L’Amitié (Nemo)/Texte entier


Nemo
1884


NEMO
Séparateur
L’AMITIÉ
CHARTRES
PETROT-GARNIER, LIBRAIRE
Place des Halles, 12 et 14.

1884

Très cher Ami,

Je te transmets un petit travail de ma façon.

Je te voudrais pouvoir offrir une perle de quelque prix, tant en est beau le sujet ; je n’ai rien qui soit digne de toi.

En cela seulement je rougis de ma pauvreté.

Ce ne sont que quelques réflexions sur l’amitié, non pas l’amitié médiocre, qui cependant a ses plaisirs et ses avantages ; mais la vraie, bonne, sainte amitié qui, sur le scabreux théâtre du monde, nous aide, suivant la belle expression du tant spirituel Xavier de Maistre, à glisser comme une ombre paisible et n’est le partage que d’un petit nombre d’âmes illustres.

Plus d’une fois, elles te rappelleront et les lectures que, si souvent, aux beaux jours d’été, nous fîmes ensemble, et nos longues et délicieuses soirées d’hiver.

Il n’entre point dans ma pensée de plaire à beaucoup ; je n’écris que pour toi.

Il plut au ciel que des jours marquassent dans ma vie. Jusques à ton départ pour le pays des Pharaons, mon cœur a respiré à l’aise, un rayon de bonheur a lui sur mon existence.

S’il ne m’est donné de te revoir au soleil du temps, ces lignes fugitives seront, pour un pauvre exilé, un souvenir de plus.

Moi, je soulagerai mon cœur, en écrivant avec ma jolie plume, don de ta main, un nom qui m’est doux et me sera éternellement cher.


Au monde meilleur ! Adieu !



CHAPITRE I

L’Amitié.


Il est une affection honnête, sainte autant que tendre et inviolable, fondée sur l’estime réciproque, sur une conformité d’inclination et de volonté.

Délicate et noble, exaltée par tous les sages de la terre, toutes les nations l’ont eue en honneur. Les Gentils ne se purent défendre même de l’envier aux premiers chrétiens à qui la bouche la plus pure la recommanda, comme en devant être à jamais le signe de marque.

Un vieux peuple la représente sous les traits d’une personne jeune, vêtue d’une tunique sur la frange de laquelle on lit :

la mort et la vie

Sur son front sont gravés ces deux mots :

l’été et l’hiver

Son côté est ouvert jusqu’au cœur, qu’elle montre du bout du doigt, avec ces deux mots :

de près et de loin

Son nom est doux et puissant :

Amitié !

La langue infirme et défaillante des hommes ne saurait dire tout ce qu’apporte de bonheur son désintéressé commerce à des âmes sœurs qui, passant comme l’une dans l’autre, ne paraissent plus n’en faire qu’une : toutes les joies, tous les charmes que, comme une douce et bienfaisante aurore, elle répand sur leur existence.

En un sujet sur lequel s’exercèrent les plus beaux génies et que je ne saurais qu’effleurer, je ne te veux dire que ma façon de penser.

Aussi bien que dans la croyance des anciens, il a toujours été dans la mienne que, l’amitié, c’était ensemble vouloir et ne pas vouloir ; mais, bien entendu.

Il n’est pas rare de voir les méchants désirer, haïr ou craindre la même chose, aspirer à un même but, ensemble vouloir et ne pas vouloir.

L’amitié n’étant que dans le bien, ce n’est pas l’amitié cela ; c’est cabale, faction, complot, conjuration pour le mal, sans vraie estime réciproque, complicité de méfaits.

L’amitié, c’est aimer et être aimé ; c’est s’attacher par un sentiment gratuit, dont le besoin n’est pas le principe ; ni l’utilité, la fin.

C’est, sous le regard de Dieu, aimer sans arrière pensée et être aimé de même ; vouloir à ceux qui sont l’objet de notre affection tout le bien possible, être prêts à verser notre sang.

En effet, le cœur humain étant fait pour aimer, cette tant haute et noble qualité résulte de sa constitution elle-même.

Immortelle, elle est faite pour le vrai beau ou la vertu, cette inappréciable autant que ferme et constante disposition à se porter vers ce qui est conforme à la raison, à la conscience, à la religion, et à s’éloigner de ce qui est opposé à toutes trois.

Or, dès que, d’un côté, elle se montre et que, de l’autre, elle est vue, les hommes se comprennent, les cœurs s’échauffent et s’attachent par une mutuelle bienveillance.

Cela posé, si telle est sa puissance qu’elle se fasse estimer même d’un ennemi, pourquoi s’étonner que, quand nous la croyons découvrir en ceux avec qui nous pouvons nous lier, nous y soyons sensibles ?

Noble et sainte amitié, dont le nom seul est cher aux âmes bien nées, dont la pensée, autant qu’elle réjouit, élève, grandit, que ne puis-je, te montrant seulement par quelques-uns de tes côtés, pour ne se pas entre-déchirer, te faire apprécier des mortels !

D’où viens-tu ?

Où veux-tu qu’on te rencontre ?

Qui sont ceux qui font ta couronne ?




CHAPITRE II

Origine de l’Amitié.


Je n’ai crainte de le dire ; le doute ne m’est possible : la vertu, le premier des biens, est le principe de l’amitié ; l’amitié, le second, n’est que fille de la vertu.

Aussi, n’a-t-elle cours que chez les âmes fortes, de bonne trempe et d’antique marque.

Qu’il en soit qui ne recherchent qu’un commerce réciproque de services ; que ce soit là le principe et le nœud de l’amitié, ne me le dites pas. Je ne consentirai jamais à répondre ou ne le ferai que pour m’inscrire en faux.

Son origine est autrement belle et haute. C’est le sentiment d’aimer puisé au plus intime de la nature, d’où son nom, et c’est Dieu, premier principe et fin dernière, qui la donna, dans la vallée de larmes, pour consolatrice aux humains.

Qu’on se garde de le croire, ce n’est pas un calcul de l’esprit, ni une faiblesse ou un caprice ; c’est un vrai et doux attrait, une affaire toute du cœur.

Si l’intérêt en était la base, comme il l’est presque de partout, quelle que soit la belle générosité dont on se targue, quand il change, elle se devrait évanouir ; ce qui est fondé sur la nature est fondé sur le vrai, inébranlable roc.

