Toine (recueil)/Édition Conard, 1910/L’Ami Patience

ToineLouis Conard11 (p. 21-32).
◄  Toine
La Dot  ►
L’AMI PATIENCE.



Sais-tu ce qu’est devenu Leremy ?

— Il est capitaine au 6e dragons.

— Et Pinson ?

— Sous-préfet.

— Et Racollet ?

— Mort.

Nous cherchions d’autres noms qui nous rappelaient des figures jeunes coiffées du képi à galons d’or. Nous avions retrouvé plus tard quelques-uns de ces camarades barbus, chauves, mariés, pères de plusieurs enfants, et ces rencontres avec ces changements nous avaient donné des frissons désagréables, nous montrant comme la vie est courte, comme tout passe, comme tout change.

Mon ami demanda :

— Et Patience, le gros Patience ?

Je poussai une sorte de hurlement

— Oh ! quant à celui-là, écoute un peu. J’étais, voici quatre ou cinq ans, en tournée d’inspection à Limoges, attendant l’heure du dîner. Assis devant le grand café de la place du Théâtre, je m’ennuyais ferme. Les commerçants s’en venaient, à deux, trois ou quatre, prendre l’absinthe ou le vermout, parlaient tout haut de leurs affaires et de celles des autres, riaient violemment ou baissaient le ton pour se communiquer des choses importantes et délicates.

Je me disais : « Que vais-je faire après dîner ? » Et je songeais à la longue soirée dans cette ville de province, à la promenade lente et sinistre à travers les rues inconnues, à la tristesse accablante qui se dégage, pour le voyageur solitaire, de ces gens qui passent et qui vous sont étrangers en tout, par tout, par la forme du veston provincial, du chapeau et de la culotte, par les habitudes et l’accent local, tristesse pénétrante venue aussi des maisons, des boutiques, des voitures aux formes singulières, des bruits ordinaires auxquels on n’est point accoutumé, tristesse harcelante qui vous fait presser peu à peu le pas comme si on était perdu dans un pays dangereux, qui vous oppresse, vous fait désirer l’hôtel, le hideux hôtel dont la chambre a conservé mille odeurs suspectes, dont le lit fait hésiter, dont la cuvette garde un cheveu collé dans la poussière du fond.

Je songeais à tout cela en regardant allumer le gaz, sentant ma détresse d’isolé accrue par la tombée des ombres. Que vais-je faire après dîner ? J’étais seul, tout seul, perdu lamentablement.

Un gros homme vint s’asseoir à la table voisine, et il commanda d’une voix formidable :

— Garçon, mon bitter !

Le mon sonna dans la phrase comme un coup de canon. Je compris aussitôt que tout était à lui, bien à lui, dans l’existence, et pas à un autre, qu’il avait son caractère, nom d’un nom, son appétit, son pantalon, son n’importe quoi d’une façon propre, absolue, plus complète que n’importe qui. Puis il regarda autour de lui d’un air satisfait. On lui apporta son bitter, et il appela :

— Mon journal !

Je me demandais : « Quel peut bien être son journal ? » Le titre, certes, allait me révéler son opinion, ses théories, ses principes, ses marottes, ses naïvetés.

Le garçon apporta « le Temps ». Je fus surpris. Pourquoi le Temps, journal grave, gris, doctrinaire, pondéré ? Je pensai :

— C’est donc un homme sage, de mœurs sérieuses, d’habitudes régulières, un bon bourgeois, enfin.

Il posa sur son nez des lunettes d’or, se renversa et, avant de commencer à lire, il jeta un nouveau regard circulaire. Il m’aperçut et se mit aussitôt à me considérer d’une façon insistante et gênante. J’allais même lui demander la raison de cette attention, quand il me cria de sa place :

— Nom d’une pipe, c’est bien Gontran Lardois.

Je répondis :

— Oui, monsieur, vous ne vous trompez pas.

