L’Ami des monuments/1/Fondation de la Société des Amis des Monuments rouennais

Fondation de la Société des Amis des Monuments rouennais



À la suite de cette réunion, la Société a constitué une Commission spéciale qui a étudié, dans de nombreuses séances espacées dans l’intervalle de près d’une année, le caractère qu’il convenait de donner à ces relations.

Son travail a été résumé dans la note suivante, qu’elle a adoptée à l’unanimité. À son tour, le Comité l’a votée à l’unanimité :

Désireuse, dans l’intérêt national, de se mettre en rapport avec les Sociétés analogues des départements qui l’en ont chargée dans un vœu unanime fait aux Arènes de Lutèce en 1885, par plus de deux cents présidents, secrétaires et délégués de Sociétés savantes, la Société des Amis des Monuments parisiens a institué une Commission permanente spéciale.

Cette Commission départementale a pour objet :

1o D’échanger avec les Sociétés adhérentes le Bulletin ;

2o De vulgariser et de protéger, par des communications fréquentes, la connaissance des moyens propres à empêcher la disparition et la dégradation des œuvres d’art ;

3o De faciliter les relations entre toutes les Sociétés, notamment à l’époque du Congrès des délégués des Sociétés savantes et dans d’autres occasions semblables.

Nous avons fondé l’Ami des Monuments pour faciliter la réalisation de cette entreprise. Le Bulletin parisien ne pouvait, sans changer son caractère primitif, publier tout ce qui concernait un mouvement départemental chaque jour plus accentué.

Depuis lors, la Société des Amis des Monuments rouennais a été définitivement constituée.

Elle a fait connaître sa fondation par la circulaire suivante :


Rouen, le 1er juillet 1886.

Monsieur,

Vous êtes invité à honorer de votre présence une réunion en vue de fonder à Rouen une Société des Amis des Monuments rouennais, qui aura lieu le jeudi 8 juillet, à 4 heures très précises, à l’Hôtel de Ville de Rouen.

Cette réunion se tiendra sous les auspices et en présence de M. Charles Garnier, membre de l’Institut, architecte de l’Opéra, président de la Société des Amis des Monuments parisiens, et M. Charles Normand, architecte diplômé par le gouvernement, secrétaire général de la Société des Amis des Monuments parisiens.

Veuillez agréer, Monsieur, l’hommage de notre considération très distinguée.

H. Despois de Folleville, G. Dubosc, E. Fauquet,
J. Hédou, G. Le Breton.


La séance eut lieu à l’Hôtel de Ville sous la présidence de M. Lebon, maire de Rouen, ayant à sa droite M. Charles Garnier, à gauche M. Charles Normand. Le bureau était formé par les organisateurs de la Société.


M. Charles Garnier prit alors la parole en ces termes :


Messieurs,

Laissez-moi, avant tout, vous remercier de l’honneur que vous m’avez fait en m’invitant à assister à cette réunion, et vous exprimer la gratitude de la Société des Amis des Monuments parisiens. Cette société doit, en effet, vous être reconnaissante ; car pour arriver au but qu’elle poursuit, au résultat qu’elle recherche, il est nécessaire qu’elle soit soutenue de toutes parts et qu’elle s’unisse aux hommes de bonne volonté qui consentent à l’accompagner dans la route qu’elle a choisie.

Vous êtes, Messieurs, parmi les premiers qui reconnaissent cette solidarité indispensable ; vous avez compris que les efforts isolés ne peuvent toujours amener au bien, et vous nous apportez une vaillante collaboration qui constitue, non seulement une aide effective, mais encore un réel encouragement ; vous nous montrez ainsi que notre mission est utile et que la création, due à M. Charles Normand, peut et doit se développer et s’étendre sur toute la France.

Il serait même désirable qu’elle s’étendît à l’étranger ; car l’art de chacun appartient à tous, et le tort artistique fait à un pays s’étend fatalement à tous les autres.