Qui est doué du beau sentiment d’aimer aime en tout temps, aime toujours.

Ô grand homme, rival, le maître peut-être de l’orateur d’Athènes, que tu m’inspires une estime profonde, quand, dans ta splendide Rome, tu fais aux fils des conquérants :

« L’amitié, c’est le premier des biens extérieurs. Il la faut préférer à toutes choses humaines. »

Et toi, victime infortunée d’un règne exécrable, que je te crois, quand, à ton heure suprême, s’échappe de tes lèvres :

« Au moment où je me vois prêt à quitter la vie du temps, les seuls plaisirs que je regrette sont les plaisirs de l’étude et de l’amitié qui remplirent mes journées d’une manière délicieuse. »




CHAPITRE III

L’Amitié, seule généralement reconnue.


Plusieurs, remarque l’éloquent Tullius, méprisent la vertu et soutiennent qu’elle n’est qu’ostentation et charlatanisme.

D’autres, contents du simple nécessaire, ne font nul cas des richesses. Quelques-uns regardent les honneurs comme choses vaines et frivoles, tandis que l’ambition de beaucoup en est irritée.

De même de tout le reste.

Ce qui, aux yeux de celui-ci, est élévation et grandeur, n’est aux yeux de celui-là que petitesse et néant.

Touchant l’amitié, il n’est qu’une voix, qu’un sentiment : savants, philosophes, guerriers, hommes attachés au foyer domestique, hommes de plaisirs même, s’il leur reste quelque lueur de bon sens et d’honnêteté, tous conviennent que, sans l’amitié, nulle est la vie.

Apparaît-elle, reposant dans une âme élevée autant que belle, pure comme, aux premiers rayons du soleil, l’étincelante goutte de rosée dans le calice d’une fleur ; tantôt, dans l’ombre, une humble violette que trahit son suave parfum ; tantôt, une lampe voilée, répandant au dehors une lumière adoucie et tranquille.

Telle, à tous les temps, dans tous les lieux, chez tous les peuples et civilisés et incultes ou barbares, elle est ressentie, elle s’insinue et, comme au berceau du premier des humains, jusques au sein des hordes dérobées à nos horizons, venant en lumière, chacune à son heure.

C’est le gage de la paix des nations, le lien des familles, le lien des particuliers, le lien de l’univers.

En effet, à tous les points du globe, en toute condition, l’homme ne cherche donc pas un appui. Or, lequel plus doux, lequel plus fort, lequel comme l’amitié ?

Aux confins de notre occident, aujourd’hui livré aux pénitents du Démon, dans les cris de rage, les convulsions de la sauvagerie et tout le fracas d’effroyables tempêtes, entre la génération qui vient et la génération qui s’en va, qu’elle devrait être autrement ressentie, encore plus chère !

Dans l’étourdissement général cependant, qui comprend ? Qui regarde des yeux de l’âme ? Qui écoute des oreilles du cœur ? Qui a des idées ?

Ces hommes dont les meilleurs sont des ronces et les plus justes, des épines de haies, qui, abjurant tout le vrai, tiennent la sensibilité pour la faiblesse et croient faire honneur à leur raison de l’avoir étouffée ; dont l’intelligence pauvre, appesantie, n’est frappée par rien de grand ; qu’on dirait trouver dans les sales voluptés, objet digne des bêtes, toutes les satisfactions ; néanmoins secrètement jaloux de la vertu qu’ils ne veulent plus de mode ;

Ces autres, penchés jusqu’à terre, abominables dans leurs aspirations, ne sachant que nier, contester et détruire, ébranler, arracher toutes les bornes plantées par leurs ancêtres ; qui, trop matériels pour croire à l’amitié, la relèguent dans les fables de l’ancienne chevalerie, êtres moins que vulgaires, enfants de Memphis et de Taphenès, onocentaures qui se font gloire de ce qui les couvre de honte et dont la maxime est : corrompu et corrompre ;

Tous ces extravagants chercheurs enfin, tous ces farouches scientifiques, voués à l’on ne sait quelles doctrines bizarres autant que dévergondées, doctes équilibristes qui, dans l’homme n’entendent voir que des combinaisons de la matière ?

Oh ! non, n’est pas né pour l’amitié qui n’en connaît le prix, qui n’en sait avoir les éléments.

Il est un degré de goût que n’a jamais qui ne sent que la brute.

Qui donc ?

Une âme, pleine de sa valeur originelle, grande, généreuse autant qu’aimable dans son commerce et sa bienveillance ; un homme sur les lèvres de qui demeure la vérité avec le sourire de la bonté, dont tous les actes ne décèlent que bonne foi, qu’équité, que vraie noblesse.

Pour un monde abaissé, malsain, qui ne fut jamais trouvé sincère, monde, autant que patenté frivole et polichinelle, dissimulé, hypocrite, envieux, égoïste, qui lentement donne peu, s’il donne, et reprend vite et plus qu’il n’a donné, l’amitié est un trésor caché.

Ce monde de Gog et de Magog n’aime pas ; il convoite.




CHAPITRE IV

L’Amitié ne se commande pas.


L’Amitié est l’attraction d’un cœur honnête, vertueux, pour un autre également honnête, vertueux. Or, ce qui est du cœur ou de la volonté est libre, spontané, ne se commande pas, sorte de mystère pour plusieurs.

Un homme, avec des talents heureux, par des circonstances mises à profit avec bonheur, peut réussir dans des entreprises difficiles.

Il peut amasser de grands trésors ; il se peut entourer de tout ce qu’on se plaît à nommer, dans un sens démesurément étendu, gloire, honneur.

Il peut être capable de faire la conquête de l’univers et ne l’être pas de faire la conquête d’un seul être entre l’âme duquel et la sienne il n’existe une conformité d’humeur, une communauté d’idées et de principes vrais, n’entendre, à toutes ses avances, comme le prince des conquérants, du prince des cyniques :

« De te vouloir ôter tant soit peu de devant mon soleil. »

Comme un particulier avec des cachemirs, des étoffes de pourpre, des dentelles et les plus riches perles de l’océan, un potentat, avec des fêtes splendides, des millions, des couronnes, ne peut contraindre à l’aimer qui ne le veut pas ou n’a pas de sympathie, ne se peut faire dire ce mot si doux : je vous aime !

