L’Amazone (Bataille)

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Théâtre completErnest Flammariontome 10 (p. 7-205).


L’AMAZONE
PIÈCE EN TROIS ACTES
Représentée
pour la première fois, au théâtre de la Porte-Saint-Martin,
le 9 novembre 1916.


PERSONNAGES


MM.
Pierre Bellanger 
Antoine.
M. Durard 
L. Gauthier.
L’envoyé de la croix-rouge 
Janvier.
Renaudin 
Renoir.
Le docteur Barrier 
Jean Duval.
M. des Marais 
Darger.
M. de Saint-Arroman 
Person.
Les Blessés 
Blanchard.
Bourgoin.
Dessoudex.
Desty.
Person.
Lévy.
L’huissier de la sous-préfecture 
Garcias.
Un marchand de Sabots 
Lévy.
Un homme 
Totah.
Un domestique 
Henriot.
Mmes 
Cécile Bellanger 
Réjane.
Ginette Dardel 
Simone.
Mme  de Saint-Arroman 
Grumbach.
Julie Duard 
Jeanne Lion.
Simone Bellanger 
Georgevill.
Mlle  Tinayre 
Blémont.
La mère Caraco 
Daret.
Germaine 
Mazalta.
Une femme veuve 
Lemercier.
Une femme du peuple 
Farna.
Une femme 
Lafourcade.
Première dame de la mutualité 
Yriex.
Deuxième dame de la mutualité 
Olivier.



L’AMAZONE




I

Et la guerre survint !… Écroulement de tous les espoirs, subit étranglement des conquêtes séculaires de l’esprit, suicide de l’homme parvenu à mi-chemin du faîte convoité. L’animal fou se précipite dans les activités les plus embrouillées et les moins conformes à la vie. Les forces naturelles sont déviées jusqu’à l’absurdité. C’est la saignée de la race, la mort des idées, l’appauvrissement des patries, le néant de l’erreur, l’aberration suprême !… Toutes lumières éteintes. L’ombre antique redevenue maîtresse du globe ; déluge de ténèbres qui ensevelit la planète… Ma génération ne semblait pas appelée à respirer d’autre air que l’air pur de l’intelligence, des libertés, du progrès, de l’idéal social et moral… Bruyamment la civilisation vient d’être coupée en deux du tranchant de l’épée… Quel est ce cataclysme qui s’abat sur tant de fronts levés naïvement vers le ciel ?… C’est ce que tout le monde se demande avec effroi… On commence par s’interroger, on se tâte, au milieu des flaques de sang qui gicle de toutes parts ! Est-ce la fin de l’intelligence ?… Sera-ce un jour la débâcle définitive de la pensée devenue agent suspect et subversif !… Est-ce l’esclavage qui recommence ?… Est-ce la liberté qui va rugir au contraire son cri suprême de dégoût et de rébellion ?… Qui sait ? Le tocsin sonne… Le canon s’approche déjà de ma maison de campagne… Les pigeons blancs du toit prennent leur vol… Les champs désertés ont l’air de préparer des tombes… On m’annonce que l’ennemi est proche. En effet, les premiers obus incendient la forêt… Il faut partir… Chaque coup de canon fait s’écrouler des roses sur la terrasse… Non, non, ce ne sera pas la défaite ! non, non, ce ne sera pas la mort de toute beauté !… C’est impossible ! Des rêves rajeunis renaîtront ; des volontés plus extraordinaires encore vont sortir de ce fumier sanglant… Et si, par hasard, ce n’était pas là les réalités que ton destin nous réserve, — ô Insatiable ! — je m’inclinerais encore sans comprendre, persuadé que tes fins sont merveilleuses et que nous ne pouvons les embrasser ; mais je jure qu’elles ne seront jamais en tout cas le règne de la Force, de la Bestialité, de l’Esclavage. Oui, c’est ma fierté d’homme de le croire, quand bien même la Raison dévasterait momentanément l’univers, même si elle s’acharnait contre la perfection de son passé… C’est vers la liberté, vers les flambeaux, que l’humanité sanglante tend « d’un geste droit son cœur comme un jet d’eau ».

Comme tous les Français surpris dans leur vie contemplative, tel est l’acte de foi que je prononçai fervemment quand il me fallut quitter ma maison, mes champs, sous la ruée des obus, et abandonner aux envahisseurs le morceau de sol exigu où chacun continue le rêve des ancêtres…

Peu après, c’était la « Marne ». Jours bénis ! Aurore dans le crépuscule ! Ah ! les belles heures où l’on vivait suspendu à l’espoir, accroché aux minutes comme l’enfant aux mamelles qui vont lui prolonger le souffle. C’était enfin la preuve de l’espérance. Déjà le départ de la nation, aux jours de la mobilisation nous avait tout enorgueillis, — et le frisson de la mort qui venait de passer nous rendait plus radieux encore le reflux de la France. Quelle perspective s’étendait devant nous déjà à la portée du rêve ! C’est à ce moment, au plein de l’angoisse, que loin des choses saccagées, au hasard même des tables d’auberge ou de campagne, je couvris les pages qui composent la première partie de la Divine Tragédie… On écrivait tout ce qui vous passait par le cœur comme pour se venger de son impuissance !…

Ensuite deux années passèrent. Quelles années ! Depuis cette inauguration tragique du drame européen, depuis ces premières heures où seule, l’obsédante idée : la défense du sol et de la race, accaparait toute notre ardeur, quel chemin parcouru ! Tant de spectacles se sont offerts à notre esprit, tant de méditations nous ont sollicités, tant de points de vue se sont découverts à nos regards lentement, tant de choses nous ont apparu à travers la déchirure progressive du voile, que nous avons peine à reconnaître l’homme que nous fûmes à ce moment-là !… Actuellement le danger subsiste malgré le goût de victoire qui se communique à tout, mais le danger s’est déplacé, amplifié, il revêt des formes multiples !… Nous avons éprouvé des déconvenues si diverses, nous avons assisté à une si totale faillite de l’intelligence, de l’observation, de l’organisation, nous avons frémi en face de telles hécatombes, imprudemment occasionnées, notre poing s’est crispé avec indignation devant tellement d’agiotages de la pensée, de spéculations politiques, tant de haine, de bêtise fratricide, ont mêlé leurs fumées dans le but d’obscurcir le ciel, tant et tant de problèmes ont été agités, tant de formes obscures s’ébauchent, montent de ces champs de carnage et projettent leur ombre grandissante sur les cités, — que notre conscience troublée, avide, s’est ressaisie de tout son effort pour embrasser l’étendue qui se déroule à nos regards et qui n’est plus celle du début de la guerre ! C’est tout un déplacement des valeurs, une coalition des idées en marche autour du drame. Pendant que la race donne, le long de la rouge diagonale qui cravache la France, l’exemple du courage le plus inouï, le plus sublime qui ait jamais été atteint, ici notre angoisse interroge tous les tribunaux de la pensée… Justice, Pitié, Charité, Fraternité, les jeunes et vivaces entités qui ont présidé à l’effort de nos pères se pressent, plus impérieuses, plus tragiques et plus courroucées autour de la magnifique et douce image de la Patrie !

Et c’est pendant que nous vivons plongés dans cette méditation frémissante et douloureuse que des esprits, apparemment bien légers et bien superficiels, des panbéotiens ingénus et affiliés, sans le vouloir, peut-être, au troupeau des trafiqueurs de guerre, réclament à cor et à cri un panégyriste de l’hécatombe, le chantre énamouré de la tuerie… La France régénérée par la guerre !… Nous connaissons l’antienne tendancieuse !… Non, il n’y aura pas l’Homère des tranchées… Ce seront d’autres poètes qui parleront et qui diront la Vérité, la grande Vérité, et proféreront d’autres paroles que de simples et vaines paroles de gloire. Il n’est pas un homme digne de ce nom, il n’est pas même un chrétien digne de l’être qui ne doive exécrer la guerre. Il n’y a plus de guerre sainte ! C’est l’esprit du mal qui, à l’arrière, à l’abri, la prône, la vante, la couve, s’en sert comme d’un bouclier une arme de protection politique, un mot de passe fulminant qui permettra à la troupe sans scrupules ou vergogneuse de prendre les devants, sous le déguisement du patriotisme, sous le masque défoncé de l’honnête homme — masque que d’un revers de main, peut-être, le peuple soufflettera, à l’heure où il pourra parler et agir.

Parlons de la défense du sol envahi, et de la hideuse nécessité de la guerre, mais défions-nous de ses panégyristes.

Je vénère les hautes et pures convictions, — je m’incline respectueusement devant l’esprit religieux qui tire la loi de son Christ, mais je renie aussi bien ceux qui s’écrient comme l’archevêque de Bordeaux : « la guerre est un apôtre suscité de Dieu dans un but de régénération religieuse et sociale », que ceux qui, comme le protestant Johannes Muller, écrivent : « Si Jésus vivait aujourd’hui au milieu de nous, il aurait sans hésiter, comme allemand, pris les armes tout brûlant d’amour pour sa patrie… » Quelle insulte à la couronne d’épines !… Quelle injure au patriotisme libéral et populaire !… Ils ne passeront pas ! ni ceux-là ni les autres !… Ce n’est pas pour eux que de si grands yeux se sont clos. Ce n’est pas pour eux que les hommes de France ont donné leur vie et dit adieu à la lumière du jour… Pas de régénération ! Oh ! le blasphème ! Jamais mon pays n’avait été plus beau ni plus grand que lorsqu’a éclaté le cataclysme. Inutile de baver sur la France d’hier. Celle d’aujourd’hui ne s’est pas improvisée, — et elle vient de prouver surabondamment sa hauteur d’âme ; ceux qui se livrent à des anticipations de ce genre sont pour la plupart des esprits au rancart, des réactionnaires à qui la guerre ne fait pas oublier leur visée. Il n’y a pas d’enfant prodigue, a dit quelqu’un ; ne tuons pas le veau gras.

Pas de régénération, non !… Mais une évolution, logique, rapide, irrésistible, après la guerre, voilà ce que l’on peut prophétiser — et sur toute la terre ! La sainte Démocratie tout en sang, en haillons de misère et de gloire, celle-là qui reviendra des tranchées, les entrailles dans les mains, comme le roi de la légende, se souvenant du crime allemand, celle-là ne permettra plus aux despotes d’aucun pays de leur faire subir un fléau pareil, sans son propre consentement. Par le sacrifice de leur sang, par la grandeur d’âme à laquelle ils ont atteint, par la preuve qu’ils viennent de donner de leur valeur, les peuples ont acquis le droit définitif de disposer d’eux-mêmes. Ils se sont rachetés à jamais de l’esclavage. L’homme s’est sacré divin et libre… Il s’est réalisé, et ne se dépassera peut-être jamais !… Mais être le thuriféraire de cette buverie de sang !… Jamais ! À d’autres le péan, l’ivresse sanglante sur les buttes de terre molle où dorment nos enfants et avec eux tous les germes merveilleux qu’ils eussent engendrés et dont la terre est à jamais sevrée !…

Cette guerre, en dépit de ses proportions gigantesques, n’est pour nous qu’une guerre de défense, une guerre haïe de l’esprit, méprisée du cœur. Seul le sacrifice unanime de la nation à la cause aura rayonné d’une gloire impérissable, insurpassable ! Mais l’appel aux armes nous a surpris en plein rêve humanitaire, en plein idéal de progrès, à l’heure d’une riche maturité. Cet effondrement total de plus de cent ans d’efforts vers toutes les plus belles espérances de fraternité et de justice humaines, est voué avant tout à l’exécration des âges. Cette guerre est la plus terrible offense qui ait jamais été portée à la noblesse de vivre, à la dignité de penser. Nous traversons à coup sûr une des heures les plus ignominieuses de l’histoire. Si tout le monde n’ose pas le dire, chacun le sent en son cœur. Chaque soldat fait le sacrifice de sa vie non pour acquérir une liberté de plus, un idéal nouveau, mais pour conserver une liberté acquise depuis tant de temps qu’elle ne semblait plus devoir nous être à nouveau ravie ; on combat en vue de maintenir l’idéal qui est, de tous, l’idéal le plus élémentaire : la préservation du patrimoine. Pour un peuple qui a brandi des torches plus radieuses dont la flamme illumina, même au prix de révolutions, les peuples de tous les continents, il est dur d’accorder, à une cause aussi primitive, le plus formidable sacrifice qui ait jamais été consenti !… Savoir que le progrès humain était en jeu dans cette terrible aventure, et que si la France ne sortait pas victorieuse du pugilat, toutes les chaînes naguère brisées viendraient d’elles-mêmes se souder et peut-être pour jamais aux poignets de l’homme esclave ; sentir que notre patrie, même exsangue, devra projeter plus grands encore ses rayons tutélaires sur les peuples sauvés par son abnégation, ces certitudes-là ne sont qu’une compensation à la douleur d’avoir vu couler tant de veines ouvertes, d’avoir précipité à la fosse un siècle d’espérances, un trésor d’énergies radieuses, — tandis que s’opérait, sous nos yeux, le saccage le plus éhonté de toutes les libertés spirituelles, de toutes les plus belles conquêtes de l’âme, — Raison, Sagesse, Pitié, Charité !…

Le soldat peut encore s’illusionner sur les finalités de son œuvre, car un soldat perdu dans la mentalité collective de la foule ne pense pas ; — il sent et subit. Mais le poète, lui, s’il est sincèrement ému, est trop renseigné sur le jeu des causes et des effets, pour ne pas distinguer que la seule réelle sublimité de cette tuerie est celle qui a exhaussé le courage de l’homme à la hauteur jamais atteinte du sacrifice sans illusion et de la résignation sans espoir. Un poète digne de ce nom ne sera pas le chantre enthousiaste de cet égorgement monstrueux ; c’est impossible ! Il ne se trouvera pas un grand poète épique pour clamer, même en strophes patriotiques, autre chose que sa douleur, son affliction, sa pitié désolée, sa rage devant un meurtre, un carnage méthodique comme celui qui est en train de dévaster le monde. Les ivresses brusques empoignent l’homme et le précipitent hors de lui-même, jusqu’aux confins de l’enthousiasme et du lyrisme. Les ivresses lentes l’intoxiquent, c’est une loi physique. Cette guerre est une guerre triste ; elle ne connaît pas l’allégresse des combats, des victoires inopinées, prochaines. Elle est une guerre d’abattoir, et le sang qui coule inépuisablement se répercute, en bruit sinistre, au cœur de tout être sensible.

Le grand témoin divin, là-haut, c’est le Regret.

Mais par exemple, de quel émoi le poète pourra frémir s’il étend ses mains vers la douleur terrestre !… Il sentira son âme se gonfler d’autres sanglots que de simples sanglots de gloire, et s’il découvre une beauté magique, divine à ces tragédies, c’est uniquement celle qui se dégage du sacrifice merveilleux que l’homme fait sans répit de son bonheur et de sa vie, de ce mépris souverain de la mort qu’il aura montré, de cette souveraine éducation morale qui le fait tomber au champ d’honneur, devant la fatalité de son idéal, non pas la joie au cœur comme le prétendent les pharisiens hypocrites chargés d’entretenir le mensonge de la guerre, mais un courage indicible dans l’âme… et au bout de ses poings meurtris !

L’immense Passion de Notre-Dame l’humanité, voilà le vrai poème, du moins tant que durera l’égorgement. Durant la monstrueuse et sublime célébration du mystère, il n’y a qu’à prier devant le calice.

De ce grand drame, ne retiens
Qu’une expression de la vie ;
Poète, ne compte pour rien
L’autre phase du sacrifice.
Rien ne demeure — hors l’humain.

S’il est un tant soit peu enclin aux idées générales, le poète, outre la gloire de l’homme, pourra considérer, dans sa plénitude, une autre sombre beauté, celle de la Mort, — ce vieux capitaine, comme l’appelait notre plus grand poète idéaliste, — parce que la mort est nécessairement féconde, parce que c’est elle qui renouvelle les forces dégénérescentes de la vie, et que, si l’on dépasse en esprit le moment d’horreur qu’elle nous impose, on entrevoit alors des royaumes nouveaux, libres, fiers, ceux qu’appellent nos espoirs, nos certitudes, notre foi inébranlable, — fussent-ils oublieux de nos sacrifices, des désastres passés et des Atlantides écroulées…


À l’immortelle douleur des femmes de France,
À tous les cœurs broyés
Par le bel et cruel Idéal,
À toutes celles qui auront le droit, un jour,
Dans la cité douloureuse,
De dicter cet ordre qui n’a été jusqu’ici qu’une prière :

In Memoriam Æternam.


C’est la dédicace que j’apposai à la première page de l’Amazone. L’antagonisme entre l’impérieuse voix — étrangère à l’amour — qui exalte le renoncement, le sacrifice de soi, comme le plus haut sommet de l’énergie humaine, et l’amour déchiré, martyrisé, ruiné par l’héroïque suggestion, voilà le récent et éternel débat, voilà les deux faces de la guerre. Nous n’en avons pas seulement le spectacle sous les yeux, mais on dirait que les deux êtres cohabitent en nous-mêmes, inaccordables tant que durera la catastrophe. Ce ne sera que durant la veillée du corps, autour de la mémoire de la victime absente, que devra s’élever entre les deux veuves, après le duel tragique, un accord scellé par l’échange de la méditation. L’heure alors sera venue des devoirs respectifs. Ce pacte pourra être divers selon les circonstances et selon les gens. Chacun aura son devoir établi d’après les responsabilités engagées. Ce devoir multiple est aussi infini que toutes les formes qu’auront prises le sacrifice et la douleur.

Ici, j’ai voulu désigner seulement le devoir futur de « l’appeleuse », l’Amazone, cette belle entraîneuse qui a parlé non pas au nom de la nécessité du combat, mais au nom de la beauté en soi, du sacrifice à la patrie considéré comme le plan le plus élevé de l’énergie humaine, le sursum corda définitif. Car il ne faut pas qu’il y ait confusion dans l’esprit du public sur cette terminologie un peu vague : Idéal, ni croire non plus que tous les soldats qui font leur devoir, en exposant leur vie, se sacrifient à une même catégorie d’idéals ; certains ne font pas œuvre d’idéalistes le moins du monde… Être brave, défendre son pays menacé et payer même cette défense nécessaire de son existence implique une idée d’abnégation civique fort belle, mais positive, rationnelle, qui ne s’évade nullement du réel et ne s’oppose à aucune réalité objective. On peut être un héros dépourvu d’idéal, nous le voyons chaque jour dans la guerre présente. Un soldat qui meurt héroïquement en accomplissant ce qu’il estime son devoir n’est pas nécessairement un idéaliste, voilà ce qu’il importe de distinguer. Quelquefois, il ignore même les raisons qui le font agir. Tandis que le soldat qui s’écrie : « Mourir pour la patrie est le sort le plus beau » est un idéaliste absolu.

L’idéal est de plus individuel : il n’a pas de caractères généraux. Dans une crise patriotique comme celle-ci les formes d’idéals sont diverses : les uns se sacrifient à une idée confessionnelle, à Dieu, les autres à une idée humanitaire de progrès, les autres à la race future, à la suprématie de sa patrie… autant d’idéalistes. Il peut y en avoir d’admirables et même de détestables : l’Allemand qui se bat pour le triomphe unique de sa race fait œuvre exécrable d’idéaliste. Comme Cyrano, en combattant les préjugés, les lâchetés et même les chimères du laurier et de la rose, fait œuvre individuelle d’idéaliste.

