantes, la tête renversée sur un oreiller ; le prêtre étend une serviette sur le ventre de la femme, et pose la croix sur l’estomac et le calice sur le ventre ; à droite et à gauche, sur des sièges, brûlent des cierges ; à la Consécration, l’officiant dit :

« Astaroth, Asmodée, princes de l’amitié, je vous conjure d’accepter le sacrifice que je vous présente de cet enfant pour les choses que je vous demande, et qui sont que… »

La messe noire se célèbre actuellement telle qu’elle se célébrait autrefois. Empruntons quelques lignes aux Archives de la Bastille, publiées par François Ravaisson, il y a une vingtaine d’années :

« L’abbé Guibourg a fait, revêtu seulement de l’aube, de l’étole et du manipule, une conjuration en présence de la dame des Œillets, laquelle était accompagnée d’un homme ; comme il était nécessaire d’avoir du sperme des deux sexes, la des Œillets ayant ses mois n’en put donner, mais versa dans le calice de ses menstrues, et l’homme qui l’accompagnait ayant passé dans la ruelle du lit avec Guibourg versa de son sperme dans le calice. Sur le tout, la des Œillets et l’homme mirent chacun d’une poudre de sang de chauve-souris et de la farine pour donner un corps plus ferme à toute la composition, et, après qu’il eût récité la conjuration, il tira le tout du calice qui fut mis dans un petit vaisseau que la des Œillets ou l’homme emporta. »

Rappelons, à ce propos, que ces ingrédients étaient nécessaires parce que ce qui différencie la messe noire de la messe ordinaire c’est que dans celle-ci le Concile de Nicée décida de se contenter du simulacre de la Présence, tandis que dans celle-là la présence du Dieu — Principe de Vie doit être réelle.

Aujourd’hui, il faut bien, avons-nous dit, se contenter de cendres d’enfant. Il faut bien se contenter ? Et que diable font donc les chiromanciens, cartomanciens, graphologues dont les annonces s’étalent cyniquement dans les journaux sinon, la plupart du temps, se livrer à des avortements dont les produits servent à des opérations magiques ?

… Parmi les satanistes, il convient de ranger la horde des spirites dont les réunions ne sont, en réalité, que prétextes aux plus honteuses débauches. Ce qui se passe dans les cercles spirites défie toute imagination.

Lorsque les spirites disent qu’ils n’admettent pas n’importe qui dans leur sein, vous pouvez les croire. Mais, lorsqu’ils prétendent que c’est parce que les incrédules nuisent à leurs expériences, il ne faut plus les croire. À la vérité, c’est parce qu’ils ont peur d’être dénoncés, et de voir la police interrompre leur ignoble sabbat.

J’ai pénétré, plusieurs fois, dans l’un de ces cercles, boulevard Exelmans. Naturellement, la demi-obscurité y règne. L’on ne procède que par tâtonnements… L’on me comprend, je pense, à demi-mot. Ce sont des serrements de mains prolongés, inquiétants ; les affiliés se reconnaissent. On parle à voix basse, la gorge contractée. Déjà, les membres tremblent. On se rapproche, on se frôle étrangement. L’on s’assied les uns près des autres, les pieds mêlés. Un grand silence règne. De temps en temps des souffles bizarres caressent les visages ; il paraît que ce sont les esprits…

Ces esprits — toujours dans l’obscurité, bien entendu — se matérialisent, c’est-à-dire deviennent chair et os, se font tangibles, ils embrassent, il pincent, ils chatouillent, ils se livrent à toutes sortes d’attouchements…

On les laisse faire, parce que les esprits sont sacrés ! Bientôt, les esprits se font vampires, leurs attouchements changent de nature, on entend des soupirs, les corps sont agités de longs sursauts…

Il paraît que cela fatigue singulièrement le médium, c’est-à-dire la personne chargée du principal rôle. Je vous crois ! On serait fatigué à moins. Le médium, il est vrai, a des compensations : les assistants ne retrouvent jamais leurs porte-monnaie, on leur assure qu’il s’est « dématérialisé » ! S’ils ne le croient pas, on les menace de les dénoncer. C’est un chantage effréné.

