Histoires désobligeantes/L’Ami des bêtes

XXXII

L’AMI DES BÊTES

(Extrait de « la Femme Pauvre »)


à l’Ami qui viendra sans être attendu.


Eratque cum bestiis, et angeli ministrabant illi.
Saint Marc, chapitre I.


— Je ne sais, nous dit le Consolateur, si le nom d’histoire convient exactement à ce que vous allez entendre. C’est plutôt un souvenir de voyage, une impression ancienne, demeurée très vive et très profonde, que je voudrais vous faire partager.

Cela s’est passé sur la montagne de la Salette, où les catholiques savent que la Vierge est apparue, en 1846, à deux enfants pauvres.

Naturellement, on a tout fait pour déshonorer, par le ridicule ou la calomnie, cet événement prodigieux. Mais qu’importe ?

Je me trouvais donc en ce lieu de pèlerinage, et, dès le premier soir, j’avais pris avec énergie la défense d’un inconnu, l’un de mes compagnons de table d’hôte, que tous les convives plastronnaient lâchement de leurs sarcasmes dévots.

J’avais même forcé l’une de ces brutes, parmi lesquelles se trouvaient deux ou trois ecclésiastiques, à lui demander pardon.

Vous savez si c’est dans ma nature de supporter que les faibles soient opprimés devant moi. Mon client était un personnage à figure triste, vêtu comme un campagnard et dont la simplicité m’avait attendri.

On se moquait de lui parce qu’il était une espèce de végétarien, n’admettant pas qu’on tuât les bêtes et s’interdisant de manger leur chair, sous quelque prétexte que ce fût. Il le disait à qui voulait l’entendre, sans que nul persiflage eût le pouvoir de le retenir, et on sentait qu’il aurait donné sa vie pour cette idée.



Le lendemain, la première personne que j’aperçus près de la fontaine miraculeuse fut mon protégé. Il priait en grand recueillement, et je pus l’observer.

C’était un homme d’aspect vulgaire, habillé de façon presque misérable. Il devait avoir dépassé cinquante ans et portait déjà les marques d’une caducité prochaine.

On devinait que toutes les giboulées du malheur s’étaient acharnées sur lui. Sa figure timide et souffreteuse eût été, je crois, insignifiante, sans une expression de joie singulière qui paraissait être l’effet d’un colloque intérieur. Je voyais ses lèvres s’agiter faiblement et, parfois, sourire de ce doux et pâle sourire de quelques idiots ou de certains êtres pensants dont l’âme serait immergée dans un gouffre de dilection.

Ses yeux, surtout, m’étonnèrent. Fixés sur l’image en bronze de la Vierge Lamentatrice, ils lui parlaient comme cent bouches auraient parlé, comme tout un peuple de bouches suppliantes ou laudicènes ! J’imaginai — sur le registre divin où les vibrations des cœurs seront, un jour, transposées en ondulations sonores — tout un carillon de louanges, de divagations amoureuses, de remerciements et de désirs.

Il me sembla même — et, depuis des ans, je garde cette impression — que, du milieu des montagnes environnantes, ceinturées alors d’éclatants brouillards, mille fils de lumière, d’une ténuité et d’une douceur infinies, venaient aboutir au visage calamiteux de cet adorant, autour de qui je crus voir flotter un très vague effluve…



Quand il eut fini, il vint à moi et, se découvrant :

— Monsieur, dit-il, je serais heureux de vous entretenir un moment. Voulez-vous me faire l’honneur de m’accompagner quelques pas ?

Nous allâmes nous asseoir derrière l’église, au bord du plateau, en face de l’Obiou, dont le soleil, encore invisible sous les vapeurs, éclaboussait, en ce moment, la cime neigeuse.

— Vous m’avez fait beaucoup de peine hier soir, commença-t-il. Je n’ai pu vous arrêter, malheureusement, et j’en suis très affligé. Vous ne me connaissez pas. Je ne suis pas un individu à défendre. Autrefois, quand je ne me connaissais pas encore moi-même, je me défendais tout seul. J’étais un héros. J’ai tué un ami en duel pour une plaisanterie.

