Alphonse Lemerre (p. 35-42).

IV

Elle est restée dans sa chambre pour s’essuyer les yeux, se remettre un peu de son émotion.

Pourquoi cette colère ou cette frayeur subite ? Elle n’y comprend plus rien, renifle comme un petit enfant malheureux, s’efforce de n’y plus penser.

Sa chambre tiendrait toute la largeur de leur maison, à l’imitation de la grande salle à manger, si elle n’était séparée en deux par une vieille tapisserie, une verdure flamande sombre et mitée qui rappelle le lierre du dehors, en plus pauvre.

Une ouverture dans la tapisserie fait communiquer les deux pièces. La seconde est un boudoir, un fouillis amusant où la jeune fille a placé, sans beaucoup d’ordre ni de respect pour les styles, des tas de choses qu’elle a descendues des greniers et qui datent de loin. Il y a des chaises en forme de lyre cannées, percées, aux vernis dédorés, un large fauteuil Louis XV, une bergère en brocart rose tendre qui tourne au jaune soufre, une table-bureau dont une jambe est calée par une pile de livres. Si on heurtait ces livres d’un coup de balai, on verrait s’écrouler tous les objets entassés sur ce meuble. Statue de la vierge en ivoire, curieux travail de la Renaissance, vases de verre coloriés très communs que l’on gagne en tournant la roue de la fortune dans les foires du pays, une jatte de vieux chine où nagent des fleurs de l’étang d’en face : corolles de nénuphars et sagittaires. Puis des gravures pieuses, de mauvaises photographies, entourées de pailles tressées, des bibelots tout au plus bons à distraire une gamine de l’école de son village.

Sur les murs, tendus d’un damas gris de perle moisi dans les angles, se dessinent des ronds, des carrés ou des ovales plus clairs indiquant l’existence passée de cadres dont les tableaux ont disparu.

Mais le cadre de la fenêtre, donnant sur la terrasse de l’ancien couvent, son miroir d’eau, fait ressortir le splendide tableau de la vallée. On voit les saules courbés sous leurs chevelures éplorées, les ruisseaux fuyant dans la prairie la cisaillant de leurs lames de cristal, et, là-bas, la route blanche gardée par ses rangs de grands soldats rigides, les peupliers.

La remontée brusque de l’autre colline met une barrière, s’interpose entre le calme, la solitude des pays déserts et la vie des pays habités, l’existence des villes. Sans cette colline, on apercevrait peut-être le chef-lieu redoutable, ses faubourgs usiniers.

Dans la première pièce blanchie à la chaux (à quoi bon des papiers coûteux qui se décollent dans l’humidité provenant du lierre ?), il y a un lit d’acajou, un lit étroit de la forme bateau en vogue sous Joséphine, voilé d’une mousseline brodée avec transparent de percale bleue. Cela fait très virginal.

Une armoire lingère, immense, peinte en noir, endeuille tout, mais elle est bien utile pour pendre les robes, les manteaux. On a mis là dedans, à la place d’honneur, un costume de cheval qu’on ne sort que les grands jours, quand il y a des invités, une amazone de fin drap noir et la courte veste rouge aux revers de velours, boutonnés par les boutons de rigueur aux armes des Tressac. Cet habit fut celui de la mère de Félia, mais il lui va sans retouche tellement la pauvre dame, morte de langueur, était mince de taille.

Félia n’est pas coquette. Elle aime avant tout ses aises, ses blouses de toile ou de laine grises, qu’elle passe, au saut du lit, sur sa chemise de nuit, se réservant de s’habiller pour l’après-midi, ce qu’elle oublie régulièrement de faire. Elle a tant d’occupations ! Une glace étroite, très longue, prenant de la plinthe et allant jusqu’au plafond, s’efforce de mettre un peu de clarté entre les deux fenêtres. C’est tout juste si Félia peut s’y voir en pied, parce que le jour venant de ce côté-là n’y verse qu’un trouble fond de puits.

Du côté de la cour, elle est cloîtrée par les bâtiments qui lui font vis-à-vis, et du côté de la campagne, les rideaux extérieurs sont des guirlandes de lierre si épaisses, si inviolables qu’elle a renoncé, depuis longtemps, à fermer ses volets retenus captifs dans les liens plus solides, certainement, que les crampons de fer qui les scellent aux murailles.

Du dehors, qui croirait qu’il peut y avoir des fenêtres dans cette demeure entièrement tapissée de feuilles ?

Félia se lève de bonne heure.

Elle fait sa toilette minutieusement sur un lavabo de poupée dont tous les ustensiles ressemblent à des jouets. Cuvette, pot à eau, seau et broc sont des objets d’une porcelaine délicate qu’il ne faut point heurter, car tout est fendu, fêlé, ébréché, mais tellement précieux. Elle ne sait pas pourquoi, cependant elle aime cette jolie vaisselle qu’elle a toujours vue là, qui lui manquerait si elle disparaissait en mille miettes comme le service d’en bas ayant fini sous les coups de torchons trop vifs d’une cuisinière goûtant fort l’eau-de-vie de prunes.

Il y a au-dessus du lit une énorme croix assortie à la penderie lugubre, une croix noire où demeurent les clous qui attachaient jadis le Bon Dieu en ivoire ou en cuivre.

Félia de Pressac fait son lit elle-même et y dort d’un sommeil enfantin.

Elle considère son appartement, sa chambre triste, son petit salon bric-à-brac comme un asile sacré dont il ne faut pas franchir le seuil sans sa permission.

Son père n’y vient jamais.

Son frère y est assez mal reçu quand il s’y hasarde.

Les domestiques le respectent. C’est toujours de l’ouvrage en moins, et puisque Mademoiselle tient tant à ses bibelots, ses antiquailles ridicules, elle n’a qu’à les épousseter avec précaution.

Félia se lève presque toujours à la bougie qu’il faut allumer par tous les temps.

Elle doit surveiller toute la maisonnée, visiter les écuries, les étables, offrir des carottes en tranches aux trois chevaux dans leur box : Lison, le Pacha et César. Ouvrir aux paons. Mesurer avec Joana la traite de la vache, une méchante diablesse aux cornes menaçantes qui envoie des coups de pied dans la seille pleine.

Voir au poulailler si les poules ont pondu. Au clapier si les lapins ont à boire, car les paysans, ces crétins, prétendent qu’ils ne boivent pas.

Et il y a le chapitre important du chenil : sept chiens, braques bleus, personnages irascibles dont les caresses sont aussi désagréables que les coups de gueule et qui ont toujours une faim de loup.

Inspecter les récoltes d’un potager, très serré entre deux contreforts de l’ancien couvent, protéger par une grille, la seule qu’on maintienne en bon état, où poussent dans un terreau moelleux, de bons légumes, des salades superbes et des petits radis d’un incarnat délicieux, assez fins pour ressembler aux boutons de rose de la porcelaine de son lavabo… Puis donner des ordres pour le déjeuner, le dîner…

Bien souvent, le jour tombe sur le miroir d’eau, en y glissant ses reflets d’opale, d’un bleu jaspé de rouge ou de vert, et Félia n’a même pas eu le loisir de peigner sa lourde tresse, laquelle, en se dénattant, lui met sur les épaules un manteau de molles ondulations de moire brunes.