Votre nouvelle fondation montre que vous êtes partisans des doctrines de notre société ; mais si vous venez avec nous, si vous approuvez les principes qui nous guident, nous savons que votre liberté personnelle ne peut être atteinte et que vous conservez toute votre indépendance. En effet, pour marcher côte à côte sans se nuire en chemin, il faut que chaque société particulière qui s’établit, chaque section qui s’organise, soit maîtresse absolue de ses actions ; il faut qu’elle ait son autonomie complète et qu’elle puisse agir en toute souveraineté au point de vue des intérêts spéciaux qu’elle a à ménager. Mais une fois cette œuvre terminée, il est bon que ces compagnies distinctes se réunissent à certains jours et fassent alors profiter celles-ci des travaux de celles-là.

C’est pour cela, Messieurs, que votre exemple est digne d’être suivi ; car si tous agissaient comme vous agissez, nous pourrions trouver, dans une union confraternelle et générale, des ressources et des forces qui pourraient nous échapper si nous étions isolés dans nos comités respectifs.

Oui, il faut que chaque département, que chaque ville, chaque village même, vous imite et vous suive ; alors, de toutes ces sociétés locales, de toutes ces réunions spéciales, naîtra une grande association qui, avec probité, avec conscience et dévouement, veillera à la conservation de ce qui doit être conservé. Peut-être même un jour, cette Association générale nommera-t-elle des délégués pour la représenter et qui, sortes de députés officiels de l’art et de l’histoire, sauront avoir une autorité réelle et puissante pour défendre le pittoresque qui disparait et les vieux souvenirs qui s’évanouissent ?…

En attendant ce moment, Messieurs, nous devons procéder avec une grande prudence et une grande circonspection. Nous devons nous attacher à convaincre plutôt qu’à critiquer, à éclairer plutôt qu’à combattre. Il faut que les administrations qui décident du sort des choses s’habituent graduellement à trouver en nous, non pas des opposants ou des fâcheux, mais bien des alliés véritables et directs. D’ailleurs il ne faut rien exagérer ; l’antiquité d’un bâtiment n’en constitue pas le mérite absolu, et, si l’on doit garder avec soin les œuvres intéressantes du passé et conserver aux cités leur caractère propre, on ne saurait exiger l’immobilité des actes et l’abandon du progrès. Restons donc dans notre rôle de conseillers modestes, et, lorsqu’on sera bien convaincu que le patriotisme artistique est notre seule guide et que nous ne voulons nous substituer à personne, on viendra nous demander des avis sincèrement exprimés.

Quant à vous. Messieurs, votre mission particulière, celle que vous vous imposez est bien grande et bien enviable en même temps ; car nulle ville de France ne réclame plus que la vôtre une sérieuse et persévérante attention. Déjà, hélas ! bien des richesses archéologiques et pittoresques ont disparu de la ville de Rouen ; bien des trouées ont été faites dans les vieux quartiers que les artistes admiraient ; mais vous avez encore tant d’édifices si remarquables, tant de rues si mouvementées, tant de quais si superbes, et tant d’aspects si divers et si grandioses, que vous ne pourrez guère vous reposer si vous faites bonne garde autour de tous les trésors qui vous restent.

Enfin, si, grâce à votre sollicitude, grâce à l’union qui doit se faire entre les diverses sociétés déjà fondées ici, et qui ne peuvent qu’applaudir à votre nouvelle création, car il ne saurait y avoir de rivalité là où il y a un but commun à atteindre et une défense commune à organiser ; si donc, grâce à vos efforts réunis, vous parvenez à sauvegarder quelques vestiges d’un autre âge, à faire rendre des libertés à la construction moderne et à fixer ainsi les jalons de votre histoire artistique, soyez certains que votre tâche aura été bien et dignement accomplie, et que la France entière vous aura grande reconnaissance.

Du reste, les noms de ceux qui se sont mis à la tête de votre nouvelle Société sont de sûrs garants de la réussite de votre œuvre : aussi, c’est avec la certitude que nous trouverons en vous des collaborateurs éminents, ou, plutôt, avec la conviction que vous nous donnerez les meilleurs exemples, que je viens au nom de la Société des Amis des Monuments parisiens souhaiter une cordiale bienvenue à la Société des Amis des Monuments rouennais, et vous assurer personnellement. Messieurs, de ma bien affectueuse sympathie.