Aussi, n’est-ce chose nouvelle dans la vie : souvent, le riche meurt sans amis ; le pauvre est pleuré des siens.




CHAPITRE V

Bonheur de l’Amitié.


L’air grave ne sied pas mal, a de la dignité, annonce de l’élévation. Sans le perdre de vue, l’amitié est ouverte, prévenante, d’un commerce facile.

La douceur avec l’aménité est le sel de ses mœurs.

L’humanité, l’honnêteté, l’affabilité, les manières obligeantes, l’exquise politesse sont ses signes de marque.

Aussi, quand, dans un monde étroit, bizarre, qui marche des épaules, regarde du haut de sa grandeur et rit du bout des dents, on se voit heurté, malignement contrecarré, quel contentement que la rencontre d’un ami ! Quel charme ! Que les heures passent vite ! Elles glissent silencieuses, sans que pèse leur passage.

Qu’on se sent à l’aise ! C’est le soleil de l’âme !

À une teinte de tristesse, reflet des dispositions intérieures, succède un rayon de bonheur.

Quoi de plus agréable et de plus consolant qu’un être bon, vertueux, toujours le même, parce qu’il est vrai, avec lequel on peut tout dire comme avec soi-même ?

Rien que sa vue fait du bien, donne du calme.

On a le cœur serré, dans le vague et la mélancolie.

Il se dilate ; le doux contentement, la joie a reparu, et, si la rigidité de notre langue s’y pouvait plier, suivant une expression jolie, on cueille un instant de félicité.

En cette affable et mutuelle communication, pure comme la lumière qui se joue dans l’azur du ciel serein, on sent son âme et l’âme de son ami n’en faire qu’une, mais double en force.

Qui possède un ami et ne l’a pas senti ? Qui jamais n’en fit la remarque ? De ses yeux, de tout son visage, le nuage s’écarte, quelque chose de lumineux dans les traits, un jour nouveau se fait, tant l’état de l’âme est celui du corps.

Que d’ennuis accablants dissipés au contact d’un ami ! Que de peines et d’angoisses adoucies !

Souvent, on n’a rien à dire et l’on ne dit point tout ce qu’on avait à dire. Cependant, on n’est jamais à court.

Il semble une source qui coule, qui coule… les paroles sortent de la bouche comme d’une eau profonde. On parlerait éternellement.

Autant on s’aborde avec joie, autant on se quitte avec regret.

Avec celui qu’on voit par goût et par estime, il semble qu’on n’en ait jamais assez. Sans lui, l’on ne croit pas vivre d’une vie vivante.

L’amitié est-elle le plus doux et le meilleur des plaisirs. La joie qui naît d’elle satisfait l’âme et ne la corrompt pas, la vérité en étant le fond ; la vertu, la tige ; le cœur juste, le trône.

Ô grandes âmes, que de raisons à vous d’embellir par de tels charmes ce qui passe si vite !

En ce monde qui, sous l’œil de Dieu, n’est que le petit grain de sable qui fait à peine incliner la balance, que la goutte de rosée du matin, que pouvoir imaginer de si court et de si borné qui le soit moins que la vie la plus longue ?

Si la religion sanctifie d’aussi beaux sentiments, l’amitié n’est plus chose humaine ; c’est, je l’oserai dire, Paul, ce beau génie et le grand docteur des chrétiens, m’y autorise, quelque chose de divin.

Mais ce XIXe siècle exalte autre chose.




CHAPITRE VI

L’Amitié complément de tout.


À tous les temps, sous toutes les latitudes, en toutes les phases de la vie, l’amitié donne du prix à tout.

Dans la prospérité, quelle jouissance, si un être cher n’y prend part ?

Que sont au conquérant ses conquêtes, ses victoires, si un peuple aimant ne salue son triomphant retour et ne lui tend les bras ;

Au voyageur, ses longues pérégrinations ;

Au savant, ses laborieuses investigations et ses découvertes ;

À l’artiste, ses brillants succès, s’ils ne font en un coin du globe, si humble et si obscur qu’il soit, fût-ce sous un toit de chaume, battre de joie un cœur qui ait une entente avec le sien ?

Non, sans l’amitié, point de jouissance complète, point de complète satisfaction, rien du contentement plein, vrai, rien.

Avec elle, le double de tout.

Fêtes bruyantes, somptueux palais, festins splendides, étincelants salons, belles symphonies, pompeux triomphes, seuls, vous êtes impuissants à faire un beau jour.

Cent fois, on l’a dit : toutes les choses si fort prisées n’ont qu’un fruit : la fortune, les jouissances ; le crédit, les assiduités ; les honneurs, la gloire ; la santé, l’exemption de la douleur et la liberté des facultés physiques.

L’amitié est plus riche, a plus de splendeur, est reine, nulle part exclue, nulle part étrangère, jamais hors de saison.

Pour goûter les joies innocentes de la vie, le feu et l’eau ne sont d’usage ni plus grand, ni plus nécessaire.

Sans ses charmes, le trône lui-même, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’une couronne ?

Un cercle de fer, des planches recouvertes de velours.

Que, par ton absence, encore plus je le ressens, ô mon digne ami !

Qu’un jour passé avec toi m’est plus cher que mille avec des indifférents !

Des herbes, des herbes avec affection et une chaumière, plutôt que le veau gras et un palais sans l’amitié.




CHAPITRE VII

Dignité de l’Amitié.


Pour mieux faire connaître ce que tu es, puis-je bien dire ce que tu n’es pas, ô bonne, sainte Amitié, idole du cœur innocent, passion du sage ?

Je crains presque. Ne le redoute cependant pour ta gloire. N’existant qu’entre personnes vertueuses, l’amitié ne se lie qu’à bon escient : elle a horreur de tout ce qui n’est ni juste, ni chaste, ni charitable.

Pas plus que l’amertume ou la dureté, l’amitié ne sait point l’orgueil, la colère, l’inégalité, fruit de la faiblesse et de la passion mal domptée.

L’amitié n’a rien de commun avec la dissimulation et le déguisement, la flatterie ou l’intérêt sordide : Ce n’est pas Cratère qui aime le roi ; mais Éphestion, Alexandre.

