L’Ame italienne de la Révolution française au Risorgimento

L’Ame italienne de la Révolution française au Risorgimento
Revue des Deux Mondes, 5e périodetome 56 (p. 869-900).
L’ÂME ITALIENNE
DE LA
RÉVOLUTION FRANÇAISE AU RISORGIMENTO
À PROPOS D’UNE RÉCENTE PUBLICATION[1]

Dans son récent Essai sur l’Évolution intellectuelle de l’Italie de 1815 à 1830, c’est à un rare et beau spectacle que M. Julien Luchaire nous convie. Suivre pendant quinze ans la vie d’un peuple, comprendre les idées qui l’ont dirigé, éprouver même ses passions, distinguer peu à peu, à travers la complexité première des événemens, la loi toujours plus claire et plus certaine de son évolution ; contempler les choses d’assez haut et d’assez loin, pour voir les individualités se fondre dans l’âme d’une nation : quoi de plus émouvant ? Laissons-nous donc guider par l’auteur ; il nous conduira vers une des grandes expériences que fait l’histoire, avec la vie pour matière, et l’humanité pour objet.


I

Ce qu’il faut saisir d’abord, c’est le trait le plus local et comme le plus intime ; c’est le caractère que les autres nations non seulement ne possèdent pas, mais ont peine même à concevoir ; quand nous l’aurons découvert, nous serons sûrs de toucher le fond de la conscience italienne. Or ce principe s’appelle le nationalisme ; et nous le trouverons au point de rencontre du passé, que les ancêtres ont légué aux vivans ; et du présent, que les vivans ajoutent à l’héritage des morts.

Milanais, Florentins ou Napolitains de 1815, tous se souviennent de la gloire ancienne de leur patrie. Ce qui peut paraître aux autres une vanité littéraire, un thème de rhétorique usé à force d’être rebattu, est demeuré pour eux réalité et vie. Fiers de la continuité du lien qui les attache à la grande Rome, ils revendiquent encore le privilège qui l’a rendue deux fois maîtresse du monde, par la force et par l’esprit ; et, cédant à l’illusion d’un rêve trop facile, ils disent volontiers qu’il dure toujours. Mais aussitôt, le présent contredit leurs paroles. Il faut bien qu’ils s’aperçoivent qu’ils ne vivent plus au siècle d’Auguste ou-de Léon X : on est en 1815. Ils viennent de passer par les alternatives les plus tragiques de crainte et d’espoir ; tous les conquérans ont fait briller à leurs yeux le mirage de la liberté rendue, de la nationalité retrouvée ; Eugène l’a dit, Murat l’a répété, les Autrichiens eux-mêmes l’ont fait entendre dans leurs proclamations. Puis, la guerre finie, il se sont vus esclaves, — c’est le mot qu’ils prononcent avec une sorte de rage. Ils ont le sentiment de leur nationalité, et on ne leur permet pas d’être une nation. Dès lors, l’idée maîtresse à laquelle toutes leurs pensées se ramèneront, sera la revendication de leur droit à l’existence. Tous leurs actes vont se juger à sa valeur ; toute leur conduite va s’éclairera sa lumière. Le fait qui va chercher à se préciser, à s’affirmer, à se manifester, et qui dominera toute l’évolution intellectuelle de l’Italie de 1815 à 1830, c’est celui-là.

Tout de suite, les maîtres que la restauration a rétablis sur les différens trônes sentent le danger ; et leur effort va tendre à tuer l’idée, qui est l’ennemie ; ou bien à l’assoupir. En Toscane, par exemple, c’est le remède du sommeil que l’on applique au mal. On traitera le peuple, que le souvenir des crises récentes agite et tourmente encore, par la douceur ; on lui fera oublier l’illusion de la liberté, par la réalité des prospérités matérielles, dont on le comblera ; on le bercera pour qu’il s’endorme : même on s’efforcera de ne le point laisser rêver. Ni procès, ni emprisonnemens, ni supplices ! Il s’agit non de violenter, mais de persuader ; non d’exaspérer, mais de calmer. Pour y arriver, et pour être renseigné d’abord sur les moindres modifications de l’esprit public, l’institution à laquelle on a le plus volontiers recours, et qui devient une des plus caractéristiques de l’époque, c’est la police. Les rapports des agens secrets qu’elle emploie remplissent, par milliers, les archives de Florence. Si elle laisse éclater un mal jusqu’au moment où la répression est devenue nécessaire, elle manque à son rôle : elle doit être préventive. Elle n’expulse pas les étrangers, mais elle les surveille ; elle ne les punit pas, elle les devance. Et la censure, son auxiliaire, n’agit pas autrement. Elle arrête même les pièces où l’on attaque Napoléon, parce que le nom de Napoléon est déjà de trop ; il ne faut pas le rappeler, même pour le maudire ; il importe que, dans tous les esprits, le souvenir s’assoupisse, doucement. Le Testament de Napoléon ? Cela sonne mal. Changez le titre, et publiez : Les dernières dispositions d’un souverain déchu, si vous voulez. Les nouvelles de l’Europe sont toujours bruits fâcheux, que suivent de fâcheuses secousses : on les empêchera de circuler. A quoi bon d’ailleurs ? Passe encore pour Livourne, qui, étant port de commerce, a quelque intérêt à connaître ce qui se passe au dehors ; mais Florence ? Inutile de troubler l’atmosphère où elle s’endort. On se méfiera donc des journaux, même des journaux littéraires, qui tournent volontiers à la politique ; on les interdira, ou bien on les surveillera de très près. Semblables principes gouvernent la législation : les codes que la domination française avait apportés avec elle sont abolis ; aussi bien les lois importent-elles peu : la bonne justice est celle qui conserve pour les individus des égards suffisans. Qu’on revienne au passé, partout ; qu’on supprime l’organisation napoléonienne de l’Université, voire les chaires de français elles-mêmes ; qu’on se hâte de rendre l’enseignement aux congrégations, qui rentrent, innombrables. Qu’on assure dans tout le pays, avec l’oubli des dernières années, la paix profonde du sommeil. C’est la méthode qu’on applique ici, parce qu’elle convient au caractère pacifique des habitans, et parce que la tradition l’impose autant que l’intérêt : ailleurs, on usera de procédés différens, et la violence remplacera la douceur. Chaque province représente un traitement particulier : aucune ne ressemble à ses voisines, et on aurait tort de prendre la Toscane comme un exemple général. Ils sont restés tristement célèbres, ces procès du royaume lombardo-vénitien, où l’intimidation des témoins, les aveux arrachés par la force ou par la ruse, l’instruction secrète, poursuivaient férocement les délits d’opinion. Les juges se font inquisiteurs, et les policiers bourreaux. En Piémont, ce sont tous les abus d’un despotisme qu’aucun frein n’arrête, et qui s’applique à détruire avec une sorte de rage les souvenirs même des vingt dernières années. Ainsi de suite à l’avenant : les mesures varient avec chaque Etat. Et cette différence de traitement, cet esprit particulariste qu’on nourrit et qu’on cultive, ces barrières qu’on élève et qu’on fortifie, constituent précisément l’obstacle le plus redoutable au développement de l’idée nationale. Elle ne peut exister que si elle est commune à tous les Italiens : or on prend soin qu’il n’y ait pas d’Italiens. Une seule puissance a le droit de s’élever au-dessus des autres, pour leur imposer son esprit et sa loi : l’Autriche. Par ses alliances officielles, par ses influences secrètes, par sa vigilance toujours prête, elle empêche que rien vienne troubler l’état de choses établi. Metternich le déclare nettement : « Une des premières notions, je dirai même la base de la politique contemporaine, est et doit être le repos ; or l’idée fondamentale du repos, c’est la sécurité dans la possession. » Et François II tire la conséquence pratique de ce principe : « Vous savez que mes armes victorieuses ayant conquis l’Italie, il ne peut être question ni de constitution, ni d’indépendance. » En résumé, à la conscience italienne qui se réveille, et réclame la liberté, la servitude s’impose ; et avant que l’idée nationale passe de l’aspi- ration à l’acte, on cherche à l’étouffer.

Logiquement donc, les Italiens s’efforceront de lutter contre cette oppression ; et la première idée qui se présentera aux esprits sera d’agir directement contre elle. Puisque l’existence d’un parti est impossible, on aura des sectes ; puisqu’il est défendu de se montrer au grand jour, on travaillera dans l’ombre ; faute de manifester, on complotera. Ainsi le nationalisme explique le premier aspect que revêt le libéralisme : il s’adapte tout naturellement aux conditions de son milieu ; il répond à la violence ouverte par la violence cachée ; il forme des sociétés secrètes, qui bientôt comptent leurs adhérens par milliers. Et nous tenons ici une de ces différences caractéristiques, un de ces traits locaux, particuliers, irréductibles, que nous cherchons. Car les étrangers comprennent mal ce que fut le carbonarisme, ainsi que les associations analogues ; leur attention s’attache à l’appareil étrange et dramatique dont il leur plut de s’entourer, poisons et poignards, masques et manteaux ; on les trouve théâtrales, un peu ridicules ; volontiers on renverrait ces conspirateurs trop tragiques aux drames romantiques d’où ils ont l’air de sortir. Ces « charbonniers « étonnent. Mais rien de tout cela n’est l’essentiel. L’essentiel, c’est l’affirmation d’une volonté italienne contraire à la volonté des oppresseurs ; c’est le besoin d’union, qui franchit les barrières provinciales, c’est l’idée d’une patrie qui sera libre quand elle ne sera plus divisée ; c’est la passion qui succède à l’apathie ; c’est la révélation d’une force, d’autant plus troublante qu’elle ne se montre pas, et qu’on la sent toujours présente sans qu’on puisse jamais la saisir. C’est comme le levain de l’Italie future. Seulement, ces sociétés secrètes n’échappent pas au défaut ordinaire des associations faites pour détruire : elles se trouvent incapables de créer. Leur programme, étant négatif par essence, manque par essence de données positives. Il ne suffit pas de dire : « Je jure une haine éternelle aux tyrans ; je jure de les détruire jusqu’à leur dernier rejeton, de toutes les forces de mon esprit et de mon bras ; je jure de rétablir le règne véritable de la liberté et de l’égalité, » pour organiser une action politique ; de même qu’il ne suffit pas de dire : « Je travaillerai de toutes mes forces, fût-ce au prix de ma vie, à la promulgation de la loi agraire, sans laquelle il n’y a pas de liberté ; car la propriété individuelle est un attentat contre les droits du genre humain, » pour organiser une action sociale. On flotte, on hésite ; on ne sait même pas au juste quel régime on aurait voulu substituer à l’absolutisme. On laisse voir que dans cette tyrannophobie, il y a trop de ce qu’on apprend à l’école, et pas assez de ce qui est nécessaire à la vie. Ces programmes qui manquent de précision, manquent de réalité : quand on passe des paroles aux faits, on échoue. La révolution napolitaine de 1820 et la révolution piémontaise de 1821, dont nous n’avons pas à retracer ici l’histoire, en sont la preuve évidente : elles se traduisent, le premier élan d’enthousiasme une fois calmé, par la restauration du pouvoir qu’on voulait abolir, et par un redoublement de despotisme. L’action secrète qu’on prépare apparaît, quand elle se manifeste, comme incertaine, inexpérimentée, prématurée. Utile à titre de leçon pour l’avenir, elle demeure présentement sans résultats. Elle n’ébranle pas la force dont elle prétend secouer le joug. Les temps ne sont pas venus ; de 1815 à 1830, la période de l’action efficace n’a pas commencé ; on n’en est encore qu’à l’idée.