Charles Garnier.


M. Despois de Folleville résume ensuite les idées de la Commission d’initiative. Nous donnons les parties essentielles de son exposé si complet, que son étendue nous empêche de reproduire in extenso.


Je ne puis mieux répondre à votre attente qu’en remerciant chaleureusement aussi et en souhaitant une cordiale bienvenue aux deux hommes éminents qui ont bien voulu honorer de leur présence cette réunion, M. Charles Garnier, l’illustre architecte de l’Opéra, dont le nom restera comme l’un des plus brillants et des plus caractéristiques dans l’histoire de l’Art au dix-neuvième siècle, et M. Charles Normand, à l’initiative intelligente duquel on doit ce généreux mouvement en faveur des œuvres d’arts, qui a trouvé son expression dans la Société des Amis des Monuments parisiens.

Il me faut maintenant vous exposer, au nom du Comité d’initiative. Messieurs, les causes, le but et les bases de l’œuvre semblable que nous désirons créer à Rouen, et à laquelle vous avez bien voulu prêter votre appui favorable.

Notre ville est certainement, parmi toutes les cités de France, l’une de celles qui offrent la plus grande richesse de monuments et la plus intéressante physionomie pittoresque. Dans cette ville, témoin de tant d’événements importants, théâtre de tant de drames célèbres, berceau d’une civilisation aussi active qu’industrieuse, tous les âges, toutes les époques ont laissé des monuments, des traces et des vestiges. À côté des splendides édifices encore debout et qui racontent si magnifiquement toutes les transformations de notre architecture nationale du moyen âge, mille autres débris de monuments abandonnés ou détruits en partie, existent encore, pierres éparses qui sont comme les fragments de notre histoire locale, si souvent reliée à l’histoire générale, histoire qui embrasse à la fois les révolutions et les progrès des arts, de la religion, de la politique, de la guerre, de l’industrie et des mœurs domestiques.

Malheureusement, depuis ces grandes époques artistiques, il semble que l’on se soit complu à détruire et à renverser l’œuvre des créateurs. De tous côtés, dans notre ville, les ruines se sont accumulées.

Ce n’est point que, contre un pareil état de choses, contre une situation aussi triste et aussi menaçante, on n’ait point entendu, à toutes les époques, de vigoureuses protestations. Des voix éloquentes, celles de nos archéologues et savants rouennais, les Hyacinthe Langlois, les Deville Delaquerrière, Th. Licquet, l’abbé Cochet, André Pottier, etc., etc. se sont élevées pour plaider la cause de nos vieux édifices qu’ils considéraient comme une partie de nos gloires nationales. Nous serions injustes si nous ne rendions pas pleine justice à ces travaux si nombreux de nos antiquaires rouennais, aussi recommandables par la justesse de leurs vues que par la profondeur de leurs connaissances.

Ces initiatives isolées, ces protestations particulières, quelles que soient la compétence et l’autorité de leurs auteurs, n’ont point toujours abouti et ne sont pas toujours parvenues à briser les obstacles et à vaincre les résistances qu’on leur opposait.

Réunir ces efforts isolés, leur donner la force et la puissance que fournit l’union organisée, telle est la raison d’être de la Société que nous vous proposons de fonder. Concentrer dans une association libre, complètement étrangère à toute idée de secte et de parti, toutes les bonnes volontés, créer, ainsi qu’on l’a dit, une force permanente, gardienne jalouse et intelligente des diverses branches de l’Art, dont notre ville, à toutes les époques, nous a légué de si superbes exemples, telle est la raison qui motive la création de l’Association des Amis des Monuments, qui serait comme la Ligue pour la défense des intérêts artistiques de notre cité.