Oui, monsieur, j’ai tué un être formé à la ressemblance de Dieu, qui ne m’avait pas même offensé. On appelle ça une affaire d’honneur ! Je l’ai frappé en pleine poitrine, et il est mort en me regardant, sans dire un mot… Ce regard ne m’a pas quitté depuis vingt-cinq ans, et, au moment où je vous parle, il est là-haut, juste devant moi, sur cette vieille colonne du firmament…

Quand je me représente cette minute, je suis capable de tout endurer. Ma seule consolation et mon seul espoir, c’est qu’on se moque de moi, qu’on m’insulte, qu’on me traîne le visage dans les ordures. Ceux qui font ainsi, je les aime, je les bénis « de toutes les bénédictions d’en bas », parce que cela, voyez-vous, c’est la justice, la vraie Justice.

Vous vous êtes mis en colère et vous avez abusé de votre force contre un homme dont je ne mérite pas, certainement, de décrotter la chaussure. Vous m’avez forcé à prier pour lui toute la nuit, étendu au seuil de sa porte, ainsi qu’un cadavre, et, ce matin, je l’ai supplié, par les Cinq Plaies de notre Sauveur, de me marcher sur la figure…

Oh ! monsieur, n’essayez pas de me justifier, je vous en conjure. Ne me dites rien d’humain. Je vous le demande pour l’Amour de Dieu, qui s’est promené sur cette montagne. Tout ce qui peut colorer une infamie, croyez-vous que je ne me le sois pas dit à moi-même et que d’autres encore ne me l’aient pas dit, jusqu’au jour où il me fut donné de comprendre que j’étais le plus ignoble des assassins ?

Cet homme que j’ai tué avait une femme et deux enfants. La femme est morte de chagrin, entendez-vous ? Moi, j’ai donné un million pour les orphelins. Si je n’ai pas tout donné, c’est que des raisons de famille, plus fortes que moi, s’y opposaient. Mais j’ai promis de vivre, jusqu’à ma dernière heure, à la façon d’un mendiant.

J’espérais ainsi que la paix reviendrait en moi, comme si la vie d’un homme pouvait être payée avec des écus. C’est l’argent des princes des prêtres que j’ai donné à ces pauvres enfants, traités en petits Judas par le meurtrier de leur père. Ah ! bien oui ! elle n’est jamais revenue, la paix divine, et je suis crucifié tous les jours !…

Je vous dis cela, monsieur, parce que vous avez eu de la pitié et que vous pourriez concevoir de l’estime. Je suis encore trop lâche pour raconter ma vie à tout le monde, ainsi que je le devrais, sans doute, et comme faisaient les grands pénitents du Moyen Âge.

J’ai voulu me faire trappiste, puis chartreux. On m’a dit partout que je n’avais pas la vocation. Alors je me suis marié pour souffrir tout mon soûl. J’ai pris une vieille catin de bas étage dont les matelots ne voulaient plus. Elle me roue de coups et m’abreuve de ridicule et d’ignominie…

Je ne la laisse manquer de rien, mais j’ai mis en lieu sûr les débris de ma fortune, qui fut assez considérable. C’est le bien des pauvres, sur lequel je prélève de faibles sommes pour mes voyages. L’année dernière, j’étais en Terre Sainte, puis à Compostelle. Aujourd’hui, je suis à la Salette pour la trentième fois. On doit me connaître. C’est ici que j’ai reçu les plus grands secours, et j’engage tous les malheureux à faire ce pèlerinage. C’est le Sinaï de la Pénitence, le Paradis de la Douleur, et ceux qui ne le comprennent pas sont bien à plaindre. Moi, je commence à comprendre et, quelquefois, j’obtiens d’être délié pendant une heure…



Il s’arrêta, et je me gardai bien de rompre ses pensées. J’eusse été, d’ailleurs, assez peu capable de proférer un seul mot qui ne m’aurait pas semblé ridicule en présence de ce forçat volontaire, de ce Stylite colossal de l’Expiation.