Or, cette idée trouve son refuge dans les lettres. Et si nous pensions tenir, tout à l’heure, une tendance locale et caractéristique, arrêtons-nous davantage à celle-ci, que l’inopportunité et l’impossibilité de l’action impose à la conscience italienne ; car c’est peut-être la plus importante. Influence prédominante de l’idée nationale sur la littérature ; et réciproquement, influence de la littérature sur l’idée nationale : telle en pourrait être la formule. Art et politique se mêlent ici indissolublement, jusqu’à se confondre. Les lettres, les grandes consolatrices, les mêmes qui avaient prêté à Dante, à Pétrarque, à Alfieri, la voix de leur indignation, s’offrent ici à tous. Les sentimens de haine contre les Barbares, de douleur devant l’état misérable de la pairie, de confiance en l’avenir, — c’est peu de dire qu’elles les traduisent, qu’elles les amplifient, qu’elles les répandent : la vérité, c’est qu’elles les incarnent. Elles sont la patrie. La patrie est ce qu’un peuple possède d’inaliénable et d’intangible, ce qu’il garde même après la conquête ; c’est l’esprit, que la force ne peut atteindre : étant l’esprit, elles sont la patrie. Elles ont recueilli l’héritage de la nation passée ; elles sont la nation idéale qui précède la nation réelle. Elles constituent une Italie provisoire, d’où l’on fera sortir l’Italie définitive. Étrange pouvoir de l’idée sur les esprits ! Jamais, sans doute, en aucun temps et dans aucun pays, place plus grande n’a été réservée à l’art et à la pensée dans la préparation de l’action. Les lettres, pour le dire avec un philosophe contemporain, M. Barzellotti, nous offrent un exemple unique dans l’histoire, unique par la valeur de son principe et par l’intensité de ses effets : elles organisent d’abord, elles conduisent ensuite, le renouvellement de la vie politique d’un peuple[2].

Sur tous les genres, l’idée nationale fait sentir son influence. Ce n’est pas, à vrai dire, qu’elle en crée d’essentiellement nouveaux : mais elle pénètre dans tous ceux qu’elle rencontre ; elle s’adapte à tous ceux qu’elle trouve ; elle s’insinue dans ceux qui semblent le plus rebelles à son pouvoir. Alors elle les transforme ; et ils reçoivent, avec un aspect inattendu, une valeur singulière. Quiconque prend à la vie intellectuelle un intérêt, même minime ; quiconque pense et lit, est forcé de la voir se manifester : elle s’impose à tous les esprits, qu’ils en aient conscience ou non, de bon ou de mauvais gré. Au théâtre, sous les noms anciens destinés à cacher les personnages modernes, à travers les voiles que la prudence est obligée d’adopter pour contenter la censure, le spectateur fait de la politique. La poésie lyrique continue et renforce la tradition d’Alfieri et de Foscolo : ce ne sont pas les joies et les peines des individus qu’elle chante, mais les douleurs de la patrie. Dans le roman, qui au XVIIIe siècle semblait le pur domaine de l’illusion, naît le souci de la réalité : et voici le triomphe du roman historique ; aussi naturel, aussi opportun, aussi nécessaire qu’il sera factice en France ; d’un succès aussi durable et d’un effet aussi sûr, qu’en France son influence sera faible et son éclat passager. L’histoire aussi prend une teinte nationale : quand elle semble s’intéresser à autre chose qu’aux événemens d’Italie, c’est encore pour y ramener les esprits par comparaison. L’idylle même ne laisse pas de devenir volontiers patriotique ; et patriotiques, les hymnes sacrés. La philosophie entre dans la voie qu’elle suivra pendant la période postérieure ; elle cherche à établir sur des bases psychologiques et métaphysiques le nationalisme et le libéralisme. Il n’est permis à aucun genre de se désintéresser de l’indispensable préparation dont les écrivains assument désormais la tâche ; à aucun, pas même à la rhétorique, pas même à la grammaire.

Tout le mécanisme de la littérature, l’idée nationale l’explique. Tout près du passé, auquel il est attaché encore par tant de liens, nous aurons le pur artiste de la forme, le virtuose du style, l’académicien parfait qui vit dans le culte et dans la superstition des mots. Soucieux de limer les phrases à son établi, il ne regarde pas volontiers au dehors. Mais qu’on ajoute aux élémens de ce caractère un élément nouveau, l’idée nationale : tout est transformé. L’artiste emploie son art à plaider la cause de la liberté ; le dilettante se fait emprisonner trois fois par les gouvernemens autoritaires que sa hardiesse effraie ; le rhéteur, proclamant le devoir de parler italien pour penser italien, fait servir ses défauts mêmes à la cause commune. Tel est Giordani. — Classique aussi, adoptant sans y rien changer le moule de la tragédie traditionnelle, mais versant en lui les sentimens patriotiques qui mettront la foule en délire, voici Niccolini, le type accompli du littérateur patriote, ou du patriote littérateur : car à ce degré, on ne sait lequel des deux doit passer avant l’autre. — Faisons quelques pas encore ; pénétrons davantage dans le présent ; et nous rencontrons les hommes qui, débarrassés du poids mort que les autres traînaient après eux, préjugés anciens et idées fausses, formes vieillies et mots vides, concentrent dans leur génie les forces vives de la nation, et nous présentent ce que la production intellectuelle de l’époque comporte de meilleur : Manzoni et Leopardi ; tous deux sachant trouver le juste point où la préoccupation nationale soutient l’art sans l’excéder, où la forme parfaite s’équilibre avec l’idée profonde, et donnant par cela même des chefs-d’œuvre. Plus loin enfin, à la limite extrême à laquelle nous arrivons, voici la très jeune génération, celle qui poussera la théorie de la littérature patriotique jusqu’à ses dernières conséquences, qui considérera chaque phrase comme une arme, la publication de chaque livre comme une bataille, qui ne verra plus dans l’art que l’action : Guerrazzi.

Comment la littérature, à son tour, agit sur les esprits, et rend en efficacité ce que la nation lui prête en confiance, voilà qui est plus difficile à distinguer sans doute, puisque les effets pratiques ne doivent se faire sentir que plus tard, et que nous en sommes seulement aux aspirations et aux efforts. Cependant on peut comprendre déjà, par des exemples précis, quelle est sa méthode et comment elle travaille. On peut voir les obstacles qu’elle doit tourner, les difficultés qu’elle doit vaincre, les défaites même qu’elle doit essuyer, pour propager son influence ; et non pas seulement voir, mais admirer son mérite, le jugeant par sa peine. Nous ne parlons pas ici de ces violentes expressions de colère, de ces cris, de ces injures même, qui donnent à une partie de la littérature italienne de l’époque ce caractère boudeur, acariâtre, révolté, qu’on a souvent remarqué. Ces manifestations s’expliquent tout naturellement, si l’on songe à la condition des écrivains et des lecteurs ; elles sont utiles même, si elles excitent les esprits, et les fouettent. Mais l’influence réelle est ailleurs. Elle est dans la volonté bien arrêtée d’offrir aux Italiens des idées plus saines, des exemples plus moraux, des connaissances plus pratiques, et de faire ainsi leur éducation. Voyez à Florence l’Antologia que fonde G. P. Vieusseux et dont Gino Capponi avait avant lui conçu l’idée[3]. Il s’agit de donner à l’Italie une revue analogue à celles que possèdent déjà l’Angleterre, l’Allemagne, la France, dans le dessein très précis de constituer par elle un centre d’union intellectuelle, et d’action nationale. La prudence sera d’abord nécessaire ; on commencera timidement ; et pour qu’on tolère la revue, on la présentera comme exclusivement consacrée aux articles traduits de l’étranger. Peu à peu, quand elle sera plus sûre de ses forces, quand on aura pris pour ainsi dire l’habitude de la voir, elle donnera place aux productions italiennes. C’est au bout d’un an, le 1er janvier 1822, que l’évolution est accomplie : « Il n’est pas de mois, écrit Vieusseux, où je n’aie le bonheur d’acquérir quelque collaborateur nouveau, si bien que j’ai l’espoir que sous peu l’Anthologie deviendra toute nationale. Je renouvelle à tous les écrivains italiens ma prière de considérer l’Anthologie comme un recueil national, toujours prêt à publier les produits de leur intelligence ; il doit être comme un trait d’union entre eux tous, jusqu’à présent si isolés... » Il groupe autour d’elle, en effet, tout ce que l’Italie compte de talens ; les appelant de toutes les provinces ; accueillant les jeunes surtout, puisque c’est l’avenir qu’il veut fonder. Rien que d’utile n’entre dans l’Anthologie ; on bannit ce qui n’est qu’agréable : les vers, par exemple, — dur sacrifice ! On veut de la bonne prose, de la bonne prose solide, pleine de faits et d’idées, qui fortifie l’âme des lecteurs. Contrairement à toutes les habitudes antérieures, on laisse peu de place à la grammaire, à la rhétorique, à l’érudition pure : mais on ouvre la revue toute grande à l’histoire, à la philosophie, à la politique, à l’économie rurale même, — à tout ce dont on avait manqué jusque-là. Patiemment, on forme ainsi l’âme du grand enfant qui commence à vouloir, mais qui ne sait pas suffisamment ce qu’il veut ; qui désire savoir, mais qui ne connaît pas ce qu’il faut apprendre : on fait de lui un homme.