Ces préoccupations s’imposent si rigoureusement qu’elles ont amené, il y a deux ans, la création à Paris de la Société des Amis des Monuments parisiens, constituée sur l’initiative de M. Charles Normand, avec le concours de MM. A. Normand, Jules Claretie, Albert Lenoir, Mûntz et Monteil, qui nous devançait sur la route où nous voulons la suivre aujourd’hui. La Société parisienne, organisée dans le but de veiller sur les monuments d’art et sur la physionomie monumentale de Paris, qui compte parmi les membres de son bureau les noms les plus distingués, ne se désintéresse pas de la défense et de la protection des monuments départementaux.

Tout en conservant notre initiative personnelle, tout en gardant notre autonomie en tout ce qui concerne notre organisation intérieure — formation de nos statuts et de notre règlement — nous nous rallions à la Société des Amis des Monuments pari


L’ABBAYE DE THÉLÈME.
Restitution et dessin de Charles Questel, membre de l’Institut

siens et demandons à cette association éminemment utile, qui a rendu à l’Art de signalés services, l’appui moral de son autorité et de son puissant patronage.

C’est dans cette mesure que nous comprenons l’union avec notre sœur aînée de Paris, qui partage cette manière de voir…

Ce rôle était encore défini dans le rapport sur les travaux de la Société présenté par le secrétaire, M. Ch. Normand. « La Société parisienne et les sociétés locales garderont leur parfaite autonomie, tout en se prêtant un appui dont l’efficacité ne saurait être contestée. Notre rôle se bornera à servir de lien commun. »

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Nous poursuivons un double but : 1o la conservation archéologique de tous les monuments de la ville de Rouen ; 2o le développement et l’embellissement de la physionomie monumentale et pittoresque de Rouen.

L’importance de la première partie de cette question n’a certes point échappé à vos esprits, car elle se subdivise en deux questions secondaires : la conservation des Monuments d’un caractère public et la conservation des Monuments du domaine privé.

Les premiers qui appartiennent à l’État, à la Ville, au Département, ou à de grandes associations, par leur caractère général sont connus de tous, ont été souvent décrits et catalogués. Si leur existence était menacée par la destruction ; si leur caractère artistique devait être défiguré par des restaurations inintelligentes conduites à l’aide de mauvais procédés, par des adjonctions maladroites, des mutilations ou des dégradations ; si tout ou partie des richesses artistiques qu’ils contiennent était vendu ou aliéné, le rôle de notre Société serait de mettre en œuvre tous les moyens possibles pour sauvegarder les monuments, de prévoir le sort qui lui serait réservé et de protester de toutes façons contre cette nouvelle situation.

Ce rôle paraît être exclusivement réservé, nous dira-t-on, à nos grandes Commissions administratives, au Comité des Monuments historiques, à la Commission des Antiquités, au Comité consultatif des Beaux-Arts, à nos grandes Sociétés d’intérêt local, qui ont toujours fait preuve d’une vive sollicitude en ce qui concerne les intérêts artistiques.

Notre but sera de les aider avec une plus grande liberté d’action dans cette besogne difficile, de donner encore plus de force et d’intensité à leurs idées, de créer autour de leurs délibérations et de leurs propositions un mouvement plus général de l’opinion.

Là où se terminera leur rôle purement consultatif, nous pourrons, avec une plus grande indépendance, poursuivre la tâche qu’ils auraient commencée, en usant de tous les moyens que fournit la propagande des idées et leur publicité. La situation de notre Société indépendante serait un peu celle de la Société pour la défense des intérêts de la Vallée de la Seine, vis-à-vis de corps constitués comme la Chambre de commerce.

Sur le second point, en ce qui concerne les monuments du domaine privé, l’utilité de notre intervention serait encore beaucoup plus efficace, car une société privée peut seule aborder cette question…

Souvent inconnus, ignorés ou dédaignés du public, notre tâche serait en les faisant connaître, en les divulguant, en les désignant à l’attention générale, de les mettre, par nos publications, sous la protection du public intéressé à leur conservation. Elle consisterait aussi à sauvegarder ces monuments privés, en intéressant à leur sauvegarde les propriétaires eux-mêmes, qui bien souvent ignorent la valeur de ce qu’ils possèdent. Quelles que puissent être les difficultés que soulève cette question, il n’est point impossible de les surmonter, ainsi que nous le montre la Société des amis des Monuments parisiens…

Nous sommes arrivés à la seconde division de notre tâche, à celle que nous avons désignée sous cette dénomination : Développement et embellissement de l’aspect monumental et pittoresque de la ville de Rouen.