Une forme d’idéal qui aura été très répandue chez les enrôleurs et celle à laquelle instinctivement souscrit l’Amazone, c’est la beauté en soi du sacrifice, considéré ainsi que je le disais plus haut, comme la cime de l’énergie humaine, la vertu la plus altière : « Ah ! si j’étais homme, bon dieu, je ne pourrais pas tenir en place, tandis que tous ces braves petits se font tuer… » Le but devient plus incertain, noyé qu’il est dans l’apologie du courage et de la fraternité ; les attributs ne sont plus seulement ceux du patriotisme intégral, — malgré qu’ils en revêtent toutes les apparences.

Je supplie qu’on ne croie pas que je m’insurge le moins du monde contre le consentement à cette forme d’idéal amplifiée et poussée jusqu’au paroxysme ; il n’y a pas que les amazones, les mystiques de l’idée qui aient fait du prosélytisme acharné pendant la guerre (parfois les femmes ont été très véhémentes, parce qu’elles sont plus impulsives que nous et toujours fascinées par le courage masculin), mais nous-mêmes, interrogeons-nous… Au début de la guerre surtout, n’avons-nous pas entendu en nous des voix aussi exigeantes du sacrifice d’autrui ?…

C’est très bien. Et quel que soit l’idéal qui nous a poussé à sortir du silence, pour crier : « Partez, sachez vaincre ou mourir », ce furent, j’en suis certain, toujours de généreuses exhortations. Mais alors, que tous ceux-là qui ont exigé des autres, non d’eux-mêmes, le sacrifice de la vie, ne se croient pas libérés par leur seul acte de foi et par la pacification des peuples quand celle-ci viendra. La victoire elle-même ne leur aura pas donné quittance, comme le dit un de mes personnages. L’idéal dont ils se sont fait volontairement les porte-voix leur a créé une continuité du devoir par delà la mort. Ce devoir, s’il est tenu, la portée morale peut en être immense et la noblesse même de la nation en dépendra en partie. In memoriam æternam ! criera l’Erynnie pitoyable, au grand cœur douloureux ! À vos morts ! maintenant, comme vous avez crié : À vos pièces ! C’est ce devoir-là qu’a finalement compris l’amazone de mon ouvrage, cruelle par impulsion, consciente par réflexion, noble par résolution. À vos morts ! Voilà le grand devoir, la respectueuse pensée que j’ai voulu signifier à des vivants pendant que là-bas se perpétuait l’hécatombe. Et la foule a approuvé et hoché la tête, la grande foule est venue méditer sur sa propre douleur, et sur certains devoirs supérieurs de conscience. Elle a répondu à la sincérité de cet appel. Ah ! l’âme pure de la foule, comme il faut la saluer respectueusement ! Quelle auguste France que la France presque anonyme et tacite que compose maintenant ce peuple de veuves, de pères sans enfants, d’orphelins, d’esseulés, ou dans l’angoisse de le devenir ! Comme elle comprend la sincérité, celle-là !

Par ailleurs, dans une partie de la presse, j’ai été insulté, gratifié de boue et honteusement calomnié. Qu’importe si les pharisiens ont parlé de sacrilège au nom d’un public qui n’y a même pas pris garde ! qu’importe qu’ils aient clamé, « cachez ce sein rouge que nous ne saurions voir », en réclamant un petit encouragement pour le civil. Rien n’a empêché le sentiment populaire de réserver pendant des mois à la pièce l’accueil qu’il fait à toute sincérité. Depuis deux ans la presse préférait sans doute consacrer ses louanges aux innombrables histoires d’espions, aux opérettes sur la guerre, aux défilés de petites femmes déguisées en porte-drapeau, aux « on les aura » piétinés sur les planches des tréteaux, avec force baïonnettes de carton, etc… Le théâtre en était là après deux ans de guerre. Il aurait pu se taire, il parlait. Je trouvais ce genre de paroles dégradant pour le public de mon pays. Alors j’ai pensé que l’heure était venue et qu’il fallait élever la voix. L’Amazone n’est qu’une petite porte ouverte sur l’espace, voilà tout. Ce n’est qu’un pâle début, mais il m’a semblé qu’il devenait nécessaire et salubre, dans une époque comme celle que nous traversons. La veille de la représentation, je faisais paraître dans un quotidien l’avant-propos suivant :

« J’accueille avec plaisir l’occasion qui m’est offerte d’expliquer pourquoi je me suis permis de porter, pour la première fois, à la scène, un peu de cette grande vérité qui étreint un pays entier, mais que le théâtre n’avait pas encore abordée de front.

Après un recul de plus de deux ans, la guerre peut enfin entrer dans l’art comme elle est entrée dans l’histoire. Que, par toutes les portes ouvertes, elle s’engouffre dans la cité ! Déjà le poème, le livre, l’image en furent avides. Seul, le théâtre s’est tenu à l’écart. C’est un tort ! Je dis plus : tout écrivain chargé de représenter son époque qui n’aura pas tenu compte de l’immense événement, de sa répercussion sociale, du bouleversement qu’il apporte dans le domaine des âmes, aura failli à sa tâche ; cette tâche simple et fondamentale a été, de tout temps, de peindre, à mesure qu’on avance dans la réalité, le monde extérieur et intérieur, tel qu’il se déroule à nos regards. Alors aujourd’hui ? Aujourd’hui ?… Ah !… qui pourrait, qui oserait rester muet devant une France pareille, devant la passion sublime de l’humanité !…

Comprenons-nous bien. Il s’agit d’art. Je ne parle pas des spectacles occasionnels qui purent avoir leur intérêt et leur raison d’être. Il ne s’agit plus de rendre puérilement à nos admirables soldats un hommage dont ils sont lassés, ni d’exalter chez le civil un patriotisme, d’emphase plus ou moins vulgaire, qu’il n’écoute même plus ; de telles entreprises sont périmées. Je réprouve également tous les simulacres d’uniformes militaires qui, à mon avis, profanent la grande tragédie qui se joue actuellement et dont les morts, même au sein de la terre, n’ont pas cessé d’être les acteurs sublimes. Cette tragédie-là ne supporte pas son simulacre… Mais nous n’avons pas besoin de lui pour faire tenir dans nos œuvres l’esprit des vivants, l’esprit des morts, tout l’avenir, l’âme d’un pays ! Notre domaine, à nous, auteurs, c’est la conscience humaine. Ce domaine, la guerre vient de lui donner subitement des proportions si gigantesques et d’en bouleverser avec une telle ampleur les faces, les plans, les aspects que, devant une pareille évolution, le poète épris de réalité commettrait quelque lâcheté à ne point s’emparer de sa plume. Il est utile, il est nécessaire qu’un aussi grand sujet pénètre et inspire l’art le plus vivant, le plus direct et le plus intérieur qui soit, je veux dire l’art dramatique. Mais, par exemple, on ne peut y toucher qu’avec une grande franchise et une totale indépendance d’esprit. Il faut répudier toute fausse éloquence ; aucun de ces faciles appels au patriotisme de théâtre ; rien qui ne soit de la vérité stricte et profonde, comme avant qu’il y ait eu la guerre, — rien surtout qui ne soit de l’art selon ses lois éternelles, ses lois de construction indifférentes aux circonstances. Le temps est venu où nous pouvons peindre et rendre l’extraordinaire, tragique et merveilleuse époque qu’il nous est donné de traverser. Si formidable que soit le sujet, il ne s’agit aucunement encore une fois de modifier les assises essentielles de l’art dramatique ; elles demeurent les mêmes, nous devons nous y subordonner entièrement. Il faut se pencher sur une autre réalité que celle d’hier, voilà tout. Comme toujours, nous devons porter à la scène les êtres les plus représentatifs de notre époque au fur et à mesure qu’elle se modifie. Tel est notre devoir de contemporains, et c’est aussi ce que l’avenir réclamera de nous ainsi que nous le réclamons du passé… En art, il n’y a de types éternels que ceux qui font tenir leur infini dans une stricte réalité. L’auteur dramatique n’est pas à proprement parler un moraliste, c’est-à-dire qu’il n’a point à défigurer la vérité, même au profit des plus belles causes. N’est-ce pas suffisant qu’il puisse demeurer un poète ou un devin du cœur ? Aussi modèlera-t-il des êtres ressemblants, authentiques, tout en les choisissant parmi les plus expressifs de son temps, de même que les conflits, imaginés ou reproduits par lui, devront être exacts, mais allégoriques et généraux le plus possible. Notre plus haute recherche, notre ambition la meilleure tiennent tout entières dans ce dilemme.

L’Amazone qui sera représentée demain soir est donc comme mes pièces précédentes une « pièce de consciences ». Les états d’âme que j’y ai portés sont issus de la guerre, inspirés par elle. On pourra suivre comme d’habitude une anecdote rigoureusement plausible et même véridique ; mais ceux qui voudront bien réfléchir un peu n’auront pas de peine à démêler que chaque personnage, sous ses simples apparences, a des prolongements qu’il sera aisé de suivre, à la réflexion. C’est la réalité de la guerre envisagée sans artifice et abordée, si j’ose dire, de plain-pied. Ce sont trois petits actes qui décrivent le précipité chimique du formidable événement, ses répercussions sur une famille, sur l’amour, sur certaines forces tumultueuses de l’âme. Dans cette très simple et très normale aventure bourgeoise, le public distinguera que le personnage central, l’Amazone, représente l’idéal sous les traits de la jeunesse qui a soulevé, arraché l’homme à son foyer et entraîné le monde. Dans l’autre personnage de femme, j’ai voulu représenter l’humanité douloureuse et déchirée, partagée entre ses devoirs et ses instincts. Je demeure persuadé que la vraie foule douloureuse et pensive écoutera les sanglots ou les rires de nos personnages nouveaux avec autant d’attention qu’elle écoutait les sanglots et les rires de nos personnages précédents, et peut-être, ajoutera-t-elle, sans déplaisir, aux longs défilés de nos héroïnes d’autrefois, ce type récent de femme que la guerre a engendré, cette amazone qui représente la femme nouvelle, une femme d’aujourd’hui, personnage peut-être momentané ou de transition, mais qu’il nous est impossible de ne pas considérer. Les traits épars qui caractérisent ces femmes d’aujourd’hui, leur rôle actuel, même la particularité de leur rôle social, il fallait les résumer dans un type qui empruntât à l’actualité sa vérité et sa curieuse beauté.

Et si ce dessin apparaît avorté, on m’excusera en faveur de l’intention. Il subsistera au moins ceci que j’ai voulu comme tant d’autres, mais, le premier, au théâtre, — pousser mon humble chant en votre honneur, ô morts de France ! vous qui nous avez dicté le devoir de la vie spirituelle la plus haute… Que la Patrie tout entière puise son inspiration en vous, morts d’hier et morts de demain !…

Pour nous, spectateurs de l’immense tragédie, les personnages fondamentaux n’ont pas varié, même sous des masques intensifiés, même sous les aspects les plus terribles. Ce sont les mêmes forces de l’infini : la mort, l’amour : ce sont nos passions, nos idéals, nos immolations. Oui… Mais à travers ces piliers immuables qui se dressent, témoins tragiques, sur la route, écoutons… regardons… La pauvre et grande âme humaine chemine… »


II


Durant cette guerre il y a eu beaucoup de bonté, de charité individuelle, mais il n’y aura pas eu assez de pitié énoncée. Non ! il n’y en aura pas eu assez sur la terre pour répondre à la somme immense de douleur et d’horreur qui a été dépensée. Devant l’histoire, ce sera une tache pour l’humanité qu’un grand cri de pitié, un cri formidable, ne se soit pas élevé au cours de cette tuerie, et qu’il n’ait pas été proféré par ceux-là mêmes de qui on était en droit d’espérer plus de courage. Un Tolstoï n’eût pas manqué de faire retentir sa vaste voix. Ce cri, il aurait pu sortir du sein de la chrétienté, des peuples neutres, du cénacle des penseurs. D’où provient cette abstention ou cette timidité ? Où est-il, l’imbécile ou l’hypocrite qui prétendra que la pitié est déprimante ? Allons donc !… Celui qui parlerait ainsi, je proclame d’avance qu’il ne saurait être autre qu’un installé de la guerre à moins qu’il ne soit seulement un minus habens dépourvu d’imagination ? Où aurait-il pris que les cris de pitié n’encouragent pas plus nos sublimes soldats dans leur tâche obscure et douloureuse que les coups de panache et d’encensoir perpétués par la littérature ?… Le simple sanglot d’une mère à son fils, « mon pauvre petit », est un viatique autrement réconfortant que les « nous vous envions l’honneur d’aller se faire tuer, sans sourciller, comme des fils de Corneille, etc… » C’est un fait que les soldats n’ont pas apprécié du tout le los inutile entonné en leur honneur : cette race merveilleuse qui n’éprouvait pas le besoin d’être réconfortée et qui l’a suffisamment montré, semble avoir trouvé de mauvais goût les cantates de l’arrière… Mais elle eût senti un lien plus solide avec l’arrière, si nous avions aidé à réveiller partout les notions de justice et de bonté oubliées. Ah ! pourquoi la pitié s’est-elle jugulée elle-même ! Pour ne pas contrister le civil et de peur de ralentir les affaires ? Je n’y crois pas ! Sommes-nous à ce point pusillanimes ? Quelle fable ! Si la foule avait dû être déprimée, elle l’aurait été, et bien autrement, par la série de déceptions que l’écriture et la parole lui ont fait subir, par les promesses perpétuelles des feuilles publiques démenties au fur et à mesure, par les mensonges dont on l’a bercée, — par les insanités débitées à tout bout de champ, sur l’ennemi, — par les bravacheries et les satisfecit que de faute en faute les intéressés se décernaient indéfiniment dans notre pays, par le billet de banque du mensonge mis en circulation, par les traites d’illusions qu’on tirait sur le peuple, en les renouvelant éternellement, — et si elle a résisté à ce traitement-là c’est que la foule a une fière santé et une robuste constitution ! Prétendre que des sentiments de pitié, des élans généreux, des torches hardiment brandies, auraient déprimé le civil plus que ne l’a fait ce monopole de duperie, c’est le plus impudent peut-être de tous les mensonges, si ce n’est pas le plus hypocrite des remords ! La pitié, veilleuse à petite flamme courte et haletante, obscure lumière humiliée, elle est au cœur des mères, des pères, des femmes au chevet des mourants, elle est dans toutes les âmes déchirées… c’est la lampe du sanctuaire… Ah ! ceux-là comme je comprends leurs silences dont ils usent pour répondre en noblesse et en magnanimité à l’exemple que leur ont légué des morts qui furent aussi héroïques que pudiques !… Et puis ils n’avaient pas mission de parler !… Ils sont le peuple de la douleur… Mais ceux qui pensent ouvertement, qu’on écoute quand ils parlent, les esprits indépendants et libres, je ne comprends pas qu’ils aient si facilement pris leur parti du silence et qu’ils s’en soient remis au vague fatalisme du consentement universel. Ont-ils eu peur de troubler la tâche énergique de la patrie ? Ils l’auraient au contraire agrandie et assainie. Ont-ils redouté d’être mal compris, de tomber dans des équivoques ? Plutôt. Ont-ils été préoccupés, par opportunisme, d’équilibrer leur attitude et de se réserver prudemment pour le dénouement ? Ont-ils redouté que la haine et l’hypocrisie embusquées ne les accusassent faussement de patriotisme refroidi, voire de lâcheté ?… Jésus ne se fût pas posé cette question !… Et même si la calomnie les avait atteints, la belle affaire ! Est-ce donc un si lourd sacrifice de passer des rangs de la majorité à ceux d’une minorité ? Quand on a dans le cœur une foi bien ancrée, quand on porte en soi l’amour de son pays comme une religion intangible, que peut-on redouter de la calomnie, même lorsqu’on est en pleine renommée ? À supposer qu’elle s’exerce contre nous, n’est-il pas juste, lorsque nos enfants reçoivent des balles mortelles, que nous exposions une plus calme existence aux balles mâchurées et moins dangereuses de la calomnie ?… Oui, c’est vrai, hélas ! des gens se sont servis du patriotisme comme d’une arme dissimulée sous des flots de rhétoriques tricolores et ils ont fait du plus noble des sentiments l’instrument de leurs haines ou de leurs convoitises ! Mais à cette arme n’aurions-nous pas pu en opposer une autre dont le pouvoir (qui sait !) eût pu devenir incalculable ? Au milieu de cette faillite universelle de l’intelligence, à laquelle est due en partie la durée de cette guerre, comment ne nous sommes-nous pas aperçu plus vite que la pitié, la simple pitié, aurait pu devenir une arme capitale, irrésistible qui soulevant les peuples aurait peut-être aidé à terminer cette monstrueuse hécatombe ? Qui peut prétendre qu’elle n’eût pas été d’un appoint tout aussi considérable que le fameux « facteur moral » dont on a tant abusé pour excuser l’inertie et l’incurie ! Oui, la pitié, c’était la sixième arme…

Nous en avons douté. À peine est-elle sortie du fourreau qu’on l’a jugée tout de suite suspecte ! Honte à nous ! Nous n’avons pas su la brandir et nous ne pouvons pas calculer de quelle force nous nous sommes privés !… Trop tard d’ailleurs, maintenant ! C’est irrémédiable. Nous subissons et continuons à subir la conséquence de ce total oubli. La pitié ! Oh ! en nous laissant aller à son élan, nous n’aurions pour cela rien abdiqué de nos justes volontés, nous n’aurions pas arrêté la justice française en si beau chemin… L’élan opposé de nos soldats vers le combat et pour le triomphe de notre cause aurait été plus raffermi encore par la pensée que, là-bas, derrière eux, des frères s’employaient à rapprocher le terme de l’effort sacré, de leur long martyre, sans pour cela rien distraire de nos revendications et de nos buts d’état.

Nous n’aurions point remis l’épée au fourreau ni cessé d’exposer tant de poitrines à la mitraille ennemie ; la même énergie eût été déployée contre l’invasion pour « la victoire du droit et de la justice, » selon la formule désormais consacrée. Mais il n’est point dit que pendant que des millions d’hommes s’égorgeaient, une ligue, un consortium d’intellectuels opposé à celui des fameux signataires allemands n’eût point endigué le flot perpétuellement montant que n’a barré aucune autre écluse que la résistance de nos soldats ; la conscience universelle des peuples est peut-être plus facile à réveiller qu’on ne le pense. La haine a porté partout son fer rouge ; elle a avivé toutes les plaies, mais jamais des mains crispées par la douleur ne se sont élevées entre les combattants ; l’amour, personnage suspect, ne s’est réfugié qu’au cœur des victimes et de leurs consolateurs ; les genoux n’ont pas voulu se plier pour implorer la conscience humaine en délire.

Rien ne nous prouve que la grande voix de la pitié ne se fût pas propagée et n’eût pas apporté une intimidation en Allemagne au moins égale à celle qu’y ont produite nos cris d’indignation légitimes mais d’effets nécessairement minimes. Quant à nos protestations journalières de patriotisme et de ténacité, nos soldats n’en avaient que faire ! En admettant que son action n’eût pas été immédiate, cette vertu archithéologale n’en eût pas moins secouru petit à petit la morale saccagée, l’idéal meurtri, tout ce que l’ivresse des peuples a anéanti dans un coup de saoulerie. Elle eût aidé à la marche de la lumière et de la vérité. Elle eût entraîné les masses démocratiques de tous les pays, masses qui feront ces révolutions nécessaires et salutaires dont on peut prédire qu’elles seront le dénouement de l’orgie autocratique.

