L’Ami des hommes, ou Traité de la population/Avertissement

Chap. I.  ►

Avertissement



J’entreprends de traiter ici le plus utile & le plus intéressant de tous les objets d’ici-bas pour l’humanité,
la Population. Presqu’autant de gens pensent en connoître les principes moraux, qu’il y en a qui en emploient les ressorts physiques ; & cependant j’annonce que mes principe, que je crois vrais, sont ainsi que mes conséquences, diamétralement opposés à presque toutes les idée que j’ai trouvées, dans le monde sur ce Chapitre.

Toutes les fois que dans les conversations j’ai hazardé d’avancer quelques-unes de mes idées à cet égard, j’ai vû d’abord qu’elles étoient regardées comme le plus étrange paradoxe. Quand ensuite mes auditeurs ou ma propre vivacité m’ont donné le temps d’établir mes principes, & d’en motiver les conséquences, j’ai vû très-promptement l’effet de la démonstration dans ceux qui m’écoutoient ; mais ce n’est point ainsi que les idées générales peuvent être déracinées : je le sçais & en conséquence n’ayant jamais consacré mon loisir qu’à l’utilité, je crois pouvoir mettre au nombre des ouvrages qui sont sortis de ma plume inconnue, & qui m’ont donné le secret plaisir de les voir quelquefois réussir, un Traité sur cette matière, où mes idées soient en quelque sorte développées, C’est ici qu’on pourra me juger. Qui m’aura lû jusqu’au bout me lira peut-être ensuite par parcelles ; qui ne me lira point, me met au nombre de tant de bons Écrivains que je l’en remercie par avance.

La Population est-elle utile oui ou non ? Il semble au premier coup d’œil que cette question soit l’équivalent de celle-ci : Le soleil éclaire-t-il ou non ? Mais on verra que j’arriverai d’inductions en inductions jusqu’à une Morale si austère que je révolterai bien des gens. Je vais créer une infinité d’hommes ; que d’embarras pour les gouverner ! Je vais les rendre laborieux & riches ; combien de gens m’ont dit sagement qu’il ne falloit pas que le peuple connût une aisance qui le rendoit insolent ! Je vais diminuer le nombre des chevaux & des équipages, & mettre leur augmentation au niveau de l’incendie & du parricide ; je vais prouver enfin, ouï, démontrer que le luxe est, proportion gardée, l’abyme d’un grand État plutôt encore que d’un petit. En supposant donc que mes principes soient avoués, qu’ils se trouvent exactement liés les uns aux autres, & que les conséquences en sortent naturellement, combien de gens en qui la corruption du cœur n’a pas offusqué les lumières de l’esprit, voudroient peut-être y revenir en arrière, & soûtenir, attendu qu’ils tiennent dans l’État actuel le haut bout, que l’homme est plus heureux étant au large, comme on est aujourd’hui, que s’il se trouvoit serré par ma nouvelle peuplade ! Mes très-chers & très-doux Épicuriens, vous êtes plus dangereux en France, que partout ailleurs, où la mollesse abrutit ; ici elle rend l’esprit faux & délicat, & c’en est assez pour être prophete parmi nous.

C’est à vous donc que je parle ; & je dis qu’il est bon d’être plusieurs ensemble. 1°. de peur d’être mangés des loups : 2°. afin que les bons cuisiniers soient moins rares 3°. Que de belles voix, & de jolies filles naîtront parmi cette colonie que j’annonce ! Voilà tout ce qu’il vous faut, je vous le promets ; soyez tranquilles, & nous laissez spéculer, nous qui ne valons pas la peine de nous aimer nous-mêmes, mais qui aimons nos frères & leurs neveux, qui aimons l’homme comme le plus utile, le plus aimable & le plus reconnoissant des animaux, & le plus propre à tout genre de plaisirs, de travail, d’embellissement & d’utilité.

La voix de l’humanité qui reclame ses droits, demandoit un plus digne organe, je l’ai senti ; mais mes idées ne sont point celles d’un autre : la vérité est infinie. Je ne pense pas avoir ouvert la carrière ; je me flatte encore moins de la fermer. Le dirai-je ? l’incognito que je garde, me facilite une sorte de relâchement. C’est avouer que la charité est moins active que l’amour-propre. Oh ! Mes Semblables, sondez sur cet article votre propre cœur, avant de me jetter la pierre.

De tout temps je me suis prescrit de ne rien donner au public qui pût n’avoir trait qu’à moi, c’est-à-dire, à la sorte de considération, qu’il est naturel qu’un Auteur espere retirer de son travail. En cela j’ai plus consulté la prudence & ma paresse, que la modération. Habitué à écrire très-incorrectement, les soins nécessaires pour retravailler un style quelquefois original, mais toujours louche & défectueux, seroient une fatigue pour moi, qui suis sur-tout ennemi de la peine. Ce vice de l’esprit, qui porte sur toutes ses opérations, doit naturellement se faire sentir plus désavantageusement encore que par-tout ailleurs, dans un ouvrage de longue haleine, & qui roule sur des questions de raisonnement autant que sur des points de fait. Le style de ce Traité fourmille de ce genre de défectuosités, je le sens autant que mes Lecteurs ; mais mes affaires & mes amis ont besoin de moi, & le peu de temps qu’on me laisse est mieux employé à composer, qu’à m’appesantir sur des révisions de style. Parmi tous les défauts de celui-ci on trouve des traits & des vérités. Celles-ci qui font le fonds de cet Ouvrage, sont d’une importance trop absolue pour l’humanité, pour que mon amour-propre se soit cru autorisé à les ensevelir dans l’oubli.

Ce n’est pas que je regarde le plan entier que je semble présenter comme un systéme absolument pratiquable dans toutes ses parties ; je suis peut-être le moins imaginaire de tous les hommes dans le fait. Je pense que tous les principes établis dans cet Ouvrage sont vrais, & je serois fort aise d’avoir à les défendre ; mais il est sur-tout des points principaux, dont la nécessité est urgente & absolue.

Je n’offre pas ici une lecture d’amusement. Indépendamment du sérieux du sujet, il demeure dans la façon dont il est traité, un air de désordre que je n’ai pas eu la force de corriger. Outre ce que mon naturel y a apporté de ce genre d’imperfection, il est dû encore aux variations survenues dans la contexture du plan. Je l’entrepris d’abord dans la forme d’un Commmentaire libre sur un Ouvrage excellent que je possédois alors en manuscrit, & que je voulais donner au Public. Cet Ouvrage parut, avant que j’eusse entrepris la troisiéme Partie ; cela me détermina à changer la forme de mon Ouvrage, & à rassembler sous des titres à moi des morceaux épars & négligés que j’avois laissé couler de ma plume. La première Partie se sent sur-tout beaucoup de cette réfaction, & je crains que la sorte de désordre, qui y règne, ne rebute mes Lecteurs. C’est pour eux plutôt que pour moi que je les prie d’aller jusqu’au bout, & d’attendre du moins à la troisiéme Partie à me juger définitivement.