C’est ainsi qu’on finit par créer cet « esprit public » dont les gouvernemens redoutent l’existence. Peu nombreux sont les milieux favorables, au début ; la pauvre plante frêle ne trouve que des terrains rares et maigres pour pousser et fleurir. C’est une partie de la jeunesse universitaire, toujours prompte à embrasser les idées nouvelles ; c’est une partie de la bourgeoisie qui du XVIIIe siècle a gardé la tradition des lumières et de la liberté ; c’est une partie de l’aristocratie, qui a lu, qui a voyagé, et dont l’horizon s’élargit. Peu à peu, la littérature populaire attire à elle les foules, sans lesquelles rien de grand ne se fait ; du jour où l’on peut constater son existence, un progrès énorme est accompli, s’il est vrai qu’au siècle précédent, le peuple n’existait pas pour les littérateurs, ni les littérateurs pour le peuple. De la tête, l’idée descend dans le cœur et dans le sang, et devient instinct. Un roman comme les Promessi Sposi, sans aucune attaque directe contre les institutions établies, sans violences ni révoltes, agit davantage pour la cause commune que tous les pamphlets réunis, puisqu’il crée une conscience populaire. Et puis, les provinces commencent à se mêler et à se confondre : on a beau faire, il est impossible d’arrêter l’esprit à la douane. Manzoni, c’est Milan ; Guerrazzi, c’est Livourne ; Niccolini, c’est Florence ; Leopardi, ce sont les Marches : tous réunis, c’est l’Italie. La Toscane renferme en elle des hommes de toutes les provinces, auxquels elle offre asile : on voit, à Florence, Giordani et Niccolini relire l’histoire du Napolitain Colletta. Milan est un centre plus important encore ; c’est là que les idées nouvelles surgissent d’abord ; c’est là qu’on les discute avec le plus d’acharnement. Or Milan et Florence se pénètrent, avant même que Manzoni songe à puiser la bonne prose italienne aux sources de l’Arno. Il n’est pas jusqu’aux discussions littéraires entre les provinces, jusqu’à la question, toujours pendante, de l’unité de la langue, qui ne finisse par constituer une opinion publique. « Ne savez-vous pas, dit Giordani, que l’opinion publique a toujours été quelque chose, et que maintenant elle est beaucoup ? » Voilà le grand mot prononcé. Car l’opinion publique une fois créée, la victoire est certaine. Elle constitue la force invincible d’un peuple conscient ; les institutions ne sont rien auprès d’elle, car elle les balaie comme d’un souffle ; quand elle commence à se manifester, il n’est pas de puissance au monde qui puisse arrêter sa marche, ni même la retarder.

Stendhal, reprenant les événemens où la chute du régime napoléonien les avait laissés, se demandait : « Le hasard ayant interrompu en 1814 la marche de ce jeune peuple, que va devenir le feu sacré du génie et de la liberté ? S’éteindra-t-il ? Et l’Italie se remettra-t-elle à faire des sonnets imprimés sur du satin rose pour les jours de noces ? » Elle en écrivait encore, parce que les peuples, pas plus que les hommes, ne rompent en un seul jour avec leurs habitudes invétérées. Mais elle en faisait infiniment moins, — la statistique même des œuvres parues à cette époque le montre rigoureusement, — parce qu’une idée se développait en elle, qui remplaçait peu à peu toutes les préoccupations, jusqu’à constituer le trait dominant de l’évolution intérieure de l’Italie. Cette idée, c’est celle que Napoléon, à Sainte-Hélène, « couché à quatre pattes » sur une grande carte de l’Italie qui couvrait tout le plancher, et la marquant à coups de crayon rouge, énonçait en ces termes : « Toute cette grande population, professant la même religion, jouissant également des douceurs d’un climat très tempéré, ayant le même langage, la même littérature, doit s’influencer réciproquement, et finir par s’agglomérer, comme l’ont fait les divers royaumes britanniques, les diverses provinces de la France, comme le feront peut-être un jour celles de l’Allemagne. Les parties italiennes ont eu et ont encore plus de choses communes entre elles que n’en avaient toutes celles-là. »


II

À cette évolution intérieure, il est nécessaire qu’une évolution extérieure corresponde. Dans l’incessant travail d’échange qui constitue la vie de l’Europe, l’Italie a donné et a reçu : qu’a-t-elle reçu ? qu’a-t-elle donné ? Les peuples les plus fermés, ceux que leurs frontières et la volonté de leurs maîtres semblent tenir à l’écart, ne peuvent se soustraire à cette loi. Nous avons essayé d’entrer au plus intime de la maison, et de voir ce qui se passait au foyer même. Mais nous savons bien que la vie ne se borne pas là. Ouvrons la fenêtre, regardons au dehors ; prêtons l’oreille, et tâchons de saisir au passage les bruits que nous apportent les vents venus de l’horizon.

Sur des prisonniers qui secouent leur apathie comme ils voudraient secouer leur joug, et qui commencent à souffrir de leur captivité, les nouvelles du monde extérieur produisent un effet spécial. Tandis qu’elles alimentent simplement la curiosité des gens libres, elles font travailler leur imagination, et excitent leur colère. Elles leur apparaissent comme une manifestation de cette liberté dont ils sont privés ; elles irritent leur impatience en provoquant leur espoir. Or ceci est le cas des Italiens. L’Espagne vient-elle à se donner une constitution ? Apprend-on que le roi Ferdinand a juré de lui être fidèle ? Toute la Sicile, tout le royaume de Naples frémissent aussitôt ; puis l’agitation se propage à travers la péninsule ; ce n’est pas seulement à Naples qu’on proclame la constitution espagnole, c’est aussi à l’autre extrémité de l’Italie, à Turin. L’exemple venu de l’étranger est transformé spontanément en élément d’action, voire en ferment de révolte. C’est un état d’esprit qui prend date maintenant, et se prolongera jusqu’à l’établissement définitif de l’unité : l’Italie se sentira ébranlée par les secousses qui agiteront les peuples voisins ; on peut poser en principe qu’il n’y en aura aucune désormais qui ne la fasse tressaillir. Même les événemens littéraires prennent ce caractère. Il n’est guère de pays où l’influence du byronisme ait été plus étendue ou plus profonde. D’ordinaire, l’action exercée par les écrivains du Nord est dirigée, et comme canalisée, par la France : au contraire, l’action exercée par Byron s’est manifestée en Italie avant de se manifester chez nous, et elle a duré plus longtemps[4]. Ce serait un curieux chapitre de littérature comparée à écrire, que l’histoire du prestige de sa personne aussi bien que de ses œuvres. Guerrazzi était à Pise, au moment où Byron vint s’y installer ; et voici qu’elle était, trente ans plus tard, l’impression qu’il en avait gardée : « Je n’ai pas vu les chutes du Niagara, et je ne sais ce que c’est qu’un volcan ; mais j’ai contemplé de furieuses tempêtes et la foudre a éclaté près de moi : cependant tous les spectacles connus et inconnus n’ont rien d’égal à l’épouvante que produisit en moi la contemplation de cette âme immense... La sagesse antique et moderne, Dieu à côté de Satan et paraissant pâle en comparaison, des douleurs, des angoisses sans nom, des mystères insoupçonnés, d’insondables abîmes du cœur, et des larmes et des rires, tout cela jeté à pleines mains dans ces pages immortelles : voilà la poésie que j’avais rêvée... Pendant de longues années, je n’ai plus vu, je n’ai plus senti qu’à travers Byron. » Cette exceptionnelle influence ne s’explique-t-elle pas de la même façon ? Les lecteurs italiens ne se plaisent-ils pas à trouver, dans l’exemple de ce révolté, un encouragement à la révolte ? Et c’est encore le même état d’esprit qui fait mieux comprendre, par contraste, l’attitude de l’Italie à l’égard de l’Autriche. Nous ne constatons plus la passivité sinon joyeuse, au moins tranquille, qui régnait avant la conquête française : nous voyons croître, au contraire, un sentiment de haine, que l’impuissance exaspère. Comme la politique de l’Autriche, au delà des frontières de ses possessions, s’étend à toute l’Italie, la haine de toute l’Italie retombe sur elle. Elle pénètre si profondément dans les esprits, qu’au moment où les raisons qui la provoquent auront disparu, elle ne disparaîtra pas. Le problème de l’irrédentisme serait aujourd’hui moins aigu, s’il ne se compliquait de cette hérédité.

De tous ces rapports, les plus curieux peut-être sont ceux que l’Italie entretient avec la France. Que les nationalistes invectivent la Russie, qui est l’âme de la Sainte-Alliance ; ou l’Angleterre, qui a livré Parga aux Turcs, nous le comprenons aisément. Mais pourquoi cette hostilité si souvent déclarée, et si ouvertement manifestée, contre la France ? Pourquoi le poète le plus illustre lance-t-il contre nous l’imprécation furieuse :


Je tairai tous nos autres ennemis, toutes nos autres douleurs.
Mais point la France scélérate et noire[5]...