Elle eût facilité également une ligue des pays neutres.

Sur la fièvre de l’univers, nous n’avons eu pour baume jusqu’ici que les paroles malheureusement tardives du président Wilson. Elles ont eu une grande autorité, assez pour que nous jugions du pouvoir qu’auraient eu un appel plus éloquent, plus horrifié, une sollicitude plus émue. Un homme pourtant a parlé au nom de la masse silencieuse de l’humanité accablée et ruinée, au nom des collectivités martyrisées et ces messages n’ont pas été vains, même si ce peuple était forcé d’entrer en lice.

Des ondes de lumière ont été agitées et tout au moins les grands principes de l’humanité et les vastes espérances d’avant-guerre ont relevé leurs fronts humiliés. Elles fructifieront. Ayons confiance. L’Idée dépasse les êtres qui la mettent en branle. Elle entraîne les nations à sa remorque.

Mais ce n’était pas assez que cette objurgation tardive, il fallait plus ! Par malheur une sorte de terreur instituée par la presse mondiale a imposé le silence à ceux qui avaient peut-être le plus envie de prendre la parole ou de pousser le cri d’une conscience déchirée.

On peut évaluer maintenant quelle a été la responsabilité de la presse de tous les pays dans la prolongation et dans les erreurs de cette guerre. Elle a instauré ou subi — on n’en peut plus distinguer le départ — la féodalité du mensonge et peut-être la presse est-elle moins responsable qu’on ne le pense, car elle a agi par tâtonnements et plus par suggestion que par intérêt. N’importe ! Elle a eu sa part dans la propagation des erreurs de toutes sortes. Elle a été le plus souvent dans son ensemble la parodie de la guerre. Elle a sophistiqué l’histoire et son soldat, rapetissé la grande résolution douloureuse et mélancolique de l’homme sur toutes les terres où l’on saigne, même celles de l’ennemi. Elle s’est faite marchande de sornettes… Elle n’a pas distingué les grandes directions de la pensée, ni les forces des événements en conflagration. Elle est restée en dehors de l’état d’âme populaire, — qui s’est passé d’elle. Elle est demeurée bureaucratique, sédentairement confinée dans des errements de jadis. Heureusement, il y eut, il y a toujours à sa tête des hommes d’action, des braves lutteurs qui ont fait du bien, des organisateurs et des esprits de pure race. L’ensemble ne constitue pas une force suffisante qui pallie l’effet déconcertant d’une si lourde consommation d’erreurs et de puérilités qui justifieraient à elles seules la réputation de légèreté que nous nous sommes faite à travers les âges ! On a cru qu’à ces masses redevenues les troupeaux des anciens temps, il fallait conférer un idéal collectif énorme, des idoles grossières, des abstractions ingénues. Erreur ! Un sourd travail se produit dans l’Europe, auquel la presse est restée étrangère. Mais la plus grande faute de la presse a été de faire subir sa tyrannie aux esprits indépendants et d’imposer le silence aux élans généreux et à la contrition de l’Europe. Ah ! la simple bonté, comme nous en reconnaissons intérieurement la puissance depuis que nous sommes privés de son effluve ! Nous nous reportons aux grandes paroles évaporées aujourd’hui et qui émanaient de l’expérience nazaréenne ; nous comprenons que l’humilité qu’il y a dans la charité est peut-être sans qu’il y paraisse une force tout aussi habile que les diplomaties d’état modernes, une source qu’on n’a pas captée parce qu’on la méprisait. On l’a laissée se dériver au hasard. Après cette débauche d’erreurs, l’intelligence humaine aura un gros effort à faire pour reprendre son altitude et reconquérir son rang ! Il faudra qu’elle aussi connaisse l’humilité et ce n’est qu’en confessant son erreur qu’elle recouvrera sa beauté.

Peu à peu heureusement des modifications tardives se produisent, trop tardives hélas ! pour qu’elles aient quelque poids maintenant dans les solutions du conflit. Des filets de lumière annoncent l’invasion future du soleil. Il viendra ! Il éclairera les peuples ! Dans le simple domaine de la littérature, nous venons d’avoir une belle œuvre de pitié et de réalité stricte pour l’appréciation de laquelle il est permis d’employer l’adjectif numéral cardinal. Ce n’est qu’un roman mais il nous a ouvert des espaces que l’on retenait prisonniers. C’est Le Feu d’Henri Barbusse. Sévère et puissante accumulation de témoignages, accent d’une âme fiévreuse et fraternelle, ce livre a déjà et aura de jour en jour plus encore une répercussion salubre. Or, je ne sache pas que ces pages où la vérité saigne tout entière, et qu’un cœur passionné d’espérance a dicté, aient affaibli nos courages, déprimé les soldats par le récit de leurs misères, entamé la noblesse de notre cause !… Jamais la vérité ne déçoit. Nous sommes instruits par le passé que les pires erreurs des dirigeants ont été toujours de poser le boisseau sur la lumière !… Et la lumière finit toujours par faire sauter le boisseau.

Malheureusement, après trois ans bientôt de guerre et d’adaptation au malheur autant qu’à l’héroïsme éperdu, je crois bien que toute intervention, autre que celle du fusil et du canon, est sans avenir ! On est allé trop loin dans l’invraisemblable pour que l’expérience suprême ne soit pas tentée ! et les peuples y sont amèrement résolus ; ils continueront tête baissée dans l’orage du sang !… La victoire sans doute décidera. Prions pour notre sainte et immortelle patrie ! Prions pour le sort des armes, et pour tous les saccages exécrés qu’elles vont accumuler encore !… Prions, parce que notre victoire peut tout réparer ; elle est le salut de l’humanité en péril. Elle suscitera une réaction formidable et féconde ; — mais au prix de quelles ruines ! Comment ne pas frémir en y songeant ?

Ce n’est plus maintenant que la pitié et la raison peuvent s’imposer avec utilité. C’est au moment où se produisit la chute de l’orgueil allemand, après la Marne et l’Yser, quand les peuples étourdis se mirent à fourbir, chacun de leur côté, des armes démesurées, à entraîner dans leurs filets les autres peuples neutres et à préparer ainsi le cercueil des vieux régimes… c’est à ce moment-là qu’elles devaient intervenir ! Maintenant il ne nous reste plus qu’à invoquer platoniquement la déesse Raison, — et à écrire chacun selon son cœur, du plus humble au plus autorisé.

Et quand bien même l’effet de la pitié déchaînée n’eût pas été ce qu’on en aurait pu attendre, je ne vois pas en quoi l’esprit humain se serait déshonoré pour avoir tenté par son imploration de hâter la fin logique d’une catastrophe qui n’a plus aucun rapport avec ce qu’on appelait du nom de guerre, avec ce que nous envisagions aux jours sublimes et légers de la mobilisation, alors que maintenant le pugilat est devenu à proprement parler le suicide de la vieille Europe, la cachexie des races… Certes, devant ce piétinement sur le charnier, comme elle est sans risque l’attitude de celui qui s’écrie : « Sont-ils beaux ! Pas une plainte ! De la vaillance et de la gaieté française ! Arrière le pessimisme ! La France est régénérée quand elle était hier gangrenée aux moelles et divisée. Vive l’union sacrée, etc… » cependant qu’on voit, de toutes parts, grimacer au contraire les haines de partis et que manifestement ils aiguisent leurs armes et leurs ongles, pour un corps à corps qui sera un des plus irréductibles qu’on aura jamais vus !… La pitié les eût aidés peut-être à se reprendre et à éviter l’attaque fratricide qu’ils préparent, mais qui semble inéluctable désormais.

Pour ceux qui ne se soumettent pas à des soucis de carrière, la juste attitude est de parler sans rébellion, sans colère, — mais avec la décision de ne pas mentir ni à la vérité ni à la dignité d’écrire. Quand on n’est pas un flambeau, qu’on n’a pas rang dans cette phalange qui a le droit et la puissance de faire retentir jusqu’aux confins du monde le cri inentendu qui soulagerait la masse des peuples opprimés et résignés, il n’y a qu’à retracer simplement ce que l’on voit et ce que l’on ressent en face des évidences. Cela constitue déjà, par le temps qui court, un acte de courage !… Triste constatation !… Les entrepreneurs de scandale dont le métier est le chantage, les trafiqueurs de guerre, les termites de la calomnie organisée sont là pour pétrir automatiquement les pincées de boue qu’ils puisent à la grande auge. Non contents de déshonorer la presse, ils rendent vains les efforts des moralistes et des écrivains sérieux. Plus d’un a remarqué tristement qu’entre la satire du moraliste et le pamphlet du calomniateur, le public mis en garde par trop d’expériences ne sait plus distinguer : il confond dans la même défiance l’œuvre de salubrité et le trafic d’intérêt. Heureusement, ces manufactures de calomnies officielles et privées se sont tellement discréditées elles-mêmes que si elles parviennent à jeter la suspicion sur les bonnes entreprises, elles n’arrivent pourtant point à renouveler leur propre crédit auprès d’une foule que les excès de duperie ont lassée depuis longtemps.

J’en ai eu encore la preuve à propos de cette pièce qui ne prétend pas à être une œuvre importante, mais que défendait sa sincérité. La masse profonde du public ne s’y est pas trompée et cette fois encore la conspiration dirigée contre la pièce a fait long feu.

Il sera néanmoins intéressant plus tard pour l’information littéraire de rechercher quel a été durant la guerre le réveil de la critique dramatique après trois années de silence. Le formidable événement, hélas, ne paraît avoir été d’aucune conséquence pour elle. Aucune évolution. Elle est demeurée semblable à elle-même ; elle a amplifié le ton, voilà tout. Les injures dont j’ai été abreuvé cette fois passent de beaucoup celles que j’avais reçues pour mes pièces précédentes. On sent une volonté plus ramassée de donner le coup décisif. Il est inconnu qu’un écrivain, surtout un auteur dramatique, ait été attaqué avec autant d’âpreté. Les invectives de ce genre sont généralement réservées aux hommes politiques ou à ceux dont la vie publique s’est mêlée à des effervescences de partis. Je voudrais bien dire que ces attaques s’adressent à l’esprit de la pièce et à ce qu’elle peut contenir de volonté artistique ou de tendance morale. Hélas ! j’en serais complètement empêché ! Les tendances de l’œuvre y sont pour peu de chose. La coalition a été nettement dirigée contre la personnalité d’un écrivain dont l’indépendance et l’isolement semblent avoir servi de cible. À part quelques esprits coutumiers d’analyses qui honorant leur profession, — combien rares ! — et qu’il est superflu de désigner ici, un flot d’articles conçus dans un style d’une rare indigence ont charrié tous les lieux communs de l’invective… La plume a peine à reproduire ces gentillesses… Je me suis vu traité successivement dans les grands quotidiens de « bandit crapuleux, empoisonneur public, excrémentiel, pourriture, faussaire, lubrique, honte de la France… le plus nauséabond des mercantis, farceur et saligaud, de Sade dans son cachot, palefrenier morphinomane, potard convulsionnaire, gatouille de bateau, ordure suprême…, etc., etc. » Que sais-je !… Injures qui n’ont aucune relation d’idée avec la pièce, mais c’est là le procédé habituel de la calomnie. Ce n’est triste que parce que de pareilles choses s’écrivent durant que les Allemands piétinent encore le sol de France ! Ma pièce était communément traitée de parodie sacrilège, de chiennerie, de pauvreté ignominieuse et de spéculation révoltante, etc… Et il ne faut pas croire que ce genre de critique ait été un langage spécifique réservé aux entrepreneurs habituels de l’injure et de la haine. Je citerai tel poète — sans talent, mais connu — qui osa écrire : « Par ici, les nettoyeurs de tranchées ». L’essai d’obstruction ne s’arrêtait pas là. Dès le lendemain de la représentation, des directeurs de journaux importants et de quelques feuilles de choux, s’en furent au ministère réclamer la fermeture du théâtre qui représentait l’Amazone ou l’interdiction de la pièce. Jolies préoccupations ! Quelques critiques ont résumé eux-mêmes la physionomie de l’événement. Je leur laisse la parole : « Une partie de la presse n’a été qu’une explosion de haine personnelle, depuis longtemps contenue. Il s’agit d’une coalition de concurrence… Certains fournisseurs ne pardonnent pas à l’auteur d’avoir dénoncé dans l’Amazone la faillite de la littérature de poilus sentimentaux, d’infirmières angéliques et de marraines sirupeuses. De là ce concert d’imprécations. Si ce n’est pas le cloaque (M. H. Bataille aurait le droit de ne pas ménager les qualités méprisantes à ceux qui ne lui mesurent pas les calomnies), c’est bien la mare aux grenouilles [1] ».

« On n’a guère étudié l’œuvre, mais on a davantage insulté l’auteur. La critique dramatique a donné avec excès dans la polémique personnelle. Elle a eu tort… L’Amazone n’a pas été un succès pour les critiques, etc… [2] ».

D’autres ont marqué le dessein politique de cette cabale tendancieuse. Que le public, dont la religion est faite depuis longtemps à ce point de vue, ait répondu par un haussement d’épaules à ces diffamations et à ces salisseurs professionnels, il y a là un signe d’époque. Depuis longtemps il exerce son contrôle lui-même et il casse les gages d’anciens mandataires qui, d’âge en âge, de compromission en compromission, d’incompétence en incompétence, en sont arrivés à se disqualifier presque complètement ; il leur faudra faire un sérieux pas en arrière et revenir à des procédés plus décents pour retrouver une autorité dont ils se sont peu à peu dépouillés. La juste appréciation de la foule qui s’est libérée de leur influence a définitivement percé à jour le jeu de ces discréditeurs attitrés de la pensée française, assermentés à leur parti ou à leur clientèle, qui n’ont d’autre mission que d’avilir les forces intellectuelles de leur pays, parce qu’elles se dirigent vers des chemins qui ne sont pas les leurs, et sur lesquels il est toujours facile d’exercer ce qu’on pourrait appeler des tirs de barrage. À ceux-là la guerre était apparue une aubaine presque inespérée, une raison d’être nouvelle et à la faveur d’un patriotisme devenu leur bonne à tout faire — c’est-à-dire qu’ils l’ont mis à tous les ouvrages — ils espèrent organiser le saccage de leurs ennemis et se refaire des virginités compromises, au moyen de cette vieille idéologie : la guerre qui vient au secours de leur système politique et privé. Sur la garde de leur sabre, ils inscrivirent le nouveau mot d’ordre d’agression : Union sacrée. Mais dans tous les domaines de la vie nationale, il ne semble pas que ce soulagement leur ait été octroyé ! Le bon sens français, la robustesse populaire, en attendant le retour des soldats, demeurent inattaquables. La nation leur montrera, preuves en mains, que depuis cent ans et plus qu’elle s’achemine vers la réalisation de ses grands programmes, il n’y a plus d’obscurantisme qui puisse désorienter une race soumise en tant de siècles à trop d’expériences !

Mais pour en revenir à l’humble littérature et à la plus humble de toutes, la littérature dramatique, constatons qu’à vrai dire l’occasion paraissait belle de passer au fil de l’union sacrée un écrivain que l’on sait vivre dans un isolement complet et qui n’étant soutenu par aucun parti, par aucune amitié, semblait devoir représenter, dans les circonstances actuelles, un des obstacles les plus faciles et les moins lourds à renverser. La tentation était grande ! Il est, en effet, assez anormal que l’homme seul, c’est-à-dire l’homme qui passe de son cabinet de travail à son jardin, et qui a la prétention d’exercer librement au dehors son métier, soit en relation directe avec la grande foule et fasse avec elle échange de sincérité. Il y a là une anomalie évidente. Les ennemis de la liberté de penser voient dans ce libre commerce de sympathies, obtenu sans truchement, un mauvais présage pour l’avenir. La liberté de penser, la seule que pour ma part je réclame, la tradition veut qu’on ait bien du mal à l’exercer, dans notre pays, même lorsqu’elle est sans aspérité et qu’elle s’exprime sans violence ! Mais « l’homme seul » la considère par contre, cette liberté, comme le plus précieux quoique le plus fragile des biens ; la perte de son indépendance est la seule privation dont il puisse souffrir, l’unique risque auquel il soit décidé de ne pas s’exposer. Chacun a une conception particulière de sa vie et de son devoir et il ne faut pas s’étonner que le solitaire entende avoir le bénéfice de son isolement. Pour qui vit loin de toute compétition de carrière, loin de tout honneur officiel et de la vie de relations, de telles résolutions ne comportent d’ailleurs qu’un minimum strict d’inconvénients (être méconnu et provoquer les légendes malveillantes et absurdes, qu’importe !) et, pour s’en garer, il suffit de s’abstraire dans un travail toujours renouvelé. Personnellement, je continuerai donc et il est fort à croire que les coups de boutoir continueront de leur côté ; l’attaque redoublera vraisemblablement, d’autant plus qu’elle n’a subi jusqu’ici que des échecs et que l’auteur n’est disposé à faire aucune concession. Mais désormais je me refuserai même à prendre connaissance de ces tentatives d’obstruction et j’ignorerai de parti pris les diverses réactions auxquelles mes pièces donneront lieu. J’estime qu’il n’y aura pas de meilleure réponse que de soumettre mon hygiène littéraire à plus de solitude encore ; non point par sentiment de suffisance, mais pour protéger mieux cette fameuse indépendance si nécessaire à l’écrivain, et sans laquelle notre métier deviendrait le dernier et le plus misérable des métiers ! Je suis, par ailleurs, mieux instruit que tout autre de mon infériorité. Je ne défends que la bonne foi de mes ouvrages où les lacunes, les fautes et les faiblesses abondent. Sur le terrain de la sincérité seulement je les sais inattaquables. À part quoi je n’ai point du tout la prétention ni la sottise de penser que leur exécution soit irréprochable.

