L’Amour, étude de psychologie générale

L’Amour, étude de psychologie générale
Revue des Deux Mondes3e période, tome 104 (p. 135-167).
L’AMOUR

ÉTUDE DE PSYCHOLOGIE GÉNÉRALE.

Au début de son admirable poème sur la nature des choses, Lucrèce invoque Vénus, Venus genitrix, Venus alma; et, si les beaux vers du poète philosophe n’étaient pas connus de tous, nous voudrions les mettre ici en commençant pour bien indiquer que la pensée de Lucrèce n’a pas vieilli depuis deux mille ans. Aujourd’hui comme alors, en notre époque de science positive comme au temps de la vieille Rome, on reconnaît que l’origine de toute vie terrestre, c’est l’amour.

L’amour dans la nature, chez les bêtes et les hommes, voilà ce que nous voudrions traiter ici.

Le sujet est difficile, et nous n’ignorons pas que l’entreprise est périlleuse. Peut-être serons-nous forcés d’énoncer tout haut certaines choses qu’on dit tout bas. Chacun les connaît parfaitement; mais, par une sorte de pudeur propre à notre époque de haute moralité, on n’ose guère les imprimer ailleurs que dans les ouvrages techniques. Nous traiterons ces questions délicates avec tout le respect que méritent les lecteurs, et surtout les lectrices de cette Revue; mais nous nous garderons de toute hypocrisie, et nous ne chercherons pas de périphrase là où il n’y a pas de périphrase à mettre.

Faut-il avouer que nous avons une arrière-pensée ? Les romanciers, les psychologues, les auteurs dramatiques, les distillateurs de quintessence, dont la race ne s’est pas perdue depuis l’hôtel de Rambouillet jusqu’à nos jours, ont tellement défiguré, alambiqué et compliqué l’amour qu’il est peut-être bon de leur rappeler à tous notre humble origine, loin, bien loin de leurs savantes dissertations. Le vrai naturalisme est dans l’histoire naturelle et non dans les aberrations humaines. Donc, sans avoir l’intention de ramener l’homme à la brute, nous voudrions qu’il n’oubliât pas les conditions normales de son existence physique. Dans une salle de bal ou de théâtre, dans un salon, un atelier ou un laboratoire, on est tenté de prendre au sérieux l’existence factice qu’on mène. Il est bon de revenir, ne fût-ce que pour quelques heures, à la connaissance de la réalité. L’homme n’est pas une marionnette de théâtre. C’est un être vivant, soumis aux lois qui régissent tous les êtres vivans. Il y a sur ce petit globe terrestre des myriades d’existences, plus ou moins semblables à la nôtre, qui poursuivent silencieusement l’évolution que la nature leur a assignée. Notre destinée n’est pas essentiellement différente de leur destinée, et il ne faut pas laisser les conventions sociales masquer complètement le but de notre vie[1].


I.

Quand on jette les yeux autour de soi pour essayer de saisir dans leur ensemble les faits innombrables et mystérieux qui nous environnent de toutes parts, une question se pose tout d’abord. Tous ces phénomènes ont-ils un but? S’il y a un but, pouvons-nous le comprendre, et, si nous pouvons le comprendre, quel est-il? Au fond, toutes les philosophies qui se sont succédé depuis Thalès jusqu’à Hegel n’ont fait guère autre chose que chercher une solution à cet effrayant problème! Hélas! malgré d’admirables efforts, la dialectique des philosophes a apporté peu de lumières, et, si nous sommes, en 1891, plus avancés que du temps de Thalès, ce n’est pas par suite de l’effort des philosophes ; c’est parce que les sciences exactes, dédaignant les spéculations creuses, ont fait de puissans progrès.

D’abord elles nous ont montré que le globe terrestre, sur lequel nous nous agitons, est un tout petit grain de poussière dans l’espace, un atome imperceptible, un vrai microbe, mille fois plus petit dans le monde des astres qu’une goutte d’eau dans l’Océan. Non-seulement ce globe terrestre est ridiculement petit, mais son existence est très brève. La Terre a eu un commencement, et sa fin approche; dans quelques millions de siècles, elle sera tout à fait froide, et la vie sera éteinte. Ce sera un astre mort, comme l’est actuellement la Lune, si bien que notre planète, infiniment petite dans l’espace, n’a existé et n’existera que pendant un temps infiniment court.

Eh bien! nous ne connaissons, en fait de vie, que ce qui est aujourd’hui vivant sur la Terre. Par conséquent, nous ne pouvons juger de l’ensemble que par une portion extraordinairement petite de cet ensemble. Conclure de la Terre au monde, c’est de l’imprudence et de l’impudence. Qui donc, en examinant une goutte d’eau, prétendrait comprendre tout ce qui se passe dans l’Océan ?

Il est cependant à cette généralisation une excuse très légitime; c’est que nous ne pouvons faire autrement. Si, pour parler de la Nature, il nous fallait posséder quelques notions (vagues ou précises) sur ce qui se passe dans les planètes ou dans les étoiles, nous serions réduits à ne rien dire du tout ; car nous ne savons absolument rien du monde stellaire, sinon les orbites décrites par les astres, et il est possible que nous n’en sachions jamais beaucoup plus.

Donc limitons-nous à notre globe terrestre. Si petit qu’il soit, nous sommes encore bien loin de l’avoir complètement étudié ; mais les botanistes et les zoologistes ont pu cependant poser quelques lois, découvrir quelques principes qui semblent permettre une conclusion générale ; quand nous disons générale, il est bien entendu que nous n’avons pas la prétention de dépasser les bornes étroites de notre humble sphère terrestre.


Ce qui frappe quand on étudie les êtres vivans, c’est de voir qu’ils sont faits pour vivre. Tout en eux concourt à assurer leur existence. Toute leur organisation est destinée à les protéger contre la mort. Tous leurs sentimens sont des sauvegardes tutélaires ; chaque individu est pourvu d’instincts de répulsion et d’instincts d’attraction, qui, les uns et les autres, ont pour résultat d’assurer son existence; répulsion, pour fuir ce qui est mauvais ; attraction, pour chercher ce qui est nécessaire.

La douleur, le dégoût, la peur, voilà les trois grands sentimens répulsifs.

Il serait absurde de supposer autre chose que ce qui est. Si une blessure, au lieu d’être douloureuse, était agréable, voire même indifférente, les êtres, ne cherchant pas à s’y soustraire, iraient sans crainte au devant des mutilations, des traumatismes, des blessures les plus graves. La douleur est la sentinelle de la vie. C’est un instinct protecteur, qui, sans le secours d’aucun effort intellectuel, met en garde contre les causes de mort. La vie sans la douleur, le dégoût et la peur, serait absolument incompréhensible.

Les sentimens d’attraction sont tout aussi nécessaires que les sentimens de répulsion : les principaux sont le besoin de respirer et le besoin de manger. Le besoin de respirer est si impérieux que nous ne pouvons rester plus d’une minute sans respirer. Quelques secondes d’asphyxie amènent une angoisse épouvantable. C’est certainement de tous nos sentimens le plus puissant, montrant avec une clarté éclatante à quel point la machine vivante est une machine chimique, puisqu’elle exige, pour ne pas périr, un apport d’oxygène incessant.

Le besoin de manger et de boire est aussi impérieux que le besoin de respirer ; mais il s’exerce à de bien plus grands intervalles. Au fond, ces deux besoins, celui de la respiration et celui de l’alimentation, sont deux besoins d’origine chimique, comme Lavoisier l’a admirablement démontré : l’alimentation apportant le combustible et la respiration apportant le comburant.

Et on ne comprendrait pas que ces deux besoins ne fussent pas impérieux. S’ils n’existaient pas en nous, s’ils n’avaient pas cette force irrésistible, supérieure à tout raisonnement, il y a beau temps que l’humanité aurait disparu. Supposer que la respiration est confiée à notre intelligence ou à notre attention, sans que le besoin irrésistible de respirer soit là, c’est admettre une énorme absurdité : à savoir que notre intelligence et notre attention ne seront jamais une seule minute en repos ou en défaut, depuis le premier jour de notre existence jusqu’à la fin.

Ainsi les êtres vivans, hommes et bêtes, sont organisés pour vivre, et il est presque impossible de savoir si ces besoins inhérens à l’organisation sont le résultat ou la cause de l’existence. Sans eux, en effet, nulle vie ne serait possible.

Les besoins attractifs ou répulsifs ont donc pour but la conservation de la vie, et il faut envisager tous les êtres vivans, quels qu’ils soient, végétaux ou animaux, comme des êtres cherchant à vivre, faits pour vivre, et pourvus d’une organisation admirablement adaptée au milieu qui les entoure.

Si la nature a un but, voici son but : assurer la vie de ses enfans. Leur souffrance importe peu si leur souffrance parvient à protéger cette vie à la protection de laquelle tout est sacrifié.

On peut même supposer, en voyant l’infinie diversité des formes vivantes qui habitent notre globe, que cette diversité a une raison d’être dans la diversité des milieux. Pour que la somme de vie soit aussi grande que possible, il faut des animaux marins, terrestres, aériens. Il faut des êtres qui vivent au froid, d’autres qui vivent au chaud. Il faut que partout le globe terrestre soit habité, sous terre et sur terre ; dans les lacs, les mers et les fleuves; dans les sables, les forêts et les plaines. Or, pour qu’il y ait dissémination de la vie sur tous les points de la surface terrestre, une variété inépuisable dans les formes vivantes était nécessaire, puisqu’il fallait que chacune de ces formes fût adaptée au milieu ambiant.

Voilà donc un premier principe bien établi, c’est que la nature se plaît dans une somme de vie aussi grande que possible, et qu’elle a tout fait pour assurer la vie des individus. Mais les individus ont une existence bien courte. Même comparée à la durée (bien éphémère cependant) de notre globe, l’existence des individus n’est qu’un imperceptible fragment de temps. Tous les efforts dépensés par la nature pour assurer la vie des individus ne serviraient donc à rien s’il n’existait, en même temps que la fonction de conservation individuelle, une fonction tout aussi irrésistible et puissante, la conservation de l’espèce[2].

Même il semble que la conservation de l’espèce soit plus importante que la conservation de l’individu. Dès que la reproduction a eu lieu, une fois que la perpétuité de la race est assurée, l’individu n’a plus de raison d’être, et, de fait, il meurt.

Chez certaines espèces animales, la mort est immédiate après que la génération a été assurée. Par exemple, chez beaucoup d’insectes, immédiatement après la ponte des œufs, la femelle meurt; car son rôle est achevé. Quant au mâle, il est déjà mort; car, dès que la fécondation des œufs a eu lieu, il périt. Les plantes annuelles se flétrissent dès qu’elles ont donné fleur et fruit.