Nous sommes-nous montrés traîtres envers nos voisins au point qu’on ait le droit de parler de la mauvaise foi française, comme les Latins de la mauvaise foi punique ? Les relations personnelles, qui rapprochent incessamment les hommes des deux pays, — tant d’Italiens à Paris, tant de Français à Milan, à Florence et à Rome ! — sont impuissantes à produire l’apaisement : on voit éclater des malentendus comme celui qui mit aux prises Pepe et Lamartine. En vérité, il semble qu’il y ait là un problème d’un ordre particulier : car de 1813 à 1830, peu de faits apparaissent qui puissent le résoudre. Sans doute, les littérateurs ont pris chez Alfieri la tradition du Misogallo : mais l’habitude est trop générale, elle se manifeste chez des esprits trop originaux, pour qu’on puisse voir en elle une simple manie littéraire. Sans doute, toutes les invectives qu’on adresse à la France ne lui reviennent pas ; et comme le disait le ministre d’Autriche après la première représentation de Jean de Procida : « L’adresse est pour le ministre de France ; mais la lettre est pour moi. » Mais ce sont là des cas particuliers, que dicte la prudence ; il n’en reste pas moins qu’en général, c’est la France qu’on vise, sans figures ni allusions. Il nous faut ici remonter de quelques années en arrière pour expliquer le présent[6].

Près d’un siècle écoulé nous donne assez de recul, aujourd’hui, pour constater que la domination française en Italie ne lui a pas été inutile. Mais les contemporains n’ont pas les mêmes raisons de le comprendre. Pendant vingt ans, la France a été l’ennemie. Installée en maîtresse sur le sol italien, elle a bouleversé les coutumes les plus chères, et violé les droits les plus sacrés. Elle s’est attaquée à la religion : n’a-t-on pas vu le Pape passer de ville en ville, traîné vers Paris ? N’a-t-on pas reçu, bientôt, la nouvelle inouïe de sa captivité, et le trône de Saint-Pierre n’a-t-il pas été laissé vide, par la volonté de l’Empereur ? Elle s’est attaquée à l’art. Statues, tableaux, vases, médailles, livres, tout a semblé bon à ces ravisseurs : ils tenaient si fort à ce bien mal acquis, qu’on a eu grand’peine à les obliger à le rendre. La vie même des habitans, les plus jeunes et les plus forts, elle l’a prise : combien sont partis vers les plaines de Russie, qui ne sont jamais revenus ! En compensation, il semble qu’elle n’ait rien donné : elle a toujours promis sans tenir. Ce qui a le plus frappé l’imagination populaire, c’est le traité de Campo Formio. L’optique spéciale aux foules lui donne une importance capitale, unique ; on en fait le symbole de toute la politique française, que l’on accuse d’être une politique de lâcheté et de trahison. Cette impression efface toutes les autres ; elle se prolonge. Aux souffrances réelles qu’on a subies, l’imagination vient ajouter son travail : la haine de la France est faite de tout cela.

Elle est faite d’autre chose encore. De toutes les puissances, la France devrait être la dernière à jouer le rôle de conquérante. D’après les principes qu’elle a proclamés pour elle-même d’abord, ensuite pour le monde entier, ce qui devrait lui répugner le plus, c’est la loi de la force. La contradiction qui oppose ce qu’elle a dit à ce qu’elle fait éclate aux yeux des Italiens. Ce n’est pas en vain qu’elle a prêché chez eux la liberté, l’égalité, la fraternité des peuples comme celle des individus ; ils l’ont entendue et comprise ; ils ont appris d’elle à prononcer ces mots avec enivrement, à adopter ces idées avec passion. Or la France a fait des élèves de liberté pour s’essayer sur eux au despotisme. Elle-même a conscience de ce que son attitude a d’injuste et de faux ; elle laisse subsister quelques noms et quelques formules, qui rappellent au moins l’indépendance promise, et évitent l’indécence d’une trop brusque et trop évidente désillusion : comme les gens qui essaient de se convaincre et de se tromper eux-mêmes en parlant très fort. Les Italiens n’ont même pas cette ressource ; de 1796 à 1815, ils sentent naître en eux cette haine cachée qui est plus grave que les hostilités ouvertes, et qui provoque les inimitiés durables. L’accord est à la surface : au fond, le malentendu s’accroît sans cesse, et le divorce va s’aggravant. La France parle des droits politiques de l’Italie, du royaume d’Italie, de l’unité italienne, en organisant et en divisant sa conquête. L’Italie parle de la « grande nation, » de sa générosité, de la reconnaissance qu’elle lui doit, en songeant aux rêves provoqués comme par plaisir, et anéantis par intérêt. C’est là le point sensible : c’est en vertu des idées propagées par la France, qu’on en veut à la France. Elle-même a fourni les armes, elle-même a montré l’usage qu’on en pouvait faire. Mais elle a voulu qu’on s’en servît pour elle : les Italiens veulent s’en servir pour eux. Il est fatal qu’au moment où les rapports officiels cessent par la chute de l’Empereur, les cœurs se soulagent : et le malentendu prenant fin, prendront naissance les injures.

Si les littérateurs interviennent plus volontiers que les autres dans cette espèce d’exécution, et se montrent les accusateurs les plus impitoyables, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont la voix de l’Italie : c’est encore parce qu’ils ont souffert davantage. L’esprit de prosélytisme de nos concitoyens s’est traduit par la littérature aussi bien que par les armes. N’avions-nous pas prétendu à l’hégémonie de l’esprit sur l’Europe, avant d’établir celle de la force ? Et n’avons-nous pas été aussi fiers plus fiers peut-être, de la première que de la seconde ? Dans ce « monde français, » dont nous nous plaisions à constater l’existence aux environs de 1780, nous considérions l’Italie comme une de nos plus belles provinces : tant elle avait subi déjà notre influence, et tant nous nous sentions sûrs d’elle ! Aussi avons-nous fait passer au delà des Alpes, avec nos soldats, nos lettres. Le vocabulaire révolutionnaire, — jusqu’au mot san culottico, inclusivement — envahit les journaux italiens, qu’on rédigeait sur le modèle des nôtres. Les clubs, fondés à l’image de ceux de Paris, retentirent des discours apportés de France ; l’éloquence enflammée de Rousseau régna de Naples à Milan. Les Muses mêmes se firent républicaines, et on entendit les poètes italiens célébrer l’expédition d’Irlande ou la mort du jeune Bara. Mais le plus beau, ce fut le théâtre révolutionnaire, que l’on traduisit, que l’on imita, que l’on joua partout, au grand enthousiasme des patriotes, c’est-à-dire des amis de la France, et au grand scandale des personnes de bon sens. Ce délire dura trois ans. Puis l’Empire apporta d’autres procédés. On protégea la littérature italienne par des récompenses ; mais on la tua par inanition. Le ton officiel qui régnait à Paris, dut régner à Rome. Allusions et symboles, mythes et allégories abondèrent dans les hymnes et dans les cantates. Des troupes d’acteurs français, constituées officiellement par la volonté de Napoléon, parcoururent les villes. Même la langue se vit menacée ; on sonna l’alarme en Toscane, qui put croire un instant qu’on lui interdirait l’emploi de l’italien. — Ce n’est pas qu’au fond, cette invasion trop brutale ait causé à l’esprit national de sérieux préjudices. Les influences artificielles ne durent pas longtemps : celle-là disparut aussi vite qu’elle était venue. Et puis, avec cet admirable sens pratique qui est dans le génie de la race, les littérateurs surent s’adapter aux conditions qui leur étaient faites pour en tirer bon parti. En prose francisée, en vers de commande, ce fut toujours l’Italie qu’on loua, ce fut toujours le sentiment de l’Italie qu’on exalta : si bien que la nationalité littéraire, en fin de compte, gagna plutôt qu’elle ne perdit. Mais on conçoit comment cette prédominance intellectuelle, imposée par les baïonnettes, dut paraître dangereuse et demeurer odieuse aux yeux des écrivains. Pour comprendre la portée de l’apostrophe de Leopardi, qu’on se reporte au journal où il consignait le travail intime de son esprit : on y voit combien la question de l’hégémonie littéraire de la France, considérée sous le double aspect de l’esprit et de la langue, préoccupe et irrite cette pensée anxieuse, qui voit en elle un danger national[7].