Si nous sommes les admirateurs des chefs-d’œuvre laissés par nos devanciers, nous ne devons pas moins être passionnés pour les intérêts artistiques actuels du Rouen moderne, qui doit mériter et continuer la renommée du Rouen ancien.

C’est dans cet ordre d’idées que notre Société pourrait soumettre à ses délibérations tout ce qui concerne l’aménagement de nos voies et places publiques, de nos quais, de nos carrefours, de nos ponts, de nos promenades, de nos jardins et de nos cimetières. Nous ne ferons que suivre les indications de la Société des Monuments parisiens en nous préoccupant des questions si importantes de voirie publique, en ce qui concerne le tracé des voies nouvelles, et les suppressions ou les modifications d’édifices intéressants, que ces tracés pourraient entraîner. Notre Société se préoccupera aussi de la destruction de l’aspect des perspectives remarquables que peuvent offrir nos promenades publiques. Elle appellera l’attention sur les réglementations spéciales qui entravent la liberté de l’architecte et de l’artiste, en ce qui concerne les alignements et les questions de saillie ou d’élévation.

En ce qui concerne les monuments publics à édifier ou à décorer, les emplacements et les choix des statues, ou des édifices commémoratifs, elle pourra aussi être utilement consultée. Pour ce qui regarde l’habitation privée l’Association pourra utilement user de son initiative et de sa propagande pour lui faire donner un caractère plus décoratif.

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Cette utile fonction, elle pourra encore la remplir en suscitant l’initiative de monuments des services publics, d’un modèle plus artistique et plus décoratif : kiosques, candélabres, bornes-fontaines, bancs ; elle pourra aussi aider à l’érection de fontaines d’un aspect plus intéressant, comme celles si nombreuses qui furent élevées dans notre ville du seizième au dix-huitième siècle, à l’établissement d’inscriptions ou de plaques commémoratives d’un caractère décoratif.

Vous pourrez aussi, si vous le jugez convenable, vous occuper de la conservation des anciens noms historiques de nos rues, si utiles pour la topographie de la ville ancienne, et de la destruction des emblèmes historiques

Pour résumer cet exposé, en vous proposant de fonder la Société des Amis des Monuments rouennais, nous croyons que vous ne ferez point seulement une œuvre utile, impérieusement rendue nécessaire pour notre ville, mais nous estimons aussi qu’en unissant sur un terrain commun toutes les bonnes volontés, sans exception de parti, en défendant la cause des arts qui ont porté si haut la gloire de notre patrie, vous ferez aussi une œuvre véritablement nationale et française.

Despois de Folleville.


M. Charles Normand prononce alors les paroles suivantes :


Messieurs,

Les hasards de la vie semblent vouloir me rattacher à Rouen par des liens particuliers. Après ceux que la Société normande de Géographie avait créés il y a huit ans, voici qu’une amabilité nouvelle les resserre encore davantage. Croyez combien je suis sensible au grand honneur que vous m’avez fait en m’invitant à prendre place dans votre assemblée. Permettez-moi de me joindre à notre Président pour vous en exprimer tous mes remerciements, comme Secrétaire général de la Société des Amis des Monuments parisiens, à vous, Monsieur le Maire, qui, par votre présence, avez tenu à donner un si précieux témoignage de votre intelligente sollicitude pour Rouen. Merci à vous tous auxquels cette ville est redevable d’une si utile institution, à vous, Messieurs H. Despois de Folleville, G. Dubosc, E. Fauquet, J Hédou, G. Le Breton.