Le spiritisme, c’est le sadisme du passé. Qu’il s’appelle « incubât » ou « succubat », c’est toujours l’art de posséder les morts.

D’ailleurs, il n’y a qu’à examiner les spirites : presque tous sont atteints d’ataxie locomotrice ou de ramollissement du cerveau. De même que les maisons de rendez-vous, chaque cercle spirite a sa spécialité : ici, c’est le succubat, c’est-à-dire que l’on y reçoit la visite des mortes ; là, c’est l’incubat, c’est-àdire que l’on y reçoit la visite des morts. Dans un autre, c’est mixte. En un quatrième, le médium apparaît costumé, tantôt comme une fille de brasserie, tantôt uniquement vêtu de voiles transparents, et donnant à chacun sa nudité à toucher. Et, ce faisant, il déclare gravement : « Je suis l’amant que tu as perdu, il y a deux ans ; j’habite sur Jupiter, je viens te voir ce soir, je pense sans cesse à toi. Surtout, n’oublie pas de te montrer très généreux avec le médium qui nous sert en ce moment d’intermédiaire. Tu me le promets ? oui ? Eh bien ! je vais t’embrasser ! » Et l’on entend un bruit de baiser.

En un cercle spirite de la rue Saint-Paul c’est un commandant en retraite qui joue le rôle de médium !

Je connais un spirite, M. B…, amoureux fou d’une jeune religieuse qui ne lui apparaît que par l’intermédiaire d’un médium du nom de Craddock. On pense ce que cela coûte à B… !

… Maintenant, que penser de tous ces hypnotiseurs, magnétiseurs et Cie qui dressent des médiums, qui, en bon français, détraquent les cerveaux, achèvent de rendre fous ceux qui ne le sont qu’à moitié ?

Un malheureux ou une malheureuse se présente à eux, disant : « J’ai des bourdonnements dans les oreilles, des mouches dans les yeux, je rêve toute la nuit. Que faut-il faire ? » Et ces pseudo-médecins (quelques-uns, cela est triste à dire, ont vraiment leurs diplômes de médecins !) de répondre : « Tant mieux ! C’est la fortune pour vous ! »

Ils devraient ajouter : « Pour moi aussi ! »

Dès lors, ils ne lâchent plus l’infortuné. Mais, au lieu d’essayer d’enrayer le mal, ils l’accélèrent, s’ingénient à le développer, font tout leur possible pour amener la véritable folie, à la rigueur, conseillent l’opium. Ils veulent un médium, ils veulent l’exploiter, en vivre de toutes les façons.

Et dire que la Loi ne punit pas de tels crimes ! Il est vrai que lorsque l’on voit les Docteurs Doyen et Macaura… Il faut espérer que le Parlement finira par voter une loi permettant de condamner à des peines sérieuses tous les guérisseurs, hypnotiseurs et magnétiseurs qui sont un véritable fléau pour la santé publique.




XIII

L’Affaire X…


Elle a fait grand bruit.

L’on ne s’ennuya pas aux audiences. Ce fut, d’ailleurs, à la fois, grotesque et lamentable.

Les faits sont, certainement, encore présents à la mémoire de tous.

M. X., directeur d’un journal de chantage politique, membre de plusieurs ligues contre la traite des blanches et la prostitution, chargé officiellement par le Gouvernement d’étudier leur répression, est, un jour, arrêté en compagnie de sa maîtresse et plusieurs proxénètes, pour détournement et excitation de mineurs et mineures à la débauche.

Et quels mineurs ! Des enfants de onze, douze, treize ans !

Il les recevait chez lui, à Paris, ou, même, se les faisait expédier jusque dans sa villa de Cannes !