Il ne s’agit plus ici, on le voit, de la colère boudeuse qui s’en prend tour à tour, et sans bien distinguer, à tous les sujets de mécontentement, grands ou petits. L’hostilité de l’Italie à l’égard de la France s’explique par les torts de la France à l’égard de l’Italie ; c’est le règlement d’un compte qui a commencé dans le passé ; et davantage encore, c’est une sauvegarde pour l’avenir. Si, après 1815, la tyrannie des armes ayant cessé, la tyrannie intellectuelle durait encore ; s’il fallait continuer à se nourrir d’idées françaises, à les exprimer dans une langue francisée ; s’il fallait donner raison à ces voyageurs insolens et fats venus de Paris, qui semblent moins visiter un pays étranger, qu’inspecter une de leurs terres, — l’espoir de tous les penseurs, cette littérature nationale qu’on cherche à ressusciter, avant de créer la nation, et faute de pouvoir la créer tout de suite, cet esprit italien qui doit être le salut, tout cela serait irrémédiablement compromis. On peut dire qu’il y a là une question vitale. Les cris des littérateurs, interprétons-les donc comme les appels de gardiens vigilans, qui exagèrent peut-être le danger, mais qui ont le mérite de le prévenir. Et leur attitude est d’autant plus légitime que, parmi les écrivains français, les plus clairvoyans commencent à leur faire écho : ils conseillent à l’Italie, non pas l’hostilité sans doute à l’égard de la France, mais l’indépendance la plus absolue. Car une autre génération est née, pour qui l’hégémonie littéraire est un héritage injuste qu’il faut abandonner. Nourrie par la Révolution, et partant du principe des nationalités, elle pousse jusqu’au bout ses conséquences, sans dévier : si toute nationalité est légitime, est légitime aussi toute littérature ; plus de goût dogmatique qui régente, plus de hiérarchie surtout, plus de domination de l’une à l’autre : elles sont également belles, du moment où elles sont également libres. Que l’Italie, si elle a besoin encore de guides et de modèles, — non pas pour les suivre aveuglément, mais pour apprendre, au contraire, à sentir et à penser par elle-même, — se garde bien de se confiner désormais dans l’imitation de la France, comme elle l’a fait trop longtemps ! Qu’elle s’adresse, au contraire, à l’Allemagne et à l’Angleterre, dont le génie original est tout prêt à lui fournir des leçons d’indépendance ! Telles sont les idées que préconisent et que professent l’ardente Mme de Staël et le sage Fauriel. Elles prennent une importance singulière, si l’on songe que la première vient les proclamer à Milan, donnant ainsi naissance aux polémiques qui précèdent le romantisme ; tandis que le disciple et l’ami qui écoute, recueilli, les paroles du second, s’appelle Manzoni. Et c’est un spectacle nouveau, au milieu des Français orgueilleux et des Italiens rancuniers, que ces Italiens et ces Français unis, dans un même sentiment de justice, pour la production du beau.

Nous arrivons ainsi à cette conclusion curieuse, et nouvelle sans doute, — puisqu’on a beaucoup étudié la formation progressive de notre domination intellectuelle sur l’Europe, et très peu sa chute, — que la période qui s’étend de 1815 à 1830, préparée par la conquête française, marque la fin de notre hégémonie intellectuelle. A peu près comme en France, la nouvelle école rejette le classicisme : en Italie, on secouera le joug de la France. Si le romantisme, en effet, dans tous les pays où il se manifeste, est une révolte contre l’état de choses présent, et une sorte de libération ; si la partie solide et durable de sa doctrine est la revendication de l’originalité nationale ; si, en Italie, cette revendication est plus opportune et plus vigoureuse que partout ailleurs, puisqu’il s’agit de l’existence même de la patrie, que l’on commence à pressentir : il est clair que ce dont il voudra se débarrasser d’abord, c’est l’excès de l’influence française. Berchet, dans la Lettera semiseria di Grisostomo, qui constitue le premier manifeste du jeune parti, distingue avec quelque ironie trois classes parmi les hommes : au premier degré de la civilisation, et presque en dehors, les Hottentots, — ceux qui ne comprennent rien, et sont incapables de rien comprendre. Au milieu, la masse du peuple, l’élément sain de la nation. Au dernier point du raffinement, au point où l’excès de la civilisation étouffe toute spontanéité, au point où le bel esprit tue le cœur, les Parisiens. Le trait est caractéristique. Et caractéristique aussi, comme indication sur les routes nouvelles que prend l’Italie, l’examen des deux ballades de Burger, qui termine la lettre de Berchet : comme le demandait Mme de Staël, c’est aux littératures du Nord qu’on s’adressera désormais, aux littératures du Nord lues et comprises dans le texte original, — à tout le moins dans des traductions italiennes, non plus françaises. Cette tendance à une séparation nécessaire est d’autant plus marquée, que classiques et romantiques, ici, se trouvent unis dans le même effort. Plus on regarde le romantisme, qu’on était tenté, à l’origine, d’uniformiser en un seul courant, comme on l’avait baptisé d’un seul nom, et mieux on voit qu’il faut réduire sans cesse la part des manifestations communes à toute l’Europe, pour faire une plus large place aux caractères locaux[8]. En Italie, le romantisme ne représente pas la moitié du mouvement intellectuel, le classicisme étant l’autre, car au-dessus de tous les deux, il y a l’idée nationale qui les domine et qui les confond. Les uns comme les autres éprouvent le besoin d’un renouvellement dans la mentalité des littérateurs, d’une moralité qui transformera la production, et fournira les esprits non plus de mots, mais d’idées, de croyances et d’espoirs. Ni les uns ni les autres ne rejettent la littérature classique de l’Italie, dont ils sont également nourris. Étant d’accord sur ces points essentiels, ils sont d’accord aussi sur la question de l’influence française. Les classiques s’indigneront contre les froids poètes du Nord, contre « l’école hyperboréale, » contre Bürger et ses ballades : mais ils n’en préconiseront pas pour cela l’imitation de la France, dangereuse par son attrait, dangereuse par ses prétentions séculaires, dangereuse par la ressemblance même qu’elle peut offrir avec la littérature italienne. Ils lui seront aussi nettement hostiles que les plus farouches des romantiques ; ils mettront même à l’écarter, — comme les puristes, par exemple, dans les discussions sur la langue, — une âpreté et une étroitesse qu’on ne trouve pas chez leurs adversaires. Ainsi les deux camps, comme il arrive, se réconcilient devant l’ennemi commun. Du jour où l’idée de la nationalité littéraire, endormie sans mourir jamais, se réveille au cœur du pays ; du jour où des chefs-d’œuvre nationaux viennent l’appuyer et la confirmer, on peut dire que l’hégémonie littéraire de la France a vécu.

Pour elle, c’est un autre rôle qui commence. Elle exercera encore son influence : mais elle ne dominera plus. Elle suggérera des idées, elle donnera des conseils, elle fournira des exemples ; la lumière qu’elle répand ne cessera pas de briller hors de ses frontières, et d’éclairer souvent les autres peuples : mais elle ne prétendra plus substituer sa personnalité aux leurs, ne s’adresseront à elle que ceux qui le veulent. La tâche n’est ni moins grande, ni moins belle, si grandeur et beauté se mesurent non pas à la tyrannie qu’on peut exercer, mais au bien qu’on peut faire et à la justice qu’on doit respecter. Une période de l’histoire intellectuelle se ferme, une autre s’ouvre.

Le discours de Rivarol sur l’universalité de la langue française est couronné par l’Académie de Berlin en 1784, les Promessi Sposi paraissent en 1827 : la première date marque l’apogée, la seconde la fin. Le discours est un hymne entonné à notre louange ; le roman ne doit guère à la France qu’une chose : le conseil de ne pas imiter la France. Pour les Italiens, l’époque que nous étudions marque une première revendication de la liberté, dans les rapports extérieurs comme à l’intérieur du pays ; elle marque, — nous trompons-nous ? — un premier farà da se de la conscience nationale, qui s’exprime dans les productions de l’esprit, en attendant l’époque où il se manifestera par les faits.


III

Élevons-nous encore d’un degré. Après avoir vu ce que l’Italie a été en elle-même, ce qu’elle a été dans ses rapports avec les autres nations, voyons les acquisitions qu’elle a fait entrer dans le patrimoine humain. Rome, non point la Rome qui passe tous les quinze ans, mais la Rome qui dure toujours, a fourni au monde tant d’idées et tant d’exemples, qu’il est impossible de concevoir qu’elle se soit tue, au moment où l’Italie recommence à vivre. Source d’où le paganisme et le catholicisme se sont répandus sur les hommes, elle continue à couler. Après 1815, dit Carducci, les esprits se trouvèrent comme dans un désert plein de ruines, après le déchaînement d’une grande tempête qui a changé la face des lieux, seuls avec eux-mêmes devant une nature, une vie, une société qui n’étaient plus celles d’autrefois et n’étaient pas encore les nouvelles. Ceux qu’avaient épouvantés les fureurs de la Révolution, ceux qu’avait effarés l’écroulement de 1815, cherchèrent un refuge dans l’idéal d’autrefois, et à grand’peine, avec les morceaux qui restaient, tentèrent de reconstruire les anciens temples et les anciens dieux ; ceux qui sentirent de façon plus amère et plus cuisante la vanité, ou ce qui parut alors la vanité des efforts faits pour la libération de l’humanité, ceux-là invoquèrent le néant sur eux et sur les choses. De là le mysticisme et le scepticisme. L’Italie présente donc deux réponses à l’éternelle question qui tourmente les consciences, païenne l’une, et chrétienne l’autre. Il s’agit seulement de savoir comment elle est amenée à les donner, et comment, des sentimens locaux, des passions nationales même, sort l’élément humain.