L’amitié ne croit pas à la légère.

L’amitié n’est pas soupçonneuse et ne trouve pas éternellement des torts ; seulement, elle risque de déplaire pour être véridique et fidèle.

Faire des observations n’est pas toujours sans dangers. Sans le besoin de mettre la peur dehors, l’amitié, quand il le faut, reprend, redresse, corrige.

L’amitié n’est pas égoïste. Ce qu’elle possède, elle en fait une noble part et le fait noblement. Son aspiration est trop que les siens soient dans le contentement.

L’amitié regarde comme fait à elle-même le bien que d’autres leur procurent et croit jouir de celui qu’elle n’a pas, quand elle sait qu’ils en jouissent. Fait-elle que qui ne s’estime pas né heureux le puisse devenir.

Ceux qu’elle chérit, sans les louer à haute voix, dès le matin, elle leur trouve mille bonnes qualités. Qu’on pense autrement, elle souffre.

L’amitié, plus vivement que l’injure faite à elle-même, ressent celle qu’on leur fait. On les frappe, elle est frappée. Tous les traits passent par eux jusques à elle.

Touchant ce qui leur ferait défaut, elle le voudrait couvrir de l’ombre de son manteau. Elle préférerait à son honneur l’honneur de ceux qu’elle affectionne. Où rien de pareil ?

Autant que l’âcre causticité, la médisance, la calomnie, elle repousse sans pitié la raillerie de mauvais aloi. N’est pas ami qui, pour un bon mot, sacrifie son ami. C’est esprit mal fait, indigne de l’estime.

Outragée, l’amitié est à jamais perdue. C’est le diamant, broyé sous le maladroit coup de marteau, dont demeurent presque invisibles les parcelles. Après, plus que le pardon et la bienveillance charitable.

L’amitié n’admet pas la maxime :

Vivre avec ses amis comme devant être ses ennemis, maxime fausse au premier chef ;

Non plus que cette autre :

Dieu me garde de mes amis, je me charge de mes ennemis, non moins fausse.

L’amitié n’est que confiante autant que sincère.




CHAPITRE VIII

Indivisibilité de l’Amitié.


Le vieux Plutarque a dit :

« L’amitié est bête de compagnie, non pas en troupe, comme les étourneaux et les geais. »

En effet, on peut avoir un cercle de connaissances étendu ; on peut avoir de l’estime pour plusieurs, pour beaucoup ; mais avoir beaucoup d’amis est fort difficile, pour ne pas dire impossible.

Un ami est un autre soi-même, un être fait comme exprès. Or, en un monde d’étonnantes diversités, ne serait-ce pas une merveille d’étrangeté ? Non, pas plus qu’aimer plusieurs parfaitement, être parfaitement aimé de plusieurs ou de beaucoup est introuvable.

Une rivière à déversoirs multiples n’est que faible et basse. De même, l’amitié divisée.

Ceux qui disent aimer beaucoup de monde n’aiment pas ou que fort peu chaque personne.

Les Scythes n’en voulaient-ils jamais admettre, dans la glorieuse alliance de l’amitié, plus de trois.

Un ancien est plus sévère :

Plutôt que plusieurs, un !

En vain, tout un siècle abusé, sans virilité, sans caractère, nourri dans le faux, nageant dans la sottise, incapable d’abaisser son cœur pour connaître la prudence, osera opposer son contrôle négatif.

Mais les contempteurs seront de son côté.




CHAPITRE IX

Rareté de l’Amitié.


La vraie et solide amitié, celle qui, seule, mérite ce beau nom, n’est que l’amitié contractée peu à peu, par la pratique et quand le caractère est fait.

Elle est rare.

Les attaches de l’enfance ne sont point la vraie amitié ; la raison étant à peine formée et la vertu n’étant point encore affermie, on ne se peut connaître tout entier.

On est exposé d’ailleurs à trop d’écueils : la contention, l’intérêt, le changement dans la conduite, les mœurs. Il faut être en âge d’homme, à cette époque de la vie où l’on ne change pas.

Outre qu’elle n’existe guère qu’entre égaux, des éléments divers, dont la rencontre est difficile, sont de rigueur.

Il faut indispensablement quatre choses : la sympathie, les bonnes mœurs, même culte du vrai Dieu, même politique. En dehors de cette essentielle réunion, point de vrais amis, point la vraie, parfaite amitié.

Parce que l’on se voit, parce que les affairés mettent en relation, tout le monde a sur les lèvres le mot d’ami. N’est-ce pas que la justification du banal et vieil adage : Autant est commun le nom, autant est rare la chose ?

Tout homme qui entre en réflexion ou remue avec quelque sérieux les annales du genre humain, en fait l’affligeante remarque. La longue antiquité, entre les générations de bientôt soixante siècles, compte les amis, savoir : chez le peuple choisi, un David et un Jonathas… par les nations païennes, un Thésée et un Pirithoüs ; un Achille et un Patrocle ; un Épaminondas et un Pélopidas… peut-être, un Oreste et un Pylade, avec un Damon et un Pythias, moins connus et non moins dignes de l’être.

Ils étaient, ces deux derniers, lisons-nous, liés par une si étroite et constante amitié, qu’ils étaient disposés à mourir l’un pour l’autre.

L’un d’eux, condamné par Denis le tyran, ayant obtenu du temps pour aller dans sa famille mettre ordre à ses affaires, l’autre ne craignit de se rendre caution de son retour, de sorte que, s’il ne venait pas au temps marqué, il devait subir la mort à sa place.

Tout le monde, surtout Denis, attendait avec impatience l’issue d’un engagement aussi extraordinaire que hasardé. Le jour approchait et Damon ne paraissait pas. Chacun condamnait la folie du téméraire garant.

Mais Pythias publiait hautement qu’il était sûr de son ami.

Enfin, il arrive au jour convenu.

Le tyran, surpris et frappé d’une pareille fidélité, les pria de vouloir bien le recevoir en tiers dans leur amitié et fit grâce à Damon.

Depuis sont-ils venus en plus grand nombre ?