J’en éprouve d’autant plus de plaisir que je vois s’amoindrir ainsi les regrets que j’avais gardés de mon absence forcée à la première réunion de la Société normande de Géographie. Son fondateur, M. Gabriel Gravier, avait bien voulu me convier à son organisation avec cette courtoisie dont vous me donnez aujourd’hui un nouveau témoignage. Je fus forcé alors de me contenter de publier dans son premier Bulletin le rapport que je devais lire. Plus heureux aujourd’hui, je puis me trouver présent à la fondation de cette société naissante. Je ne doute pas que les Amis des Monuments rouennais ne maintiennent le renom qu’ont acquis à Rouen tant de brillantes sociétés artistiques, scientifiques, industrielles, commerciales, qui ne manqueront pas de vous seconder.

J’éprouve d’ailleurs un plaisir tout particulier chaque fois qu’il m’est donné de revenir dans votre ville. Elle est si pleine d’enseignements pour ceux qui ont le culte des choses belles ou rares ! J’y ai consacré de si douces heures à dessiner quelques-uns de vos admirables chefs-d’œuvre : quels charmes j’ai ressentis devant ces portes de l’église Saint-Maclou ! comme je me suis senti ému à l’heure matinale d’un printemps ensoleillé, devant cette tour de Jeanne d’Arc qui ne subsiste encore que grâce aux précurseurs de l’œuvre d’aujourd’hui, hommes énergiques qui par souscription publique la rachetèrent de mains oublieuses de nos plus glorieuses traditions nationales.

C’était bien à Rouen qu’il convenait d’être une des premières à réagir contre le flot montant des utilitaires quand même. Grâce à votre société, vous avez donné ici un nom et une organisation au courant du contre-vandalisme. Vous concentrez à l’avance tous les savoirs, toutes les forces, toutes les volontés. Ainsi les lutteurs pour la cause des arts ne seront plus isolés. Ils disposeront, pour les seconder, de moyens chaque jour plus puissants.

Oui, sans doute, il faut qu’on fasse place au soleil, et qu’on donne à Rouen des poumons là où il éprouve de la peine à respirer. Mais les villes ont une âme, qui est leur passé, et leur beauté matérielle n’atteint tout son éclat que quand on y conserve les traces visibles de cette beauté qui se compose de souvenirs : c’est commettre le crime de parricide que d’y porter atteinte. Le patriotisme est fait de souvenirs et d’espérances : conservons les uns pour garder les autres.

L’un des plus illustres de la glorieuse phalange des Mérimée, des Vitet, des de Caumont, n’a-t-il pas apporté d’ailleurs des arguments concluants propres à gagner votre cause devant la société moderne, s’il est vrai qu’elle soit si positive que veulent le faire croire quelques esprits dépourvus d’idéal. Dans sa Guerre aux démolisseurs, Victor Hugo n’a-t-il pas dit de nos vieux monuments : « Ce sont des capitaux. Beaucoup d’entre eux, dont la renommée attire les étrangers riches en France, rapportent au pays bien au delà de l’intérêt de l’argent qu’ils ont coûté. Les détruire, c’est priver le pays d’un revenu ? »

Aussi combien ont été chaudement applaudies les énergiques paroles prononcées par M. Le Breton au soir d’une laborieuse journée consacrée l’an dernier par le Congrès des Architectes à l’admiration des monuments de Rouen ! Les voyageurs émerveillés étaient bien préparés par une telle visite à comprendre la portée d’une manifestation nationale contre les brutalistes, les banalistes. Les conversations s’étaient si souvent aiguisées dans la journée des regrets qu’inspirait l’absence des belles choses qu’on avait connues jadis !

M. Paul Wallon, secrétaire général du Congrès, rappela alors la réunion que nous avions organisée aux Arènes de Lutèce et que présida M. Duruy. Là, deux cents présidents, secrétaires et délégués de sociétés départementales au Congrès de la Sorbonne de 1885 chargèrent le Comité des Amis des Monuments parisiens de seconder de son mieux les initiatives locales pour arracher aux utilitaires quand même tout ce passé dont nous devons être fiers et que nous avons le devoir de léguer aux générations futures.