Le pessimisme d’abord. Montrez-nous un homme que le sort accable ; dites-nous que la maladie l’a frappé dès sa jeunesse, et a fait de lui un infirme à vingt ans ; qu’avide d’amour, il n’a trouvé parmi les siens qu’indifférence ou hostilité ; qu’avide de gloire, il a été condamné à une vie obscure ; que l’acuité même de sa rare intelligence, que l’intensité de la passion qui bouillonnait en lui, n’ont servi qu’à rendre ses maux plus sensibles et plus insupportables, et que raconter sa vie, c’est faire le récit d’une longue douleur. Certes, nous compatirons à sa peine et nous ne lui marchanderons pas notre pitié. Mais, à vrai dire, le pessimisme que provoqueront ses souffrances ne nous convaincra pas complètement. Il nous restera toujours, pour le juger, un soupçon, et comme une inquiétude ; un cas particulier suffit-il à fonder un désespoir universel ? Et les malheurs d’un seul homme, si grands qu’on les suppose, si injustes qu’on le voudra, permettent-ils de conclure au malheur nécessaire de tous les hommes ? Autant vaudrait dire qu’une bonne santé, une honnête fortune, une existence exempte de soucis, légitiment l’optimisme. S’il existe un égoïsme du bonheur, l’égoïsme du malheur peut bien aussi se concevoir. Il faut, pour reconnaître à ce pessimisme la valeur d’une métaphysique, le justifier par des causes plus profondes. Sinon, nous l’assimilerons simplement à ce mal du siècle, qui a énervé tant de romantiques, et les a fait passer à travers la vie pâles et les cheveux au vent. Déjà nous avons peine à les comprendre ; et la sympathie qu’ils ont pu exciter jadis décroît, à mesure que le temps nous éloigne d’eux. Notre état d’esprit a changé ; nous leur conseillerions volontiers, s’il en était temps, de sortir d’eux-mêmes, de trouver dans l’action le remède à leurs passions, et dans le souci d’autrui le remède à leur égoïsme. C’étaient, nous semble-t-il, des pessimistes gratuits, qui s’affligeaient sans que rien les y obligeât, et qui pleuraient pour le plaisir de pleurer. comme les enfans. De tels reproches atteindraient moins Leopardi, qui avait plus de raisons d’être plus malheureux. Mais ils le toucheraient encore ; et dans la seule misère de sa vie, nous ne trouverions pas la valeur d’un pessimisme qui compte dans l’histoire, et qui ait le droit de subsister après lui. D’où vient donc l’impression de réalité qui se dégage de ses œuvres ? L’impression d’une vérité qui nous entraîne malgré nous, d’où vient-elle ? Il faut savoir s’abstraire de ses maux individuels, et sortir de soi-même : voilà qui est fort bien. Mais c’est précisément ce que Leopardi a fait ; ses forces ont tendu vers la grande espérance qui symbolisait en elle toutes les vertus, et demandait tous les sacrifices, vers la patrie. La guérison de ses souffrances morales, l’oubli de ses souffrances physiques, il a voulu les trouver dans les principes qui dépassaient sa propre personnalité : il n’a pas pu. Il a cherché à s’évader de sa prison : on l’y a rejeté. Ce n’est pas de son imagination ou de sa sensibilité qu’il a été victime, mais des faits. Qu’on suppose un pays devenant libre au moment où il le concevait tel : et la raison essentielle de son pessimisme, peut-être, disparaîtra. Le patriotisme, c’était le sentiment le plus ardent qui l’agitait ; il l’avait puisé, avec le paganisme qui remplaçait le christianisme de ses premières années, dans la lecture des anciens dont il se nourrissait. Il revivait en lui, tel qu’il avait vécu chez Cicéron ou chez Tite-Live. Que les savans célèbrent les découvertes faites par Angelo Mai dans les palimpsestes de Milan et de Rome : cela suffit à Leopardi pour voir ressuscitée la grande patrie romaine, et pour la célébrer. Elle est l’idéal, qui doit l’arracher à la contemplation des réalités douloureuses ; il tend les mains vers lui. Mais on le chasse du sanctuaire ; et dehors, tout lui rappelle combien son rêve est vain. De toute l’antiquité, il n’est plus qu’un mot qu’il puisse appliquer à l’état présent de son pays ; c’est celui de Marcus Brutus, dont il fera désormais comme sa devise. Ainsi sa douleur se fonde non plus sur sa condition particulière, mais sur la réalité contemporaine ; et elle s’enrichit de toutes les douleurs de ses concitoyens. Le 29 juin 1818, il écrivait : « J’ai aujourd’hui vingt ans. Malheureux, qu’ai-je fait ? Rien de grand, encore. Je reste là, glacé, entre les murailles paternelles... » Voilà ce que pourrait écrire aussi tel ou tel romantique. Mais voici sans doute ce qu’il n’ajouterait pas : « ma patrie, que ferai-je pour toi ? »

Ils sont nombreux autour de lui, ceux qui se posent la même question : pessimistes à leur manière, encore que leur manière soit un peu simpliste et primitive. C’est du mal de leur patrie qu’est fait le pire de leur propre mal. Leur esprit n’est pas assez vigoureux pour lui donner un fondement métaphysique ; c’est une attitude moins philosophique que sentimentale, une croyance plus passionnée que raisonnable. Sous la forme déclamatoire et quelque peu scolaire qu’il prend souvent, il n’a pas dépassé la frontière, et n’a pas survécu à l’œuvre du temps. Car qui, sauf peut-être les patriotes italiens, par piété, ou les lettrés spécialistes, par métier, lit encore la Bataille de Bénévent, par exemple ? Les situations trop tendues, les héros trop obstinés d’une fatalité théâtrale, qui autrefois faisaient pleurer, font aujourd’hui presque sourire. Mais tel qu’il est, ce pessimisme inférieur, en quelque sorte, vaut la peine d’être connu, pour donner à celui de Leopardi sa véritable valeur : l’un forme le fond sur lequel l’autre vient ressortir. L’isolé de Recanati pourrait sentir que, dans toutes les parties de l’Italie, des milliers de jeunes gens se consument et souffrent comme lui. Son pessimisme n’est pas la doctrine du penseur abstrait qui ne se mêle point au monde, sinon en idée, et rentre dans sa tour d’ivoire pour réfléchir au mal universel : il est entraîné, au contraire, par le même mouvement qui porte ceux de sa génération, il est arraché à son attitude première de philologue et de littérateur, pour se mêler à la vie ; il sent l’infélicité qu’il ne faisait que concevoir intellectuellement : il la sent avec l’Italie ; et voilà pourquoi il peut la traduire en accens qui font tressaillir la nation tout entière. Un de ses dialogues est connu : Hercule, envoyé par Jupiter, propose à Atlas de le décharger du poids du monde, qu’il prendra sur ses épaules pour un moment. Mais Atlas refuse : le monde est devenu si léger, qu’il semble lui peser moins que son propre manteau. Il ne remue même plus ; on n’entend plus le bourdonnement continu qu’il produisait naguère : on dirait d’une montre dont le ressort est cassé. Hercule et Atlas jouent à la balle avec le monde ; mais la balle a si peu de poids, qu’on ne peut la diriger, et qu’elle échappe aux mains des joueurs. S’est-elle brisée en morceaux dans sa chute ? Il n’en est rien : le monde reste inerte comme auparavant. Horace a dit du juste que la terre pourrait s’écrouler, sans qu’il en fût ému : il faut donc croire que tous les hommes sont devenus des justes, puisque la terre s’est écroulée, et qu’aucun d’eux ne s’est ému. Si Leopardi parle ainsi du monde, n’est-ce point que les circonstances l’avaient forcé à le penser d’abord de l’Italie ?

Maintenant, en effet, il soumet à sa critique toutes les idées traditionnelles sur lesquelles nous vivons ; il n’en est pas une qu’il épargne, pas une, même le patriotisme. Car l’homme étant mauvais, mauvaise la société, et mauvaise la nature, la logique veut que toutes les formes de l’action soient condamnées à l’avance, comme étant vaines et funestes. « Je ne suppose pas que vous attendiez de moi des nouvelles du monde. Vous savez que j’abomine la politique, parce que je vois que les individus sont malheureux sous toutes les formes de gouvernement, par la faute de la nature qui a destiné les hommes au malheur ; et je ris quand j’entends parler de bonheur public, car ma faible cervelle ne conçoit pas un public heureux composé d’individus malheureux... Mes amis se scandalisent ; ils ont raison de désirer la gloire et de vouloir faire du bien aux hommes ; mais moi, qui ne crois pouvoir faire de bien à personne, et qui n’aspire pas à la gloire, je n’ai pas tort de passer mes journées sur un canapé, sans même remuer les paupières.. » C’est l’époque où il poursuit de ses attaques les prétentions et les espérances du parti libéral italien, qu’il considère comme grotesques ; c’est l’époque de la Batrachomyomachie, où il flétrit aussi bien les Italiens, qui sont les rats, que les Autrichiens, qui sont les écrevisses. Et cependant, — par une contradiction qui est la vie même, — l’agitation politique et sociale dont il est le témoin prétendu impassible, l’intéresse toujours ; la même réalité, qui est à l’origine de sa doctrine, le préoccupe encore quand elle est achevée. Son pessimisme ne laisse pas de préférer des institutions libres à celles qui régissent présentement l’Italie ; de mettre la République au-dessus de la monarchie ; de glorifier la lumière que la Révolution française a donnée au monde, et que la Restauration n’a pu éteindre tout à fait. Il avoue même un jour que, dans ses poésies, il a employé les armes du sentiment, de l’éloquence, et de l’imagination ; que, dans ses traités, il a employé les armes de la raison et de la logique ; que, dans ses dialogues, il a employé l’arme du ridicule, — pour secouer sa pauvre patrie, et son siècle. Et nous comprenons ici que l’expression même de sa colère est une preuve de l’intérêt qu’il continue à porter aux idées qui l’ont animé tout d’abord : en vérité, il ne les a jamais abandonnées. C’est bien un des traits essentiels qui distinguent le pessimisme de Leopardi de tous les autres, celui de Vigny, par exemple, ou celui de Schopenhauer ; c’est bien un des traits qui en font un état d’esprit si complexe et si profondément humain, que M. Luchaire définit excellemment en ces termes :

« Il apparaît qu’il y a, dans l’Italie de ce temps-là, un état d’esprit qu’on peut appeler pessimisme, qui est plus qu’une attitude sentimentale à la mode, — autre chose, bien entendu, que la doctrine philosophique qui porte le même nom, bien qu’il en soit probablement l’origine ou au moins l’aliment. Il est, dans l’analyse de l’esprit public, l’élément le plus difficile à définir, mais peut-être le plus profond : essentiellement sentimental, cependant apte à produire les plus rares floraisons intellectuelles ; — contradictoire dans son principe, car qui dit pessimisme, dit regret et désir de l’optimisme en même temps que haine de l’optimisme ; forme négative qui contient une matière morale peut-être exceptionnellement vivante et féconde. Il semble être le résultat d’une sorte de faillite du philosophisme de l’époque précédente, des illusions et des espoirs qu’il avait répandus dans la société : il est une singulière angoisse intime des cœurs, atteints dans des régions qui semblent alors nouvelles, il est un effort douloureux, chez certains désespérés, mais très sensiblement un effort vers un renouvellement profond de la vie morale et sociale. »

Hâtons-nous, sans transition, de laisser parler ceux qui croient, après ceux qui désespèrent ; car c’est déjà trahir leurs rapports réels, que de ne pouvoir les montrer parallèlement, simultanément, mêlés et confondus. Ils pensent, ils parlent, ils écrivent dans le même temps ; et les mêmes raisons qui expliquent la formation du premier courant, expliquent aussi la puissance du second. Comme le pessimisme de Leopardi se dégage du scepticisme italien : de même, c’est du moralisme italien que sort le catholicisme de Manzoni, pour s’élever à une des formes les plus belles et les plus pures du catholicisme historique.