Peut-être citerez-vous, comme modèles des jeunes gens, un Basile et un Grégoire de Naziance…

Dans la légion des martyrs, un Épipode et un Alexandre…

À nos temps modernes, un Henri IV et un Sully ;

Un grand soldat couronné et l’un de ses héros de Marengo…

Non, ils ne sont venus en plus grand nombre ; non, ils ne sont aujourd’hui plus nombreux, s’ils ne le sont moins. Trop peu ont assez dans le caractère d’élévation, de consistance et d’énergie.

En ses effroyables malheurs, Job en compta combien ?… Trois : Éliphas, Baldad et Sophar. En pareilles épreuves, êtes-vous sûr d’autant ?…

Regardez un beau champ de blé. Fauchez, mettez en javelles, en gerbes, enlevez…

Après, entre les épis qui restent, ramassez les plus beaux, les plus pleins, voilà comme il y a des amis.

Vous auriez une lanterne grosse comme les tours de Notre-Dame avec une vie de Mathusalem que vous n’en trouveriez davantage.




CHAPITRE X

Influence de l’Amitié.


Ce qui fait une impression secrète à l’égard de la pratique du bien et de l’accomplissement du devoir ; ce qui inspire de faire mieux, agissant d’une aussi excellente manière sur l’esprit et sur le cœur, est, au plus haut titre, une influence heureuse et digne des applaudissements de la terre.

Telle est l’action douce et puissante de l’amitié. Le fer, dit-on, aiguise le fer, et la vue de l’ami excite l’ami.

Avec elle, en effet, on s’affermit en une conscience droite.

Avec elle, on est retenu dans ce qui seul est désirable autant qu’acceptable des âmes bien nées.

Avec elle, naît l’émulation noble qui épure en nos penchants ce qu’il y a de plus secret, qui rend meilleur et persévérant.

Qui, de propos délibéré, voudrait cesser d’être digne de son ami ? Qui, par une action basse, consentir à l’aliénation d’un incomparable héritage, fuir la joie de son cœur, l’ornement de sa vie ?

À qui jamais, s’il en fut tenté, le déplaisir, la peine qu’en éprouverait son ami ne seraient d’infranchissables barrières ?

Desaix, Desaix, à la pensée d’une lâcheté qui eût fait saigner le cœur du premier consul, ne se fût donc pas révoltée ton âme de héros ?

Combien, au souvenir d’un ami, eussent échappé au naufrage, quand ils ont malheureusement heurté, sombré ! Combien, les lèvres à la coupe enchanteresse du plaisir, pourraient, dans les sages entretiens d’un ami, épurer leur pauvre raison et se guérir de lamentables folies !

Ô trop précieuse, ô sainte amitié, qui serait assez osé pour te refuser son estime ? Qui, pour refuser de t’avoir en honneur ? Quel particulier, quel prince, quel gouvernement des hommes ?

Puissance trop peu connue !

À l’amitié, la garde des mœurs !

À l’amitié, un élan de plus vers ce qui est grand, vers ce qui est vraiment honorable, vraiment beau !

À l’amitié, comme l’essor à la vertu, à l’héroïsme, des ailes au génie !




CHAPITRE XI

L’Amitié, refuge de l’adversité.


Le siècle est mauvais ; son cœur est entouré de sept replis de malice ; ses dents sont des flèches ; sa langue, un rasoir.

Il est des jours où, tout entier, il se déchaîne ;

Que la calomnie tombe à flocons ;

Que la sombre envie, levant son drapeau, vous déclare guerre, guerre sans merci, guerre à mort. Ce sont ses jours.

Il en est d’autres où le bon droit est tellement méconnu, où les idées de justice et d’équité sont de partout tellement renversées qu’il faut avoir cent fois raison, pour avoir cent fois tort ; où le bon Dieu véritablement abandonne ; où l’on ne sait plus que dire : montagnes, tombez sur nous !

À ces jours implacables, comme après le passage de la foudre et de la grêle dans une belle plaine où tout est brisé, haché, rentré en terre, on est anéanti.

De quelque côté que vous vous tourniez, ce n’est que ruine, désolation, opprobre des hommes.

Eussiez-vous votre cœur de diamant ; les fibres de votre cou, de fer ; votre front, de bronze : fussiez-vous capable de soutenir les chocs les plus terribles, l’accablement des derniers malheurs, qu’un témoignage d’intérêt est un allègement à la peine ! Qu’ils sont amers les pleurs solitaires ! Fils de l’adversité, dites !…

Si les tribulations du temps sont ces rochers détachés de la montagne qui remplissent le chemin, si un seul ne les peut remuer ; si deux les roulent et passent, seul que devenir ? Vers qui lever les yeux ? À quelle porte frapper ?

Dans votre affliction profonde, vous est-il loisible même de toujours entrer dans la maison de vos frères et de vos alliés ?

N’attendez rien que d’un véritable ami. Sa fidélité à lui ne prend pas frayeur de votre infortune. Il n’attend pas que vous alliez à lui, que vous lui disiez : ayez pitié de moi, vous, au moins, qui êtes mon ami.

Il prend tout ce qu’il peut du poids qui vous écrase. Il est encore plus aimant dans le malheur.

Vous versez dans son sein une partie de votre douleur ; lui, dans le vôtre, son compatissement et sa commisération.

Oh ! non, point d’appui, point de secours, point de port contre la tempête et le péril, rien de comparable.

Un temps, je crus posséder de ces nobles amis. Je fus un insensé que de le croire.

Je pardonne à ceux qui me trahirent.

Ils sont plus malheureux que moi.




CHAPITRE XII

L’Amitié, consolation du dernier âge, ange des derniers moments.


Au seuil de la vieillesse, les avantages de l’amitié sont d’autres sortes.

Pour vivre moins malheureux jusques aux extrêmes limites, la sagesse des hommes saurait-elle jamais trouver mieux ?

Avec elle, on est toujours jeune ou l’on vieillit sans trop s’en apercevoir.

Avec elle, le cœur conserve sa chaleur ; l’esprit, sa lucidité ; la mémoire, sa fraîcheur. Un ami trouve son ami toujours le même. Un octogénaire, avec sa couronne de cheveux blancs, conserve, dans le cercle de ses aînés, sa dénomination d’enfant.

Avec elle, on supporte avec plus de patience ses infirmités.

Avec elle, on conjure les inévitables tristesses et l’on semble fuir les inconvénients de la caducité.