Chez la plupart des êtres, la mort tarde plus à venir; mais, au fond, la loi est la même. Une fois que la vie de l’espèce a été assurée par la fécondation et la reproduction, les parens vieillissent : ils ont achevé leur tâche, et bientôt ils succombent, laissant les jeunes recommencer.

Il y a vraiment comme une certaine hâte de la nature à faire disparaître les individus quand la reproduction est terminée. Place aux jeunes! Telle est la loi de la nature. C’est comme une course précipitée vers un but que nous n’entrevoyons pas : puisque, en même temps que cette tendance à la vie de l’espèce, il y a tendance à la mort de l’individu[3].

Pouvons-nous voir au-delà? Savons-nous pourquoi il faut que la vie soit intense sur notre planète? pourquoi il doit y avoir des arbres, des insectes, des oiseaux, des hommes, en aussi grand nombre que possible? pouvons-nous supposer une raison d’être à ce développement que favorise une organisation prodigieusement savante et compliquée ? Hélas ! non! personne ne peut le dire. Nous assistons à des phénomènes qui nous paraissent révéler un immense effort vers un maximum de vie pour l’individu et pour l’espèce, mais nous ne connaissons rien de plus.

Cependant c’est déjà quelque chose que d’avoir démêlé, parmi les opérations de la Nature, cette tendance, aveugle et savante à la fois, au développement de la vie. Si nous ne savons pas pourquoi la Nature veut la vie, au moins nous savons qu’elle la veut, et qu’elle a trouvé moyen de l’assurer.


II.

La fonction de reproduction est donc aussi générale que la fonction de nutrition, et, comme la nutrition, elle peut se faire par la fatalité organique simple, elle peut être aidée par l’instinct, elle peut être aidée par l’intelligence.

Pour prendre une comparaison, voyons ce qui se passe pour la respiration. Tous les êtres respirent; mais il est des êtres dépourvus d’intelligence qui respirent mécaniquement, ou, si l’on veut, chimiquement, comme les champignons par exemple ou les microbes aérobies, qui consomment de l’oxygène sans en avoir la moindre conscience, et sans que la privation d’oxygène entraîne chez eux quelque sentiment de douleur. En suivant la série hiérarchique des êtres, depuis le champignon jusqu’à l’homme, on trouve toujours la respiration, fonction nécessaire, universelle, qui est la cause de la vie; mais, graduellement, à ce phénomène organique simple, vient se surajouter une complication particulière ; c’est la conscience, autrement dit l’intelligence. L’intelligence ne modifie pas la respiration, mais elle donne conscience de la respiration. Le champignon n’a pas conscience qu’il respire ; il ne souffre pas lorsqu’on le met dans de l’air privé d’oxygène, quoique cette privation d’oxygène le fasse mourir. Mais les êtres intelligens savent qu’ils respirent ; ils ont le besoin de respirer, et ils ressentent des sensations douloureuses, conscientes, quand on enlève l’oxygène de l’air qu’ils respirent.

La conscience et l’intelligence sont donc des phénomènes surajoutés qui ne changent rien à la nature essentielle de l’acte respiratoire, mais qui font que l’animal respirant éprouve plaisir ou peine, selon qu’il peut ou ne peut pas satisfaire à ce besoin.

Or ce que nous disons de la respiration s’applique aux phénomènes de la reproduction. Qu’il y ait conscience complète, et intelligence puissante, comme chez l’homme ; qu’il y ait conscience imparfaite et intelligence rudimentaire, à tous les degrés, comme chez la plupart des animaux ; qu’il y ait enfin inconscience totale et inintelligence absolue, comme chez les animaux inférieurs et les plantes, cela importe assez peu. Car les uns et les autres se reproduisent ; mais, à mesure que l’intelligence se développe, la fonction coïncide avec la conscience de cette fonction, et un sentiment profond prend naissance : c’est l’amour.

L’amour est donc, comme l’intelligence elle-même, une fonction De luxe. L’espèce peut se perpétuer sans intelligence et sans amour.

Il en est ainsi pour toutes les fonctions vitales, quelles qu’elles soient. Pour vivre, pour se protéger contre les ennemis divers, l’intelligence n’est pas nécessaire, ni même l’instinct. Il y a, dans les cellules vivantes, un automatisme qui suffit. Le grain de blé est dépourvu de toute conscience, de toute intelligence, et cependant il arrive à germer, à grandir, à reproduire d’autres grains de blé, sans qu’aucun effort intellectuel ait été nécessaire. L’huître, si elle est pourvue de quelque parcelle de conscience, n’en possède assurément qu’une toute petite dose, et cependant l’huître se nourrit, elle respire, elle se reproduit.

Tous les phénomènes intellectuels sont phénomènes de luxe. L’intelligence est un perfectionnement, une complication ; mais elle n’est indispensable ni à la vie de l’individu ni à celle de l’espèce.

Ainsi la fonction de reproduction peut s’exercer dans une forme très simple, chez les êtres privés d’intelligence, et qui poursuivent leur évolution sans avoir aucune conscience de leurs actes. Les êtres inconsciens et totalement inintelligens, ce sont toutes les plantes et beaucoup d’animaux inférieurs.

Rappelons d’abord un fait de notion vulgaire, mais qu’il faut cependant avoir bien présent à l’esprit pour comprendre les lois de la reproduction ; c’est que tout être vivant est composé de cellules, c’est-à-dire de petits organismes élémentaires, ayant, dans une certaine mesure, leur existence propre et leur individualité. Une cellule est une masse de substance albuminoïde (protoplasma), entourée d’une membrane, et possédant un noyau qui est son centre. Protoplasma, membrane, noyau; voilà l’être cellulaire, pourvu d’une sorte d’autonomie, et ayant, dans une certaine mesure, son existence indépendante. Tout être vivant, végétal ou animal, est un agrégat de cellules. Celles-ci ont les formes et les dimensions les plus diverses; le protoplasma, la membrane cellulaire et le noyau prennent des configurations variées, de telle sorte qu’au premier abord on a peine à concevoir qu’un os est un agrégat de cellules, au même titre qu’un muscle ou qu’une pomme de terre. C’est l’illustre physiologiste Schwann qui, en 1837, a introduit dans la science la théorie cellulaire. Il n’en est pas de plus générale et de plus féconde.

Certains êtres élémentaires, comme les microbes, par exemple, ne sont constitués que par une seule cellule. Alors, cette cellule unique, pour vivre, doit posséder tous les attributs de l’être ; elle doit se nourrir, respirer et se reproduire.

Eh bien! dans ce cas, le procédé de reproduction est extrêmement simple. Cette cellule, à un moment quelconque de son évolution, grandit, puis se sépare en deux fragmens : une cellule unique se transforme en deux cellules.

Puisque nous avons pris l’exemple des microbes, continuons à voir comment se développent certains microbes, ceux qu’on appelle bacillus, petit bâton ; et imaginons un bâton qui, grandissant rapidement, au bout d’une heure environ, à son milieu devient fragile, puis se casse. Nous avions un bâton; et maintenant nous en avons deux. Chacun de ces deux bâtons, au bout d’une heure encore, grandissant à son tour, se segmentera ; de sorte qu’après deux heures, nous aurons quatre bâtons, et ainsi de suite.

Nul besoin de faire de longs calculs pour voir la prodigieuse rapidité de ce développement. Un bacille, dans Un milieu favorable, donnera ainsi naissance en vingt-quatre heures à 16 millions de bacilles semblables, et, en quarante-huit heures, il y en aura 500,000 milliards, chiffre bien supérieur à ce que notre intelligence peut saisir.

Tel est le procédé de reproduction le plus élémentaire; mais en général la reproduction, même chez les microbes, est un peu plus compliquée. A un moment donné, le microbe donne une sorte de petite cellule, un peu différente de lui; c’est comme un petit œuf, ou une petite graine; une spore qui, en se développant, deviendra un microbe semblable à celui dont elle dérive.

Ainsi, dans la plupart des cas, même pour les êtres inférieurs, la cellule, pour se reproduire, a besoin de transformations; il faut que la matière vivante passe par l’état de spore pour pouvoir continuer à vivre.

Mais, en somme, qu’il s’agisse d’une segmentation ou d’une formation de spore, c’est toujours là un procédé de reproduction extrêmement simple. Or le plus souvent la reproduction est plus compliquée. Elle a besoin de l’union de deux cellules, que nous appellerons la cellule mâle et la cellule femelle.

Voilà le procédé universel de la reproduction. L’union de deux cellules différentes, la cellule mâle et la cellule femelle, fait qu’un être nouveau, semblable aux parens, prend naissance.

Plante ou animal, algue, chêne, écrevisse, corbeau ou homme, le procédé est identique ; c’est une cellule femelle qui, fécondée par une cellule mâle, subit alors, dans l’intérieur de son protoplasme, toute une série d’extraordinaires modifications, et devient algue, chêne, écrevisse, corbeau ou homme.

Les anatomistes ont pu suivre le détail des phases par lesquelles passe la cellule fécondée. Des milliers d’observations précises, poursuivies avec une admirable persévérance, ont permis de décrire par le menu toutes les transformations qui suivent la conjugaison des deux cellules mères. Mais nous ne pouvons ici entrer dans cet exposé, qui serait très technique et très compliqué. Toute une science, l’embryologie, est consacrée à cette description. Grâce à la perfection de nos microscopes et de nos méthodes d’investigation, ces évolutions cellulaires sont parfaitement connues. Elles varient, bien entendu, suivant les espèces; elles ne sont pas tout à fait les mêmes chez les plantes et chez les animaux, chez les animaux supérieurs et les animaux inférieurs. Pourtant, du moins au début, la marche des phénomènes est à peu près identique.

C’est ainsi qu’apparaît au grand jour la parenté étroite qui réunit tous les êtres vivans les uns aux autres. C’est le même plan organique. C’est aussi le même mode de reproduction, et, s’il y a une infinie diversité dans les moyens que la Nature emploie, le but est le même : fécondation de la cellule femelle par la cellule mâle.

Chez les plantes, ces procédés de fécondation et de reproduction sont connus dans tous leurs détails. L’histoire en est très curieuse ; et on est forcé d’admirer la variété des ressources que la Nature a trouvées pour assurer le rapprochement des deux cellules.

Pour les algues, les cellules mâles sont des corpuscules mobiles qui s’amassent dans une petite poche. La poche mûrit, finit par serompre, donnant enfin issue à l’essaim des cellules mâles qui vont alors, se promenant de tous côtés, chercher les cellules femelles réunies dans une autre poche voisine.