Quoi de plus surprenant, à ne considérer que les causes particulières, et à ne point sortir de la psychologie individuelle, que le cas de Manzoni ? Par Beccaria, dont il descend, il représente la philosophie du XVIIIe siècle. Par son milieu et par sa vie, il semble devoir échapper à toute influence religieuse profonde : et rien ne montre, en effet, qu’il soit soumis à aucune. Certes on a raison de signaler en lui une dignité, une moralité antérieures à toute profession de foi[9] : mais ce n’est point là une croyance. Personne n’est plus digne ou plus moral que les Idéologues, par exemple : et personne n’est moins croyant. Par la société d’Auteuil qu’il fréquente, par Cabanis, par Fauriel, il serait naturel qu’il s’éloignât du catholicisme. Que si la question religieuse vient un jour le tourmenter, le protestantisme est indiqué pour lui fournir la réponse, étant donné son mariage avec Henriette Blondel : « Elle a toutes les qualités, et de plus elle est protestante. » Or voici qu’à Paris même, le jansénisme opère sur l’âme de sa femme la conversion dont M. Gazier nous complétait l’autre jour l’histoire ; et qu’après la conversion de la femme, vient celle du mari, au point que le disciple de Fauriel songe, à son tour, à convertir son maître. Mais justifions, comme tout à l’heure, ce cas qui semble exceptionnel par des causes générales, et tout s’éclairera. Ils disparaissent bientôt, les effets de la réaction cléricale, dans les États qui, après 1815, ont voulu affermir leur pouvoir politique par l’autorité de l’Eglise : ils disparaissent, sans servir aux gouvernemens, dont ce moyen d’action n’a pas retardé la chute ; et sans servir à l’Eglise, qui, par son alliance avec une politique détestée, a risqué de se voir confondue avec elle. Disparu, tout le mouvement de piétisme étroit qui accompagna la réaction ; oubliés, s’ils furent jamais lus, tous les vers fades et niais qui le traduisirent. Tout cela est tombé, comme un poids mort. Mais ce qui a survécu, ce qui s’est perpétué dans ses effets et dans son expression, c’est la nécessité d’une moralité supérieure dont nous avons déjà saisi au passage la révélation. Si les désespérés étaient nombreux, plus nombreux encore étaient ceux qui avaient foi dans la puissance des hautes vertus, et qui professaient le culte du devoir. Les libéraux mêmes, et jusqu’aux carbonari, dont les statuts excluaient les personnes de moralité insuffisante, éprouvaient le même besoin. Les écrivains le reproduisaient et l’amplifiaient : l’exaltation d’une volonté forte, la proclamation de la dignité humaine, la nécessité et la valeur du sacrifice, étaient leurs thèmes favoris. Au sortir de la morale facile du XVIIIe siècle, on s’aperçoit que la vie est sans intérêt, si elle manque de dignité, et on cherche un terrain solide où marcher droit. Étant donné ce principe, l’existence d’un mouvement catholique s’ensuit logiquement. Car le catholicisme vit toujours dans les âmes italiennes ; et quand on demande une morale, il se présente de lui-même. Tels qui avaient pu se séparer du dogme restaient attachés aux formes traditionnelles d’une religion séculaire : une rénovation morale les ramène au dogme, spontanément. Pour un homme comme Gino Capponi, les deux élémens sont indissolubles. Voyez Silvio Pellico, qui, jeté philosophe dans les prisons du Spielberg, s’y réveille catholique ; écoutez la formule qu’il nous donne, et qui résume la transition que nous voyons s’opérer ici : « Voici longtemps que mon âme cherche, en dehors du christianisme, une doctrine qui encourage sa perpétuelle aspiration à la vertu. Mais qu’est-ce que le christianisme, si ce n’est cette perpétuelle aspiration ? Il est extraordinaire qu’alors que le principe du christianisme apparaît si pur, si inattaquable, si philosophique, il soit venu une époque où la philosophie ait osé lui dire : Je vais me substituer à toi... Et de quelle façon le remplacerez-vous ? En enseignant le vice ? Non, certainement. En enseignant la vertu ? Eh bien ! cette vertu, ce ne peut être autre chose que l’amour de Dieu et du prochain : c’est justement ce que le christianisme enseigne... » C’est ainsi que raisonnaient les âmes moyennes, celles qui intéressent l’observateur dans la mesure même où elles ressemblent à beaucoup d’autres. Les esprits supérieurs les dépassent, en exprimant ce qu’elles contiennent de plus profond et de meilleur, mais ce sont elles qui les soutiennent. Le catholicisme de Manzoni plonge dans le sol italien des racines solides et vigoureuses : si l’arbre est fort, c’est que le sol est fécond. Tous les milieux que l’individu a traversés deviennent des épreuves qu’il a dû subir, et qui lui servent. Sa jeunesse, l’influence de sa mère, la société d’Auteuil, tout aura contribué à former son esprit, et à l’élargir. L’homme, instruit par la vie, inspiré par l’opinion publique qui le pousse, et dont il est heureux d’avoir retrouvé le courant, n’a plus qu’à laisser parler en lui le long instinct de la race, pour que tous ces élémens réunis nous donnent maintenant la physionomie propre, et comme l’essence de son catholicisme.

Nous la trouverions, pour notre compte, dans cette « eurythmie » qui reste, à travers les âges, un des traits dominans de la religiosité italienne. Elle est fondée sur le bel équilibre du génie latin, qui ne permet pas qu’une faculté l’emporte sur une autre, et les soumet toutes également au joug de la raison, échappant ainsi aux excès de l’imagination et de la sensibilité, où il lui arrive de tomber dans les autres pays. Ce catholicisme italien ne perd de vue ni l’idéal, puisque c’est toujours le besoin d’une vie supraterrestre qui l’inspire ; ni le réel, puisque l’Eglise romaine, par le fait même qu’elle est chargée du gouvernement de la chrétienté, ne peut jamais renoncer à la pratique des choses et des hommes. Il n’est ni mystique, ni païen ; il oscille entre ces deux extrémités, plus près de la première au moment de l’ascétisme franciscain, plus près de la seconde aux temps de la Renaissance, mais se gardant toujours d’arriver jusqu’à l’une ou jusqu’à l’autre. La foi de Manzoni serait juste au milieu. Elle n’a rien de révolutionnaire, bien que l’époque prête à ce danger : prêcher la guerre au nom du Dieu de paix serait contraire à l’esprit de la doctrine. Mais elle n’est pas non plus mystique, ce qui ne répondrait pas aux nécessités de l’époque, à laquelle elle se présente comme un remède ; et son but est l’action. De même, ce n’est point un de ces catholicismes élargis, qui, pour être d’accord avec la pensée moderne, font volontiers bon marché des dogmes ; il accepte, au contraire, la tradition tout entière. Mais ce n’est pas non plus un catholicisme étroit ; il n’oubliera jamais qu’il a été précédé d’une préparation philosophique ; il se placera sur le terrain le plus pratique pour la conciliation et l’harmonie, celui de la moralité. Ce n’est pas un catholicisme belliqueux, qui ne rêve que conflits el guerres : on en a vu de tels. Mais ce n’est point un catholicisme lâche ; il agit au grand jour, aux yeux de tous, avec tranquillité et ténacité. Par ces caractères, manifestations diverses de la raison qui transparaît en lui, il est, — c’est M. Luchaire qui parle, — « la formule la plus large à la fois et la plus pratique qui fut offerte aux temps nouveaux. »

On voit facilement la différence profonde qui le sépare de Chateaubriand, — on pourrait presque dire la contradiction qui l’oppose à lui, s’il était permis d’employer ce mot à propos d’écrivains qui servent la même cause, presque au même moment. Manzoni n’a pas été sans assister, pendant son séjour à Paris, aux manifestations du grand mouvement de restauration religieuse qui inspirait aux foules les Te Deum glorieux dans les églises qu’on rouvrait au culte. Mais sa mentalité est restée inaccessible à ces formes de la mentalité française. Le Génie du Christianisme n’a eu sur lui aucun effet direct : on a remarqué qu’il ne l’avait pas cité une seule fois, dans le traité qu’il a consacré à la défense de la morale catholique et qui parut dès 1819. C’est qu’il y a là deux conceptions irréductibles l’une à l’autre ; Manzoni diffère de Chateaubriand dans la mesure où l’écrivain français s’éloigne du pur esprit de la doctrine, tandis que l’écrivain italien y demeure attaché. Que l’on compare la position que prend Chateaubriand dans ses « Beautés de la religion chrétienne » à celle que choisit Manzoni dans sa réfutation de Sismondi. Rien d’esthétique ou de sentimental chez lui ; rien que de rigoureusement dogmatique et moral : « Vous nous reprochez de ramener toute notre vie morale à l’exécution des volontés supposées de Dieu ? Mais ces volontés ne sont pas supposées ; elles sont certaines, puisqu’elles ont été révélées. Ceci posé, je veux bien répondre à vos attaques, et prouver par des argumens humains que la morale catholique est la meilleure de toutes, qu’il ne peut y en avoir d’autre. D’abord, la plupart des reproches que vous faites à l’Église ne tombent pas sur elle-même, mais sur les hommes qui l’ont mal servie, qui l’ont trahie ; ensuite, le mal n’est pas aussi grand que vous le dites ; pour ma part, cette corruption des esprits, je la vois tout à fait exceptionnelle, je vois dans notre Italie une masse d’humanité fraîche et pure à laquelle notre doctrine assure la paix et la force. »

Le même esprit qui inspire sa croyance, anime aussi son lyrisme. La foi qui se manifeste dans les hymnes est celle d’un chrétien des premiers siècles, par le choix des sujets, qui célèbrent pieusement les fêtes de l’Eglise ; par les sentimens exprimés, les plus simples et les plus traditionnels ; surtout par leur caractère de généralité et d’impersonnalité, qui unissent l’auteur au chœur des fidèles chantant inlassablement les louanges de la Vierge et de l’Enfant Jésus. Le but n’est pas de rajeunir, de transformer, de prendre les choses par un côté nouveau, dont l’inattendu et le charme semblent vouloir dissimuler le dogme antique. Il suffit d’exposer la foi chrétienne telle qu’elle est ; pour quelle recommence à conquérir les cœurs, point n’est besoin de l’orner et de l’embellir ; sa vertu agit par elle-même. La vérité est éternelle, il s’agit seulement de la faire connaître aux hommes de bonne volonté.