Quand il se remit à parler, au bout d’un instant, j’eus la surprise d’une transformation inouïe. Au lieu de ce pathétique formidable qui venait de me serrer toutes les fibres autour du cœur, à la place de cette houle de remords, de ce volcan de plaintes qui lançait partout ses laves d’angoisse, la voix humble et mystérieusement placide que j’avais entendue la veille.

Si je vous priais d’imaginer, par exemple, un enfant mourant que vous entendriez parler à travers un mur, ce serait absurde, et, pourtant, je ne trouve pas mieux. Bref, j’eus l’intuition de quelque chose d’infiniment rare…

— On me raille souvent, disait cette voix, à propos des bêtes. Vous en avez été le témoin. Je crois deviner en vous un homme d’imagination. Vous pourriez soupçonner, par conséquent — me supposant un zèle téméraire — que je me suis donné ce ridicule à plaisir. Il n’en est rien. Je suis véritablement fait comme cela. J’aime les animaux, quels qu’ils soient, à peu près autant qu’il est possible ou permis d’aimer les hommes.

J’ai quelquefois désiré, je l’avoue, d’être tout à fait imbécile, afin d’échapper complètement aux sophismes de l’orgueil ; mais, ce désir ne s’étant pas réalisé jusqu’ici, je n’ignore nullement ce qui peut être l’occasion du mépris dans cette manière de sentir, qui va, chez moi, jusqu’à la passion et que des personnes très sages ont réprouvée.

N’est-ce point un malentendu ? Serait-ce que la plupart des hommes ont oublié qu’étant eux-mêmes des créatures, ils n’ont pas le droit de mépriser l’autre côté de la création ? Saint François d’Assise, qu’admirent les athées eux-mêmes, se disait le très proche parent, non seulement des animaux, mais des pierres et de l’eau des sources, et le juste Job ne fut pas blâmé pour avoir dit à la pourriture : Vous êtes ma famille !

… Je sais que Dieu nous a livré les bêtes en pâture : mais il ne nous a pas fait un commandement de les dévorer au sens matériel, et les expériences de la vie ascétique, depuis quelques dizaines de siècles, ont prouvé que la force de l’homme ne réside pas dans cet aliment. On ne connaît pas l’Amour universel parce qu’on ne voit pas la réalité sous les figures…

Il me parla ainsi très longtemps avec une grande foi, un grand, amour et je vous prie de le croire, avec une divination merveilleuse du Symbolisme chrétien que j’étais infiniment éloigné d’attendre de lui. Je dois beaucoup à cet homme simple, qui me donna, en quelques entretiens, la clef lumineuse d’un monde inconnu.

Je vous assure qu’il était prodigieux quand il parlait des animaux. Plus rien des grands éclats déchirants de sa première confidence, plus de tempête, plus de météore douloureux. Un calme divin, et quelle candeur !

Paisiblement, il s’allumait comme une toute petite lampe d’accouchée dans une demeure gardée par les anges. En l’écoutant, je me souvenais de ces Bienheureux qui furent les premiers compagnons du Séraphique, dont les mains pleines de fleurs ont parfumé l’Occident, et je revoyais aussi tous les autres Saints de jadis, dont les pitoyables pieds nous ont laissé quelques grains du sable des cieux.

Le peu que je vous ai rapporté de ses paroles a dû vous faire entrevoir qu’il ne s’agissait pas de ces transports imbéciles qui sont peut-être le mode le plus dégoûtant de l’idolâtrie. Les animaux étaient pour lui les signes alphabétique de l’Extase. Il lisait en eux — comme les élus dont j’ai parlé — la seule histoire qui l’intéressât : l’histoire sempiternelle de la Trinité, qu’il me faisait épeler dans les caractères symboliques de la Nature.