Chez les plantes phanérogames, tantôt la fleur porte les deux cellules, mâle et femelle, tantôt, au contraire, chaque fleur est soit mâle, soit femelle; et, comme le contact du pollen (cellule mâle) avec l’ovule (cellule femelle) n’est pas toujours assuré, il a fallu des procédés extrêmement détournés pour que cette union, nécessaire à la vie de l’espèce, soit presque toujours réalisée. L’illustre Darwin a montré que les couleurs éclatantes des corolles florales qui entourent les cellules mâles et femelles, attirent de très loin les papillons et les insectes. Alors ces animaux agiles et remuans se promènent sur toutes les parties de la fleur, et avec leurs pattes, leurs ailes, leurs trompes, leurs antennes, répandent sur les cellules femelles le pollen fécondant. Il y a là une adaptation extraordinaire entre la plante et l’animal; l’animal se nourrit du suc de la plante ; mais en même temps, par ses mouvemens, il assure la fécondation et la reproduction de la plante.

Il est vrai que dans beaucoup de cas la position des organes qui portent le pollen, l’élasticité de la tige, et d’autres innombrables conditions morphologiques, font que le rôle des insectes n’est pas absolument nécessaire. Les conditions adjuvantes peuvent varier : au fond, le terme final est toujours le même : c’est la conjonction de la cellule mâle avec la cellule femelle.

Chez les animaux inférieurs, dépourvus d’intelligence et de conscience, les phénomènes ressemblent beaucoup à ce qui se passe chez les algues.

Comme chez les algues, toutes ces opérations se font sans conscience; les mouvemens d’adaptation sont des mouvemens automatiques, où ne peuvent se trouver les plus faibles traces d’intelligence.

Je n’ignore pas qu’un ingénieux psychologue contemporain, M. A. Binet, a cherché à faire, sans y réussir, croyons-nous la psychologie des infusoires. Malgré le talent qu’il a dépensé à cette tâche ingrate, il lui a été impossible de prouver que les infusoires ou les microrganismes ont d’autres mobiles que des affinités physico-chimiques. Certes, ces affinités sont d’une extrême délicatesse. Il est des bactéries sensibles à la dix millionième partie d’un milligramme d’oxygène. Mais cette sensibilité n’est pas encore de la psychologie : c’est de la chimie physiologique. L’affinité de la cellule mâle pour la cellule femelle est un phénomène physico-chimique, au même titre probablement que son affinité pour l’oxygène. Nous ne pouvons lui supposer ni conscience, ni intelligence, ni amour. À ce compte, il faudrait dire que, lorsque le charbon brûle dans l’oxygène, il y a de l’amour entre le charbon et l’oxygène; et que, comme le potassium a plus d’affinités pour le chlore que pour l’azote, l’amour du potassium pour le chlore est très grand, beaucoup plus grand que son amour pour l’azote.

Vraiment, il n’est permis de se servir du mot amour que s’il y a intelligence et conscience, et on a le droit de dire que l’amour, comme la douleur, est une fonction intellectuelle, en rapport avec le développement de l’intelligence.

Mais cette intelligence, quand apparaît-elle ? A quels degrés de l’animalité en apparaissent les premières lueurs? C’est un problème insoluble que celui de la conscience des animaux autres que l’homme. Quelle sera notre limite pour dire : cet être est intelligent, cet autre ne l’est pas? On ne peut nier l’intelligence du chien, du singe et de l’éléphant. Celle des oiseaux et des reptiles, quelque modérée qu’on la suppose, n’est guère niable; mais déjà, quand on arrive aux poissons, on se prend à douter de leur capacité intellectuelle. Quelle conscience ont-ils? Et s’ils en ont une, probablement, combien obscure et bornée!

Et après les poissons, que donnera-t-on d’intelligence à une mouche, à une huître, à un coralliaire? Il serait bien téméraire de tenter une démarcation quelconque, même très incertaine. Nous n’essaierons donc pas d’en donner une, et nous dirons que chez les êtres inférieurs, comme les plantes et les derniers invertébrés, les sexes ne se cherchent pas : il y a seulement union de la cellule mâle avec la cellule femelle, sans que la conscience de l’individu ait quelque part à tous ces actes.


III.

Nous voici donc arrivés, en remontant l’échelle des êtres, à un degré d’organisation supérieure. Au fond, le principe est le même : c’est toujours la conjugaison de la cellule mâle avec la cellule femelle ; mais la cellule mâle et la cellule femelle ne se trouvent pas chez le même individu : il n’y a de cellules mâles que chez le mâle, il n’y a de cellules femelles que chez la femelle. Il faut donc que les deux individus de chaque sexe se cherchent, se trouvent, se rapprochent, pour qu’il y ait entre les deux cellules mères l’union nécessaire à la perpétuité de l’espèce.

Chez les êtres inintelligens, cet attrait des sexes l’un pour l’autre est inconscient, inintelligent, automatique. Il n’y a ni volonté, ni parti-pris, ni réflexion; mais, chez les êtres intelligens, il faut un mobile qui accompagne ou détermine ce rapprochement de manière à le rendre irrésistible ; et ce mobile, c’est l’amour.

Sa puissance est extraordinaire, tout aussi efficace que le besoin de respirer ou le besoin de manger. Nous ne parlons certes pas ici de l’homme, dont les instincts et les passions naturelles sont masqués par la civilisation, mais bien des animaux à l’état sauvage, qui, grands ou petits, faibles ou forts, stupides ou intelligens, subissent tous la passion amoureuse.

D’abord il s’agit de se trouver. Or, quand le nombre des individus est rare, comme, par exemple, pour certaines espèces d’insectes, êtres minuscules égarés dans d’immenses forêts, cette recherche n’est pas toujours facile. Mais la Nature y a pourvu. Tantôt c’est par l’odeur : l’odeur pénétrante qui émane de certains papillons ou de certains scarabées se répand à de grandes distances. Tantôt c’est par le bruit : certaines vibrations des élytres produisent des sous qui s’entendent au loin. Tantôt c’est par la lumière, comme ces vers luisans femelles dont la lueur, brillant au milieu de l’herbe, va attirer le mâle. Tantôt c’est par des sens spéciaux que nous connaissons mal, et qui permettent aux individus de sexe différent de se rencontrer, malgré les obstacles et les périls de toute sorte qui se dressent entre eux.

Chez les invertébrés, chez les insectes, chez les vertébrés inférieurs, cette recherche de la femelle par le mâle est instinctive, et il n’est pas permis d’y voir trace d’intelligence.

C’est l’instinct qui les guide, et chaque individu se comporte exactement de la même manière que tous les individus de son espèce. Nulle variété dans les actes : même démarche, mêmes allures, mêmes appétits, mêmes moyens d’y satisfaire. C’est l’aveugle et fatal instinct. Mâles et femelles accomplissent leur œuvre sans se rendre compte de ce qu’ils font, sans pouvoir modifier quoi que ce soit à ce que leurs ancêtres ont fait depuis des milliers de générations. Qui a vu un hanneton en a vu mille, ou un million, ou un milliard. Nul d’entre eux n’a une dose d’intelligence suffisante pour changer quoi que ce soit au plan qui lui a été tracé par avance.

Mais peu à peu, chez les reptiles, chez les oiseaux, et surtout chez les mammifères, l’intelligence apparaît, et, avec l’intelligence, l’amour; puisque c’est ainsi qu’il faut appeler la recherche voulue et consciente des sexes l’un pour l’autre. Cette recherche, cette poursuite, si l’on veut, diversifiée de mille manières, est une des plus curieuses études que puisse aborder le naturaliste ou le psychologue.

Nous disions dans cette même Revue[4], en parlant de la lutte des animaux entre eux : « Ce n’est pas un cri de joie qui, des flots azurés ou des profondes forêts, s’élève vers le ciel, c’est un cri de détresse et de douleur. C’est le cri des vaincus. Luttes fratricides, combats acharnés, proies dévorées vivantes, carnage, massacre, douleurs, maladies, famine, morts sauvages, voilà ce qu’on verrait si le regard pouvait pénétrer ce que cachent dans leur sein l’impassible Océan ou la tranquille forêt. Chaque pierre abrite un essaim d’êtres vivans, chaque pierre abrite aussi des luttes implacables. Tous les enfans de la Nature s’acharnent l’un sur l’autre. Des milliers de souffrances obscures se dissimulent sous l’herbe des prairies et sous la roche du rivage. »

Quelque sombre que soit ce tableau, il n’est pas trop chargé, et il représente d’une manière plutôt adoucie les terribles luttes auxquelles se livrent, pour avoir le droit d’exister, tous les êtres vivans. Mais il est incomplet ; car, à côté de ces drames de guerre et de massacre, il y a simultanément toute une série de poèmes amoureux. A chaque printemps, c’est, dans toute la nature, une sorte de fièvre de fécondation qui s’empare de tous les êtres. Partout où il y a la vie, partout apparaît l’amour. L’herbe de la prairie, la mousse de la forêt et la pierre du rivage, si elles abritent des luttes sanguinaires, abritent aussi des tendresses ardentes. Si un cri de douleur monte vers le ciel, un cri d’amour y monte en même temps. La Nature frémissante assure la vie de l’individu par la guerre, tandis qu’elle assure la vie de l’espèce par l’amour. Certes, c’est un merveilleux spectacle que cette agitation féconde, cet immense effort de la Nature pour ne pas périr. L’espèce doit vivre, et c’est l’amour seul qui entretient cette vie. Chaque printemps assiste à une création nouvelle sans laquelle la vie disparaîtrait de la terre.

Point d’exception à cette ardeur. Consciens ou inconsciens, tous les êtres cherchent à s’unir : mollusques, insectes, reptiles, oiseaux, quadrupèdes. Une passion invincible les pousse. Ce sont des instrumens entre les mains de la toute-puissante Nature, qui, pour assurer la perpétuité de la vie, leur a donné la passion de l’amour, et a su la leur donner si forte que rien ne peut l’atténuer ou l’éteindre.

Ce sentiment inconscient qui pousse tous les êtres à l’amour, Mme Ackermann l’a exprimé en si beaux vers, inspirés de Lucrèce, que nous devons les citer.


Elle n’a qu’un désir, la marâtre immortelle,
C’est d’enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor.
Mère avide, elle a pris l’éternité pour elle,
Et vous laisse la mort.


Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ;
Le reste est confondu dans un suprême oubli.
Tous, vous avez aimé ; vous pouvez disparaître :
Son vœu s’est accompli.

Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
Se passent, en courant, le flambeau de l’Amour ;
Chacun, rapidement, prend la torche immortelle
Et la rend à son tour.

Du moins, vous aurez vu luire un éclair sublime ;
Il aura sillonné votre vie un moment.
En tombant, vous pourrez emporter dans l’abîme
Son éblouissement.