Pour m’excuser de tant de tares manifestes, je m’en réfère seulement à quelques vers griffonnés il y a des années sur des cahiers intimes aujourd’hui livrés au public et où se résumait toute la foi naïve de ma jeunesse :

« …Mais mon pardon sera peut-être
D’avoir avec un soin pieux noté ces voix
Qui font le grand écho du cœur, ces cris de l’être
Désespéré, perdu au sein des vieux pourquois…
Mon pardon, ce sera de m’être fait petit,
Proche, attentif, sincère, et d’avoir consenti
Que le rêve s’incline, ou que la main se pose
Sur l’immense pitié qui sort du cœur des choses !
En sorte que j’ai bien mérité, quoique indigne,
Mon pardon. D’un cœur pur, l’ouvrier se résigne
À n’être qu’humblement l’artisan de sa cause,
Heureux s’il peut encor permettre à son orgueil
De déposer, ainsi que des fleurs à l’autel,

— Révoltés et soumis au destin, tour à tour,
Mais beaux d’avoir battu la charge universelle,
Trophées sans gloire, en gerbe éparse, pêle-mêle —
Tous ces cœurs exhaussés sur ton décembre, Amour !… »



La tâche qui s’offre aux écrivains d’aujourd’hui est belle et féconde. Elle consiste à se presser fraternellement autour de l’Idée, autour du Flambeau, plus menacé que jamais. Qu’ils considèrent sincèrement le péril qui l’assiège, — péril que nous voulons croire aussi momentané que celui de la patrie. Mais ce ne sera jamais un poncif de répéter que l’Idée également est une patrie à laquelle nous devons un dévouement filial ! Le monde intellectuel dans une nation démocratique devrait constituer une élite conductrice. Je n’ai point prétendu ici faire la critique ni définir les rapports de la littérature et de la guerre. Il y a eu de grands esprits, il y en a eu de modestes qui tous, et d’une volonté égale, se sont ennoblis à écrire les choses essentielles ; mais j’ai déploré certaines réserves, certains excès dans la prudence, une sorte de maussaderie générale qui n’a pas su faire opposition aux quelques tentatives de domination criardes et agressives dont nous avons le spectacle. Courage et résistance sur tous les terrains de la patrie intellectuelle ! Exaltons en nous le goût de l’éternel. Je suis persuadé que désormais la pensée un peu mortifiée prendra mieux conscience de sa puissance, de son rôle dans l’organisation sociale dont elle est un instrument de précision et de régulation. Elle ne voudra pas que l’histoire puisse dire qu’elle n’a pas su tenir son poste durant une perturbation aussi formidable et aussi menaçante. Eh quoi ! serait-il possible que les errements de naguère, cette ardeur héréditaire au dénigrement mutuel qui est une tare des Français, cette espèce d’indolente anarchie que nous connaissons trop, la guerre civile des lettres, la fidélité des haines, un scepticisme d’attitude, la confusion volontaire et dédaigneuse en littérature du pire et du meilleur, notre vieux gérontisme aveugle, stagnant et officiel, tout cet attirail d’intimidation surannée subsiste comme si rien ne s’était produit ? Quoi ? serait-il vraiment possible que, ayant en face de nous le terrible exemple donné par une Allemagne qui sait organiser la hiérarchie de ses valeurs, tant d’expériences ne nous servent pas de leçon et que nous ne profitions pas d’une aussi dure épreuve ? Ouvrons les yeux. Ouvrons les grands et que les vrais écrivains se tendent la main, non pour défendre leur collectivité, mais leur religion en péril, la Raison. Le règne de la force oppressive heurte aux portes de la vieille Byzance. Une représaille éternelle flotte sur la terre. L’odeur nauséabonde du sang et du crime ne fait que s’accroître ; un désespoir monte de l’horizon. Que l’homme intègre reste à son poste de vigie, en attendant que se dissipent les assauts de ténèbres ! Non, la confiance dans le beau, dans le pur, dans le bon et le vrai ne sera pas une vaine espérance ! Ces mots-là sont pour nous l’honneur même de vivre. Nous attendons leur réalisation.

Jamais le grand principe ternaire de nos pères et de nos maîtres n’a resplendi d’un éclat plus radieux, malgré l’ombre implacable où le sang les éclabousse : liberté, égalité, fraternité ! Et c’est le sang des justes qui vient encore de rajeunir ces trois catéchumènes. La route sera longue, mais elle est sûre. En avant, peuples, vers le soleil, là-bas, la république sociale universelle, qui, un jour, renouvellera le monde !

Si, par malheur, nous faisons défection, que ce soit à toi, jeunesse de France, dont l’effort n’aura pas affaibli le courage, que ce soit à toi qu’incombe la tâche de remettre tout en ordre dans les grands foyers sociaux. Tu feras nette et pure la place où tu projettes d’asseoir ton repos. C’est toi seule qui détermineras les grandes directions immédiates de la conscience au lendemain même du jour où cessera brusquement cette régence de la haine à laquelle toutes les vieilles fédérations de l’esprit humain se sont soumises avec une docilité momentanée, comme l’ont fait nations et royaumes. Et l’enfance aussi, celle qui joue en ce moment au cerceau et à la toupie, alors que les aînés se battent, cette enfance verra et accomplira de grandes choses ! À l’heure tragique et enténébrée que nous vivons, on ne peut se défendre d’une grande émotion lorsque l’on regarde les enfants bâtir leurs pâtés dans le sable… Quel héritage nous laisserons à leurs petites mains ! Peut-être verront-ils enfin de grandes innovations continentales ? Peut-être de beaux repentirs jailliront-ils de cet avortement monstrueux de la guerre ? Croyons ! La plus immorale des expériences entraînera le plus fécond des châtiments lorsque, après le cauchemar forcené qu’elle est en train de vivre, après cette hypnose farouche de l’idée fixe — car tout sommeil n’est pas forcément léthargique — l’humanité entière tendra les bras vers la lumière, comme un dormeur qui se réveille…

Janvier 1917.

P.S. — Depuis que ces pages ont été écrites et imprimées, d’importants événements extérieurs qu’elles pressentaient se sont déjà produits. L’auteur n’a rien à ajouter ni à rectifier. L’avenir se fixe et pose ses points de repère.

H. B.

ACTE PREMIER

Un salon bourgeois, à la Flèche, en l’année 1915.


Scène PREMIÈRE


GERMAINE, UN HOMME, puis LE DOMESTIQUE et LA MÈRE CARACO.

GERMAINE.

Là ! fourrez tout contre l’armoire !

L’HOMME.

Ç’a fait quarante paires de sabots.

GERMAINE.

Bon ! bon ! quarante aujourd’hui, cinquante hier… est-ce que l’envoi sera complet ?

L’HOMME.

Non, nous devons encore fournir à Mademoiselle une vingtaine de paires qui ne seront prêtes qu’à la fin de la semaine.

GERMAINE.

À la fin de la semaine, c’est bien tard ! Je crois que ces dames font leur envoi aux tranchées dans deux ou trois jours.

L’HOMME.

Je comptais les trouver ici pour la petite facture.

GERMAINE.

Vous pouvez passer à l’ambulance, je crois qu’elles ne rentreront pas avant une heure d’ici.

Un DOMESTIQUE, (de 16 ans, arrivant par la gauche.)

Hé Germaine, il y a là une vieille qui a plutôt l’air d’une mendigote, qui veut absolument parler.

GERMAINE.

À qui ?

LE DOMESTIQUE.

Elle ne sait pas.

GERMAINE.

Et c’est pour ça que tu me déranges ? Tu ne pouvais pas la renvoyer toi-même.

LE DOMESTIQUE.

Je l’aurais bien fait, mais elle dit qu’elle ne vient pas demander de l’argent, qu’elle vient en apporter.

GERMAINE.

À qui ?

LE DOMESTIQUE.

Elle ne sait pas !

GERMAINE.

Ah ! mon pauvre garçon ! heureusement que tu es de la prochaine classe !

LE DOMESTIQUE.

Elle dit qu’on la connaît bien dans le quartier, qu’elle s’appelle la mère Caraco.

GERMAINE.

Eh bien ! mène-moi ça ici. (À l’homme.) Tenez, empilez vos dernières paires là-dessus.

L’HOMME.

Sur cette table de travail ?

GERMAINE.

Toute la maison est remplie comme un wagon de marchandises. Maintenant si vous voulez aller à la cuisine, l’apprenti que vous avez vu à l’instant va vous donner un verre. (À la mère Caraco qui est entrée.) Alors c’est vous la mère Caraco ? Qui demandez-vous, d’abord ?

LA MÈRE CARACO.

Je veux parler à la dame de la maison.

GERMAINE.

Laquelle ? elles sont deux. Il y a Madame Bellanger et puis sa parente, une réfugiée.

LA MÈRE CARACO.

Je veux parler à la petite.

GERMAINE.

Qu’est-ce que vous leur voulez ? Si c’est pour un secours, faites une demande à la Croix-Rouge ou adressez-vous à la mairie.

LA MÈRE CARACO.

C’est pas pour un secours, je viens apporter de l’argent.

GERMAINE.

Et vous ne savez pas à qui ? Surtout que vous avez une tête à apporter de l’argent ! Combien apportez-vous ?

LA MÈRE CARACO, (tire de sa poche vingt francs en or.)

Voilà. C’est vingt francs.

GERMAINE.

Et en or ! Donnez-les moi, je les remettrai de votre part.

LA MÈRE CARACO.

Oh ! c’est plus compliqué que ça ! je les dois et je ne les dois pas !… C’est une des dames en question qui me les a donnés.

GERMAINE.

Eh bien ! alors, gardez-les et fichez-moi la paix.

LA MÈRE CARACO.

Elle me les a donnés, mais comme je suis honnête et qu’elle m’a dit en me les donnant : « Tenez, voilà vingt sous… »

GERMAINE.

Une erreur. Bon ! Alors c’est Mademoiselle naturellement ! Attendez que je finisse de ranger ça et puis vous allez venir avec moi à la cuisine, vous attendrez ces dames qui ne vont pas tarder à rentrer. Ne vous asseyez pas là, voyons, ne vous asseyez pas !

(Germaine continue de ranger.)
LA MÈRE CARACO.

Vous comprenez, je les rapporte pour le principe, mais je voudrais bien que, vu mon honnêteté, elle me les laisse… je pourrais les échanger contre quelques sacs de pommes de terre aussi.

LE DOMESTIQUE, (introduisant deux dames.)

Ces dames disent qu’elles ont rendez-vous avec Mademoiselle Ginette.



Scène II


Les Mêmes, DEUX DAMES

PREMIÈRE DAME.

Oui, Mademoiselle Dardel nous a fait dire de passer chez elle.

GERMAINE, (interrompant.)

Chez elle ! comment chez elle ! C’est inouï !

LA DAME.

Enfin, ici, chez Madame Bellanger… pour prendre du linge ; elle a dû le faire préparer ; c’est pour la Mutualité des Orphelines du département. Voilà notre livre.

GERMAINE.

Bon, ça ne me regarde pas ; si Mademoiselle vous a donné rendez-vous, attendez-là. Oui, vous pouvez vous asseoir. (À la mère Caraco.) Allez, venez.

LA MÈRE CARACO.

Je suis très connue dans le quartier. La mère Caraco.

(Par la galerie restée ouverte, entre Ginette.)


Scène III


Les Mêmes, GINETTE

GINETTE, (dix-neuf ans. Blonde. Costume d’infirmière et manteau bleu.)

Je vois qu’on m’attendait !… B’jour… Quel temps admirable aujourd’hui !

PREMIÈRE DAME.

Vous nous avez donné rendez-vous, Mademoiselle, pour le linge de la Mutualité.

GERMAINE.

On est venu apporter les sabots, les voilà.

GINETTE.

Parfait. (À la mère Caraco.) Et vous ?

LA MÈRE CARACO.

Mademoiselle ne me reconnaît pas ? Je suis la personne à qui vous avez donné vingt sous hier dans la rue.

GINETTE.

Eh bien ! que réclamez-vous ?

LA MÈRE CARACO.

Je ne réclame pas, mais comme les vingt sous étaient vingt francs…

GINETTE, (vivement.)

Chut ! taisez-vous… tout à l’heure. (À Germaine.) Dites-moi, Germaine, j’ai une faim du diable, apportez-moi tout de suite du saucisson, du pain, beaucoup de pain.

GERMAINE, (dans les dents.)

Il a augmenté !

LES DAMES.

Ah ! vous devez être si surmenée…

GINETTE.

Non !… je suis creusée… mais pas crevée du tout… Évidemment voilà deux nuits que je ne dors pas… De grands blessés sont arrivés avant-hier.

UNE DAME.

Vous avez l’air un peu fatiguée, Mademoiselle.

GINETTE.

C’est regrettable, car je ne me suis jamais mieux portée. J’ai une vie si merveilleuse, si passionnante !

LA DAME.

Alors vous avez bien voulu préparer quelques dons, comme vous me l’aviez fait espérer !…

GINETTE.

Parfaitement, vous m’excuserez s’il n’y a pas grand’chose ! Ce que j’ai pu récolter… Je vais vous faire apporter ça. (Elle appelle par la galerie.) Jean, dites à Germaine de vous donner le paquet préparé dans l’office avec l’inscription : « Mutualité des Orphelines». (Elle revient vers les dames.) Une seconde, vous permettez ? (À la mère Caraco, bas). Eh bien, vous pouvez les garder vos vingt francs.

LA MÈRE CARACO.

Oh ! merci. Mademoiselle ne s’était pas trompée ?

GINETTE.

Si, je m’étais trompée affreusement… C’est une gaffe ! Je m’en suis aperçue à l’instant même où je vous mettais la pièce dans la main, mais je me suis dit : bah ! puisque ça y est !… (Elle rit.) Vous en avez parlé à la cuisinière ?

LA MÈRE CARACO.

Il ne fallait pas ?

GINETTE.

Bah ! tant pis !… Et puis rien qu’en pensant à la tête qu’elle me fera, ça m’amuse. (À la mère Caraco, un peu ahurie.) Je vous disais de vous taire devant elle parce que je n’ai pas d’argent personnellement, je suis pauvre comme vous, je suis une émigrée, moi, et les petites aumônes que je puis faire, c’est avec l’argent de ma cousine… voilà ! Maintenant que vous connaissez la valeur de cette petite libéralité, vous en ferez peut-être un meilleur usage encore ! Vous ne buvez pas, au moins ?…

LA MÈRE CARACO.

Oh ! non, Mademoiselle, jamais plus depuis la mobilisation… Le dimanche seulement, je bois ma gratification…

GINETTE.

Vous êtes une patriote… Tenez, suivez le domestique. (Le domestique entre avec le paquet. Aux dames.) Voici, Mesdames…, ce n’est pas énorme…

LES DAMES.

Vous êtes trop aimable ! Si vous voulez bien signer sur le registre…

GINETTE.

Donnez. (Le domestique est sorti avec la mère Caraco et Germaine revient avec le plateau. Ginette, tout en signant, prend un morceau de pain et commence à manger gloutonnement.) J’ai une faim ! je n’ai même pas pris le temps depuis ce matin de manger un croûton. Vous avez une voiture en bas ?

LES DAMES.

Oui.

GINETTE.

Eh bien, le garçon va vous descendre le paquet tout de suite ! Excusez-moi, j’ai tellement de choses à faire et c’est ma seule heure de repos, je me la consacre à moi-même.

LES DAMES.

Encore merci, Mademoiselle. Vous remercierez beaucoup Madame Bellanger de notre part.

(Elles sortent. Ginette reste avec Germaine.)


Scène IV


GINETTE, GERMAINE

GERMAINE.

Est-ce que Madame rentre pour le dîner ?

GINETTE.

Oui, mais nous coucherons cependant à l’ambulance… Personne n’est rentré ?

GERMAINE.

Non, pas encore, Mademoiselle Simone n’est pas revenue du cours… Je n’ai pas pu trouver d’épinards, alors j’ai fait de l’oseille.

GINETTE.

Faites-la bien aigre. Pour moi d’ailleurs, ça n’a aucune importance, Germaine… quand j’aurai mangé six tranches de saucisson, ou douze… (Un temps.) Ou vingt-quatre !…

(Germaine agacée sort. Ginette reste seule et, manches retroussées, se met avec ardeur à jouer du violon. Au bout de quelques instants, Germaine revient.)
GERMAINE, (radieuse.)

C’est la voisine, Mademoiselle Tinayre, qui veut dire un mot pressé à Mademoiselle !

GINETTE.

La vieille ! qu’elle entre !… Tiens, pourquoi riez-vous ?…

(Germaine sort. Quelques secondes après, Mademoiselle Tinayre entre. Ginette s’interrompt de jouer.)


Scène V


GINETTE, MADEMOISELLE TINAYRE

MADEMOISELLE TINAYRE.

Je vous demande pardon d’interrompre votre concert, Mademoiselle.

GINETTE.

Je vous en prie !

MADEMOISELLE TINAYRE.

Mais je me permets de venir vous trouver de la part aussi de ma sœur. Vous êtes une personne de grand mérite, nous savons le bien qu’il faut penser de vous, mais je vous assure qu’il y a des circonstances où certaines distractions prennent un aspect singulièrement déplacé ! Deux fois, je vous ai écrit à ce sujet.

GINETTE.

Mon Dieu ! quand je reviens de l’ambulance, j’avoue que je ne vois pas d’inconvénient à me dérouiller un peu les doigts.

MADEMOISELLE TINAYRE.

Mademoiselle, quand on a l’âme dans le deuil comme nous l’avons tous, quand notre pensée se reporte sur nos chers absents, il est pour le moins déplacé de nous forcer à écouter des flonflons !

GINETTE.

Diable ! des flonflons, vous êtes sévère pour mon répertoire.

MADEMOISELLE TINAYRE.

Rappelez-vous qu’il n’y a pas longtemps une circulaire préfectorale avait sollicité les habitants que l’on n’entendît même pas de piano dans les rues de La Flèche.

GINETTE.

Au commencement de la guerre ! mais depuis… On a marché ! Je suis absolument persuadée, comme vous le dites, que votre âme est en deuil, bien que je ne sache pas qu’un de vos proches soit sur le front ou dans un hôpital…

MADEMOISELLE TINAYRE.

Je vous demande pardon ! Un neveu que nous avons pour ainsi dire élevé a été gravement atteint…

GINETTE, (vivement, mais sans ostentation.)

J’ai vu massacrer sous mes yeux ma mère qui a été exécutée comme otage… J’ai tout perdu, jusqu’à ma fortune, jusqu’à la maison dans laquelle j’ai toujours vécu. Mon frère a eu un œil crevé par les Allemands. Mon père, malade, est mort de chagrin pendant l’occupation. J’étais seule, il n’y avait plus d’homme à la maison pour faire les funèbres besognes, j’ai cloué moi-même le cercueil de mon père !

MADEMOISELLE TINAYRE.

Mais, Mademoiselle !

GINETTE.

Après je me suis enfuie. Je suis restée trois jours en pleins bois sans manger. Ensuite, j’ai fait 150 kilomètres à pied, sans un sou, sans linge, laissant derrière moi tous ces deuils et ma vie écroulée. Je me suis fait rapatrier ici où ma cousine a bien voulu me recueillir, je consacre le plus que je peux de mes heures et de mes nuits à tous ceux qui ont souffert autant et plus que moi.

MADEMOISELLE TINAYRE, (l’interrompant.)

Encore une fois, Mademoiselle, je ne doute pas de vos mérites et cela n’a aucun rapport.

GINETTE, (reprend.)

Je crois porter dans mon cœur de dix-neuf ans plus de chagrin que vous n’en portez dans le vôtre et avoir payé à la douleur une contribution que je ne vous souhaite pas. Eh bien, malgré tout cela, je ne trouve pas mauvais, oh ! pas mauvais du tout, quand je reviens de l’hôpital, de causer quelques minutes avec ce violon d’emprunt ! Lui et moi, nous nous remémorons le bon temps !…

MADEMOISELLE TINAYRE.

Si gaîment que, ma sœur et moi, nous avons parfois l’air de dire notre prière du matin dans un cinéma.

GINETTE.

Tiens ! vous y allez donc !

MADEMOISELLE TINAYRE.

D’ailleurs, s’il ne nous a pas suffi de nous adresser à vous-même, il y a quelqu’un qui pourrait nous départager et au jugement duquel je me soumettrais. C’est Monsieur le sous-préfet lui-même.

GINETTE.

Oh ! dans ce cas, bien volontiers, j’accepte… Qu’à cela ne tienne.

(Elle va à la table à écrire et éclate gentiment de rire.)
MADEMOISELLE TINAYRE.

Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de si risible dans ma proposition.

GINETTE.

Je vous demande pardon, mais je pensais justement à ce jeune sous-préfet intérimaire… Il a une tête à être passionné de musique… Il doit jouer admirablement la Veuve Joyeuse d’un doigt sur le vieux piano de la sous-préfecture !