N’étant ni l’un ni l’autre des théologiens, ni des spécialistes en matière religieuse, il faut bien qu’ils aient tous deux recours à l’art. Mais ici encore, la différence éclate. Chateaubriand conclut de l’art à la religion : des beautés de la nature à la bonté de la Providence, des chefs-d’œuvre humains à la valeur de l’inspiration chrétienne qui les a produits. Tout ce qui renferme en soi un principe d’art contribue à établir la foi : même les passions, même l’amour, pourvu seulement qu’on mette un peu de résistance à lui céder, et qu’à ses excès se mêle quelque remords. C’est le résultat de la confusion fondamentale qui est à la base de son apologétique, que de donner René comme un traité d’édification. Pour Manzoni, au contraire, l’art doit être le serviteur, très humble et très soumis, de la religion ; il ne faut pas qu’il ait la prétention de prouver et de convaincre : qu’il se contente d’obéir, quand on veut bien lui demander son concours. Son emploi cesse d’être légitime, dès l’instant où il évoque des pensées contraires à la plus stricte morale religieuse, — quand même il aurait le dessein d’en montrer le danger. A l’amour surtout, qui, d’après lui, tient dans le monde environ six cents fois plus de place qu’il n’est nécessaire à la conservation de notre respectable espèce, l’artiste chrétien doit déclarer une guerre impitoyable. Il risquerait de corrompre l’âme du peuple, auquel il doit surtout s’adresser. Car si la religion s’intéresse au pauvre plus qu’au riche, au faible plus qu’au puissant, ce sont les humbles aussi que l’art a pour mission d’élever. De là ces admirables Promessi Sposi, qui, pour parler au peuple, commencent par comprendre son âme ; et pour la comprendre, commencent par l’aimer ; simples sans être jamais vulgaires ; moraux sans être jamais ennuyeux, par l’efficacité de leur art. On accuse quelquefois la littérature italienne de n’être pas populaire : dans aucune littérature au monde, il n’y a d’œuvre plus populaire que les Promessi Sposi.

A côté de lui, Chateaubriand paraît trop littéraire, trop aristocratique, trop faussement sentimental, plein de vanité et de superbe, et soucieux de faire valoir l’auteur plus que le chrétien. Il manque à son esthétique le soutien de la doctrine « qui a pour ennemis mortels l’esprit de violence et l’esprit d’orgueil ; qui cherche à tempérer la force d’expansion individuelle, bien plutôt qu’à l’exciter ; celle qui donne la moindre place à l’Intelligence, qui met avant toutes les autres vertus ! pureté, la douceur, la modestie, la charité et l’amour de Dieu. Voilà l’âme que Manzoni voulait faire au peuple italien. »

Dirons-nous, après cela, que les Promessi Sposi soient le plus grand ouvrage d’apologétique du siècle ? Dirons-nous, comme on l’a prétendu, que la conversion de Manzoni fut infiniment plus importante que celle de Chateaubriand ? — Ce serait le lieu d’instituer ici un parallèle littéraire et philosophique, à la manière ancienne : on ferait ressortir le pour et le contre, avec art ; et on aurait la joie d’accumuler d’ingénieuses considérations. On discuterait longtemps. On montrerait qu’à considérer l’esprit de la doctrine, l’auteur des Hymnes l’emporte incontestablement sur l’auteur de René : rien qui ressemble à du clinquant sur sa robe de néophyte ; aucun mot, dans les paroles qu’il prononce, ne sonne faux à l’oreille ; aucun détail ne vient nous choquer ; pas de raisonnement qui étonne tout d’un coup par sa maladresse ou qui afflige par son ridicule, quand on se croyait en pleine beauté. Mais on considérerait aussi, sagement, que dans la pratique, les idées les plus belles et les plus pures ne sont pas toujours celles qui ont le plus d’effet : il en faut qui répondent à des besoins donnés. Alors on dirait qu’au point de vue du retentissement et de l’influence, Chateaubriand l’emporte peut-être. D’abord, parce qu’il commence : celui qui commence semble avoir agi davantage, ensuite, parce que, à tort ou à raison, Paris, le Paris glorieux de Bonaparte consul et de Napoléon empereur, est le théâtre du monde, et compte les spectateurs par millions : tandis que la scène de l’Italie est encore étroite, et l’écho des paroles qu’on y fait entendre porte moins loin. Puis encore, parce que nous ne voyons pas, en Italie, la coïncidence qui unit comme dans une même manifestation le Te Deum chanté à Notre-Dame en l’honneur du Concordat, et l’article de Fontanes annonçant dans le Mercure l’apparition du Génie du Christianisme. Il n’y a pas le retour du peuple vers les églises, que Bonaparte et Chateaubriand créent moins qu’ils ne le consacrent, parce qu’il n’y a pas eu abandon. Voilà les idées qu’on pourrait développer. Mais nous estimons qu’en ces matières, il est trop difficile de donner des rangs et des places : et quand nous le croirions plus facile, nous ne le ferions pas encore. Ce sont là de bien vaines compétitions, puisqu’elles n’ont jamais existé dans les faits : et le résultat de ces discussions posthumes est d’engager des querelles présentes. Plus d’action que celui-ci, moins d’action que celui-là, — qu’importe, pourvu que chacun en ait une, ayant fait ce qu’il croyait être le mieux ? Constatons seulement ce qui est. De 1815 à 1830, l’Italie ne s’est pas contentée de développer le principe de son évolution intérieure, du nationalisme littéraire au nationalisme pratique. Elle ne s’est pas contentée non plus d’affirmer son attitude à l’égard des autres nations. Elle a offert, aux questions qui intéressent éternellement l’humanité, deux réponses qui demeurent : c’est beaucoup, pour si peu d’années, quand on compte parfois des siècles qui n’en fournissent point. La première est d’une beauté désespérée : celle de Leopardi. L’autre est aussi belle avec plus d’espoir, celle de Manzoni ; à travers lui, elle passe dans des milliers d’âmes, et agit infiniment.


Tels sont donc les domaines où M. Julien Luchaire nous a conduits. Quelquefois, nous avons marché sans notre guide ; par momens, nous nous sommes écartés de lui ; le plus souvent, nous l’avons suivi ; toujours, nous l’avons trouvé très éclairé et très captivant. Sachons-lui gré d’avoir étudié cette période féconde ; la gloire de celle qui la précède et de celle qui la suit lui nuisent d’ordinaire : on brûle les étapes, pour courir de l’époque impériale au Risorgimento. Et cependant, il est impossible de connaître bien l’une ou l’autre, sans étudier le moment où les prolongemens et les préparations commencent à se dégager de leur confusion. Les faits ne sont jamais plus intéressans que lorsqu’ils s’élaborent ; c’est avant la fin de leur évolution qu’ils vivent de la vie la plus intense ; après, ils s’immobilisent dans leur forme. Les époques de transition, pour paraître ingrates, n’en sont pas moins utiles, ni moins riches en enseignemens. C’est en elles que le passé vient s’éteindre, encore tout mêlé à l’avenir qui naît.


PAUL HAZARD.

  1. Essai sur l’évolution intellectuelle de l’Italie de 1815 à 1830, par Julien Luchaire. Paris, Hachette, 1906, in-8.
  2. Voyez dans G. Barzellotti, Dal Rinascimento al Risorgimenio, seconda edizione, 1910, une très fine et très pénétrante étude sur la psychologie de l’Italie à cet égard.
  3. Voyez Paolo Prunas, l’Antologia di Gian Pietro Vieusseux. Roma-Milano, 1906.
  4. G. Muoni, La fama del Byron e il byronismo in Italia, Milano, 1903 ; La leggenda del Byron in Italia, Milano, 1907.
  5. Leopardi, Sopra il monumento di Dante (1818). Remanié dans les éditions postérieures.
  6. Voyez La Critica (anno V, fasc. 1, p. 63) : « L’evoluzione, insomma, comincia in realtà sedici anni prima. » (G. Gentile.)
  7. Par exemple, Zibaldone, t. III, p. 205 : « Pur troppo è certissimo che, l’indole de’ costumi italiani essendo affatto cambiata, massiine dalla Rivoluzione in poi, ed essendo al tutto francese, è perduta quasi effettivamente la stessa indole della lingua italiana... »
  8. Voyez Guido Mazzoni, Le origini del romanticismo (Nuova Antologia) 1er oct. 1893) ; et sur les différens romantismes (artistique, moral, philosophique) coexistant, sans se confondre, dans chaque pays, B. Croce, Le definizioni del romanticismo (La Critica, 20 mai 1906).
  9. Voyez Francesco d’Ovidio, Nuovi studi manzoniani, Milano, 1908, pp. 211-223 et 227-253.