Quelle est la part de l’instinct ? quelle est la part de l’intelligence dans les actes amoureux qui poussent les animaux à se rechercher et à s’unir ? Problème difficile et même insoluble, si l’on voulait y apporter une solution absolument rigoureuse. Mais pourquoi chercher l’absolu en pareille matière ?

Nous pouvons toutefois, sans trop nous compromettre, dire à peu près quelles sont les différences entre l’intelligence et l’instinct. Ce qui caractérise l’instinct, c’est qu’il n’est ni modifié ni modifiable parle caractère de l’individu. Les animaux pourvus du seul instinct ne peuvent rien apprendre et rien oublier. Le dindon qui fait la roue dans une basse-cour, en présence des dindes qui l’admirent, agit comme ont agi tous les dindons ses ancêtres et comme agiront ses enfans : ni mieux ni plus mal. C’est la répétition pure et simple d’un acte qu’il ne comprend pas. Pour faire la roue, il n’a pas besoin d’avoir vu le dindon son père faire la roue dans la même basse-cour pour lui enseigner la manière de s’y prendre. Il sait cela de naissance ; c’est la conséquence de son organisation.

L’intelligence est un tout autre phénomène ; elle suppose une acquisition personnelle, individuelle, qui n’est pas l’apanage de la race, mais qui est la conséquence d’un souvenir réfléchi de l’individu. Le gentilhomme qui dans un salon baise la main d’une grande dame ne fait pas cela par instinct, mais par intelligence. L’éducation lui a appris cette formule de politesse et de galanterie ; et il trouve bon de s’y conformer ; mais il le fait sciemment, volontairement ; il sait qu’il pourrait faire autrement, et il comprend la portée de ce qu’il fait.

Donc, toutes les fois qu’on verra chez tels ou tels animaux des actes compliqués, se répétant avec une uniformité absolue, sans que l’individu les modifie par un changement volontaire quelconque, on pourra dire que c’est de l’instinct, et que l’intelligence n’y est pour rien.

S’il en est ainsi, on voit à quel point doit être rare l’intervention de l’intelligence chez les animaux. J’ai certes lu bien des récits, très amusans, sur certains faits extraordinaires d’intelligence; mais je suis tenté de croire que ces faits sont exceptionnels, et que ce qui est général, c’est le simple automatisme.

Dans la manière d’être des sexes vis-à-vis l’un de l’autre, dans leurs choix, leurs luttes, leurs colères, il y a bien peu de variété (pour la même espèce, bien entendu). Ce qui domine au contraire, c’est la monotonie et l’uniformité des actes, chez tous les individus.

Nous disions en parlant des hannetons que tous les hannetons se ressemblent, à ce point qu’il est impossible de distinguer quelque différence d’allure entre les divers individus. Cette identité est presque vraie encore pour les animaux supérieurs : une oie se comporte comme toutes les oies ; un perdreau comme tous les perdreaux ; un lapin comme tous les lapins, et des réactions notoirement différentes entre individus de même âge, et placés dans le même milieu, sont difficiles à constater.

Nous n’irons pas en conclure que ces actions uniformes se font sans conscience. Au contraire, il est probable que les oies, les perdreaux, les lapins, que nous prenions pour exemple, ont une vague notion de l’existence, et comme une sensation indistincte de bien être ou de mal être. Je m’imagine, sans pouvoir donner aucune preuve à l’appui, que l’oie, lorsqu’elle a faim, ressent d’une manière extrêmement confuse une douleur analogue à celle de l’homme qui a faim, de même qu’un perdreau blessé éprouve une sensation pénible, douloureuse, ressemblant plus ou moins à ce qu’éprouve un homme blessé par un coup de feu. Mais tout me manque pour affirmer cette analogie. C’est une hypothèse que rien ne peut vérifier; et la conscience des animaux restera toujours, sans doute, pour notre conscience humaine un profond mystère. Nous avons déjà quelque peine à nous faire une idée exacte de la conscience de nos semblables ; que pouvons-nous dire alors de la conscience de nos dissemblables, c’est-à-dire des animaux?

Ne nous attardons pas à discuter la part de l’instinct et celle de l’intelligence. Cela ne peut guère conduire à une conclusion scientifique. Sachons seulement que, pour la plupart des animaux, les actes, accompagnés d’une conscience plus ou moins parfaite, sont uniformes, monotones, réglés par une fatalité organique irrésistible, et que la fantaisie individuelle et l’initiative personnelle, dues à des souvenirs particuliers, ne s’y mêlent que très peu. Nous n’essaierons donc pas de savoir, — car cela est à peu près impossible, — ce que pense l’animal quand il recherche sa femelle, et quand il manifeste à sa manière ses appétits amoureux. Nous supposerons en lui une vague, une très vague conscience, et nous nous contenterons d’étudier ses mœurs. Sans pénétrer dans sa conscience, voyons comment se manifeste chez lui la passion de l’amour.


IV.

Chez les oiseaux, le mâle est toujours différent de la femelle. Son plumage est plus richement coloré. Sa voix est plus brillante, plus harmonieuse. Sa taille est plus forte. Le beau sexe, chez l’oiseau, est le sexe mâle, et Darwin a mis en lumière la cause de cette grande différence.

En effet, chez la plupart des oiseaux, un mâle suffit à plusieurs femelles. Or, comme le nombre des mâles est, à peu de chose près, le même que le nombre des femelles, il faut une élimination, un choix, une sélection. De là une lutte entre les mâles, qui cherchent à effacer leurs rivaux, par l’harmonie de leur chant ou la parure de leur plumage : c’est la femelle qui juge, et qui choisit pour époux celui des mâles qui a paru le plus brillant.

Quelquefois les tournois sont moins pacifiques, et il s’engage entre les mâles une véritable bataille. On sait que, dans une basse-cour, deux coqs ne peuvent vivre côte à côte. Ils sont sans cesse à se battre, non pour l’empire, mais pour les poules, qui assistent à ces combats meurtriers.


Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix.


C’est le plus fort qui triomphe, évidemment; celui qui a un bec plus solide, des ergots plus pointus, un crâne plus résistant, des muscles plus souples et plus vigoureux. Le vaincu est réduit à se cacher piteusement, et, même vaincu, il est poursuivi par le vainqueur, et battu, houspillé, parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Cette lutte des mâles, soit par la beauté, soit par le chant, soit par la guerre, a un résultat remarquable au point de vue du perfectionnement de l’espèce. Ce sont les plus beaux et les plus forts qui triomphent; ceux qui sont malingres, ou dont le plumage est médiocre, sont dédaignés par les femelles, et il ne leur est pas permis de faire souche. Les plus forts et les beaux ont seuls droit à la reproduction, et la race ne dégénère pas; au contraire, par le fait même de ces luttes, elle tend toujours à s’améliorer. C’est ce que Darwin a bien appelé la sélection sexuelle, et il en a donné d’excellens exemples.

Il suffira d’en citer quelques-uns, pour montrer à quel point chez les animaux le sentiment de l’amour ressemble à ce que connaissent les hommes. D’ailleurs, après des considérations très générales, et nécessairement un peu vagues, il n’est pas mauvais de citer quelques exemples précis et concrets, qui permettent de serrer la réalité de plus près.

D’abord, il est évident que les mâles des oiseaux font la cour aux femelles. Ce n’est pas tout à fait à la manière humaine; mais la différence n’est pas aussi grande qu’on pourrait le penser d’abord.

Les mâles des coqs de bruyères (tétras) se réunissent plusieurs fois par semaine pour danser devant les femelles, et danser en chantant. C’est donc un bal avec concert, dans lequel chaque individu est appelée développer son talent. Il redresse la queue et l’étale en éventail, lève la tête et le cou et déploie ses ailes. Il fait ensuite des sauts en cercle, et appuie si fortement contre terre la partie intérieure de son bec que les plumes du menton en sont arrachées. Pendant ce temps, il bat des ailes, et tourne toujours, et, sa vivacité augmentant sans cesse, la danse finit par dégénérer en une sorte de tournoiement frénétique. Les réunions n’ont lieu qu’en avril pendant la saison des amours ; il y a souvent ainsi trente ou quarante mâles assemblés, et le sol piétiné par leurs danses est un grand cercle dégarni d’herbe que les chasseurs scandinaves appellent leks, et les chasseurs allemands balzen.

D’autres oiseaux (Rupicola), au lieu de danser, font des cabrioles, se pavanant, sautillant devant les femelles. Chaque mâle vient à son tour faire des exercices d’adresse et de beauté.

Les mâles des oiseaux de paradis se rassemblent sur un arbre, agitant leurs admirables plumes, en les faisant tournoyer, vibrer dans tous les sens; ils sont si absorbés dans cette occupation, qu’un chasseur habile peut en profiter pour abattre successivement toute la bande.

Le faisan doré, quand il déploie sa magnifique fraise, la tourne obliquement vers la femelle, de quelque côté qu’elle se trouve. Pourquoi, sinon pour exciter son admiration ?

Les pigeons, quand ils sont en face des femelles, baissent la tête jusqu’à terre, en étalant et agitant la collerette de plumes richement colorées qu’ils ont au cou, de manière à la faire chatoyer sous tous les aspects : en même temps ils relèvent la queue et étalent les ailes, toutes manœuvres destinées à faire éclater la beauté de leur plumage, si bien que, lorsqu’un empailleur veut montrer un oiseau dans tout l’épanouissement de sa beauté, c’est dans cette attitude qu’il le représente.

Le mâle cherche à plaire, mais il n’y réussit pas toujours. Suivant les cas, il en est qui plaisent; il en est d’autres qui sont rebutés. Les naturalistes citent des exemples curieux de la préférence des femelles pour tel ou tel mâle. Un coq de combat est toujours préféré par les poules à tout autre coq. Les éleveurs savent que si, dans une basse-cour, il y a un coq de combat, les autres coqs, même s’ils ne sont pas chassés et combattus, sont inutiles ; car aucune femelle ne voudra d’eux.

Si les femelles préfèrent les vaillans, elles préfèrent aussi les décoratifs. Darwin raconte, d’après le directeur du jardin zoologique de Vienne, l’histoire curieuse de ce faisan argenté mâle, qui était auprès d’une troupe de faisanes triomphateur incontesté. Vint un accident qui lui endommagea quelques plumes, et il fut laissé à l’écart[5].

Ce qui prouve bien que les chants, les combats et la parure décorative du plumage ont pour but l’union des sexes, c’est que, la saison des amours étant terminée, tout ce luxe disparaît. Plus de chants, plus de batailles, plus de parures. Même il arrive que les deux sexes, chez quelques espèces, très différens au moment des amours, se ressemblent quand les amours ont cessé ; par exemple, chez les pélicans, les linottes et les pinsons.