MADEMOISELLE TINAYRE.

Je ne trouve pas ces plaisanteries très drôles.

GINETTE.

Je ne vous les donne pas pour telles !… Enfin, soit !… vous avez raison, il n’y a pas de meilleure lumière départementale pour le moment. (Elle appelle après avoir écrit.) Jean !…

MADEMOISELLE TINAYRE.

Vous venez d’écrire à Monsieur le sous-préfet ?

GINETTE.

Oh ! je ne lui ai rien expliqué… je lui demande simplement s’il veut bien trancher un cas de conscience ! (Au domestique.) Jean, vous ferez porter cette lettre à la sous-préfecture, ou portez-la vous-même si vous avez le temps. (Le domestique sort. Entre Germaine.) Ah ! non ! non ! plus personne !… Je n’y suis pas.

GERMAINE.

C’est un soldat.

GINETTE.

Qu’il s’adresse à l’ambulance !… Je ne reçois pas ici…

GERMAINE.

C’est justement un soldat de l’ambulance… Il dit qu’il part pour le front…

MADEMOISELLE TINAYRE, (se levant froidement.)

Je vous salue bien, Mademoiselle…

GINETTE.

Moi de même. Dès que la réponse me parviendra, je vous la transmettrai. Mes respects à Madame votre sœur. Accompagnez et faites entrer.

(Elle reste seule, enferme son violon dans la boîte.)


Scène VI


GINETTE, RENAUDIN

GINETTE, (le reconnaissant.)

Qu’est-ce qu’il y a ?

RENAUDIN, (hésitant, embarrassé.)

Je vous demande pardon, Mademoiselle, de m’être permis de venir chez vous, c’est incorrect ; mais, tout à l’heure, dans le brouhaha, vous avez été appelée par la directrice et Mademoiselle Desmouillère au moment où je vous disais adieu. Alors ça m’a paru un peu court. Je voulais vous remettre quelque chose d’important, oh !… pour moi, pour moi seulement… Il y avait du monde, je n’ai pas osé… Je me suis permis de venir jusqu’ici… J’ai eu tort !… Vous n’êtes pas fâchée ?…

GINETTE.

Mais ne vous excusez pas, Renaudin. Moi aussi, j’aurais voulu vous dire une phrase de départ, vous faire tous mes vœux. Vous m’en aurez donné l’occasion… C’est moi qui vous remercie.

RENAUDIN.

N’est-ce pas, quand on s’en va et qu’on se dit qu’on ne reviendra peut-être plus… (Mouvement de Ginette.) Hé oui, dame, c’est déjà bien beau d’être revenu une fois ! Il ne faut pas être exigeant !… Vous avez été si bonne pour moi toujours pendant mon temps d’hôpital. Je n’aurais pas voulu que vous croyiez que je n’avais pas trouvé un mot vrai de remerciement… le mot du cœur… La timidité m’a toujours serré à la gorge…

GINETTE.

Voyons, vous plaisantez ! Pourquoi remercier ? Ce que nous faisons pour vous c’est si peu de chose en comparaison de ce que vous faites pour nous !… Du reste, il ne faut pas avoir de mauvais pressentiments. Ce n’est pas bien ! Vous êtes un chançard, vous ; vous reviendrez dans quelques mois sain et sauf, et le drapeau en tête !… Je vois mon Renaudin d’ici.

RENAUDIN.

Un chançard !… oui. On dit toujours ça. C’est la phrase…

GINETTE.

Et où partez-vous ?

RENAUDIN.

Ben… Je vais rejoindre mon dépôt à Troyes. Après, naturellement, je ne sais pas où on nous enverra, mais je pense que ce sera du côté de Notre-Dame-de-Lorrette. On se bat ferme de ce côté en ce moment.

GINETTE.

C’est là que Thierry ?…

RENAUDIN.

Oui… Justement !

(Un silence.)
GINETTE.

Bah ! ce n’est pas la même chose ! lui, c’était un maladroit, un gros paysan, balourd. Vous vous rappelez, il restait à se chauffer devant le feu pendant des heures ; c’était son idéal, un idéal de garçon de ferme en convalescence, se chauffer devant un feu de bois. Il n’aura pas su se remuer, le bon gros !…

RENAUDIN.

À propos, quand vous êtes partie tout à l’heure… Est-ce que la nouvelle était déjà arrivée… que… Chantagne, le petit Chantagne…

GINETTE.

Quoi ?

RENAUDIN.

Ah ! vous ne saviez pas !

GINETTE.

Chantagne aussi ! Qu’est-ce que vous me dites là ! Il n’y a pas quinze jours !… (Un long silence.) Pauvre gosse ! ça me fait de la peine, beaucoup de peine, il était reparti si content, si gai. Le pauvre petit, on ne lui en voulait pas de tout le mal qu’il vous donnait…

RENAUDIN.

Oui, un mauvais malade, hein ? celui-là !

GINETTE.

Un gamin ! Est-ce possible ?… Il me semble que c’est d’hier. Vous rappelez-vous quand il nous faisait enrager, ses petites blagues d’enfant. Quand nous ouvrions la porte, qu’il criait de loin : « bonjour, chérie » en se fourrant après sous les draps pour se cacher avec un rire d’enfant qui va se faire gronder !… Alors c’est fini !…

(Ils demeurent songeurs.)
RENAUDIN, (riant.)

Peut-être que bientôt il y en aura un autre comme moi qui viendra vous dire : « Vous savez, Renaudin ! vous vous rappelez Renaudin… un petit brun… avec des moustaches courtes… »

GINETTE, (avec autorité.)

C’est très mal de partir avec ces idées-là, Renaudin !

RENAUDIN.

Oh ! je n’ai pas peur, allez !… Et vous savez bien que je n’ai pas peur ! Si ça y est, ça y sera ! Et puis, du reste, c’est des gens comme nous qui devraient y passer, oui, ceux qui n’ont pas beaucoup de famille, ou pas du tout, ceux qui ne laissent rien derrière eux !

GINETTE.

Vous n’avez pas de mère ?

RENAUDIN.

Je vous l’ai déjà dit, mais vous avez oublié… C’est trop naturel, ne vous excusez pas… Non, vous savez, moi je n’ai pas été heureux. J’ai encore mon père, il est horloger à Albi ; il m’aime bien, seulement ce n’est pas lui que je voudrais avoir comme dernière image devant les yeux… car vous savez, nous sommes obligés tous de penser à quelqu’un… y a pas ! c’est obligatoire. Oh ! bien sûr, on a toujours dans le cœur l’idée de patrie, mais ça n’est pas dans les yeux, dans la mémoire. On a besoin de se reporter, pour se donner du courage, quelquefois à une figure plus précise… à qui on ait l’habitude de penser et qui vous accompagne… À la fin, au bout de mois et de mois de cafard, de boue, de poisse, on n’a plus que quatre ou cinq pensées favorites. On rabâche tout le temps. Tenez, dans le combat où j’ai été blessé, j’avais un camarade qui, pendant l’ouragan de mitraille, chantonnait, accroché par terre à deux touffes d’herbe, un air de gramophone qu’il avait l’habitude de chanter dans la tranchée. Et ça n’était pas par fanfaronnade ni par peur. Non, c’était pour avoir en lui, autour de lui, sa pensée d’habitude, la pensée qui lui faisait le plus de plaisir, qui lui rappelait le plus la vie, les bons moments, la rigolade… Moi, je suis bien fixé, je sais à quoi je penserai… Au meilleur moment de ma vie.

GINETTE, (les yeux baissés.)

Le meilleur moment, je crois que c’est toujours l’enfance.

RENAUDIN, (secouant la tête.)

Non, le meilleur moment ç’aura été le temps que je viens de passer à l’hôpital. Oh ! oui… je repenserai longtemps, longtemps à l’hôpital, à vous ! Ça, je peux dire que j’ai eu de la chance, j’ai été heureux ! Vous pouvez parler de veine !

GINETTE, (riant.)

Mais c’est une chance que vous avez tous ! Presque tous nos hôpitaux se valent…

RENAUDIN.

Oui, mais pas les infirmières ! Et vous le savez bien !… Quand on vous embarque, qu’on n’est pas trop touché, c’est une phrase qui se dit là-bas : « Est-ce que je vais avoir la veine de tomber sur la chouette ambulance ! » Et ça veut dire… des visages, doux, agréables… autour du lit… quelqu’un qui vous comprendra… Vous, vous avez été si bonne, si gentille, toujours… Vous ne savez pas la différence qu’il y a entre vous et les autres. Et le courage que vous savez donner presque sans rien dire pourtant… Vous êtes rude même parfois… N’empêche que quand vous entriez dans la salle, ah ! tout de suite, tout de suite, fallait voir leurs yeux se faire doux, gentils… et apaisés. Tous ont plus ou moins le béguin pour vous… mais ce n’est pas la même chose que moi. Je… (Il s’arrête.) Zut ! Je vous demande pardon de vous dire tout cela, ça n’est pas bien intéressant d’ailleurs pour vous de savoir que là-bas il y en a un qui clignera souvent les yeux pour se rappeler… pour tâcher de ne pas oublier… C’était ça justement que je voulais vous dire, j’avais remis toujours jusqu’au dernier moment… Et puis juste quand j’ai pris mon courage à deux mains, comme par un fait exprès, il y a eu la directrice, le père Bertoubeau, les embêteurs, il n’y a pas eu moyen de placer un mot. J’étais navré ! Quelle chance que vous m’ayez laissé monter et que je vous aie retrouvée, pour la dernière fois où je vous regarde, dans votre costume d’infirmière… Si j’y passe là-bas, je vous reverrai comme au bon temps, comme vous êtes là, comme vous étiez près de mon lit… Voulez-vous accepter quelque chose de moi ? Je n’ai personne à qui laisser un souvenir de moi… Prenez-le, allez… Si je reviens, ça n’aura pas d’importance, vous le détruirez… Mais ça me ferait tant de plaisir… dites ?…

GINETTE.

Mais volontiers, Renaudin, ça me fera plaisir à moi aussi.

RENAUDIN, (embarrassé.)

C’est idiot, idiot, vous allez rire !

GINETTE.

Montrez !…

RENAUDIN.

C’est quand j’étais petit. J’ai sculpté ça, vous voyez, dans un coquillage… J’ai été élevé à Hendaye, au bord de la mer. Ça n’a l’air de rien, mais il a fallu des mois… Vous savez ! c’est très difficile…

GINETTE.

Mais oui, c’est d’un travail inouï, c’est prodigieux de fini… C’est autrement difficile à faire, sûrement, que la bague des tranchées.

RENAUDIN.

Je le portais quelquefois comme bouton de manchette. Je m’en suis servi comme d’un fétiche, d’une médaille. Vous voyez, j’avais gravé deux colombes. C’est idiot, n’est-ce pas, de vous donner ça ! Vous voyez, ça me fait piquer un fard… D’autant que dans peu de temps, vous n’y penserez plus, à nous… Quand ce sera fini, que vous serez heureuse… mariée… avec des gosses… et le tralala de la vie…

GINETTE.

Vous vous trompez, Renaudin. Toutes celles qui auront revêtu ce costume en garderont un souvenir… ineffaçable. Ce costume, je le quitterai comme on quitte le voile et je repenserai souvent, quelle que soit ma vie, à l’heure de l’hôpital ! Moi aussi, je vous promets que je sortirai quelquefois ce petit souvenir sculpté que vous venez de me donner et qui devait vous être une chose très chère, je le sens…

RENAUDIN, (avec un grand soupir.)

Chouette !… ça va mieux !… Ah ! c’est que… c’est que je n’ai jamais pu vous dire… si vous saviez… Mademoiselle… si vous saviez ce…



Scène VII


Les Mêmes, PIERRE BELLANGER

PIERRE.

Pardon.

GINETTE.

Entrez, entrez… Vous ne nous dérangez nullement, Pierre… Un de nos soldats guéris qui repart au front tout à l’heure… Monsieur Bellanger… le mari de ma cousine, Madame Bellanger.

RENAUDIN.

Enchanté, Monsieur… Je dois des remerciements à Madame la major pour toute la bonté dont elle a fait preuve… Est-ce que je ne vous ai pas vu à l’ambulance, Monsieur ?

PIERRE.

Je ne pense pas… Il y a plus de deux mois que je n’ai accompagné ma femme… Mes occupations à l’arsenal ne me laissent guère de temps.

RENAUDIN.

Vous n’êtes pas mobilisé ?

PIERRE.

Vous voyez, si je suis sans gloire, je ne suis pas sans fonction… Ne vous dérangez pas pour moi.

GINETTE.

Monsieur me faisait ses adieux… Alors, Renaudin… vous disiez ?…

RENAUDIN, (balbutiant.)

Mais rien… rien… je n’ai plus rien à dire, Mademoiselle…

(Silence.)
GINETTE, (lui tendant la main.)

Donc ?…

RENAUDIN, (avec un élan brusque et farouche.)

Rien, sinon… puisque c’est la dernière fois… toute ma reconnaissance… entière… mais là… mais là…

(Il s’arrête ému, ne trouvant plus ses mots.)

GINETTE, (gravement.)

Au revoir, Renaudin.

RENAUDIN.

Ou adieu !

GINETTE, (la main sur l’épaule, avec force.)

Pas de faiblesse… mon petit… Et… rappelez-vous ce que vous avez promis… Là-bas…

(Elle fait un geste destructeur.)
RENAUDIN, (fièrement.)

Oh ! ça… Au revoir, Monsieur !

(Il sort.)


Scène VIII


PIERRE, GINETTE

PIERRE.

En voilà un qui part avec son viatique.

GINETTE.

Quoi ?

PIERRE.

Sa voix tremblait… Encore un de touché !

GINETTE.

Pierre, vous savez que je déteste ce genre de plaisanterie.

PIERRE.

Ce n’est pas une plaisanterie. Que ce pauvre garçon vous ait aimée, quel mal y a-t-il à cela ?… D’abord n’est-il pas naturel que l’on vous aime… et ensuite songez ce que vous êtes pour ces malheureux : le lien entre les joies du passé et celles de l’avenir… toute la femme, tout le foyer ; et qui plus est, vous êtes des femmes, qu’ils n’auraient jamais rencontrées. Ils auraient été vos inférieurs et vous vous êtes inclinées devant eux… vous les avez servis… vous les avez guéris… C’est du très bel ouvrage, Ginette. Mais un peu dangereux tout de même pour les foyers, cet ouvrage-là !

GINETTE.

Croyez-vous que nous n’aurons pas semé dans leurs âmes beaucoup de courage à côté des consolations.

PIERRE.

Oui, parbleu, du courage, de l’héroïsme chez ceux qui n’en avaient pas ! Mais chez ceux qui en avaient à revendre, au contraire, chez les simples, chez les brutes, vous n’avez fait qu’entr’ouvrir toute une zone d’attendrissement aristocratique qu’ils ne connaissaient pas et vous savez bien qu’il y en a qui retourneront dans leur foyer, guéris, mais l’âme terriblement inquiétée.

GINETTE.

Mon cher, comme ça vous va bien à vous de philosophailler en sortant de vos écritoires, de votre bureau ! Ah ! on vend de l’ironie dans les administrations !

PIERRE.

Je n’ironise pas du tout, Ginette ; ce que je dis est plein de sens et d’exactitude… Et devant vous je n’ai jamais envie d’ironiser.

GINETTE.

Alors c’est pire, puisque vous essayez de m’accabler de choses désagréables, sans résultat, d’ailleurs.

PIERRE.

Je n’ai pas cette intention.

GINETTE.

En diminuant notre pauvre mérite, si toutefois nous en avons un ! Et surtout en tenant bêtement ce langage de civil retardataire : « Cet homme vous aimait »… (Elle hausse les épaules.) Phuff ! Pékin !…

PIERRE.

Je ne désignais pas une faiblesse. Au contraire. Il y a, à l’heure actuelle, presqu’un excès de toutes les vertus humaines. La guerre et le danger sont causes de cette surenchère. Tenez, vous, Ginette, qu’est-ce que vous auriez été dans votre milieu bourgeois de Lille ou de Roubaix ?… Vous seriez-vous même découverte jamais ! Auriez-vous su communiquer ce courage, cette intrépidité ?…

GINETTE.

Vous venez de constater vous-même qu’ils n’ont guère besoin qu’on leur en communique, ceux-là !

PIERRE, (hochant la tête.)

Savoir !… On a toujours besoin du clairon, Ginette ! Pour faire l’ascension des sommets, il faut être entraîné par une voix… et même par une musique.

GINETTE.

Ça dépend des jarrets !… Consolez-vous !… L’âge de la retraite a sa beauté modeste… mais enfin, pas dédaignable. On ne peut pas demander l’impossible !…

PIERRE.

L’impossible !… Ah ! il y a quelque chose de si attirant dans l’impossible !…

GINETTE.

Travailler bénévolement dans un bureau… assis… c’est encore très beau et c’est encore, paraît-il, servir la patrie… (Subitement.) Mais asseyez-vous donc au lieu de marcher tout le temps… Reposez-vous…

PIERRE.

Merci ! J’ai travaillé debout, toute la journée, et je ne suis pas fatigué.

(Entre Cécile Bellanger en costume d’infirmière avec sa fille Simone.)


Scène IX


Les Mêmes, CÉCILE, SIMONE

CÉCILE.

Je suis allée chercher Simone au cours. C’est pour cela que je suis en retard.

GINETTE.

Salut… depuis tout à l’heure.

CÉCILE.

J’ai les amitiés du major Boudet à vous faire. Il vous a cherchée, vous étiez déjà partie !

GINETTE.

Oui, aujourd’hui, j’avais hâte de rentrer jouer du violon. (À Simone.) Comment va-t-elle ?

SIMONE.

Pas très bien, toujours.

GINETTE.

Tiens, qu’est-ce qu’elle fait là ? Qu’est-ce que vous faites, Simone ?

SIMONE.

Eh bien ! du crochet.

GINETTE.

Jusque dans la rue ! Quel zèle ! au moins si on vous rencontre, on sera bien sûr que vous faites quelque chose pour les blessés.

SIMONE, (aigrement.)

Tout le monde ne peut pas être infirmière… Si je n’avais pas ma gastro-entérite !

PIERRE.

Allons, ne vous chamaillez pas !

CÉCILE.

Ah ! voilà les sabots ! le compte y est ?

GINETTE.

Ma foi, je n’ai pas eu le temps de vérifier, j’avoue. J’ai mangé une tranche de saucisson admirable ; quand je dis une tranche, je devrais dire un demi-saucisson, j’avais une faim de poilu !…

PIERRE.

Vous ne mangez donc pas à votre faim à l’ambulance ?

GINETTE.

Justement. On ne sent sa faim qu’en sortant.

CÉCILE.

Le fait est que nous n’avons pas une minute en ce moment. Ce soir, il arrive encore deux grands blessés. On vous l’a dit, Ginette ?

GINETTE.

Je crois bien !

CÉCILE.

Coucherez-vous là bas ?

GINETTE.

Il ne manquerait plus que je couche ici !

CÉCILE, (à Pierre.)

Et toi, rien de nouveau à l’arsenal ?

PIERRE.

Rien ! toujours une insupportable comptabilité… des chiffres, des vérifications…

CÉCILE, (s’asseyant.)

Ah ! c’est bon tout de même ! Cela paraît si extraordinaire de se retrouver quelques heures par jour. On en perd tellement l’habitude, hein ?… Je ne me rappelle plus ma vie passée…

PIERRE.