Lors de son arrestation, il ne se laissa pas démonter : il prétendit que c’était un coup monté par ses ennemis politiques ! Il menaça de révélations sensationnelles. Les journaux de son parti le défendirent ardemment. On faillit le relâcher !

Vraiment, c’eût été dommage ! Nous n’eussions pas connu le commerce auquel se livrent les tenancières de maisons de rendez-vous !

La Loi ne nous permet malheureusement pas de raconter le procès en détails. Nous pourrions essayer de dépeindre le triste défilé des petites martyres que des mères infâmes n’avaient pas craint de vendre au satyre et à sa maîtresse. Laissons ces pauvres gosses en paix.

Et contentons-nous de reproduire quelques-unes des lettres qui furent lues à l’audience : elles décriront suffisamment la mentalité de ce détraqué et des matrones de Paris :

« Chère, Envoie-moi jeudi, sans faute, de trois à quatre, deux petits numéros, blonds de préférence. Mais, pas de blague, hein ? ne m’expédie pas, comme la dernière fois, deux chameaux : elles avaient au moins quatorze ans ! Je ne te les demande pas avec leur acte de naissance. Mais, j’y mets le prix, sois honnête ! »

Autre lettre :

« Je pense que tu te fiches de moi. Ce sera tant pis pour toi. Il ne manque pas de maquerelles à Paris. La grosse B…y ou Cécile me fourniront tout ce que je leur demanderai. La première m’enverra sa propre fille si je la lui demande. Quant à toi, si tu m’embêtes, je ferai fermer ta boutique, ce n’est pas pour rien que je fais partie de plusieurs ligues moralisatrices. »

Autre lettre :

« Tes deux derniers colis étaient bien. Seulement l’un avait les ongles sales. Je ne te demande pas, pardi, des filles d’impératrices, mais tu pourrais dire à tes élèves d’acheter deux sous de citron et s’en laver le bout des doigts. Et puis, pendant que tu y seras, tu leur recommanderas de ne pas employer du savon trop bon marché ou de l’eau de Cologne à deux francs le litre : ça pue. Et les dessous ! bon Dieu ! fais soigner les dessous ! les dessous et les dessus ! je n’aime pas les jupes crottées, tu le sais pourtant bien. Et, surtout, des escarpins vernis, à hauts talons ; pas de bottines. »

Autre lettre :

« Ah non ! Tu m’envoies un numéro avec des tatouages ! Pas de ça, Lisette ! Nous ne sommes pas sur les fortifs ! Et puis, je ne suis pas gâteux, je ne suis pas un sénateur (mais, je le deviendrai !), je n’ai pas besoin de tatouages obscènes pour m’exciter ! Mais l’autre numéro était bien. Seulement n’avait-il pas déjà servi ? Avoue la vérité, vieille crapule ! Elle était rudement dessalée ! Trop pour son âge, trop pour une innocente. Elle ne donnait pas l’impression de la candeur. Ton fruit vert était mûr. Tâche donc de les dresser un peu, fais leur bien le boniment. Ci-joint vingt-cinq louis pour le prochain envoi, mais soigne-le. As-tu dans ta collection une rousse, une vraie rousse, ou une mulâtresse — pas une négresse, hein ? Ça me changerait un peu. Si tu pouvais me trouver une petite mulâtresse avec des étoffes jaunes, bleues, vertes, des couleurs criardes, ça me ferait plaisir. »

X. fut condamné à un an de prison, sa maîtresse à six mois. Franchement, ça valait mieux que ça !

Nous avons oublié de dire que X., comme beaucoup d’autres, trouvait les adresses de ces complaisantes proxénètes dans une feuille tri-hebdomadaire appartenant à deux individus, dont l’un, bien que marié, était l’amant de la sœur de l’autre ; il avait marié celle-ci dont il avait un enfant à l’un de ses employés, et était le parrain du petit. Sa femme légitime mourut — empoisonnée, dit-on — ; il pria, alors, son employé de divorcer, et épousa son ex-maîtresse, de sorte qu’il se trouve le beau-père de son fils légitime. Et l’associé, le frère de la jeune personne, regarde tout cela tranquillement.