Avec elle, reste, en le naufrage du bon sens et de la raison des masses, la force de lever la tête, de se raidir contre les courants souvent irrésistibles pour les êtres isolés, de se redresser et retrouver l’étoile polaire.

Si, sous le vent grondant de l’impiété, au milieu d’une multitude agitée, affolée par des êtres entre lesquels passe et repasse l’implacable gouverneur des ténèbres, Satan, on faiblit ; si, aux cris confus de mille effrontés vermisseaux de la pullulante incrédulité, sans abdiquer sa foi, ses espérances, son avenir de la vie future, on passe sans aspirations vives et soutenues pour l’aurore de par de là, sans les œuvres, arrhes indispensables comme assurées de bienvenue ;

Si, seulement, on voit, on approuve…

Si, jusque sur le lit de l’agonie, on demeure entouré de l’air contagieux et manquant de forces pour s’en dégager, qu’elle est autrement précieuse !

« Aimer dans la brièveté du temps est trop peu, si l’on n’aime dans la longueur de l’éternité.

À la région des archanges, à la grande, à la glorieuse assemblée des esprits ! À l’immortalité dans les cieux, fait l’ami qui aime comme son âme, ne fût-il point encore lui-même tout ce qu’il doit ! »

Et chaleureusement il presse, il conjure pour la réconciliation avec le père commun et miséricordieux, juge suprême de l’instant qui va suivre.

« Réparation, amende honorable ! Tout désir, toute pensée vers le ciel ! » Et, montrant la croix :

« Le Christ est l’unique fondement de notre espérance. Lui seul est la voie, la vérité, la vie… Celui, celui qui, de sa part, a puissance, a charge de lier et de délier… »

Pour le trouver, rien ne lui coûte, rien ne lui fait obstacle. S’il le fallait, il affronterait la mort.

Ô généreuse, ô magnanime amitié ! Il est donc vrai, avec la consolation des jours difficiles et que de minutes, tu recelles, en toi tu portes le gage des jours heureux et interminables.

Et s’il reste à l’humaine fragilité des expiations dues, à la prière de qui seront-elles abrégées ?

À qui la garde de la mémoire ?

Ô vous qui lisez, puissiez-vous, pleins de jours, à votre dernière heure, posséder, sur la douce terre de la Patrie, un ami qui reçoive votre dernier soupir et vous ferme les yeux !




CHAPITRE XIII

Importance de cultiver l’Amitié.


Si l’amitié est tant précieuse ; si, pour les deux mondes, tant forte protection, qu’il importe de la cultiver !

Aussi, quel est le conseil du sage ?

« Dans la prospérité, acquérez des amis et faites-en l’épreuve dans l’adversité. »

Encore :

« N’abandonnez ni votre ami, ni l’ami de votre père, aussi votre ami et le plus sûr ;

» Vieux amis, vieux écus, les meilleurs ;

» L’affection est le pain quotidien ; »

ne sont point adages usés et démentis.

En effet, ôtez de la vie la bienveillance et l’amitié, que reste-t-il ? Un vague indéfinissable, une monotonie froide, accablante, mortelle.

Voyageur du temps, ô homme, entends et comprends : Quel que soit ton rang, quelque puissant et fortuné que tu sois, tu n’es que locataire. Le pompeux propriétaire n’est, autant qu’effronté barbarisme, que fastueuse fausseté.

Après toi, dans quelles mains tombera ta fortune ? De qui sera-t-elle la proie ? Il ne t’appartient de le savoir ; mais ton ami, mais le cœur de ton ami, dont les battements sont pour toi, de qui sera-t-il la possession ?

De personne ; il est fixe, inaliénable, intransmissible. Quelle autre invincible raison aux sages de dire :

Ne laissez pas croître l’herbe sur le chemin de l’amitié ; l’entretenez par tous les bons offices : la confiance, la complaisance, l’estime, ses éléments de vie.

Encore : obligez vos amis pour vous les attacher davantage ; usez de cette libéralité qui soit utile à vos amis et ne nuise à personne.

Il est très certain, le prix de l’amitié étant dans l’amitié, les vrais amis aiment sans pensée d’intérêt.

Néanmoins, rien n’est doux comme une bienveillante réciprocité. Ou donner alors ou recevoir est si délicat plaisir.

La raison de raison, qui ne la voit ?

Bien que les bons offices et les dons d’un ami ne soient point chers comme l’amitié, ils le sont beaucoup ; car, ils la prouvent ; car, tout part du cœur.

Pourquoi le dire ? Noble rivalité, plutôt noble entente entre des cœurs faits l’un pour l’autre, faute d’y verser l’huile, laisse-t-on s’éteindre la lampe ?

Cette parole, jetée dans une société comme l’actuelle société, peut-être en heurtera plusieurs. Qu’ils me pardonnent, plutôt qu’ils me comprennent : non, mille fois non, point à la hauteur d’un si noble commerce tout quiconque se peut imaginer qu’on l’aimera pour sa fortune.

C’est l’insensé qui n’aura pas d’amis et dont le bien qu’il fait ne sera pas agréé.




CHAPITRE XIV

Le véritable ami.


Qui est-il ? Qui mérite ce beau titre ?

Il a d’infaillibles marques.

Les principes éternels sont l’invariable règle de ses actes. Basée sur la vertu, son affection, autant que sincère, est ferme et constante.

Son cœur est le siège de l’honneur.

Prouve-t-il son attachement tout autrement que par des paroles.

Dévoué, courageux, magnanime, il partage la bonne et la mauvaise fortune.

En toute occurrence il est ce qu’il doit : vrai dans le conseil, triste dans la tristesse, joyeux dans la joie ; mais, la joie vraie, libre, saine, dont le travail, la frugalité, l’innocence sont la source, la gaieté aimable n’étant jamais que dans le mouvement de l’âme active, chaste et tempérante.

Une qualité inappréciable, qu’on serait tenté de croire aujourd’hui descendue chez les morts, la discrétion, incorruptible sentinelle, s’est faite la gardienne de sa langue et fait sa demeure sur ses lèvres.

Sa fidélité est telle qu’elle ne souffre même d’être effleurée.

Autant il est sûr, autant avec lui le cœur s’ouvre. On lui confie les secrets de son âme ; on le sent, ce qui vous touche le touche.