Nous voudrions pouvoir ici raconter les récits rapportés par les divers naturalistes; mais il vaut mieux renvoyer au curieux ouvrage de Darwin, si riche de détails et si précis de méthode.

La conséquence de ces faits est simple et évidente. Toutes les variétés qui se manifestent dans le plumage éclatant des oiseaux ou dans les harmonies de leur chant sont le résultat de l’amour. Il y a des luttes de beauté et des luttes de courage, et les mâles qui ont triomphé dans les unes ou dans les autres, seuls appelés à perpétuer l’espèce, transmettent à leurs enfans leur beauté et leur courage.

Ainsi l’amour est la condition essentielle non-seulement de la reproduction de l’espèce, mais encore de ses progrès.

Nous avons le droit de parler de progrès, car ce qui nous paraît beau, en fait de plumage et de coloris, est, par une étonnante similitude psychologique, ce qui a paru beau aux femelles des oiseaux. Le plumage du coq-faisan est certainement, pour la richesse et l’harmonie des teintes, comme pour la pureté des contours, une merveille d’esthétique presque inimitable. Ce qui est à nos yeux chef-d’œuvre de couleur a été aussi considéré comme tel par les faisanes, qui, depuis un nombre d’années incalculable et inconnaissable, ont successivement choisi les plus beaux des mâles.

L’âme des poules faisanes, en fait d’esthétique, nous est certainement assez mal connue; mais, s’il fallait en juger par les résultats de la sélection, nous en conclurions qu’elle serait voisine de l’âme humaine.


V.

La comparaison des mœurs des animaux avec les nôtres ne serait guère à notre avantage. Au lieu de pratiquer cette sélection qui assure le progrès, nous n’attachons aux qualités physiques, dans les unions matrimoniales, les seules où il y ait souci d’une progéniture, qu’un intérêt tout à fait secondaire. Les conditions sociales sont prépondérantes. Tel individu déjà mûr, malingre, et dépourvu de tout agrément physique, sera par les parens, et même par les jeunes filles, probablement préféré à un jeune homme beau, vigoureux, intelligent et sans fortune. Et ce qui est vrai pour le choix des maris est encore plus vrai pour le choix des femmes. Le souci de la santé, de la vigueur, de la beauté, de l’aptitude à donner des enfans beaux et vigoureux, tout cela est considéré comme conditions d’importance secondaire.

Une dot considérable prime tous les avantages personnels. Il s’ensuit que, dans nos civilisations occidentales, l’espèce humaine, au lieu de s’améliorer, tendrait plutôt vers une sorte de dégénérescence. Si de ces pages que nous écrivons se dégageait seulement cette conclusion, qu’il faut attacher une importance primordiale, presque exclusive, aux qualités physiques ou intellectuelles des futurs époux, j’estimerais avoir rendu à mes contemporains un signalé service. Qui sait si l’avenir de l’homme n’est pas dans une amélioration de la race? A force d’intelligence, nous tombons au-dessous des animaux, qui, grâce à la sélection sexuelle, vont se perfectionnant de jour en jour.


Mais revenons aux oiseaux et à leur manière de comprendre les sentimens amoureux. Le coq, le dindon, sont polygames, mais leur polygamie tient peut-être à l’état de domesticité, car la plupart des autres oiseaux sont monogames; et, quoique nous ne sachions rien de précis sur leur fidélité conjugale, nous serions tentés de croire qu’elle est au moins égale à la fidélité conjugale qui règne parmi les hommes.

Au commencement du printemps, un mâle et une femelle prennent la résolution de vivre ensemble. Alors se forme un véritable ménage. Ce ne sont pas seulement des amoureux; ce sont des époux ; et l’union ne se dissoudra que plus tard, lorsque les petits seront devenus suffisamment grands pour voler et chercher leur nourriture tout seuls. Ainsi, chez les oiseaux, il y a plus que l’amour : il y a encore le mariage, avec association et communauté d’intérêts. Le nid est fait en commun ; et, pendant que la femelle couve les œufs, le mâle lui apporte la nourriture, ou encore, suivant la touchante coutume de certains oiseaux chanteurs, il cherche à dissiper l’ennui de la pauvre femelle qui couve patiemment les œufs, l’espoir de la lignée à venir. C’est ainsi que, pendant les nuits de printemps, on entend le rossignol s’égosiller en roulades, pendant que près de lui la femelle, silencieuse, couvant ses chers œufs, l’écoute avec admiration.

Chez certains oiseaux, le ménage est moins uni que chez d’autres (comme les hirondelles, les cygnes, etc.), et il y a une vie en commun qui ne s’accorde peut-être pas très bien avec une fidélité conjugale exclusive. Mais, quoique les amours aient été un peu folâtrement mélangées, cela n’empêche pas qu’un jour certain couple se détache de la communauté pour construire un nid. Il n’y a pas eu de véritable ménage avant que le nid ait été fait; mais, au moment de la confection du nid, le véritable ménage se constitue. Ce n’est peut-être pas toujours le vrai père qui s’occupe du nid ; c’est souvent une sorte de père adoptif, mais il n’en joue pas moins bien son rôle.

Chez les oiseaux, comme chez les mammifères, c’est la femelle qui a pour mission de veiller au sort des jeunes ; c’est la femelle qui couve, c’est la femelle qui est la vraie gardienne de la petite couvée, et, quoique souvent, au moins chez les oiseaux, le mâle témoigne quelque amour paternel pour ses petits, cet amour n’est pas comparable à celui que déploie sa compagne.

Et il en est ainsi, presque sans exception, dans presque toute la série des vertébrés supérieurs (les seuls d’ailleurs qui s’occupent de leurs petits). Le mâle, une fois qu’il a satisfait à ses désirs amoureux, a en réalité terminé son rôle : aussi ne s’occupe-t-il que médiocrement du fruit de ses amours, La femelle, au contraire, n’abandonnera ses petits que lorsqu’ils seront assez grands pour se suffire. Jusque-là elle veillera sur eux avec une tendresse jalouse, comme si elle comprenait que sa mission ne consiste pas seulement dans la procréation, mais encore dans la protection d’une génération nouvelle. Indifférente aux caresses du mâle, et même, à l’occasion, défendant ses petits contre lui, elle déploie, malgré sa faiblesse, contre les ennemis les plus redoutables un courage extraordinaire. Une poule, avec ses poussins, tient tête à un dogue furieux. Le danger n’existe plus. L’amour maternel inspire une vaillance héroïque aux êtres les plus timides.


Et dans un faible corps s’allume un grand courage.

Le courage des mères est sans exception. A la passion amoureuse a succédé la passion maternelle, tout aussi puissante, — ni plus, ni moins, — et aboutissant aux mêmes résultats, c’est-à-dire à la conservation de l’espèce. Ce n’est pas tout que de créer de petits êtres infirmes et sans défense, il faut mener à bien, à travers les embûches et les rigueurs du vaste monde qui les environne, leur infirmité et leur faiblesse.

Ces sentimens, ces instincts des animaux, nous les retrouvons dans l’humanité, s’affirmant avec une égale puissance, modifiés, transformés, quelquefois agrandis, quelquefois diminués par la civilisation. Mais l’origine de l’amour, qu’il s’agisse de l’amour conjugal ou de l’amour maternel, l’origine de l’amour est là, et il ne faut pas chercher d’autres mystères que l’instinct conscient de la conservation de l’espèce.


VI.

Ce que nous avons dit des oiseaux s’applique aux quadrupèdes, chez qui on trouve tantôt la monogamie, tantôt, et le plus souvent, la polygamie. Certainement, hélas! il y a moins de fidélité conjugale chez les quadrupèdes que chez les oiseaux, et les mœurs y sont beaucoup plus relâchées. Néanmoins, dans quelques cas, chez les carnassiers notamment, il se fait de vrais ménages : le lion et la lionne, le loup et la louve vivent ensemble, et pourvoient ensemble à l’éducation de leurs petits. Mais cela est presque une exception : en général, la femelle est abandonnée par le mâle, et, une fois quelle a été fécondée, le mâle ne s’occupe plus d’elle : c’est elle seule qui aura le soin de la petite famille à venir.

Comme chez les oiseaux, il y a chez les quadrupèdes une sélection sexuelle, c’est-à-dire des combats entre les mâles, pour la possession des femelles. Et ce sont des combats terribles, dans lesquels les plus forts sont vainqueurs. Quelquefois aussi, ce sont les plus agiles. Ainsi, pour les chamois, c’est une lutte d’agilité et de vitesse à travers rochers et précipices. La femelle ne se livre qu’à celui qui, après une course précipitée, est arrivé le premier, bousculant et culbutant tous ses rivaux, remportant à la fois le prix de la force et le prix de la vitesse. Ainsi se trouvent assurées les qualités qui font que les chamois peuvent résister à leurs nombreux ennemis, et c’est la sélection sexuelle qui maintient la persistance de ces caractères.

Presque toujours, chez les quadrupèdes, le mâle est pourvu d’ornemens acquis par le fait de la sélection; soit que les femelles aient choisi les plus beaux, soit que la lutte entre les mâles n’ait laissé survivre que les plus vaillans. La crinière du lion, les andouillers des cerfs, les défenses du sanglier, les cornes des béliers, les colorations variées des poils chez les singes, tous ces ornemens résultent de la concurrence entre les mâles. Chez les quadrupèdes, comme chez les oiseaux, le beau sexe est encore le sexe masculin.

Puisque le mâle est pourvu d’appareils d’attaque ou de défense, qui font complètement défaut aux femelles, il est évident que ces appareils servent non à la lutte pour l’existence, mais à la lutte pour la possession des femelles. Pourquoi, en effet, la biche n’aurait-elle pas des andouillers et des ramures comme le cerf, si ces armes devaient servir à la défense contre les fauves et les chiens? En réalité, l’absence de ramures chez les femelles ne saurait se comprendre, si l’on n’admettait pas qu’elle a pour cause, et pour cause unique, la lutte entre les mâles. Et, en effet, les mâles se livrent entre eux à de vraies batailles rangées qui durent souvent des heures entières, et où le plus souvent il y a plusieurs victimes.

Il est vraiment curieux de voir combien ces appareils de défense (des cerfs, des antilopes, des rennes, des béliers, des boucs) sont en même temps de magnifiques appareils d’ornement. Les formes en sont assez gracieuses pour exciter notre admiration, et tout nous fait croire que les femelles partagent à cet égard nos sentimens esthétiques.