Le fait est qu’on a l’air d’une tribu qui campe dans de lointaines colonies. Chacun a son emploi ! Malgré que je sois plus administratif que jamais, on me donnerait l’ordre de scier du bois et de nettoyer la vaisselle que je n’en serais pas autrement étonné ! Simone, tu ne m’as pas embrassé !

SIMONE.

C’est vrai, papa ?

PIERRE.

Oh ! le beau livre d’école !

SIMONE.

Oui, c’est une histoire de la guerre illustrée qu’on m’a fait acheter.

PIERRE.

Montre cette merveille historique !

(Pendant qu’ils regardent, Cécile va à Ginette.)
CÉCILE.

Pourquoi n’êtes vous pas venue avec moi faire quelques emplettes ?…

GINETTE.

Mais je vous l’ai dit !

CÉCILE.

Non, vous avez fui exprès pour ne pas passer chez le bottier.

GINETTE.

Ma foi, je n’y ai pas pensé. Mais, je vous en prie, Cécile, je n’ai aucun besoin de souliers, pas plus que je n’avais besoin de la chemisette que vous m’avez fait faire.

CÉCILE.

Voyons, ma chérie, tout cela ne compte pas et n’a aucune importance ! Vous agissez toujours comme si vous étiez une charge pour nous.

GINETTE.

Nullement, mais je compte bien que, plus tard…

CÉCILE.

Mais oui, plus tard… après les réparations, les indemnités, quand on vous aura rendu vos biens… Jusque-là n’abusez pas de votre discrétion.

GINETTE.

Je fais déjà la charité avec votre argent ! Plutôt que de me payer une nouvelle paire de souliers, dont je n’ai nul besoin, si vous voulez acheter quelques paquets de Maryland et de tabac anglais pour…

CÉCILE, (riant.)

Merci bien, ils fument déjà tous en cachette ; il y a le sacré Marocain qui met, chaque fois que je passe, son mégot dans la table pour que je ne sente pas !

PIERRE, (allumant une cigarette.)

Mais moi qui ne suis pas blessé, j’ai le droit, n’est-ce pas ? ça ne vous gêne pas ?

GINETTE.

Si c’est du caporal, ça va… Je n’aime que ça.

CÉCILE.

Vous vous êtes occupée du dîner ? Je ne sais pas ce qu’il va y avoir.

GINETTE.

Oui, j’ai commandé… Tiens, mais au fait, j’y songe… Simone, venez avec moi, nous allons essayer le porridge cacao.

PIERRE.

Qu’est ce que cette douceur ?

GINETTE.

Un don magnifique d’un industriel. On m’a fait cadeau de 250 boîtes d’un vague porridge-cacao pour le front. Ça se prépare en une minute et il paraît que c’est naturellement délicieux. Nous allons faire la popote. Vous en goûterez, aussi, cousin ?

PIERRE.

Merci, je me récuse cette fois. Je connais déjà le lait concentré.

GINETTE.

Oui. C’est vrai, la vie des tranchées et vous !

PIERRE.

Si c’est comme ça ! j’en prendrai quatre tasses.

GINETTE.

Allez, venez, Simone, je suis persuadée que ce sera miraculeux pour votre gastro-entérite et votre côlon transverse.

PIERRE.

Où allez-vous faire ça ? À la cuisine ?…

GINETTE.

Si vous voulez, on va le faire ici : je vais aller chercher la lampe à alcool et je vous ferai apporter des tasses… et de la crème pour vous…

(Pierre reste seul avec sa femme.)


Scène X


CÉCILE, PIERRE

CÉCILE.

Je suis un peu fatiguée… J’enlève mon voile !… Je te ferai la même observation que tu as faite à ta fille !

PIERRE.

Laquelle ?

CÉCILE.

Tu ne m’as pas embrassée.

PIERRE.

Tiens ! c’est vrai.

CÉCILE, (riant.)

Tu vois qu’on perd les notions les plus élémentaires de la tenue… Je ne t’en veux pas, mais est-ce que la guerre serait la désunion des familles ? Embrasse-moi fort ! Ah ! ça va mieux, on retrouve un peu ses habitudes ! Quand les retrouverons-nous toutes ! Enfin, il ne faut pas penser à notre misérable personne !… C’est égal, je me demande, vois-tu, comment une jeune fille comme Ginette qui a perdu sa famille, ses biens, la moindre chance de bonheur, peut conserver une santé morale et un équilibre pareils dans la gaîté… car c’est de la vraie gaîté qu’elle éprouve et qu’elle dispense à tout le monde. On l’entend chanter dans les couloirs de l’ambulance…

PIERRE.

C’est sa jeunesse !

CÉCILE.

Il n’y a pas qu’une question de jeunesse. Si tu la voyais, vraiment elle m’étonne toujours ! Quand les auxiliaires sont fatiguées, elle balaye la salle elle-même, vide les cuvettes, distribue la soupe ! Tout à l’heure elle a pansé un phlegmon et une main saignante aux phalanges arrachées, avec un sang-froid de vieux médecin.

PIERRE.

Mais toi, Cécile, tu en fais tout autant !…

CÉCILE.

Oui, nous en faisons peut-être autant, mais je ressens malgré tout une tristesse générale, des révoltes contre la souffrance, une mélancolie s’y mêle, et cependant j’ai mon intérieur, mon foyer que je retrouve tous les jours à la même heure, j’ai toi… moi !… Tandis qu’elle ! M’a-t-elle frappée dès la première nuit que nous avons passée ensemble à l’hôpital quand sont arrivés les grands blessés !… C’est une chose fantastique que la première nuit à l’hôpital où une trentaine d’hommes mêlent leurs cauchemars, commandent, gémissent, montent à l’assaut, revivent le drame… Moi, devant ces fantômes, j’étais transie d’horreur, elle, à mes côtés, pas du tout, elle était calme, elle souriait presque. Moi, je suis allée tout de suite à l’un qui criait plus que les autres dans la grande mêlée imaginaire et je balbutiais n’importe quoi : « Voyons, voyons, calmez-vous, calmez-vous ! » Elle, presque en souriant, au contraire, s’est approchée d’un grand diable plus forcené, elle lui a tapoté la joue avec une autorité extraordinaire, comme si elle était de longtemps une professionnelle habituée, et en le tutoyant, elle lui a ordonné sévèrement de se taire pour ne pas fatiguer les autres… Et tu vois que, rentrée ici, elle joue du violon, elle a un appétit d’enfer… elle mange comme quatre !… Faut-il admirer ?… Pourtant, il me semble que, moi aussi, je porte une force d’amour, d’abnégation aussi grande… seulement, c’est une force sourde, grave… Est-ce que je reviens déjà de la vie, quand d’autres s’y précipitent ?… Elle joue du violon : j’ai abandonné le piano !…

PIERRE.

Cela provient du parfait accord de toutes ses facultés… Combien sont-elles de jeunes filles maintenant qui se sont transformées ainsi, par le miracle de la guerre !… Elles auront fait notre étonnement, notre stupeur admirative… Mais toi, tu as ta haute sensibilité… Nous sommes moins maîtres de nos sensations ? Sans doute c’est aussi qu’elles sont plus intenses… Mais il ne faudrait pas te surmener ?…

CÉCILE.

Et toi, tu as l’air soucieux ? Le communiqué est bon cependant, n’est-ce pas ?

PIERRE.

Excellent.

(Rentrent Ginette et Simone avec une lampe à alcool, des paquets, Simone en a les bras remplis.)


Scène XI


Les Mêmes, GINETTE, SIMONE, puis GERMAINE

GINETTE.

Nous n’allons pas dévorer tout ça. C’était pour vous montrer les munitions ! Allez ! Simone, installons-nous sur cette table et improvisons !

PIERRE.

Voulez-vous qu’on vous aide ? Ça se prépare à l’eau ?

GINETTE.

Soyez tranquille, pour vous on ajoutera de la crème ! Je vous l’ai promis.

GERMAINE, (entrant.)

C’est Monsieur le sous-préfet avec un autre monsieur. Il demande s’il peut voir ces dames.

PIERRE.

Ah ! c’est son auto qui vient de s’arrêter à la porte ! Vous l’attendiez donc !

GINETTE.

Au fait, je ne vous avais pas encore raconté. C’est à cause de la vieille folle d’à côté… la séquestrée…

CÉCILE.

Faites monter, faites monter le sous-préfet.

PIERRE.

Il a dû trouver ce prétexte pour venir, comme il est visiblement amoureux de vous, Ginette.

GINETTE.

Vous êtes odieux ! C’est une monomanie !

PIERRE.

Voyons, vous ne pouvez pas nier que ce jeune sous-préfet intérimaire n’a pas été héberlué par vous ?

CÉCILE.

Tais-toi, Pierre… le voilà (À Ginette.) Mais que vient-il faire ?…

GINETTE.

Attendez, vous allez le savoir.



Scène XII


Les Mêmes, DUARD, LE DOCTEUR BARRIER

(Entrent le sous-préfet et un gros homme qui est le médecin civil Barrier. Le sous-préfet Duard est tout jeune et visiblement inexpérimenté.)
GINETTE.

Oh ! je suis désolée, vous n’auriez pas dû vous déranger vous-même, Monsieur le sous-préfet… cela n’avait aucune importance !

DUARD.

Mais je ne me suis pas dérangé le moins du monde, je passais en auto devant votre porte avec le Dr  Barrier, que je vous présente…

BARRIER.

Madame, mademoiselle, monsieur…

(Salutations.)
DUARD.

De quoi s’agit-il ? Puis-je vous être utile ?

GINETTE.

Oh ! le cas est sans gravité. Il pourra même vous apparaître une plaisanterie douteuse… Avec aplomb j’ai accepté de vous soumettre ce cas de conscience…

CÉCILE.

Nous étions en train de goûter à un produit avant de l’expédier sur le front, un de ces nouveaux produits dont on nous encombre et dont les tranchées ne veulent même plus.

PIERRE.

Un five o’clock de cagnas. Je vous en prie…

DUARD.

Ce serait avec le plus grand plaisir, mais nos minutes sont comptées. J’ai promis de conduire le docteur chez une cliente qui ne peut guère attendre.

BARRIER.

Elle est en train d’accoucher.

PIERRE.

Le Docteur Barrier, n’est-ce pas ?

DUARD.

Un de nos grands spécialistes.

BARRIER.

Oui, Mademoiselle, pendant que l’humanité est en train de s’entre-tuer, moi j’ai pour mission de faire faire à la vie le maximum de rendement… Jamais besogne ne m’a paru plus agréable !

GINETTE.

Simone, donnez deux tasses, à moins que réellement vos minutes soient comptées, à tous deux.

DUARD.

Oh ! le fait est que je suis accablé de besogne, mais mes clients sont moins pressés que ceux du docteur !… Trois cents dossiers d’allocations, réquisition de blé, de foin, veiller à l’hygiène des écoles, au personnel des grandes usines, un courrier de deux cents lettres de réclamations, des réclamations de députés, car il y en a encore ! Rédiger dans la quinzaine un rapport sur la réforme administrative !

GINETTE.

Et vous voulez encore que je vous ennuie avec ma petite requête !

CÉCILE.

Mais enfin, qu’est-ce que c’est, Ginette ?

GINETTE.

Après tout, j’ai peut-être tort de rire. Figurez-vous que nos insupportables pies-grièches de voisines prétendent m’interdire de jouer du violon et s’en réfèrent à je ne sais quelle ordonnance de la préfecture et aussi à votre jugement personnel. Il paraît que c’est inconvenant de jouer du violon… ailleurs qu’au front sur des boîtes de macaroni…

DUARD.

Quelle idiote ! Je vais vous rédiger une lettre que vous pourrez lui montrer à cette dame. J’entends ne pas être tenu responsable d’un arbitraire pareil.

GINETTE.

À la bonne heure ! je n’en doutais pas !

DUARD.

Quelle est cette personne ? Une vieille dame ?

GINETTE.

Naturellement ! comment voulez-vous qu’il en soit autrement ! Ah Dieu ! avant la guerre, je n’aimais pas les vieux, maintenant je les déteste.

BARRIER.

Merci, en passant.

(On rit.)
GINETTE.

Oh ! mais je n’appelle pas vieux du tout un homme de votre sorte… placé…

PIERRE.

Au guichet de la vie.

BARRIER.

Il en a de bonnes !

GINETTE.

J’appelle vieillard tout ce qui se consume dans l’inutilité, l’anémie, l’ankylose ! Et ce qu’on en voit !

BARRIER.

La cachexie, comme nous disons entre nous, mais c’est un sale mot pour de jolies bouches.

CÉCILE.

Voilà Ginette lancée !… Je vous avertis que c’est sa marotte.

DUARD.

Mais, il y a des vieillards intrépides et charmants. Mademoiselle.

GINETTE.

J’enrage de penser qu’après la guerre il y aura tous les vieillards ! Et que cette belle jeunesse meurt tous les jours pour entretenir le règne de la vieillesse ! Ah ! s’ils se contentaient d’étouffer les violons !

BARRIER.

Elle ne pardonne pas à la vieille dame d’à côté !

DUARD.

Je vais la saler !

BARRIER.

Mais elle me plaît, cette petite demoiselle-là… Passez-moi une tasse de cacao. Ça remplacera les pernods défunts. (Regardant sa montre.) Et puis, la mère et l’enfant auront bien la politesse de m’attendre ! D’abord les enfants peuvent attendre, ils ont bien le temps devant eux ! Tandis que nous !

DUARD.

Une pierre dans votre jardin, Ginette…

BARRIER.

Du tout, du tout ! Figurez-vous que je pense comme cette petite demoiselle-là !

DUARD.

Moi, sur ce chapitre, je m’en réfère à la limite d’âge administrative… On est jeune jusqu’à la classe 87.

BARRIER.

Après la guerre ce sera le régime des vieux bureaucrates et du gérontisme ! Tout peut mourir en France, même la jeunesse, pas l’administration ! Le dernier survivant de la planète Terre sera un employé des contributions indirectes ! L’administration, ah ! nous l’aurons connue, celle-là !

GINETTE.

Ce que ça fait plaisir d’entendre ça ! Je vous demande pardon de le dire, Monsieur le sous-préfet, mais dès qu’on a affaire à elle, la sacrée administration, tenez, même dans un service comme le nôtre à l’hôpital…

DUARD.

Chut ! chut ! je devrais me scandaliser !

BARRIER.

Que voulez-vous ? Nous payons en caducité notre excédent de génie et de jeunesse. C’est comme une espèce de loi des compensations.

GINETTE, (se haussant sur la pointe des pieds et avec des grands gestes coupants.)

Ah ! il faudra balayer tout ça après la victoire !

BARRIER, (riant.)

Regardez-la avec ses dents de jeune louve, elle va en croquer sa tasse !

DUARD.

Elle ne fait qu’une bouchée de tous les fonctionnaires futurs et passés.

PIERRE, (haussant les épaules.)

Et puis tout cela est bien puéril, Ginette ! Dans le poids mort des civils dont vous parlez, il n’y a pas que les vieillards ; il y a une masse de gens inaptes au service et à l’activité.

GINETTE, (l’interrompant.)

Les déchets, quoi ! Heureusement, il y aura aussi les autres…

BARRIER.

Qui ?

GINETTE.

Mais ceux auxquels on ne pense pas assez, ceux qui reviendront, tiens, parbleu ! Et à ceux-là toutes les places au soleil !

PIERRE.

Et à eux tout l’amour !

GINETTE.

Tiens, comment donc, aussi !

BARRIER.

Je compte bien sur leur clientèle !

GINETTE.

Qu’ils reviennent pour épousseter ceux qui auront fait en leur absence l’intérim de la jeunesse ! C’est que nous en voyons, vous savez, nous autres, les femmes, des vieux beaux qui cambrent les jarrets et qui sont décidés à ne pas rendre la place après la guerre ! Puis, vous savez, ils connaissent le moyen de refaire la France !

PIERRE, (levant les bras.)

Dieu l’a faite ainsi. Nous n’y pouvons rien !

DUARD.

Ce n’est pas un mal. Il en faut… il en faut…

PIERRE.

Et vous êtes injuste aussi… Pourquoi accabler ceux qui ne peuvent prétendre à un plus haut sacrifice de leur vie ?… Ils s’efforcent d’être des remplaçants équitables, utiles.

GINETTE.

Peuh ! là ! là ! En voilà des mots, qui ont la goutte !

PIERRE.

On ne peut pourtant pas tuer les vieux pour vous faire plaisir. Quel abattoir !

GINETTE.

Que voulez-vous, quand je vois tous les jours ces admirables enfants souffrir sans se plaindre (car ils ne se plaignent même pas), et repartir de même, faire le sacrifice de tout ce qu’il leur restait à vivre, avec cette simplicité tranquille, ah ! bon Dieu, j’imagine que si j’étais homme, tant qu’un souffle de vraie vie et de santé enflerait ma poitrine, je ne pourrais pas tenir en place !…

BARRIER.

Il faut tout de même des jarrets, Mademoiselle.

CÉCILE.

Je vous écoute, Ginette, et je ne vous approuve pas… Il est nécessaire qu’il en reste pour perpétuer la famille ! L’incendie ne peut pas gagner toute la terre.

PIERRE.

Et puis la jeunesse, c’est très bien, la jeunesse ! mais serait-elle ce qu’elle est sans nous ?

CÉCILE, (protestant.)

Comment, nous ? Mais je suppose bien que personne ici ne parle de nous !

GINETTE.

Naturellement.

PIERRE, (s’anime.)

Que serait-elle sans nous la jeunesse ? Une force brute, voilà tout ! Nous lui donnons sa direction. Oui, certes, nous ressentons l’élan qu’elle nous communique comme un rouage communique le mouvement à un autre rouage, mais en revanche que ne reçoit-elle pas de notre expérience ? Il est nécessaire que la vieillesse soit là pour servir à la jeunesse de…

GINETTE, (interrompant.)

De repoussoir. Ça évidemment.

PIERRE.

Oh !

(Il repose sèchement sa tasse sur la table dans un geste nerveux. On se retourne.)
CÉCILE.

Qu’est-ce que tu as ?

PIERRE.

Moi ? Rien ! Rien du tout… Je réfléchis seulement tout à coup que j’avais oublié une course importante… à deux pas d’ici. Monsieur le sous-préfet, votre auto est en bas ? J’en ai pour trois minutes, juste aller et retour. Je vais jusqu’au coin de la rue.

CÉCILE.

Où ?

BARRIER, (tirant sa montre.)

Diable ! diable ! eh là ! Ils ne pourront jamais attendre jusque-là. Sur ma demi-heure nous venons de perdre cinq bonnes minutes à discuter comme au café de la République.

PIERRE.

Mettez votre chapeau. Le temps de vous apprêter, je serai de retour.

BARRIER.

Dépêchez-vous alors, Monsieur, je vous en prie.

DUARD.

Je vous demande pardon d’insister à mon tour.

PIERRE.

Entendu et merci.

(Il sort.)


Scène XIII


Les Mêmes, moins PIERRE

CÉCILE.

J’ai peur que vous ne l’ayez un peu agacé.

GINETTE, (riant.)

Ça, j’avoue que parfois j’agace mon cousin. J’adore la discussion.

CÉCILE.

Et toutes ces parlottes sont bien vaines…

DUARD.