Pour qu’on interroge sa pensée, c’est lui que la sagesse d’en haut conseille de rechercher.

Il cesserait d’être ami qu’il ne se ferait craindre comme ennemi. Aussi est-il le meilleur héritage de la terre, son incomparable trésor, le remède de la vie et l’immortalité.

Où est-il ? Comment le discerner ?

Il est un ami qui, pas plus que de la vérité, n’a le courage de sa conviction.

Il est un ami qui ne plaît que par ses défauts.

Il est un ami qui ne l’est qu’au jour de la prospérité et ne l’est plus au temps de l’adversité.

Il est un ami qui ne l’est que tant qu’il y trouve son avantage.

Il est un ami incapable, pour vous être utile, du plus léger sacrifice de ses susceptibilités et de ses intérêts ou mondains ou politiques.

Il est un ami qui, en face, en a toute l’apparence et, le dos tourné, vous décrédite avec une malignité à vous briser les os.

Il est un ami soupçonneux et crédule qu’un autre avec perfidie conseille. Le premier est un sot qui n’aura ni paix, ni ami ; le second, un fieffé coquin. Vous en tenez à distance ; la maison de l’un comme de l’autre vous tomberait sur le dos.

Il est un ami qui toujours a dans la bouche la paix et, dans le secret, vous dresse un piège. Rien qu’à son haleine vous le pouvez pressentir. Craignez moins le venin des aspics.

Il est un ami envieux. Si vous mangez de ses viandes, sa malignité juge mal du fond de votre cœur, croyant y voir ce qui n’y est pas.

Il est un ami qui se change en ennemi. C’est la rouille qui revient sans cesse au cuivre.

Il est un ami qui découvre sa haine et se répand en querelles, bien au-dessous d’un sage ennemi. Si vous lui devez, il court chez le commissaire-priseur, demander le prix de vos meubles, avant qu’il ne soit versé. Il est bien près de vous livrer.

Il est un ami, parce qu’il va de pair avec vous pour la fortune et par fierté de caste et de rang.

Il est un ami qui ne l’est que de nom. Sur tous, ne faites fond non plus que sur une dent pourrie et n’appuyez dessus non plus que sur la glace d’une nuit.

Il est un ami qui ne manque que de tact et vous fait des plaies plus profondes que votre ennemi.

Il est un ami qu’on redoute presque, dès qu’il apparaît, qui vous accable de sa fade autant que sa verbeuse loquacité ; qui pense peu, s’il pense, et parle de tout, sans avoir beaucoup appris ; qui n’habite que les dehors de son âme et ne cultive que la superficie de son esprit, qui n’approfondit rien, qui ne voit que les surfaces. Vase fêlé, tonneau des Danaïdes, on n’en saurait trop se garder.

C’est un de ceux qu’il est dit : les ennemis de l’homme sont ceux de sa maison. Mieux se vaudrait confier à un cheval sauvage.

Sortant de chez vous, il s’en va, avec tout le prurit de son impertinence, vous faire connaître des pieds à la tête.

Devant vous, il est toujours à genoux ; en arrière, il affecte, avec une suprême insolence, de vous refuser vos titres les moins incontestés, et c’est de vous qu’il prend son importance ridicule.

Après avoir trempé ses lèvres à la coupe d’une somptueuse hospitalité, il n’a pour son hôte que les dénominations de mesquin et d’avare.

Polypode, qui prend la couleur de la terre où il rampe, avec des personnes graves, respectables, il se donne un vernis de gravité et de virtuosité, à travers mille assertions fausses, mille propos hasardés, plus d’une fois, sans qu’il s’en doute, malsonnants et qui le montrent à jour.

Comme il n’a pas de principes dans le cœur ni de règles stables de vérité dans l’esprit, il n’a pas de milieu ; tantôt rigoriste outré, tantôt relâché jusqu’à la licence. C’est la roue du chariot qui tourne.

Il est un ami, esprit subalterne, qui ne pense et ne juge que d’après autrui. L’opinion, la grande folle de la terre, est sa souveraine et son idole. Seule, elle le mène et le fait changer comme le vent.

Il est un ami dont la boussole ne tourne que sur le pivot de l’intérêt. Celui-ci a le flair particulier.

Il en est un autre qui ne l’est ni par goût, ni par estime, dont la nuance, pour être autrement accentuée, ne diffère que d’un degré. C’est un de ceux qui saluent le soleil levant. Arrive-t-il ? Passe-t-il de plein saut ? Il est invisible. On le croirait pourvu de l’anneau de Gigès.

Masques trompeurs, murailles blanchies, tombeaux pleins de pourriture !

Il en est d’autres, beaucoup d’autres dont l’observation fera connaître la trempe pareille. Il ne leur manque que l’occasion pour vous trahir et s’en aller vendre votre image noire de leur méchanceté.

Tant que le ciel couvrira la terre, ces hommes ne seront jamais faits pour le haut et glorieux commerce de l’amitié.

Il ne faut pas leur en vouloir. Les malheureux, ils ne sauraient aimer ! Une autant incontestable qu’essentielle qualité est, hélas ! à trop de titre, leur moindre défaut, savoir : la probité de l’âme.

Quel est donc le véritable ami ?

Avant cette distinction pénible, je l’ai suffisamment indiqué.

Qui craint le Seigneur le trouvera.




CHAPITRE XV

Éloignement, séparation des Amis. L’Amitié indestructible.


Après le devoir accompli, qu’une heure de repos à l’ombre de la vigne et du figuier est agréable ! Combien, avec un air pur, un beau soleil, après une absence, un temps de labeur, est douce la société des vrais amis, errant à leur gré, par les champs, par les bois à la verdure parfumée et retentissant des chants de mille petits êtres heureux !

Que ces latitudes de repos, que ces promenades paisibles, assaisonnées de bonnes et raisonnables causeries, font de bien à l’âme et au corps ! On rentre chez soi avec un parfum de bonheur.

De la sorte, vivre toujours serait pour ce monde une exorbitante joie. Semblable au fleuve limpide dont la source épanche une onde claire, l’existence s’écoulerait sans trouble et sans nuage en d’ineffables délices.

Ce serait la terre redevenue le Paradis, l’antique Éden ; on ne le peut espérer.

Si les amis, disaient les anciens, pouvaient ce qu’ils voudraient, ce ne serait pas des amitiés, mais des conjurations.