M. Le Breton nous quitta en promettant de se mettre à l’œuvre. Mais j’ai hâte de rendre à M. Despois de Folleville la part qui lui revient dans l’existence de la Société des Amis des Monuments rouennais. Dès le mois de mai il m’entretenait du projet aujourd’hui réalisé. Tous les obstacles ont été aplanis grâce à son énergique volonté, grâce aussi au concours que lui ont prêté, avec M. Le Breton, MM. Dubosc, Fauquet, Hédou, ses collaborateurs de la première heure. Permettez-moi d’associer aussi dans la même pensée toutes les personnes qui, par leur présence à cette réunion, se sont acquis l’honneur d’être les tout premiers adhérents d’une œuvre que leur esprit de propagande ne peut manquer de rendre puissante.

Quelle tâche fut jamais plus méritoire ? Vous sauvez à votre vide des trésors inestimables ; vous voulez que les rues, les places, la ville entière, en devenant un musée fassent l’office de professeurs. Est-il un moyen plus sûr d’assurer la suprématie artistique de notre pays que de mettre l’art partout, dans la rue comme dans la maison ?

Il est grand temps que des théories toutes contraires, qui ont enlaidi notre vie, cessent de vivre. C’est parce qu’elle s’est courageusement attribué cette tâche qu’en quelques mois la Société des Monuments parisiens a vu venir à elle, avec la notoriété de toute l’élite du monde parisien. C’est pour cela — mille lettres en font foi — que des centaines d’adhérents se sont déjà inscrits sur nos listes. C’est ainsi que nous avons pu obtenir, sans autre pouvoir que celui de nos études et de notre conscience, bien des mesures utiles, telles que celle de la restauration de la Porte Saint-Denis, qui perpétuera longtemps encore le souvenir du Rhin enchaîné par les armées françaises. Si l’État moderne semble s’être montré complètement insouciant de laisser la médiocrité se prélasser sous toutes ses formes devant les yeux du public, j’ose espérer qu’il ne tardera pas à entrer dans une voie propre à épurer le goût. On ne peut tout d’un coup détruire le laid et le mauvais ; mais en plaçant le bon à côté du mauvais, la foule, préparée par la vue des chefs-d’œuvre de l’art et par un commerce familier avec le beau, peut devenir un juge excellent, parce qu’il est enthousiaste, et sévère, parce qu’il a le droit d’être exigeant.

C’est pourquoi nous n’avons pas craint de parler avec énergie quand Paris s’est vu menacer d’une conception du Métropolitain propre à détruire tout ce qui fait aux yeux des étrangers le charme de la capitale de la France. Nous avons dû à cette attitude, et, j’ai hâte de l’ajouter, nous le devons surtout à notre éminent Président, Charles Garnier, d’être chargé par M. le Ministre des Travaux publics de la mission importante de lui désigner presque officiellement quels sont les intérêts de l’archéologie et de la beauté de Paris qu’il convient de sauvegarder en cette circonstance. J’aime à espérer que M. le Ministre conservera jusqu’au moment de la réalisation pratique du Métropolitain cette sollicitude pour le beau dont il nous a donné un premier témoignage.

C’est toujours dans le même but que nous avons créé un Bulletin, que nous préparons un Guide artistique et archéologique de Paris, publications qui nous offrent les moyens de faire pénétrer partout le goût délicat de la perfection et la lutte contre la tendance à la vulgarité. Nous avons pensé que faire connaître nos monuments, c’est assurer par avance leur sauvegarde ; c’est pourquoi nous avons organisé des promenades qui, en peu de temps, par la qualité et le nombre des assistants, sont devenues des manifestations publiques en faveur de notre thèse. Associer la population à nos discussions, donner une part de responsabilité à l’opinion publique, c’est faire de l’art un objet d’intérêt public, c’est mener de front "l’éducation de la nation et celle des artistes. C’est la tâche que vous avez l’honneur d’assumer aujourd’hui et pour laquelle nous sommes venus vous souhaiter cordialement un succès digne du but que vous poursuivez.

Charles Normand.