Chez les quadrupèdes, la décoration extérieure a certainement moins d’importance que chez les oiseaux. Pourtant la couleur d’un superbe pelage excite l’admiration, — et nous pourrions presque dire l’amour, — chez les femelles. J. Hunter a raconté, il y a longtemps, la ruse qu’on est forcé d’employer pour déterminer l’accouplement de la femelle du zèbre avec l’âne ; il suffit de colorer un âne avec des stries blanches transversales, de manière à imiter grossièrement la parure bigarrée du zèbre. Le mâle est moins difficile; sa passion est assez aveugle pour qu’il n’y regarde pas de si près, et il n’exige pas tant de beauté. Mais la femelle, plus délicate, demande, avant de se rendre, l’appoint d’un certain charme extérieur. Pour la femelle du zèbre, la beauté suprême, c’est la zébrure de son mâle.

C’est dans la famille des singes que l’on peut trouver le plus grand développement des ornemens extérieurs. Ils ont, suivant l’espèce, des parures extraordinaires, barbes, favoris, crinières, moustaches ; le tout bizarrement hérissé, et disposé de manière à leur donner des aspects qui pour nous sont joyeusement comiques, mais qui pour les femelles sont probablement des attributs de grande beauté. Touffes de poils sur la tête, longs poils aux oreilles, manchettes, colliers, avec des poils d’un bleu vif, d’un blanc argenté, ou d’une teinte orange éclatante, toutes les variétés s’observent. Presque toujours la femelle est totalement dépourvue de ces appareils d’ornementation. Cela prouve bien que ce sont des ornemens sexuels, qui assurent à ceux qui en sont les heureux possesseurs les faveurs marquées des femelles de leur espèce.

Les appétits amoureux, au moins chez les animaux qui ne vivent pas en domesticité, sont temporaires. Il y a, — pour les femelles plus encore que pour les mâles, — une période de rut pendant laquelle la passion amoureuse est très forte. Il faut que les petits nouveau-nés ne souffrent pas trop du froid ; et alors, selon la durée de la gestation, la saison des amours sera en janvier, février ou mars, pour que les petits viennent au monde dans les premiers jours de l’été. C’est là une règle générale, mais qui comporte beaucoup d’exceptions.

Quoi qu’il en soit, quand arrive le moment des amours, le mâle et la femelle changent d’allures : les plus timides deviennent hardis; les plus paresseux sont pris d’une activité dévorante. Nul effort ne les rebute; nul danger ne les épouvante. Les plus sauvages se hasardent aux endroits fréquentés par l’homme, s’ils espèrent y trouver l’amour qu’ils cherchent. C’est une fureur qui les possède.


C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.


La faim chasse le loup du bois, dit un vieux proverbe. Mais l’amour est une passion aussi puissante que la faim, et souvent, on voit les louves, en rut, approcher des fermes pour chercher les chiens qu’elles combattaient naguère, et que, dans quelques jours, quand leur ardeur amoureuse sera éteinte, elles combattront comme des ennemis implacables[6]. La domesticité ne parvient pas à faire disparaître la puissance de l’instinct sexuel. Les chattes, même les plus casanières, sont, au moment des amours, prises d’une étrange passion de vagabondage : il est presque impossible de les garder sous le toit hospitalier qu’elles habitaient. A moins qu’on ne les mette en cage, elles trompent la surveillance la plus attentive, et finissent par s’échapper. La transformation est extraordinaire. L’appétit, le sommeil ont disparu : c’est un autre instinct qui a remplacé tous les instincts de nutrition. Il s’agit de la conservation de l’espèce, et la nature a donné à cet instinct une telle force que tout doit lui céder.

Certes, l’intelligence ne joue dans tous ces phénomènes qu’un rôle très effacé. C’est l’instinct, et l’instinct seul. Mais est-ce que les actes des animaux ont l’intelligence pour mobile? Peut-on supposer que le sanglier, faisant, à travers les ronces, les taillis, les neiges, pour retrouver sa compagne, quelques centaines de kilomètres, se rende compte de la passion qui le pousse à cette course effrénée? Il ne comprend pas, et n’essaie pas de comprendre. Il ne sait même pas ce qu’il éprouve. Veut-on qu’il ait la notion du principe de la conservation de l’espèce? La nature lui a donné un sentiment irrésistible, et il obéit, sans pouvoir s’y soustraire plus qu’au sentiment de la faim et de la soif.


VII.

Dans l’espèce humaine, l’on retrouve, à des degrés variables, et avec des-formes très différentes, tous ces caractères de l’instinct amoureux chez les animaux; mais l’intelligence, qui crée la diversité des individus, et la civilisation, qui modifie les caractères naturels, jettent quelque obscurité sur les sentimens instinctifs.

Revenons encore, car cela est nécessaire, sur la différence entre l’intelligence et l’instinct.

Avec l’instinct tout est réglé et prévu à l’avance, tandis que, par le fait de l’intelligence, les souvenirs antérieurs modifient les mouvemens instinctifs. Un animal guidé par l’instinct n’a pas besoin de mémoire. L’impulsion fatale due à l’organisation de son être suffit pour déterminer tous ses actes. Au contraire, un être intelligent modifie à chaque instant ses actes, parce qu’il se souvient et qu’il profite de ses souvenirs.

En somme, l’intelligence se compose de deux élémens qui sont deux phénomènes de mémoire : fixation dans l’esprit des faits extérieurs (mémoire de fixation) ; puis, quand il faut agir, utilisation de ces souvenirs pour modifier l’acte à accomplir (mémoire d’évocation). Plus les souvenirs sont abondans, plus sera diversifiée la réponse de l’être intelligent; car, chez les différens individus, les souvenirs sont évidemment très divers, et diversement groupés.

Un homme qui a vécu quarante ans, s’il n’a dans sa mémoire retenu même que la vingtième partie de tout ce qu’il a entendu, vu, lu et fait, possède une telle collection de souvenirs que tous ses actes, sans exception, sont profondément modifiés par ce passé, vivant encore. Les êtres les plus intelligens sont donc ceux qui ont le plus de souvenirs personnels accumulés.

Alors, au lieu d’être menés par l’instinct aveugle, ils sont menés par l’intelligence, c’est-à-dire par les souvenirs du passé qui viennent concorder avec l’instinct et s’associer aux sensations présentes. De tous les êtres l’homme est celui qui a le plus de mémoire, et par conséquent le plus d’intelligence.

Mais, malgré ce développement psychologique, l’instinct persiste, et tous les sentimens instinctifs des animaux conservent une force égale chez les hommes. Le sentiment de la faim, que nous ressentons d’une manière intelligente, en nous l’expliquant à nous-mêmes, en l’exprimant à nos semblables par nos discours et nos conversations, en cherchant à y satisfaire par des moyens appropriés, qui paraissent souvent très détournés de leur but, existe chez l’homme aussi bien que chez tous les êtres. Toute notre intelligence, toute notre civilisation n’ont pas réussi à le faire disparaître. L’intelligence n’a servi qu’à nous donner la conscience nette et formelle de notre instinct.

Eh bien! il en est de même pour les sentimens amoureux. L’intelligence n’a pas pu altérer cet instinct, et il existe chez l’homme comme chez tous les êtres. Mais chez l’homme, par le seul fait de son puissant développement intellectuel, la conscience de l’amour, qui n’existe pas chez les animaux ou qui existe à peine, est tout à fait développée. En somme, ce n’est guère que la surface de l’instinct qui a été modifiée par l’intelligence : le fond est resté le même, et il n’est pas difficile de retrouver dans l’amour humain les caractères de l’amour animal.

Certes, la sélection sexuelle n’existe pas chez l’homme. Notre civilisation y a mis bon ordre; mais, quoique la lutte entre les mâles ne soit pas une lutte violente, on peut constater un certain rapport entre les sentimens belliqueux et les sentimens amoureux. Chez l’homme, bien entendu ; car chez la femme cette sorte d’ivresse amoureuse, devenant une ivresse guerrière, n’a pas de raison d’être. Mais le jeune homme, quand la fièvre d’amour l’a pris, est devenu fier, querelleur, irascible, susceptible, ombrageux ; en un mot, jaloux. La jalousie, qui chez certaines personnes est une des passions les plus tenaces, la jalousie qui fait commettre tant de crimes et tant de bêtises, qui, lorsqu’elle possède quelqu’un, l’envahit corps et âme et en fait une vraie brute; la jalousie, dis-je, peut être considérée comme un vertige de la concurrence entre les mâles, telle qu’elle existe chez les animaux, nos ancêtres. Non que l’on ne puisse trouver des explications assez rationnelles, et, si je puis le dire, sociales, de la jalousie; mais au fond la vraie explication, c’est le désir de triompher sur tous les rivaux et de triompher seul. En même temps que la jalousie, l’ardeur belliqueuse se développe chez l’homme qui est amoureux. Les forces doublent, l’énergie s’accroît. Il ne craint plus les dangers, les obstacles, les fatigues. Plus d’appétit ni de sommeil ; toutes les passions s’éteignent à côté de la passion amoureuse qui l’a pris ; il ne songe plus qu’à la femme aimée.

Chez la femme, chez la jeune fille, au moment de l’adolescence, les idées prennent une direction qui est toujours la même : elles se tournent vers l’amour, comme l’aiguille aimantée vers le Nord. Quelle que soit leur position sociale, toutes les jeunes filles, belles ou laides, riches ou pauvres, ne demandent qu’à aimer. Mais, au lieu de cette exubérance de forces qui se manifeste chez l’adolescent, chez la jeune fille, c’est un indicible sentiment de langueur, une vague tristesse, avec rêveries, rires et larmes immodérés.

Avec l’âge, les sentimens amoureux deviennent différens, non peut-être chez l’homme qui est toujours, quand il aime, également jaloux et esclave de sa passion, mais chez la femme.

Si le sentiment maternel, ou les exigences de sa position sociale, ou les précoces débauches n’étouffent pas en elle les instincts de la nature-, elle éprouve, lorsqu’elle ressent l’amour, à peu près les mêmes ardeurs que l’homme, avec plus d’abnégation, un dédain plus grand de l’opinion publique, un désintéressement plus complet. La femme qui aime, — je parle de la femme qui connaît les plaisirs de l’amour, — n’a d’autre souci, d’autre adoration que celui qu’elle aime. Se perdre, se compromettre, se ruiner, cela ne lui coûte rien ; et même, les grands devoirs généraux, le sacrifice à la chose publique, à la patrie, à l’humanité, tout ce qu’un homme d’honneur n’abandonnera jamais à une femme, une femme n’en tiendra jamais compte si elle peut, aux dépens de ces idées abstraites, procurer quelque agrément à celui qu’elle aime.

Mais tout cela n’a qu’un temps, et un temps très court. Bientôt l’âge arrive; les rides, les cheveux blancs, les soucis ; et, en même temps, hélas! la triste incapacité d’être amoureux, follement, franchement, avec l’abandon absolu de soi, perdu dans sa passion comme au temps heureux de la jeunesse. Alors il ne faut pas se survivre à soi-même ; il ne faut pas revenir en arrière, sous peine de prêter à rire. Heureusement, presque toujours, les idées changent avec l’âge, et d’autres goûts ont remplacé les goûts amoureux de la jeunesse.