Nous en avons oublié, dans la chaleur du banquet, de vous donner notre jugement sur ce produit. Il n’est pas trop mauvais, c’est le mieux qu’on puisse en dire. Ça repose des bonnes choses.

GINETTE.

Et vous, Simone, comment trouvez-vous ça ?

SIMONE.

Infect.

GINETTE, (riant.)

Naturellement. Simone ne parle pas souvent, mais quand elle parle elle laisse tomber des diamants…

DUARD.

Je ne vais plus oser revenir ici…

GINETTE.

Pourquoi ?

DUARD.

Vous avez été bien dure pour moi… Hé oui, je suis hélas ! de ces tristes auxiliaires qui, bien qu’âgés de trente ans et quelques mois…

GINETTE, (vivement.)

Oh ! mais je serais désolée que vous preniez pour votre compte des discussions d’ordre général… S’il fallait traiter en mépris tous ceux qui, pour des raisons valables, sont obligés de vivre à l’arrière, et qui, d’ailleurs, s’emploient de tout cœur à leur tâche !… Je ne connais pas de plus stupide injustice…

DUARD.

Sans rancune, allez !… Il n’y en a pas un de qui ne se soit posé la question : « Dans ma faiblesse n’entre-t-il pas un peu de lâcheté ? »

CÉCILE, (avec force.)

Pas ici… je vous le garantis !…

DUARD.

Et cela ne m’empêche pas de vous être tout dévoué, Mademoiselle, tout acquis à chaque fois que vous aurez besoin de moi… N’hésitez pas à m’appeler et à user de mes services… Au moins, faire en sorte d’être bon, utile… à tous…

GINETTE.

Mais vous voyez que je ne me prive pas de vous déranger… Et, si même pour l’organisation du train sanitaire… (On entend la corne de l’auto.) Tiens ! ce n’est pas possible, déjà lui !

BARRIER.

Il ne peut pas matériellement avoir eu le temps !

DUARD, (va à la fenêtre.)

Charles, qu’est-ce qu’il y a ?… Quoi ?… Oh ! bon (Il se retourne.) L’auto l’a laissé là où il l’a conduit. Et il nous le renvoie, de peur que nous ne nous mettions en retard.

BARRIER.

Tant mieux, profitons-en !… Je suis bourrelé de remords !… Madame, Mademoiselle, excusez-nous… La classe 37 m’appelle.

CÉCILE.

Dites-moi… Vous descendez la rue Carnot ?

DUARD.

Tout droit.

CÉCILE.

Voulez-vous me déposer en passant chez ma cousine de Saint-Arroman ?…

DUARD.

Je crois bien !

CÉCILE, (à Ginette.)

Je vous laisse Simone…

GINETTE.

Allez, allez…

CÉCILE.

Je reviendrai d’ailleurs aussitôt.

DUARD.

Et je vous enverrai ce mot pour la vieille voisine ce soir même.

GINETTE.

Je vous en prie… Ce n’est pas pressé…

BARRIER.

Au revoir, ma petite infirmière… J’aime ces natures-là… Aussi, si vous avez jamais besoin de moi… À votre disposition !

GINETTE, (riant.)

Oh ! docteur !

BARRIER.

Suis-je bête !… Oui, c’est vrai… Où avais-je la tête ?… l’habitude professionnelle ! Et d’ailleurs un jour ou l’autre, je pense bien que vous ferez votre devoir de bonne Française ! D’ici là, en tout cas, charmé de vous avoir connue !

GINETTE, (riant.)

Alors… au revoir…

(Le docteur sort.)


Scène XIV


GINETTE et SIMONE, seules, puis PIERRE

GINETTE.

Maintenant faisons le ménage nous-mêmes, Simone.

SIMONE.

Si vous voulez.

(Pendant qu’elles rangent les tasses.)
GINETTE.

L’homme aux sabots étant venu, il faudra que nous les comptions tout de même !

SIMONE.

Nous n’avons pas besoin d’être deux pour ça !

GINETTE.

On n’est pas plus aimable.

SIMONE, (avec intention.)

Vous savez que je ne suis pas « bonne » !

GINETTE.

Vous vous calomniez peut-être ! Qui sait ?

SIMONE.

Non. Mais, sans doute, je suis trop petite pour m’intéresser à la guerre. Plus tard, quand je serai grande je m’intéresserai aux autres… comme vous !

GINETTE.

Mais les autres, ma petite Simone, les autres, ce sont des gens en effet rudement intéressants !

SIMONE.

Avant les autres, j’aime les miens.

GINETTE.

Tiens ! tiens !… Mais c’est la première fois que vous me sortez des idées aussi arrêtées !

SIMONE.

Croyez-vous ?

GINETTE.

Vous ne m’aimez pas, Simone, avouez-le. Qu’est-ce que je vous ai fait ? Est-ce parce que je vous ai quelquefois rabrouée ?

SIMONE.

Vous rabrouez tout le monde… C’est une habitude… Et puis, moi, ça n’a pas d’importance.

GINETTE.

Il faudra soigner votre estomac, ma petite. Votre caractère s’aigrit beaucoup. Vous n’êtes pas malheureuse pourtant ?

SIMONE.

Je le suis.

GINETTE.

Ça se dit ! Je voudrais bien savoir depuis quand ?

SIMONE.

Depuis que vous êtes arrivée ici.

GINETTE.

Depuis que…

(La porte s’ouvre. Entre Pierre.)
GINETTE.

Tiens, vous revoilà !

PIERRE.

Mais oui ! Ils sont partis ?

GINETTE.

Bien entendu, puisque vous avez renvoyé la voiture. Cécile en a profité pour se faire déposer chez sa tante. Elle reviendra dès qu’elle aura fini sa visite.

PIERRE, (à Simone.)

Tu t’en vas, fifille ?

SIMONE.

Je vais faire mes devoirs.

(Elle sort.)


Scène XV


GINETTE, PIERRE

PIERRE.

Je ne vous dérange pas ?

GINETTE, (s’est mise à coudre.)

Pas le moins du monde. (Silence.) Il est très bien, ce gros docteur… hein ?… (Nouveau silence.) Je dis, il est très bien, ce gros docteur…

PIERRE.

Ah ! oui !

GINETTE.

Cela n’a pas l’air de vous intéresser.

PIERRE.

Si. Je repensais à notre conversation ! Ah ! quel mépris dans toutes vos paroles ! Et quel mépris spécialement de moi !

GINETTE.

Vous plaisantez ! Quel rapport…

PIERRE.

Ne faites pas la bête. Il n’est pas de jour que vous ne m’ayez tancé d’importance.

GINETTE.

Ah ! ça, en voilà une idée ! Vous faites ce que vous pouvez, mon pauvre Pierre ; on n’a aucun reproche à vous adresser. Vous avez fait votre devoir ; vous avez quarante-six ans. Vous pourriez être évidemment dans un lointain dépôt, dans une intendance insignifiante, mais vous n’encourez aucun blâme en vous rendant utile dans votre propre ville. Vous voilà comme le sous-préfet ! J’ai toujours voulu parler de ceux qui n’ont pas l’âge de la retraite, et de ceux…

PIERRE, (l’interrompant.)

Pas le blâme, si vous voulez, mais le mépris ! ah oui ! Mais ça n’est pas votre faute ; vous avez le mépris cruel de la jeunesse. Et puis, c’est peut-être pour mon châtiment aussi !

GINETTE.

Votre châtiment ?

PIERRE.

Oui, d’avoir osé vous faire l’aveu que je vous ai fait !

GINETTE, (froide.)

Il est convenu que nous n’en reparlerons jamais.

PIERRE.

Mais vous y répondez toujours indirectement par vos railleries… justes, oh ! très justes !… Celui qui ne peut prétendre aux actes les plus énergiques et les plus valeureux de l’âme doit se soumettre lui-même à toutes les conséquences de son âge ou de sa pleutrerie. Aligne tes fiches, vieux bonhomme, dans ton bureau. C’est justice.

GINETTE.

Mais qu’est-ce qui vous prend aujourd’hui ? Je me suis mal exprimée sans doute. Moi aussi je suis pantoufle, Pierre ! Résignons-nous à notre modeste emploi. La beauté, c’est pour les autres ! Pourquoi faites-vous cette figure piteuse, grand Dieu ! Tenez, voulez-vous me passer les ciseaux qui sont sur la table ? Merci !

PIERRE.

Je ne mérite pas tant de mépris. Au fond, j’ai ma valeur.

GINETTE.

Mais je vous respecte énormément ; je sais que vos travaux d’architecte sont remarquables et j’apprends toujours à vous écouter.

PIERRE.

Je vaux mieux que tout cela. La province m’a un peu étouffé, la vie de famille aussi ; au fond personne ne me connaît. J’ai été un solitaire. Si j’avais pu vous parler à cœur ouvert, vous m’auriez jugé, mais voilà… c’est de ma faute. Tout de suite, j’ai été assez bête, assez naïf, comme un vieux collégien, pour faire la gaffe et pour qu’il me soit interdit à tout jamais de reprendre cette conversation interrompue. Je vous aurais mieux éclairée sur moi-même, sur mes sentiments ! Vous m’avez ordonné de me taire, je me suis tu.

GINETTE, (énergiquement.)

Il ne pouvait pas en être autrement.

PIERRE.

En effet. Seulement je me suis tu trop vite !

GINETTE.

Non ! Parce qu’à coup sûr, le lendemain si vous aviez persisté, j’aurais bouclé mon imperceptible valise. Je n’aurais pas trahi l’hospitalité.

PIERRE, (hausse les épaules.)

Oui, oui !… Mais tout de même ce sont de bien grands mots, et vous l’avez trahie tout de même !

GINETTE.

C’est le comble, par exemple !

PIERRE.

Parfaitement, à votre insu ! La trahison, c’est d’avoir apporté ici votre jeunesse, je ne dis pas seulement votre charme, je dis la puissance de votre jeunesse ardente, même votre gaîté, même ce courage que vous communiquez à tout le monde. Vous parliez tout à l’heure de la bureaucratie, de la porte qu’il faudrait ouvrir pour balayer cette atmosphère endormie. Eh bien c’est ce que vous avez fait, vous, en entrant ici sournoisement et sans le vouloir.

GINETTE.

Oh ! sournoisement !

PIERRE.

Vous avez ouvert les fenêtres, vous avez balayé cette atmosphère provinciale où des énergies un peu molles s’endormaient dans le confort, dans une austérité pour laquelle nous n’étions peut-être pas nés. Cette grande histoire, la Guerre passait au-dessus de nos têtes. Vous, avec vos blessures toutes neuves, toutes saignantes, votre rage, votre enthousiasme, vous êtes arrivée comme un petit bolide. Vous nous avez tous entraînés. Qui sait même si Cécile aurait trouvé en elle ces ressources d’énergie si vous ne la lui aviez un peu soufflée ; vous n’avez pas besoin de proclamer votre amour pour la jeunesse, allez ! C’est vous qui êtes la jeunesse ! Mais cruelle par exemple… et sévère ! Bah ! la bonté vous viendra plus tard. La bonté, c’est déjà de la décadence.

GINETTE, (éclatant de rire, le nez sur son ouvrage.)

Bon Dieu ! mais je ne suis pas tout ça ! Que diable allez-vous chercher là ! Toutes ces choses se réduisent à bien moins… bien moins… C’est l’histoire d’une pauvre petite émigrée, un petit bout de rien du tout qui est entré dans une maison amie, chez des gens adorables et pleins de cœur. Or, pendant qu’elle se mettait simplement à sa besogne d’infirmière, à son petit traintrain de vie, le cousin, comme dans les pires romans, a failli devenir amoureux de sa petite personne. Ça aurait pu se gâter, elle aurait dû se fâcher… et puis tout s’arrange… Voilà à quoi se limite exactement l’histoire.

PIERRE, (secouant la tête.)

Non, pas du tout. Vous savez bien que ce n’est pas ça ! N’essayez pas d’en diminuer les proportions ! C’est plus, beaucoup plus !… C’est même tellement, que, par moments, je me demande si ce n’est pas une seconde vie qui commence… Et si, tout à coup, je vous révélais la profondeur de mes sentiments, vous en seriez peut-être effrayée… Mais cependant, je sais, je lis dans vos yeux, dans votre attitude, que vous vous en rendez compte.

GINETTE, (fronçant les sourcils.)

Alors, taisez-vous encore et toujours… c’est ce qui vaudra le mieux.

PIERRE.

C’est une superstition ancienne qui vous fait dire : il vaut mieux se taire devant l’amour. Voyez-vous, je vous disais tout à l’heure une grande vérité, au sujet de ce soldat balbutiant qui s’en allait emportant avec l’amour qu’il vous a voué une grande force qui va le soutenir et l’embraser !… Je vous disais qu’un des miracles les plus merveilleux de cette guerre aura été de transformer les sentiments de l’homme devant la femme et réciproquement. Est-ce parce que vous n’êtes plus les mêmes que naguère, vous autres femmes ?… Est-ce plus simplement parce que le danger de l’heure nous a fait mieux comprendre la destination de l’amour et de la tendresse, mais je sens parce que j’éprouve qu’il y a encore dans l’amour des rayons X qui restent à découvrir… Et quand la découverte est faite de ces rayons invisibles, c’est toute une espèce de rénovation ! En vous aimant comme je le fais, je ne peux même pas savoir s’il entre une partie d’amour physique pour vous ! C’est vrai ! Je vous aime, Ginette, éperdûment, suivant l’ancien terme, mais je vous aime comme on aime l’air pur, l’air vif des sommets, la santé, la marche… C’est un sentiment neuf qui a quelque chose de grand, d’enthousiasmant !

GINETTE.

Ce n’est pas mon influence que vous subissez ! À travers moi vous sentez l’enthousiasme de l’heure que nous vivons.

PIERRE.

Ah ! qu’importe si vous êtes le clairon ! Mais je jure qu’à mesure que vous parlez, qu’à mesure que vous vivez ici, je sens renaître en moi des ferveurs, des juvénilités, des espérances que je n’aurais plus jamais attendues de moi-même. Même quand je boude contre les paroles que vous prononcez, mon cœur vous donne toujours gravement raison : car vous avez toujours raison, Ginette ! Vous m’avez amélioré, vous m’avez inspiré le désir d’un idéal, vous m’avez rajeuni et si vous en avez guéri d’autres de leurs blessures, vous avez fait ici une très bonne œuvre aussi sans vous en douter : vous m’avez guéri de moi-même.

GINETTE.

Faites mieux, faites plus encore, oubliez complètement nos pauvres personnalités. Non, non, on ne peut pas parler d’amour, voyez-vous, on n’a pas le droit d’éprouver autre chose que l’amour qu’ils éprouvent, eux !

PIERRE, (avec rage.)

Ah ! vous ne parlez toujours que d’eux ! Et pour les rapprocher davantage de vous… vous les appelez… des enfants !

GINETTE.

De quoi voulez-vous donc que je parle ? Je voudrais que vous les voyez comme nous les voyons, oui, il faut les avoir vus comme l’autre jour lorsqu’on est venu leur chanter la Marseillaise dans la salle de l’ambulance. Pierre, Pierre, si vous aviez vu toutes ces figures illuminées ! les grands blessés qui se soulevaient sur leurs coudes ! les petits qui enlevaient respectueusement leur coiffe, comme s’ils étaient devant une grande personne, devant un chef ! Et leurs yeux !… oh ! leurs yeux en écoutant cette chose qui les avait emportés déjà dans la mitraille et qui allait les reprendre bientôt, cette chose pour laquelle ils allaient mourir ! Il y en avait qui pleuraient de grosses larmes, il y avait des mains agitées, des mains qui froissaient le drap comme des agonisants, et eux aussi, ils associaient tout ce qu’ils avaient en eux d’amour à cette chose-là et j’entendais un blessé qui, tout en pleurant d’ardeur et d’enthousiasme, murmurait le nom de son amie ou de sa femme et disait : « Marie ! Marie ! » comme un autre disait peut-être dans un autre coin de la salle à cette minute : « Maman ! maman ! »… Ah ! les braves petits ! les braves petits !…

PIERRE, (tout à coup avec éclat.)

Oui, vous avez raison mille fois, il n’y a qu’eux ! Eux seuls méritent d’être aimés, tous ces sonneurs d’enthousiasme ! Ginette, vous n’avez pas besoin de m’entraîner ! Je vous réservais depuis quelque temps une grande surprise, et vous ne vous en doutiez pas ! Regardez-moi bien, savez vous ce que je viens de faire à l’instant, savez vous où je suis allé avec l’auto ? Je me suis fait conduire au bureau militaire. Dans ma poche depuis hier matin, je serre précieusement la réponse que l’autorité militaire m’a fait parvenir, réponse à une demande formulée par moi depuis une quinzaine de jours.

GINETTE.

Et qui était ?

PIERRE.

Celle d’obtenir mon envoi volontaire en première ligne.

GINETTE, (stupéfaite.)

Qu’est-ce que vous dites là ?

PIERRE.

C’était facile. J’ai été soldat et je n’ai été versé dans mon service que par protection au moment de la mobilisation. Je n’ai que quarante-six ans après tout. Dans les tranchées, il y a des hommes de cinquante !

GINETTE.

Et cette autorisation, vous…

PIERRE.

Je l’ai là depuis hier matin. Elle me brûle ! Croyez-vous, je me sentais encore partagé par différents sentiments, je ruminais les vieux devoirs, comme s’il y en avait deux ! Il n’y en a qu’un ! Oui, oui ! Je m’en rendais compte ; mais au milieu de notre conversation de tout à l’heure, quand j’ai entendu votre cinglante ironie… car je vous poussais exprès, je vous aguichais pour voir jusqu’au fond de votre conscience, pour y lire ce cri de reproche que vous n’avez jannais osé me lancer en face… alors j’ai bondi comme sous un coup de cravache, je suis allé droit au bureau militaire…

GINETTE.

Pierre, vous n’avez pas signé ?

PIERRE.

C’est tout comme ! Je voulais voir si j’étais en règle : je le suis. Je n’ai plus que ma signature à mettre. Dans un quart d’heure, ce sera fait.

(Il est là, face à elle, souriant, radieux.)
GINETTE.

Mais votre femme, est-elle au courant… votre femme ?

PIERRE.

Jamais de la vie par exemple ! Je n’ai mis personne au courant de mon travail de conscience.

GINETTE.

Mais alors vous n’avez pas le droit. Vous devez connaître son opinion, peut-être son désaveu. Vous avez une fille ! Réfléchissez.

PIERRE.

C’est vous qui me parlez ainsi, tout à coup ? Ah ! je ne vous reconnais pas ! Qu’est-ce que cette objection soudaine et timorée ! Est-ce qu’ils n’ont pas tout sacrifié, eux, leur famille, leurs enfants, leur femme, comme je vais le faire, moi le retardataire ! Ce qui est bon pour les autres, n’est-il pas bon pour moi ? Non, je ne suis pas au rancart, Ginette. J’en suis ! Depuis que j’ai pris cette décision, je suis rempli d’enthousiasme, de joie. Je trichais avec vous, je vous présentais des objections, et à mesure que vous les détruisiez, au lieu de la déception que vous croyiez enfoncer en moi, c’était du bonheur, c’était de la joie que j’éprouvais !…

GINETTE.

Pierre ! je vous en conjure, Pierre, vous agissez sous l’empire d’une idée. Elle n’est peut-être pas juste… Il y a plusieurs devoirs, en effet. Je suis effrayée… vous m’épouvantez…

PIERRE.