Quel monde délicieux !




XIV

L’Amour à Passions


L’amour à passions ! La folie ! En route pour Sainte-Anne, Villejuif, Ville-Evrard, Bicêtre, Clermont ! Dans ces établissements d’aliénés l’on ne fait pas mieux que dans les maisons de rendez-vous ! Les pensionnaires de ceux-là sont bien moins fous que les clients de celles-ci.

Les gens qu’on interne se recrutent presque exclusivement dans deux classes : les alcooliques (classes pauvres) et les détraqués (classes riches), les premiers, victimes de la misère ; les seconds, victimes de la fortune. Les uns cherchent à oublier qu’ils n’ont pas d’argent ; les autres qu’ils en ont. Le mal progresse avec une rapidité extrême, les journaux sont pleins de faits-divers extravagants. Chaque jour amène son petit scandale. Comme ça ne va pas assez vite, certaines scènes exhibent des femmes absolument nues. Aux terrasses des cafés, des camelots vendent des photographies obscènes. Où est le temps où l’on jouait La Peur des Q de Courteline ? On parle de rétablir la Censure pour les théâtres. Pourquoi pas ? Nous devenons trop compliqués.

Molière l’a dit :

L’amour, en somme, consiste à faire des enfants.

Aujourd’hui, l’amour consiste en tout, sauf à faire des enfants. Les hommes voudraient être des femmes, et les femmes des hommes. Les exploits du Régent nous semblent bien fades, et ceux du Marquis de Sade tout naturels.

Vous croyez que j’exagère ?

Tenez, au hasard :

C’est un officier russe. C’est le Comte Ivan R…f.

Il a fait la guerre russo-japonaise, et les carnages terribles auxquels il a assisté ont quelque peu affaibli son cerveau.

Il est venu se reposer en France.

Voici comment il s’y repose :

Il va dans une maison de rendez-vous, choisit une femme. Il la prie de se rendre dans le cabinet de toilette où l’attend une baignoire remplie d’eau tiède.

Elle se déshabille. Lui aussi. Lui se couvre le chef de sa casquette d’officier de marine, il ceint le ceinturon qui supporte le sabre d’abordage.

Il fait avaler à la dame quelques bonbons à l’anis — lequel, chacun le sait, a des vertus… gazeuzes, — et la fait mettre dans la baignoire à quatre pattes, la tête au-dessus de l’eau.

Il pose sur l’eau de petits bateaux de papier, les uns aux couleurs russes, les autres aux couleurs japonaises.

Cela fait, il sort le sabre du fourreau, le brandit, criant :

— Babord ! Tribord ! Joue ! Feu !

La dame doit s’exécuter, culbutant les petits bateaux.

À chaque bateau japonais qui sombre, elle reçoit un louis ! !

 

Celui-ci veut des petits garçons habillés en petites filles, et des petites filles habillées en petits garçons.

Il y a quelques années, il avait la manie de vitrioler les robes des femmes ou de les lacérer à coups de ciseaux. Il a été arrêté plusieurs fois dans le métro.

Celui-là, soixante ans bien sonnés, va dans une maison de rendez-vous, s’habille en bébé, jupe courte, chaussettes, grimpe sur une chaise d’enfant, et se fait servir une bouillie par une femme nue, en criant : « Avava ! avava ! »

Cet autre, surnommé Pierre-la-Vache, insulte les femmes, les traite de tous les noms d’oiseaux, leur crache les ordures les plus grossières. Quelquefois, il leur crache véritablement à la face. Il amène son valet de chambre, et exige que, devant lui, il se livre à ces opérations sur une femme. Il lui semble que, venant de son valet de chambre, cela ravale un peu plus la femme…

X. se fait cirer les jambes nues par une femme avec du cirage jusqu’à ce qu’elles soient bien noires et reluisent bien.

Y. lui, se plaît à cirer lui-même le siège des w.-c.

Z. se met à quatre pattes et parcourt, ainsi, la chambre en aboyant, cependant qu’une femme le poursuit en criant : « Azor ! Azor ! viens lécher maîtresse ! » Et Z. se retourne, et vient lécher les jambes de la femme. Z. a deux ou trois cent mille francs de rente !