A quoi bon d’ailleurs insister? Tant d’écrivains, poètes, romanciers, ont parlé de l’amour que ce serait folie de vouloir donner ici pour la cent millième fois une description psychologique informe et mal venue. Aussi laisserons-nous de côté, après cette ébauche rapide, la psychologie de l’amour suivant les peuples, les temps et les races. Nous voulions simplement montrer que tous ces sentimens amoureux, qui font vibrer avec tant de force, jusqu’aux plus intimes profondeurs de l’être, les âmes des jeunes hommes et des jeunes femmes, ont leur raison d’être dans ce grand instinct universel de la recherche des sexes l’un pour l’autre. Notre intelligence, au lieu d’amoindrir cet instinct, n’a fait que le développer, l’agrandir, lui donner une forme esthétique et la conscience de soi. Chez les hommes et les bêtes, il y a amour ; mais c’est chez les hommes seuls qu’il y a conscience de l’amour.

L’amour tient dans la vie une place prépondérante. Quand on arrive à un certain âge, alors qu’on ne peut plus guère former d’autre espoir que de ne pas descendre trop vite la pente qui mène à la vieillesse, on reconnaît que tout est vanité, sauf l’amour. Malgré les déceptions, les tristesses, les mensonges, les abdications, qu’il traîne presque toujours avec lui[7], c’est encore de toutes les passions humaines celle qui nous émeut le plus, qui nous prend tout entiers, corps et âme, sans qu’il soit possible de s’en défendre, et même sans qu’on désire s’en défendre.

Les poètes, les peintres, les musiciens, ont admirablement compris cette extraordinaire puissance. Toutes les œuvres d’art ont l’amour pour but presque unique. Où sont les romans, où sont les pièces de théâtre desquelles l’amour soit absent? C’est la beauté d’Hélène qui a provoqué la guerre de Troie, et par conséquent inspiré l’Iliade. Depuis l’Iliade jusqu’aux œuvres de Guy de Maupassant et de Tolstoï, l’amour a été le grand inspirateur : das ewig weibliche, comme disait Goethe.


VIII.

A côté de cet amour schématique que nous avons essayé de décrire en quelques lignes, il y a bien d’autres formes de l’amour : l’amour platonique et l’amour brutal, tous deux aussi imparfaits l’un que l’autre.

L’amour dit platonique, — qui ne ressemble d’ailleurs pas beaucoup à l’étrange conception que Platon s’en faisait, — c’est l’envahissement de l’idée sur l’instinct. Nous disions tout à l’heure que l’instinct amoureux amenait dans l’intelligence les idées amoureuses. Lorsque ces idées sont assez fortes pour éteindre la passion physique qui les a produites, c’est une prépondérance de l’imagination sur la réalité. Parfois, certains amours platoniques ont été extrêmement puissans, mais peut-être n’étaient-ils platoniques que parce qu’ils ne pouvaient être autrement. Ce qui est absurde, c’est un amour partagé et où les deux amans, pouvant être heureux, refusent de l’être, pour mieux se livrer aux douceurs de l’amour platonique qui plane au-dessus des réalités terrestres.

Cet amour, qui reste platonique lorsqu’il pourrait cesser de l’être, est extrêmement rare. Ce qui est très fréquent, c’est qu’il soit accepté comme un pis-aller, et en effet, souvent, il y a bien des raisons qui militent en faveur de la continence. Mais alors, quand l’abstention est nécessaire, — pour des causes multiples dans le détail desquelles il n’est pas intéressant d’entrer, — ce n’est pas de l’amour platonique, c’est de l’amour non satisfait (ce qui est bien différent). Or ces amours que la possession n’assouvit pas sont précisément les plus tenaces et les plus profonds.

Il est vrai que parfois l’image de l’objet aimé est devenue si puissante que la passion physique en paraît diminuée. C’est la supériorité de l’homme intelligent sur la brute. Un homme généreux pourra immoler son amour même au bonheur de la femme qu’il adore, et, quoique des exemples d’un si grand désintéressement soient peu communs, on en trouverait si l’on voulait bien chercher.


L’amour brutal est le contraire de l’amour platonique; c’est l’union des sexes sans amour; et il est presque inutile de dire qu’elle est très commune.

Quand nous disons sans amour, nous ne voulons pas dire qu’il ne se produit pas une sorte de désir physique passager. Certes, au moins chez l’homme, ce désir existe toujours ; car, s’il venait à faire défaut, toute union serait impossible; mais l’excitation momentanée des sens, que tout homme, jeune et ardent, ressent quand il est à côté d’une belle fille s’offrant à lui, n’a rien de commun avec la passion amoureuse. C’est un désir brutal qui disparaît aussi vite qu’il est né. En cela, l’homme est revenu aux instincts sexuels des animaux. Ce n’est pas là ce noble sentiment de l’amour que les poètes ont chanté. C’est un désir physique brutal. C’est l’amour, si l’on veut, mais l’amour dans sa forme la plus animale et la plus matérielle.

Mais, pour la femme, l’union sans amour est d’une fréquence extrême; nous voulons parler de la prostitution, et sur ce point nous trouvons l’humanité décidément inférieure aux animaux. Nulle part, dans la série animale, ne se trouverait ce spectacle répugnant de l’amour subi sans amour, presque avec dégoût ; je ne dirai pas pour l’appât d’un misérable lucre, mais par suite d’une déplorable organisation sociale.

Nous en connaissons les causes ; mais quel pourrait en être le remède ? Nous n’oserions même pas dire qu’on trouvera un remède à la prostitution. Mais nous n’avons pas ici à faire acte de préservation sociale. Nous nous contentons d’indiquer en quoi nos sociétés humaines diffèrent des sociétés animales, et nous sommes forcés d’avouer que les nôtres sont à cet égard d’une moralité bien inférieure[8].

Laissons cela, puisque aussi bien le mal est irréparable, — ou peu s’en faut. — Et voyons ce que la société a fait pour constituer la famille.


La famille, — Telle qu’elle est constituée dans nos sociétés humaines : réunion du père, de la mère et des enfans, — n’existe pas chez les animaux. Chez les oiseaux, elle est transitoire ; chez les quadrupèdes, le plus souvent il n’y en a pas de trace.

En effet, le mâle, quand il a satisfait à ses désirs amoureux, ressent une sorte de lassitude ou tout au moins d’indifférence. Le contraste est étrange entre les allures batailleuses et victorieuses qui précédent et les allures modestes ou mélancoliques qui suivent. Un vieux proverbe latin, que nous modifierons quelque peu, s’exprime ainsi : In amore animal ferox ; post amorem animal triste. Cette lassitude, cette satiété vont jusqu’à l’insouciance de la progéniture à venir. Il s’en va, et abandonne la femelle, sans se préoccuper du sort des petits qu’elle peut avoir.

Or, chez l’homme, à l’état de nature, d’après ce que nous savons des races humaines inférieures, il en est à peu près de même, et le père est absolument indifférent au sort de sa future famille. C’est la mère seule qui va avoir la grossesse, l’enfantement, l’éducation des enfans. Lui, le père, égoïstement, retourne à ses travaux, à d’autres plaisirs ou à l’oisiveté, sans qu’il se croie engagé à la protection de cette famille qu’il vient de créer avec tant de légèreté et d’insouciance.

De là la nécessité du mariage : il faut au père une part de responsabilité dans l’alimentation et l’éducation des enfans. Il a des devoirs à remplir envers la femme et les enfans, et son rôle n’est pas terminé quand il a cessé d’éprouver le désir amoureux. Le mariage est là pour l’empêcher de l’oublier.

Le mariage est donc une institution sociale qui a sa base dans les conditions naturelles de notre existence. Pour que la famille soit, il faut qu’il y ait mariage ; car il est absurde de supposer une société où les hommes n’auraient pas à s’occuper de l’existence des femmes et des enfans. En même temps le mariage empêche la promiscuité (qui paraît vraiment contraire aux sentimens naturels), et maintient une sorte de fidélité conjugale. Il a donc un double but ; la fidélité de la femme envers l’époux, et les devoirs du père envers les enfans.

Aussi dirons-nous, au risque d’être taxés de blasphémateurs, que le mariage et l’amour sont d’origine toute différente. L’amour, c’est un sentiment profond, instinctif, qui prend l’âme et le corps, qui nous possède tout entiers. Le mariage est une invention humaine sans laquelle il n’y aurait pas de société. Attenter au mariage, c’est violer les lois de son pays, et les lois les plus respectables, les plus nécessaires; mais ce n’est pas violer les lois naturelles[9].

Chez certains peuples primitifs, le sentiment paternel est si peu marqué que, pour assurer l’éducation des enfans, il faut s’en rapporter au hasard qui décide de la paternité. Chez quelques peuplades africaines, raconte Hérodote, les hommes et les femmes s’accouplaient au hasard, comme les bêtes d’un troupeau. Quand un enfant était devenu grand, la peuplade réunie l’attribuait à l’homme avec qui la ressemblance était le plus grande, et qui alors était considéré comme son père. Chez les animaux, même les plus intelligens, chiens, singes, éléphans, il n’existe pas de vestiges de l’amour paternel.

Ainsi le sentiment maternel et le sentiment paternel ont des origines distinctes. L’amour de la mère est un instinct; l’amour du père est un produit de la civilisation. Mais cela ne doit pas diminuer sa force. Combien de sentimens ne sont pas innés en nous, qu’il faut cependant respecter et développer! La loyauté, la fidélité à sa parole, l’amour de la patrie, le désintéressement, le culte de la vérité, voilà des sentimens généreux, que la civilisation nous donne, et qu’il faut avec soin, chez nos enfans, entretenir et faire croître, sans nous occuper de savoir s’ils dépendent de notre organisation physique naturelle.

Si l’on s’en tenait aux sentimens que la nature nous donne, le sentiment maternel lui-même serait cruellement amoindri : car, lorsque l’enfant est devenu assez grand pour marcher, pour se défendre et pour se nourrir, la mère devrait l’abandonner et l’ignorer. Chez les animaux, dès que les petits sont devenus des adultes, la mère ne prend plus aucun souci de leur sort. Ce sont des étrangers pour elle, tellement étrangers qu’elle accepte parfaitement l’union conjugale avec ses fils.