Hélas ! si l’on vit avec la pensée qu’on ne se quittera jamais ; si l’on oublie que tout, en cette frêle existence, ne tient qu’à un fil, que la séparation, de quelque sorte qu’elle arrive, est dure !

Si, par un des cruels jeux du sort, nous sont ravies à l’improviste ces joies innocentes, dans quel repli funèbre ne demeurons-nous pas enveloppés !

Qu’autour de soi tout est morne et sombre ! Avec un ami, un désert n’est pas un désert. Non, point de Chartreuse, point de Kabylie ou de grand Sahara qui ne soit un monde vivant et enchanté.

Sans un être aussi cher, le point du globe le plus envié, où se remue un million d’hommes, n’est qu’une tumultueuse et insolite région qui n’offre qu’ennui et satiété, dont le bruit fait mal.

En vain, l’on étend ses bras dans l’espace ; en vain, l’on fait appel à celui que l’on aime.

On croit entendre ses pas, voir son ombre, on est le jouet de mille illusions.

La séparation de deux amis, l’un obligé de partir, laissant le plus cher objet de ses affections ; l’autre, voyant s’éloigner l’égal objet des siennes : sa pensée, son bonheur, sa vie, est le déchirement de deux existences.

Pour celui-ci, c’est le vide, l’abattement, la souffrance, une vie décolorée ; pour celui-là, tout croule au départ : satisfaction, contentement, son même bonheur. Il lui semble sortir de l’univers. Ni l’éclat et le prestige du monde, ni son entrain enivrant, ne sont capables de le distraire.

Dans un festin somptueux et splendide, sur les bancs d’une brillante et pompeuse académie, sur tout autre éblouissant théâtre, ce souvenir le suit, fût-il sur les marches du trône, par la pensée, il est avec son ami, fût-ce ce dernier sous le chaume d’une cabane ou dans l’antre des forêts.

Pour l’un comme pour l’autre a disparu le centre doux et tranquille de charmes, mais rien n’en saurait détacher. C’est le lierre entourant l’arbre renversé.

Si la cause est une injustice ou une bizarrerie ; si, sans motifs, ils ne se peuvent voir, la peine est profonde, plus que le trépas peut-être. Que l’on meure, c’est l’inéludable loi.

Après, elle est cruelle l’impérieuse nécessité de rester dans le train ordinaire de la vie. On ne peut même observer la convenance qui, pour la perte du plus indifférent des parents, impose un temps de retraite.

Pour un parent choisi par le cœur, les exigences du monde ne l’autorisent pas.

Il faut, le deuil au fond de l’âme, porter du rose et, le cœur bouleversé, rire, du moins avoir la surface calme.

Mais cette union intime et douce ne cesse pas, ne cesse jamais. À nul tyran, il n’est loisible de la rompre. Le terme de l’amitié est de n’en pas avoir.

Non, rien ne saurait briser, anéantir un lien tout spirituel.

Ce qui refroidit les amitiés mondaines redouble au contraire les amitiés saintes.

L’éloignement est à la bonne, vraie, parfaite amitié, ce qu’est à un grand feu un grand vent : il l’allume encore plus.

La pensée que, sur un point du globe, on a, dans un cœur, une place, quelle que soit la distance, l’éternise. Le souvenir, bien qu’il en fasse regretter la réalité, ne revient point sans un sentiment de bonheur.

Qu’on apprécie alors tout ce qui rappelle un digne ami ! Que les moindres choses sont chères ! Qu’une esquisse de ses traits, quelle qu’en soit l’imperfection, qu’un rien, de nulle valeur pour d’autres, sont d’un inestimable prix !

On les regarde cent fois ; cent fois, on les quitte, pour y revenir encore.

Qu’on est heureux d’avoir la foi qui assure, un jour, l’éternelle réunion.

Qu’on serait malheureux sans la prière qui diminue la souffrance, sans la résignation qui ramène le calme, double mystérieux asile que trop, hélas ! ne savent !

Qu’avec intérêt on revoit sa demeure ! mais que les lieux, qui restent les mêmes, offrent un aspect différent, quand celui que l’on aime n’y est plus !

On se demande pourquoi tout ce qui tombe sous les regards ? Dans quel but ?

Pourquoi, aux beaux jours, cette luxuriante verdure ?

Pourquoi ces bois, ces fontaines ?

Pourquoi ces mousses aux teintes variées ?

Pourquoi ces fleurs à l’odeur suave ?

Pourquoi le concert des oiseaux, les mille roulades du toujours joyeux rossignol ?

Pour qui les fruits qui pendent aux arbres ?

Pour qui les longues allées de charmilles à l’épais ombrage, ces frais salons de la nature, ces vieux chênes, ces tilleuls odorants, ces hêtres à la cime touffue ?

Pourquoi l’astre du jour vient-il chaque matin dorer ces lieux déserts et muets ?

Où es-tu, toi, le charme de cette délicieuse demeure, où tu devais vieillir et mourir, toi qu’on aime et qu’on révère ?…

Ces pins, ces arbrisseaux, ces bancs rustiques, ces cabanes champêtres, ces chemins toujours secs, ces torrents tumultueux et inégaux, ce beau fleuve, coulant à pleins bords ;

Les bons vieillards de l’autre siècle, tremblants et le corps en deux ;

Les laborieux paysans, venant de la plaine, appuyés sur leurs instruments de travail ou assis sur leurs robustes bêtes de somme ;

La troupe intéressante des petits enfants à qui tu donnais des récompenses de sagesse, étonnés de ne te plus voir, te regrettent et t’appellent, et les échos d’alentour le redisent :

Toi qui, comme la fleur des montagnes, vis du soleil et de la brise, où es-tu ? Ta présence avait la puissance de tout animer, de tout embellir.

Sur tes lèvres, ton sourire était un rayon de lumière et de bonheur.

Champs qu’il aimait, riant exil des bois, petits oiseaux qui le réjouissiez, pour vous, pour nous, il n’est plus.

Un étranger sera le maître de tout ce qu’il chérissait ; mais, sur la plage hospitalière qui le recevra, il parlera de votre bonheur qu’il a senti, de votre beauté qu’il sut apprécier, de vos chants qui lui sont toujours chers.