Hachette (p. 345-350).


XVIII



Or, le bruit de ces événements se répandit le soir même à Hunebourg, et toute la ville en fut étonnée ; chacun se disait : « Comment se fait-il que M. Kobus, cet homme riche, cet homme considérable, épouse une simple fille des champs, la fille de son propre fermier, lui qui, depuis quinze ans, a refusé tant de beaux partis ? »

On s’arrêtait au milieu des rues pour se raconter cette nouvelle étrange ; on en parlait sur le seuil des maisons, dans les chambres et jusqu’au fond des cours ; l’étonnement ne finissait pas.

C’est ainsi que Schoultz, Hâan, Speck et les autres amis de Fritz apprirent ces choses merveilleuses ; et le lendemain, réunis à la brasserie du Grand-Cerf, ils en causaient entre eux, disant : « Que c’est une grande folie de se marier avec une femme d’une condition inférieure à la nôtre ; que de là résultent les ennuis et les jalousies de toutes sortes. Qu’il vaut mieux ne pas se marier du tout. Qu’on ne voit pas un seul mari sur la terre aussi content, aussi riant, aussi bien portant que les vieux garçons. »

« Oui, s’écriait Schoultz, indigné de n’avoir pas été prévenu par Kobus, maintenant nous ne verrons plus le gros Fritz ; il va vivre dans sa coquille, et tâcher de retirer ses cornes à l’intérieur. Voilà comme l’âge alourdit les hommes ! quand ils sont devenus faibles, une simple fille des champs les dompte et les conduit avec une faveur rose. Il n’y a que les vieux militaires qui résistent ! C’est ainsi que nous verrons le bon Kobus, et nous pouvons bien lui dire : « Adieu, adieu, repose en paix ! » comme lorsqu’on enterre le Mardi-Gras. »

Hâan regardait sous la table tout rêveur, et vidait les cendres de sa grosse pipe entre ses genoux. Mais comme à force de parler, on avait fini par reprendre haleine, il dit à son tour :

« Le mariage est la fin de la joie, et, pour ma part, j’aimerais mieux me fourrer la tête dans un fagot d’épines, que de me mettre cette corde au cou. Malgré cela, puisque notre ami Kobus s’est converti, chacun doit avouer que sa petite Sûzel était bien digne d’accomplir un tel miracle ; pour la gentillesse, l’esprit, le bon sens, je ne connais qu’une seule personne qui lui soit comparable, et même supérieure, car elle a plus de dignité dans le port : c’est la fille du bourgmestre de Bischem, une femme superbe, avec laquelle j’ai dansé le treieleins. »

Alors Schoultz s’écria « que ni Sûzel, ni la fille du bourgmestre, n’étaient dignes de dénouer les cordons des souliers de la petite femme rousse qu’il avait choisie ! » Et la discussion, s’animant de plus en plus, continua de la sorte jusqu’à minuit, moment où le wachtmann vint prévenir ces messieurs, que la conférence était close provisoirement.

Le même jour, on dressait le contrat de mariage chez Fritz. Comme le tabellion Müntz venait d’inscrire les biens de Kobus, et que Sûzel, elle, n’avait rien à mettre en ménage que les charmes de la jeunesse et de l’amour, le vieux David, se penchant derrière le notaire, lui dit :

« Mettez que le rebbe David Sichel donne à Sûzel, en dot, les trois arpents de vigne du Sonneberg, lesquels produisent le meilleur vin du pays. Mettez cela, Müntz. »

Fritz, s’étant redressé tout surpris, car ces trois arpents lui appartenaient, le vieux rebbe levant le doigt, dit en souriant :

« Rappelle-toi, Kobus, rappelle-toi notre discussion sur le mariage, à la fin du dîner, il y a trois mois, dans cette chambre ! »

Alors Fritz se rappela leur pari :

« C’est vrai, dit-il en rougissant, ces trois arpents de vigne sont à David, il me les a gagnés ; mais puisqu’il les donne à Sûzel, je les accepte pour elle. Seulement, ajoutez qu’il s’en réserve la jouissance ; je veux qu’il puisse en boire le vin jusqu’à l’âge avancé de son grand-père Mathusalem, c’est indispensable à mon bonheur. Et mettez aussi, Müntz, que Sûzel apporte en dot la ferme de Meisenthâl, que je lui donne en signe d’amour ; Christel et Orchel la cultiveront pour leurs enfants, cela leur fera plus de plaisir. »

C’est ainsi que fut écrit le contrat de mariage.

Et quant au reste, quant à l’arrivée de Iôsef Almâni, de Bockel et d’Andrès, accourant de quinze lieues, faire de la musique à la noce de leur ami Kobus ; quant au festin, ordonné par la vieille Katel, selon toutes les règles de son art, avec le concours de la cuisinière du Bœuf-Rouge ; quant à la grâce naïve de Sûzel, à la joie de Fritz, à la dignité de Hâan et de Schoultz, ses garçons d’honneur, à la belle allocution de M. le pasteur Diemer, au grand bal, que le vieux rebbe David ouvrit lui-même avec Sûzel, au milieu des applaudissements universels ; quant à l’enthousiasme de Iôsef, jouant du violon d’une façon tellement extraordinaire, que la moitié de Hunebourg se tint sur la place des Acacias pour l’entendre, jusqu’à deux heures du matin, quant à tout cela, ce serait une histoire aussi longue que la première.

Qu’il vous suffise donc de savoir qu’environ quinze jours après son mariage, Fritz réunit tous ses amis à dîner, dans la même salle où Sûzel était venue s’asseoir au milieu d’eux, trois mois avant, et qu’il déclara hautement que le vieux rebbe avait eu raison de dire : « qu’en dehors de l’amour, tout n’est que vanité ; qu’il n’existe rien de comparable, et que le mariage avec la femme qu’on aime est le paradis sur la terre ! »

Et David Sichel, alors tout ému, prononça cette belle sentence, qu’il avait lue dans un livre hébraïque, et qu’il trouvait sublime, quoiqu’elle ne fût pas du Vieux Testament :

« Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres. Quiconque aime les autres, connaît Dieu. Celui qui ne les aime pas, ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour ! »



FIN