M. Le Breton remercie MM. Garnier et Charles Normand de leur présence à la réunion. Puis il déclare que la tâche de la Commission d’initiative est terminée. Les membres de l’assemblée, qui compte toute l’élite de la société rouennaise réunie au grand complet dans la grande salle adhèrent à la nouvelle Société. Ils confirment la Commission d’initiative dans ses pouvoirs, à l’effet d’élaborer les statuts en s’adjoignant cinq autres membres.

Les statuts qui sont les mêmes que ceux de la Société parisienne, sauf de très légères variantes imposées par les conditions locales, furent adoptés dans une nouvelle réunion. Puis on élut un comité dont les membres sont en suivant l’ordre du nombre de voix obtenues :

COMITÉ ROUENNAIS


Gaston Le Breton, directeur du Musée céramique.
Ernest Fauquet, président de la Société artistique de Normandie.
J. Félix, secrétaire de l’Académie de Rouen.
J. Adeline, aquafortiste.
O. Fréret, architecte.
Lefort, architecte du département.
Despois de Folleville, sculpteur ornemaniste.
Hédou, de l’Académie de Rouen.
Dubosc, artiste peintre.
De la Querrière, secrétaire de la Société d’émulation.
Barre, président de la Société des architectes de la Seine-Inférieure
Cusson, du Comité consultatif des beaux-arts de la ville.
Marrou, artiste repousseur en métaux.
Touzet, architecte de la ville.
Beaurain, bibliothécaire adjoint.
Maillet du Boullay, directeur du Musée départemental.
Nicolle, aquafortiste.
Lebel, directeur de l’École régionale des beaux-arts.
Foucher, artiste sculpteur.
Janet, architecte.
Wallon, ancien élève de l’École normale supérieure.
Devaux, artiste sculpteur
Loisel, architecte.
Bellon, archéologue.
Depeaux, amateur.
E. Pineau, artiste peintre décorateur.
Garretta, adjoint au maire, amateur.
Leteurtre, conseiller municipal, etc.
Edmond Bonnet, artiste sculpteur.
Albert Fromage, amateur.


Ce Comité, réuni le 2 août 1886, a constitué son Bureau de la façon suivante :


BUREAU ROUENNAIS


Présidents honoraires.
Charles Garnier.
Charles Normand.


Président.
Le Breton, conservateur du Musée céramique de Rouen.


Vice-Présidents.
Fauquet, président de la Société artistique de Normandie ;
Jules Adeline, architecte aquafortiste.
Secrétaires.
Jules de la Querrière, secrétaire de Société d’émulation du commerce et de l’industrie ;
Cusson, ancien secrétaire de la mairie de Rouen et ancien président de plusieurs Sociétés.


Archiviste.
Narcisse Beaurain, conservateur adjoint de la Bibliothèque publique de Rouen.


Trésorier.
Albert Fromage, amateur, manufacturier.


La Société se compose actuellement de cent cinquante membres environ.

Dans l’assemblée générale du 6 décembre 1886, on a institué et nommé des sous-commissions d’architecture, d’archélogie, d’art décoratif, des finances et de publicité.

Chacune des sous-commissions d’architecture, d’archéologie et d’art décoratif se compose de douze membres, et les sous-commissions de finances et de publicité de six membres chacune.

Dans les réunions du bureau et du comité qui sont assez fréquentes, on s’est occupé des mesures à prendre avec les administrations municipale et départementale, pour la consolidation de tel et tel monument et la conservation des objets d’art qu’ils renferment. On y discute des idées sur la physionomie artistique des nouvelles constructions que la ville se propose d’édifier. Les modifications au sujet de l’alignement font également l’objet de ces études, ainsi que les études sur la physionomie artistique moderne de notre ville.

Une nouvelle assemblée a eu lieu le mercredi 23 février 1887, dans le local ordinaire de la Société, rue Saint-Lô, 40 bis.

Les noms des membres du Comité et du Bureau nous sont un sûr garant de la réussite de l’œuvre qui possède à sa tête un homme aussi actif et vigilant que M. Le Breton. Nous souhaitons que cet exemple soit suivi pour le bien de ce pays par les autres régions de la France, grâce à l’initiative d’hommes dévoués et énergiques !