Mon ravissement fut inexprimable. À ses yeux, l’empire du monde, perdu par le premier Désobéissant, ne pouvait être reconquis que par la restitution plénière de tout l’ancien ordre saccagé.

Les animaux, me disait-il, sont, dans nos mains, les otages de la Beauté céleste vaincue.

Parole étrange, dont je n’ai pas encore mesuré toute la profondeur. Précisément parce que les Bêtes sont ce que l’homme a le plus méconnu et le plus opprimé, il pensait qu’un jour, Dieu ferait par elles quelque chose d’inimaginable, quand serait venu le moment de manifester sa Gloire.

C’est pourquoi sa tendresse pour ces créatures était accompagnée d’une sorte de révérence mystique assez difficile à caractériser par des mots. Il voyait en eux les détenteurs inconscients d’un Secret sublime que l’humanité aurait perdu sous les frondaisons de l’Éden et que leurs tristes yeux, couverts de ténèbres, ne peuvent plus divulguer, depuis l’effrayante Prévarication…

Le Consolateur ne disait plus rien. Accoudé sur la table et se pressant les tempes du bout des doigts, dans une de ses attitudes familières, il regardait vaguement devant lui, ayant l’air de chercher au loin quelque grand oiseau de proie, désespéré d’être sans capture, qui reflétât sa mélancolie.



— Qu’est devenu cet homme ? lui demanda l’un de nous.

— Ah ! oui : mon histoire ne serait pas complète. Je ne l’ai jamais revu, et j’ai appris sa mort, un an plus tard, par un de mes compatriotes établi dans la petite ville qu’il habitait en Bretagne, au bord de la mer.

Il est mort de la façon la plus terrible et, par conséquent la plus désirée par lui, c’est-à-dire dans sa maison, sous l’œil de l’abominable Xantippe qu’il avait choisie tout exprès pour le torturer.

Frappé de paralysie peu de temps après notre rencontre, il ne voulut pas qu’on le transportât dans quelque maison de santé où il eût pu être exposé à s’éteindre en paix. Ayant vécu en pénitent, il lui plut de râler et de mourir en pénitent.

Il paraît que sa femme le faisait coucher dans les ordures… Les détails sont affreux. On crut même, un instant, qu’elle l’avait empoisonné.

Il est certain qu’elle devait être impatiente de sa mort, espérant hériter de lui. Mais les précautions étaient prises depuis longtemps, ainsi qu’il me l’avait dit, et le reliquat de son patrimoine est allé dans les mains des pauvres. Le bail de cette cuisinière de son agonie expirait naturellement avec lui.

Maintenant, mon histoire est tout à fait finie. Vous voyez qu’elle n’était pas très compliquée. Je voulais simplement vous faire voir, tel que je l’ai vu moi-même, incomplètement, hélas ! un être humain tout à fait unique, dont je suis persuadé qu’il n’existe pas d’autre exemplaire dans le monde entier.

Sans la lettre trop précise de mon correspondant de Bretagne, je serais, parfois, tenté de me demander si tout cela fut bien réel, si cette rencontre fut vraiment autre chose qu’un mirage de mon cerveau, une espèce de réfraction intérieure du Miracle de la Salette, qui se serait ainsi modifié en passant à travers mon âme.

Le pauvre homme est resté là, comme une similitude parabolique de ce Christianisme gigantesque d’autrefois dont ne veulent plus nos générations avortées.

Il représente pour moi la combinaison surnaturelle d’enfantillage dans l’Amour et de profondeur dans le Sacrifice qui fut tout l’esprit des premiers chrétiens, autour desquels avait mugi l’ouragan des douleurs d’un Dieu.

Bafoué par les imbéciles et les hypocrites, indigent volontaire et triste jusqu’à la mort, quand il se regarde lui-même, fiancé à tous les tourments et compagnon satisfait de tous les opprobres, ce brûlant de la Croix est, à mes yeux, l’image et le raccourci très fidèle de ces temps défunts où la terre était comme un grand vaisseau dans les golfes du Paradis !