Quant à l’amour filial, c’est bien pis encore. Dans la nature, il n’y en a aucun vestige. C’est pénible à constater, mais c’est ainsi. Chez aucun animal, on ne retrouve ce sentiment qui est devenu si fort dans nos civilisations et qui est le signe le plus éclatant d’une culture morale supérieure : l’amour pour le père et pour la mère. S’il fallait donc à l’homme ne conserver que les sentimens animaux, il ne resterait rien de l’affection filiale, ce mélange de respect, de reconnaissance et d’amour qui est peut-être ce qu’il y a de meilleur en nous.

Qu’importe cette lacune de l’instinct? nous ne devons pas considérer comme un idéal l’état sauvage. Il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais d’aller en avant.

Il est évident que, livré à ses seuls instincts, l’animal, — qu’il soit homme ou brute, — est essentiellement égoïste. Il doit pourvoir à ses besoins : respirer, manger, boire, dormir, se protéger contre le froid. Voilà pour la protection de l’individu. Quant à la protection de l’espèce, elle n’est, dans l’état de nature, constituée que par deux sentimens : l’amour sexuel (du mâle pour la femelle et de la femelle pour le mâle) et l’amour maternel. Hors ces deux passions, tous les autres sentimens sont factices. Mais cela ne signifie pas qu’ils soient condamnables. La société est autre chose que l’état de nature, et, du moment que nous vivons en société, il nous faut, par la raison et l’intelligence, créer des sentimens nouveaux, conformes à l’état social. Or presque toujours ces sentimens nouveaux tendront à lutter contre nos tendances égoïstiques innées, qui ne peuvent jamais être complètement détruites, mais qu’on parvient, par les efforts personnels et par de justes lois, à amoindrir de plus en plus. L’amour filial, l’amour paternel, le respect des ancêtres, l’amour de la patrie, l’amour de l’humanité, la notion de la solidarité sociale, ce sont là de généreuses passions qui ne sont pas dans la nature humaine, mais que nous devons nous efforcer d’y mettre. Qui sait si, par le fait de l’hérédité psychologique, ces mêmes sentimens, factices aujourd’hui, ne seront pas un jour des sentimens naturels (quoique toujours de moindre puissance) innés en nos arrière-petits-neveux, comme l’amour sexuel et l’amour maternel sont innés en nous aujourd’hui?

Ce n’est donc pas calomnier le mariage que de l’assimiler à l’amour filial et à l’amour paternel. Il est vraiment impossible de comparer les sentimens dont sont animés deux époux, — surtout quand les premiers mois de ménage ont passé, — à la passion de deux amans. N’essayons donc pas d’établir une comparaison ridicule. L’amour n’est ni supérieur ni inférieur au mariage : c’est autre chose. L’ardeur et l’enthousiasme sont remplacés par d’autres sentimens moins vifs, mais plus profonds. Cet amour des premiers jours, qui envahissait tout, ne peut durer; c’est un feu de paille qui est souvent d’autant plus vite éteint qu’il a jeté d’abord plus de clarté. Par le mariage, au contraire, la tendresse, l’amitié, l’estime, la confiance des deux époux, vont en croissant avec l’âge. Alors arrive l’habitude, qui pèse d’un poids si lourd sur toutes nos idées et nos goûts. Puis, que de sentimens complexes, faits pour resserrer la tendresse conjugale! la communauté des intérêts, l’éducation des enfans, toutes considérations diverses qui finissent par rendre le mariage, c’est-à-dire l’union sociale de l’homme et de la femme, la base même de toute société civilisée.

L’amour peut exister sans estime, sans confiance ; il n’est pas toujours très loin de la haine. En tout cas, de nombreux exemples prouvent qu’on peut être éperdûment amoureux d’une femme qu’on méprise, et qu’une femme s’éprend souvent d’un individu qu’elle sait parfaitement indigne d’elle. L’amour dure quelques semaines, quelques jours : parfois même il s’éteint au bout de quelques heures. Quel abîme entre ce sentiment bizarre, et l’affection conjugale, dont le principe est la confiance réciproque, et la longue et loyale fidélité !

Si le mariage n’existait pas, s’il n’était pas garanti et protégé par des lois sociales dont l’observance est stricte, et dont la non-observance est sévèrement punie, c’est la femme qui en souffrirait le plus; car le sentiment paternel, développé par l’éducation, par les mœurs et par les lois, n’est pas un sentiment naturel, inhérent à notre organisation physiologique et psychologique, comme l’amour de la mère pour ses enfans. Sans le mariage, les femmes seraient toujours abandonnées, et elles auraient seules à supporter toutes les charges et tous les devoirs que comporte l’éducation de l’enfant.

Et quand nous parlons ici du mariage, ce n’est pas seulement du mariage monogame. La polygamie existe chez des peuples dont la civilisation est encore assez florissante. La polygamie serait parfaitement compatible, comme l’expérience le prouve, avec un état social très développé. On ne peut opposer à la polygamie qu’une seule objection, mais une objection fondamentale, c’est qu’elle est en contradiction avec les conditions naturelles de l’humanité. En effet, le nombre des naissances de garçons et de filles est toujours dans un même rapport, presque invariable, à peu près 105 garçons pour 100 filles. Or la mortalité, dans les premières années, frappant un peu plus les garçons que les filles, il s’ensuit qu’il y a, à l’âge nubile, à peu près exactement autant de garçons que de filles. Donc, la polygamie ne serait possible que si un certain nombre d’hommes étaient forcés de s’abstenir du mariage, ce qui est manifestement absurde. S’il naissait trois fois plus de filles que de garçons, la polygamie serait nécessaire, et il semble bien que cette organisation différente de la famille pourrait s’accommoder avec une civilisation aussi parfaite que la nôtre.


Ainsi le mariage nous apparaît comme la consécration sociale de l’amour. C’est l’amour réglementé, assagi. Les civilisations humaines, dans leur sagesse, fruit d’une antique expérience qui se perd dans les ténèbres des âges préhistoriques, ont trouvé que c’était la meilleure solution pour sauvegarder la famille.

Et c’est ainsi que, profitant de son intelligence supérieure, l’homme a su, sans trop altérer les penchans amoureux communs à lui et à tous les êtres, assurer par des lois humaines la conservation de l’espèce et la protection de la famille qui va naître.


CHARLES RICHET.

  1. Ces pages sont écrites au bord de la mer, dans la solitude. Après la vie fiévreuse que nous fait une civilisation raffinée et corrompue, la mer nous rappelle le peu que valent nos misérables soucis, et nous fait comprendre l’immense vanité de nos haines et de nos amours. Là aussi, au sein de la mer, se passent, sans trêve ni merci, des drames innombrables, et toujours renaissans, de haine et d’amour. Les nôtres vont-ils beaucoup plus loin?
  2. Tourguénef a donné une image bien poétique de ces deux grands sentimens, d’où dérive la vie de tous les êtres, dans son petit poème les Deux Frères, le Génie de l’amour et le Génie de la faim. «.... Tous deux sont jeunes : l’un est un peu gras, sa peau est lisse, les boucles de ses cheveux sont noires; de longs cils, le regard insinuant, gai et avide; le visage charmant, presque hardi, presque méchant. Une couronne de fleurs repose mollement sur ses cheveux brillans. Il sourit comme sûr de son pouvoir, avec autorité et indolence... De temps en temps, ses ailes frémissent rapidement, avec un joli bruit argentin, comme une pluie de printemps. L’autre jeune homme est maigre et jaunâtre. Ses côtes se dessinent à chaque respiration. Il a les cheveux blonds, fins et plats; les yeux sont ronds, d’un gris pâle; le regard, inquiet, est étrangement clair; tous les traits du visage, le nez étroit et aquilin, le menton pointu, parsemé d’un rare duvet, sont comme affilés. La petite bouche, aux dents de poisson, reste entr’ouverte ; les lèvres, sèches, n’ont jamais, jamais souri. Autour de sa tête, quelques épis vides et cassés. Un grossier tissu gris entoure ses reins. Ses ailes, d’un bleu mat, ont un mouvement lent et menaçant. Les deux jeunes gens semblent des camarades inséparables. Chacun d’eux s’appuyait sur l’épaule de son ami : la main potelée de l’Amour pendait comme une grappe de raisin sur la clavicule sèche de la Faim, tandis que la main étroite de la Faim, avec ses longs doigts maigres, s’étalait, comme un serpent, sur la poitrine efféminée de l’Amour... Ce sont deux frères, l’Amour et la Faim, moteurs de tout ce qui vit. »
  3. Un curieux exemple de cette hâte de la nature à faire disparaître les individus, quand la vie de l’espèce a été assurée, nous est fourni par certaines araignées dont tout le monde connaît sans doute la curieuse histoire. Le mâle, beaucoup plus petit et plus faible que la femelle, la surprend brusquement; mais, une fois qu’il a satisfait ses appétits amoureux, la femelle, étant fécondée, et, par conséquent, n’ayant plus besoin de lui, profite de sa force pour le dévorer sans autre forme de procès.
  4. Le Roi des animaux, 1883, p. 813.
  5. Rarement les femelles se battent entre elles pour obtenir les faveurs du mâle. Cela se voit cependant chez certains oiseaux monogames, et en particulier chez le bouvreuil, qui garde dans ses amours une constance singulière, puisque le mâle et la femelle sont unis pour la vie.
  6. Pline raconte que nos ancêtres, les Gaulois, attachaient, en hiver, leurs chiennes dans les bois pour les croiser avec des loups.
  7. Il n’y a peut-être rien de plus beau que ces vers de Lucrèce :

    Medio de fonte leporum
    Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat.

  8. Parmi les causes de la prostitution, il en est une prépondérante : c’est l’âge, très tardif, auquel, par suite des exigences sociales, militaires ou autres, les hommes se marient. La moyenne de l’âge du mariage est, pour les hommes, de vingt-sept ans, comme l’indiquent les statistiques. Il est évident que c’est beaucoup trop tard. Je ne sais comment le législateur pourra y remédier ; je n’oserais même pas dire qu’il ait mission de le faire ; mais il est certain que l’âge de vingt-sept ans ne coïncide nullement avec la puberté. On ne peut exiger que de vingt à vingt-sept ans les jeunes hommes mènent une vie chaste ; cela est absolument contraire à leur organisation physique et psychique, tellement contraire, que les sentimens amoureux ne sont jamais aussi puissans qu’à vingt-cinq ans. Et on veut qu’à cet âge, et pendant deux, trois, cinq, dix ans encore, l’homme, — qui n’est même plus un jeune homme,— Conserve sa chasteté. C’est demander l’impossible ; c’est vouloir violenter la nature, qui ne se laisse jamais, quoi qu’on fasse, impunément violenter, et qui reprend toujours ses droits, bien supérieurs à toutes nos conventions administratives.
  9. Tandis qu’il y a certaines monstruosités, des amours contre nature, qui ne sont pas seulement contraires aux lois établies par les hommes, mais qui sont d’odieux attentats contre les lois naturelles.