Alors il se leva brusquement, et s’en vint, les mains tendues :

— Ah ! mon vieux, comment vas-tu ?

Je demeurais fort gêné, ne le reconnaissant pas du tout. Je balbutiai :

— Mais… très bien… et… vous ?

Il se mit à rire :

— Je parie que tu ne me reconnais pas ?

— Non, pas tout à fait… Il me semble… cependant.

Il me tapa sur l’épaule :

— Allons, pas de blague. Je suis Patience, Robert Patience, ton copain, ton camarade.

Je le reconnus. Oui, Robert Patience, mon camarade de collège. C’était cela. Je serrai la main qu’il me tendait :

— Et toi, tu vas bien ?

— Moi, comme un charme.

Son sourire chantait le triomphe.

Il demanda :

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

J’expliquai que j’étais inspecteur des finances en tournée.

Il reprit, montrant ma décoration :

— Alors, tu as réussi ?

Je répondis :

— Oui, pas mal, et toi ?

— Oh ! moi, très bien !

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je suis dans les affaires.

— Tu gagnes de l’argent ?

— Beaucoup, je suis très riche. Mais, viens donc me demander à déjeuner, demain matin, midi, 17, rue du Coq-qui-Chante ; tu verras mon installation.

Il parut hésiter une seconde, puis reprit :

— Tu es toujours le bon zig d’autrefois ?

— Mais… je l’espère !

— Pas marié, n’est-ce pas ?

— Non.

— Tant mieux. Et tu aimes toujours la joie et les pommes de terre ?

Je commençais à le trouver déplorablement commun. Je répondis néanmoins :

— Mais oui.

— Et les belles filles ?

— Quant à ça, oui.

Il se mit à rire d’un bon rire satisfait :

— Tant mieux, tant mieux. Te rappelles-tu notre première farce à Bordeaux, quand nous avons été souper à l’estaminet Roupie. Hein, quelle noce ?

Je me rappelais, en effet, cette noce ; et ce souvenir m’égaya. D’autres faits me revinrent à la mémoire, d’autres encore, nous disions :

— Dis donc, et cette fois où nous avons enfermé le pion dans la cave du père Latoque ?

Et il riait, tapait du poing sur la table, reprenait :

— Oui… oui… oui…, et te rappelles-tu la gueule du professeur de géographie, M. Marin, quand nous avons fait partir un pétard dans la mappemonde au moment où il pérorait sur les principaux volcans du globe ?

Mais, brusquement, je lui demandai :

— Et toi, es-tu marié ?

Il cria :

— Depuis dix ans, mon cher, et j’ai quatre enfants, des mioches étonnants. Mais tu les verras avec la mère.

Nous parlions fort ; les voisins se retournaient pour nous considérer avec étonnement.

Tout à coup, mon ami regarda l’heure à sa montre, un chronomètre gros comme une citrouille, et il cria :

— Tonnerre, c’est embêtant, mais il faut que je te quitte ; le soir, je ne suis pas libre.

Il se leva, me prit les deux mains, les secoua comme s’il voulait m’arracher les bras et prononça :

— À demain, midi, c’est entendu !

— C’est entendu.


Je passai la matinée à travailler chez le trésorier-payeur général. Il voulait me retenir à déjeuner, mais j’annonçai que j’avais rendez-vous chez un ami. Devant sortir, il m’accompagna :

Je lui demandai :

— Savez-vous où est la rue du Coq-qui-Chante ?

Il répondit :

— Oui, c’est à cinq minutes d’ici. Comme je n’ai rien à faire, je vais vous conduire.

Et nous nous mîmes en route.

J’atteignis bientôt la rue cherchée. Elle était grande, assez belle, sur la limite de la ville et des champs. Je regardais les maisons et j’aperçus le 17. C’était une sorte d’hôtel avec un jardin derrière. La façade ornée de fresques à la mode italienne me parut de mauvais goût. On voyait des déesses penchant des urnes, d’autres dont un nuage cachait les beautés secrètes. Deux amours de pierre tenaient le numéro.