A. veut posséder en même temps la mère et la fille.

B., bien que colossalement riche, force sa femme légitime à se prostituer dans des maisons à cent sous. Lui-même fait le voyeur.

C. s’étend par terre sur le dos, et veut qu’une femme chaussée de souliers à hauts talons lui laboure le visage.

D. donne cent francs pour couper la moitié de la chevelure.

E. revêt de hauts bas de soie montant jusqu’à mi-cuisse.

F. collectionne les chemises de femmes… ensanglantées.

G. n’est heureux que lorsque la femme lui dit : « Ah ! porte-moi dans la rue que tout le monde voie mon bonheur ! »

H. s’excite à piétiner dans un baquet plein de hannetons.

I. commence par se faire donner cinquante francs par la femme, et, le lendemain matin, il lui en remet cent cinquante ! Il aime à se croire souteneur.

J. possède un phonographe qui débite des ordures pendant qu’il est au lit.

K. veut la femme au moment où elle sort des bras d’un autre homme.

L., M., N., O., etc., etc. ! ! Oh oui ! l’Amour à Passions ! Oh oui ! la Folie de l’Amour ! L’Amour sans illusions ! L’Amour décevant, triste, l’Amour qui mène au suicide ou à la maison de santé, l’Amour qui est l’instinct bestial, qui n’a rien de l’amour ni de ce flirt exquis qui est la joie des gens normaux.

Y a-t-il un remède ?

Oui.

Lorsque quelqu’un se noie, on le repêche.

Lorsqu’un prodigue donne son argent à des usuriers on lui impose un conseil judiciaire.

Lorsqu’un enfant veut jouer avec les allumettes on lui enlève les allumettes.

Eh bien ! qu’on ferme les maisons de rendez-vous.

Qu’on les supprime, comme on l’a fait à Londres, à Berlin.

Les maisons de rendez-vous déshonorent Paris. L’on y entôle. Les femmes passent — ou ne passent pas — une illusoire visite sanitaire. Les proxénètes présentent leurs pensionnaires comme des femmes mariées, sages, rangées, etc., alors que ce ne sont que des filles en carte. Dans presque toutes les maisons de rendez-vous on joue au baccara, à la roulette, à l’écarté. Deux ou trois solides souteneurs sont attachés à chaque maison, prêts à intervenir à la moindre réclamation. Le chantage y règne en maître.

Ces maisons coûtent très cher à notre Administration qui les tolère et les surveille… d’un œil indulgent. À chaque instant, ce sont des plaintes qu’il faut étouffer, des chantages qu’il faut arrêter. Les proxénètes, nous l’avons vu, contentent toutes les folies moyennant argent, livrent mineurs et mineures, installent des chambres mortuaires, préparent toutes les commodités, flattent tous les vices…

Ce sont elles, en réalité, les auteurs de cette épouvantable anomalie qui dégrade, depuis une vingtaine d’années, l’amour en France, et d’une façon aussi cynique, aussi étalée au grand jour. La France avait la réputation d’un peuple galant, aimable, chevaleresque : depuis qu’on y souffre les maisons de rendez-vous, la femme n’y compte plus, n’est plus respectée. Et c’est une honte.


FIN.

  1. Manuscrit inédit de Wilde. Traduction de Jean Laurent.
  2. Voir Les Détraquées de Paris, du même auteur. Un vol. 3 fr. 50.
  3. Le jour de la Toussaint une femme était trouvée assassinée dans le Bois de Boulogne, près d’une tombe fraîchement creusée.