Je dis au trésorier-payeur général :

— C’est ici que je vais.

Et je tendis la main pour le quitter. Il fit un geste brusque et singulier, mais ne dit rien et serra la main que je lui présentais.

Je sonnai. Une bonne apparut. Je demandai :

— Monsieur Patience, s’il vous plaît.

Elle répondit :

— C’est ici, monsieur… C’est à lui-même que vous désirez parler ?

— Mais, oui.

Le vestibule était également orné de peintures dues au pinceau de quelque artiste du lieu. Des Paul et des Virginie s’embrassaient sous des palmiers noyés dans une lumière rose. Une lanterne orientale et hideuse pendait au plafond. Plusieurs portes étaient masquées par des tentures éclatantes.

Mais ce qui me frappait surtout, c’était l’odeur. Une odeur écœurante et parfumée, rappelant la poudre de riz et la moisissure des caves. Une odeur indéfinissable dans une atmosphère lourde, accablante comme celle des étuves où l’on pétrit des corps humains. Je montai, derrière la bonne, un escalier de marbre que couvrait un tapis de genre oriental, et on m’introduisit dans un somptueux salon.

Resté seul je regardai autour de moi.

La pièce était richement meublée, mais avec une prétention de parvenu polisson. Des gravures du siècle dernier, assez belles d’ailleurs, représentaient des femmes à haute coiffure poudrée, à moitié nues, surprises par des messieurs galants en des postures intéressantes. Une autre dame couchée en un grand lit ravagé batifolait du pied avec un petit chien noyé dans les draps ; une autre résistait avec complaisance à son amant dont la main fuyait sous les jupes. Un dessin montrait quatre pieds dont les corps se devinaient cachés derrière un rideau. La vaste pièce, entourée de divans moelleux, était tout entière imprégnée de cette odeur énervante et fade qui m’avait déjà saisi. Quelque chose de suspect se dégageait des murs, des étoffes, du luxe exagéré, de tout.

Je m’approchai de la fenêtre pour regarder le jardin dont j’apercevais les arbres. Il était fort grand, ombragé, superbe. Un large chemin contournait un gazon où s’égrenait dans l’air un jet d’eau, entrait sous des massifs, en ressortait plus loin. Et tout à coup, là-bas, tout au fond, entre deux taillis d’arbustes, trois femmes apparurent. Elles marchaient lentement, se tenant par le bras, vêtues de longs peignoirs blancs ennuagés de dentelles. Deux étaient blondes, et l’autre brune. Elles rentrèrent aussitôt sous les arbres. Je demeurai saisi, ravi, devant cette courte et charmante apparition qui fit surgir en moi tout un monde poétique. Elles s’étaient montrées à peine, dans le jour qu’il fallait, dans ce cadre de feuilles, dans ce fond de parc secret et délicieux. J’avais revu, d’un seul coup, les belles dames de l’autre siècle errant sous les charmilles, ces belles dames dont les gravures galantes des murs rappelaient les légères amours. Et je pensais au temps heureux, fleuri, spirituel et tendre où les mœurs étaient si douces et les lèvres si faciles…

Une grosse voix me fit bondir sur place. Patience était entré, et, radieux, me tendit les mains.

Il me regarda au fond des yeux de l’air sournois qu’on prend pour les confidences amoureuses, et, d’un geste large et circulaire, d’un geste de Napoléon, il me montra son salon somptueux, son parc, les trois femmes qui repassaient au fond, puis, d’une voix triomphante où chantait l’orgueil :

— Et dire que j’ai commencé avec rien… ma femme et ma belle-sœur.


L’Ami Patience a paru dans le Gaulois du mardi 4 septembre 1883, sous le titre de L’Ami et signé : Maufrigneuse.