Et en outre, voyons, voyons, est-ce que ce n’était pas la seule solution ? Il n’y en avait pas d’autres ! Vous parlez de devoir, mais vous ne pensez pas le premier mot de ce que vous dites ! Est-ce que nous ne vivions pas tous deux dans une gêne insupportable ; est-ce que cet amour que j’éprouvais pour vous n’était pas entre nous et ne pesait pas dans toute la maison de son poids de mensonge ? Votre loyauté elle-même chancelait par moments ! Avouez que vous aviez envie de partir quelquefois ?…

GINETTE.

Je regrette de ne l’avoir pas fait ! Si j’avais su !

PIERRE.

Non. C’est moi qui dois partir. C’est moi qui partirai et pour la plus belle des causes ! La maison sera assainie derrière moi. Mais ce n’est là qu’un bien mince espoir en comparaison de celui qui m’anime, Ginette, ma chérie ! Vous m’avez donné la force d’aller à la patrie ! Je vous dois tout ! Rassurez-vous, votre amour n’est pas en cause. C’est fini. Ç’a été ma Jouvence, voilà tout. Maintenant, corps et âme pour mon pays ! Vous m’avez arraché à ma torpeur, j’ai vingt ans, vingt ans au cœur, Ginette ! Je vais me battre ! Oh ! soyez tranquille, je reviendrai, je reviendrai et j’aurai mérité, je vous le jure, d’être estimé de vous, Ginette !

GINETTE.

Pierre, je suis en proie à une émotion effrayante, Pierre, il me semble à mon tour que je suis prise dans une espèce de vertige. Non, il ne faut pas que cela soit… Voyons, voyons, mon ami, de l’ordre, voyons, raisonnez… raisonnez… (Pierre la regarde en souriant.) Il y a quelqu’un d’abord à qui il faut demander, à qui…

(Juste à ce moment, la porte s’ouvre. Cécile entre, suivie de Simone.)


Scène XVI


Les Mêmes, CÉCILE et SIMONE

PIERRE, (de suite.)

Je t’attendais.

CÉCILE.

Tu as quelque chose à me dire ?

PIERRE.

Oui. Mais attends que Simone soit passée à côté.

CÉCILE, (à Simone.)

Tiens, emporte les livres alors.

(Simone sort.)
PIERRE, (après un grand temps.)

J’ai une grande nouvelle à t’annoncer, à vous annoncer à tous. Je suis sûr que tu m’approuveras quand je te l’aurai dite.

CÉCILE, (s’asseyant.)

Qu’est-ce que c’est ?

PIERRE.

Ma chère Cécile, j’agitais en moi depuis quelque temps des remords auxquels je ne t’ai point fait participer. Le résultat de mes réflexions, de mes décisions est tel que je ne pouvais que te mettre en présence du fait accompli. Je n’ai pas voulu que ta volonté entrât dans la balance.

CÉCILE.

Tu n’agis jamais qu’avec discernement et avec justesse, je n’aurais pu sans doute qu’acquiescer. J’écoute !… Ginette n’est pas de trop ?

PIERRE.

Voici… Je veux servir ma patrie comme les autres. Je suis en pleine force. Ma mise au rancart n’était, après tout, qu’une lâcheté. On a le droit dans mon cas de contracter un engagement. J’ai fait des démarches sans t’en avertir. Je me suis occupé de mettre avant tout ma conscience en règle. C’est décidé, j’ai obtenu mon incorporation au 162e d’infanterie où je reprends mon grade de sous-lieutenant.

CÉCILE, (se levant, tremblante.)

Tu as fait cela ? c’est fait, c’est décidé ?

PIERRE.

Je n’attends plus que mon ordre d’appel.

CÉCILE.

Et ce régiment se trouve où ?… (Pierre fait un geste qui a l’air de dire « je ne sais pas ».) Ah ! dans les tranchées alors, à la ligne de feu ?

PIERRE.

Au front.

CÉCILE, (avec un cri.)

Tu as fait cela ! Ton enfant, mon Dieu, ton enfant, et moi… moi !…

PIERRE.

Et eux ! n’ont-ils pas leurs femmes, leurs enfants ! Je ne pouvais plus y tenir. Tu m’approuves, n’est-ce pas ?

CÉCILE.

Je ne peux pas le croire ! C’est une épreuve… Dis-moi que ce n’est pas vrai… Ou alors, que c’est un cas de conscience, un scrupule, appelons-le ainsi, comme tant d’hommes en agitent en ce moment. Dans ce cas, tu verras, tu verras… je te calmerai. C’est moi qui te ferai comprendre la vérité. Ginette est une enfant qui, souvent bien à tort et sans penser aux conséquences, a agité devant nous des idées de devoir et de sacrifice parfaitement exagérées… Mais d’ailleurs je m’abuse, ce ne sont pas les paroles d’une enfant qui ont pu t’impressionner !

PIERRE.

Non ! Ne cherche pas. C’est l’idée fixe, torturante du devoir. C’est devenu une obsession. Je ne peux plus attendre.

CÉCILE.

Mais, mon ami, mais, mon chéri, c’est bien compréhensible ! Parbleu, tu ne serais pas l’être que tu es, si tu n’éprouvais pas de la gêne, de l’ennui… Mais tu t’égares et tu ne vois plus juste du tout. Ton âge libère ta conscience. Tu n’as pas été pris pour le service armé. Je comprends ces scrupules chez des hommes encore jeunes…

PIERRE.

Je suis un homme en pleine vigueur. J’ai été soldat. On a l’âge de ses artères et de ses muscles.

CÉCILE.

Ah ! mais je ne veux pas ! Ah ! mais c’est impossible !… Mais oui, nul homme n’est tenu de faire plus que son devoir… lorsque la patrie elle-même ne le réclame pas… Mon chéri, c’est une espèce de fièvre qui te prend… Donne-moi ta main… Pourquoi me la refuses-tu ?… Ah ! Ginette, voyez comme vos paroles sont imprudentes, comme nous devons tous regretter d’avoir parlé à la légère !… Mais, n’est-ce pas, Ginette, dites-le lui, dans aucun cas, vous n’avez fait allusion à une lâcheté quelconque… Jamais nous ne l’avons incriminé ! Jamais personne n’a songé à venir lui dire qu’il était un lâche !

PIERRE.

Personne… mais moi.

CÉCILE, (avec éclat.)

Toi ! toi !… Il faut bien tout de même qu’il y en ait qui restent. Ils ne peuvent pas tous mourir !

PIERRE.

Il ne s’agit pas de mourir. Il s’agit de vaincre. Il s’agit d’être là.

CÉCILE.

Mais c’est abominable à la fin !… Tu ne vois pas l’état dans lequel tu me mets… Oh ! la façon dont tu as organisé cet engagement, derrière moi, sans t’inquiéter de ce que je pourrais penser ! Cette façon de me mettre, comme tu le dis, devant la chose accomplie ! Il y a là positivement quelque chose d’excessif, de révoltant… moi… moi… ta femme… J’avais le droit d’être consultée, y songes-tu ? Tu me brises… tu m’accables… Je ne sais plus où j’en suis. Aie pitié de moi !

(Son pauvre visage exprime un bouleversement intense.)
PIERRE.

Ma chère Cécile, ma résolution est inébranlable. Je suis prêt d’ailleurs à subir toutes les tortures que ma décision va m’imposer. Je n’en sortirai que plus raffermi… dussè-je en ressortir aussi plus triste !

CÉCILE, (éperdue.)

Alors si je ne compte pas, songe à Simone. Ah ! elle aura plus d’empire que moi, ta petite Simone ! Elle a tant besoin de toi, elle qui est si faible, si délicate et qui t’aime tant, car elle n’aime que toi… Mais oui, moi, elle m’aime très peu… bien moins que toi en tout cas… Je t’en prie ! Je t’en supplie… Ah ! je vais convoquer tous nos amis ; ils te parleront, ils te dicteront ta conduite. Tu verras, j’ai toujours été de bon conseil, reconnais-le ; je ne peux pas me tromper.

PIERRE.

Tout ce que tu diras est inutile et tous les conseils seront bien importuns. Je te répète que la chose est faite, tu entends, signée…

CÉCILE.

Signée !… (Elle appelle.) Simone !… Simone !…

GINETTE, (courant à la porte.)

Non… ne l’appelez pas… Ne l’appelez pas…

PIERRE.

Cécile ! je t’en supplie ! n’appelle pas… Tout à l’heure, tu réclamais ma main, donne-moi la tienne… viens ici.

(Il l’attire.)
CÉCILE.

Non, non, ne me touche pas… Va-t-en ! va-t-en ! Je ne compte plus pour toi !… Ne me parle plus… Laisse-moi…

PIERRE.

C’est ton premier mouvement, Cécile… C’est ton premier cri ; tu m’approuveras après. Je te connais.

CÉCILE, (se précipitant sur la porte.)

Simone ! Simone !… (Dès que Simone est sur le seuil, elle lui crie.) Simone, ton père veut nous quitter… Simone ! ma pauvre enfant…

SIMONE.

Papa !

CÉCILE.

Il veut aller se battre… Il veut aller se faire tuer… Va te jeter à ses genoux… Dis-lui d’avoir pitié de nous !

PIERRE, (se dégageant brusquement.)

Ah ! tu abuses, Cécile, tu abuses… Voilà la scène que je voulais éviter. Relève-toi, Simone… relève-toi ! À mon tour, c’est moi qui dis : Allez-vous-en… Quand vous serez plus calmes toutes deux, je pourrai vous parler, vous persuader. Pour l’instant, laissez-moi tous. J’ai encore besoin de me retrouver seul… devant ma conscience.

CÉCILE, (immédiatement sautant sur cette lueur d’espoir.)

Ah ! tu vois bien que tu n’as pas dit ton dernier mot ! Oui, je te laisse… oui, nous te laissons. Viens mon enfant chérie, viens… Ton père a compris… ton père t’a entendue ! Ah ! c’est égal, je viens d’avoir une rude peur. (Elle respire largement.) Oui, oui, mon chéri, nous te laissons, réfléchis. Nous t’attendons à côté.

(Elle sort encore secouée par les larmes et en serrant Simone tout contre elle. Elle laisse la porte ouverte. Ginette, la main sur le bouton de la porte, se retourne vers Pierre.)


Scène XVII


GINETTE, PIERRE

PIERRE.

Ah ! ça, suis-je un criminel ?… En faisant ce que des millions d’êtres ont fait avant moi… ne dirait-on pas que je commets une lâcheté…

GINETTE.

C’est le cri du cœur !

PIERRE.

On ne ferait pas mieux pour un traître !

GINETTE.

Dans ces grands sacrifices il y a toujours la trahison de l’amour !

PIERRE.

Alors, si je suis emporté par le coup de vent qui passe…

GINETTE.

Peut-être cette femme sent-elle obscurément que ce coup de vent-là vient d’une profondeur où elle n’avait pas sa place…

(On entend crier à côté : Simone ! Simone ! mon enfant… Ginette pousse la porte sans la fermer entièrement.)
PIERRE.

Alors, devrai-je donc me rétracter ?… Dois-je aller poser ma signature ou non ?… Une seule voix m’inquiète… Ginette, répondez-moi sincèrement, du fond de vous-même… Oubliez tout ce qui n’est pas directement et uniquement le devoir lui-même… Le devoir ! il n’y a pas autre chose en question, Ginette ! C’est vous seule que j’entendrai… que je lise dans votre voix la vérité nécessaire… Si je m’en vais, si je vais me battre et à plein cœur, si je reviens — et je reviendrai — avec les autres, après la victoire, dites, dites, verrai-je dans vos yeux éclater l’assentiment, la fierté ! Verrai-je dans votre sourire ce quelque chose de plus et qui ne sera pas de l’amour — mais qui me remplira de bonheur, d’orgueil, qui voudra dire simplement cela… « C’est bien ! c’était ça qu’il fallait faire… Je suis contente… » Je sacrifie le foyer, l’amour, même légitime, s’il restreint la conscience et je serai heureux de céder à celui qui vous entraîne, pour la plus belle des causes, loin de la vie humble, fade et dépérissante… Ginette ! verrai-je cela… un jour… Ginette, est-ce cela que vous me direz un jour ?

(Elle le regarde avec une émotion indicible. Leurs yeux se fixent dans une intensité effroyable. Grand silence.)
GINETTE.

Oui !

PIERRE, (se redressant dans un grand mouvement de joie.)

Alors !…

(Il se précipite sur son chapeau et sort précipitamment.)

RIDEAU

ACTE DEUXIÈME

Même décor. Le salon a quelque chose de plus abandonné, de plus reclus. Des housses aux meubles. La grande table est poussée près de la cheminée qui est allumée. Les fauteuils sont tournés vers l’âtre.



Scène PREMIÈRE


MONSIEUR et MADAME de SAINT-ARROMAN, MONSIEUR DES MARAIS, GERMAINE

GERMAINE.

Si Madame et ces Messieurs veulent se donner la peine d’entrer, je vais prévenir ces dames.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Annoncez Monsieur et Madame de Saint-Arroman et Monsieur des Marais. (La bonne sort.) Vous voyez sur la cheminée son portrait en uniforme. Quelle heure as-tu, Léon ?

MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN.

Quatre heures.

MONSIEUR DES MARAIS.

C’est tout à fait pareil…

MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN.

À quoi, Monsieur des Marais ?

MONSIEUR DES MARAIS.

Quand on venait prendre des nouvelles de mon fils… et que j’écoutais chuchoter les visiteurs derrière les portes.

MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN.

Comment voudriez-vous que ce ne fût pas toujours la même chose ?

MONSIEUR DES MARAIS.

Je ne l’ai pas vue depuis un ou deux ans, Madame Bellanger… Elle n’avait pas un visage fait pour l’anxiété ! C’était une femme solide.

MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN.

Oh ! notre cousine est restée pareille ! Elle a une autre résistance que ça !

GERMAINE, (rentre.)

Ces dames arrivent.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Merci.



Scène II


Les Mêmes, GINETTE

GINETTE, (peu après, en costume de ville gris.)

Cécile me prie de l’excuser auprès de vous… Elle est souffrante.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Mais je crois bien, je crois bien… Nous venions simplement demander si vous aviez des nouvelles… sans quoi nous n’ignorons pas que Cécile ne sort presque plus depuis un mois.

GINETTE.

Oui, elle a suspendu complètement son service à l’ambulance ; elle ne se sentait pas en état d’esprit de continuer son service.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Je vous présente Monsieur des Marais que nous avons rencontré et qui a absolument voulu monter.

MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN.

Eh bien ! avez-vous des nouvelles ?

GINETTE.

Aucune, aucune, sans quoi je vous aurais déjà fait prévenir.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

C’est désolant !

GINETTE.

Ou c’est tant mieux.

MONSIEUR DES MARAIS.

Évidemment, voilà toujours ce qu’on se dit !

GINETTE.

Un ami de Cécile qui est très influent et très actif, monsieur Lacaze, a fait toutes les démarches à Paris et même par la Croix-Rouge en Allemagne. Rien ! Par conséquent, c’est la porte ouverte à tous les espoirs, n’est-ce pas ?

MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN.

Cela fait combien de temps maintenant que vous êtes sans nouvelles ?

GINETTE.

Trente-quatre jours ! Avez-vous lu la dernière carte ? Elle était datée de Champagne. Bref, nous sommes toujours dans le même état d’esprit et au même point que lorsque le service des renseignements nous a répondu : pas de nouvelles !… Tenez, voilà la carte.

(Monsieur et Madame de Saint-Arroman et Monsieur des Marais regardent la carte postale.)
MADAME DE SAINT-ARROMAN, (à Ginette, à part.)

Je vous demande pardon d’avoir amené cette relation à nous…

GINETTE.

Je ne connais pas ce Monsieur, en effet.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Il a perdu son fils à la guerre, il y a six mois. Depuis lors, une forme aiguë de la curiosité le fait rôder autour du malheur des autres pour y retrouver le sien. C’est un excellent homme mais son insistance est presque maladive.

GINETTE.

Oui… C’est un des innombrables guetteurs.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Je redoutais qu’il ne vous soit très agréable de le voir ; il y en a qui évitent la vue de ce petit homme qui se promène le dos remonté comme s’il pleurait toujours.

MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN, (rendant la carte.)

À ce moment, en tout cas, il avait l’air joyeux et bien en forme… Merci. Mais enfin l’état de Cécile ?

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Espère-t-elle, ou, au contraire, se laisse-t-elle aller ?

GINETTE.

En apparence, elle est très forte et très confiante : il ne lui échappe jamais que des paroles de certitude, mais l’anxiété de son œil et sa marche fébrile démentent toute tranquillité.

MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN.

Et vous personnellement, Mademoiselle ?

MONSIEUR DES MARAIS.

Oui, vous ! vous avez l’air perspicace… Pour mon pauvre fils, je sens que vous auriez deviné.

GINETTE.

Moi ! oh ! j’ai la plus grande confiance. Elle ne repose sur rien, naturellement, que sur des intuitions, mais je serais bien étonnée si l’avenir la démentait. J’ai la foi.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Vous ne croyez pas que notre pauvre Cécile ferait bien de reprendre un peu ses occupations à l’hôpital comme vous ?

GINETTE.

Mais je compte bien que d’ici peu elle va reprendre son service. En ce moment-ci d’ailleurs nous n’avons pas de grands blessés et l’on peut s’absenter l’après-midi ; il n’y a qu’une dizaine de lits ; seulement il faut nous attendre dans un mois, avec la grande attaque de Champagne, à une recrudescence d’occupation. D’ici là il est tout à fait salutaire que Cécile se soit reposée. Elle avait beaucoup travaillé depuis un an et demi, songez !

MONSIEUR DES MARAIS.

Le travail !… Oui… il faut travailler avant… parce qu’après… on ne peut plus…

GINETTE, (sèchement.)

Cela dépend des âges et du courage qu’on a, Monsieur.

MONSIEUR DES MARAIS.

Quand bien même…

GINETTE, (impatientée.)

Vous ne faites rien dans la vie ?

MONSIEUR DES MARAIS.

Je me lève dès cinq heures du matin… Je suis toujours debout… Je vais dans les gares, dans les hôtels de la ville, partout où il y a de la tristesse. Il faut bien user ma vie !…

GINETTE.

Le moment du repos est sans doute venu pour vous…

MONSIEUR DES MARAIS.

Je voudrais bien oublier le siècle, la vie, toutes les misères humaines. Mais on ne peut pas… Elles vous attirent ! Elles vous attirent…

GINETTE.

N’est-ce pas, c’est un aimant puissant ?

MONSIEUR DES MARAIS.

Oui, mais nous, les vieux, cela nous soulève… à peine… pour mieux nous laisser retomber après dans notre vie sédentaire.

MADAME DE SAINT-ARROMAN, (prudemment.)

Chère amie, nous ne voulons pas vous déranger plus longtemps.

GINETTE.

Il est tout à fait naturel que vous soyez venus aux nouvelles. Je suis désolée de ne pas vous en donner de meilleures. N’hésitez pas, quand vous passez par ici, à sonner. Vous n’en voulez pas à Cécile, n’est-ce pas ?

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Oh ! je la comprends si bien !… et puis que nous dire ? Ces paroles vaines et vagues que toutes les familles échangent en ce moment ? Il n’y a qu’à s’en remettre à la volonté de Dieu. Nous souhaitons tant que le courage de ce brave garçon soit récompensé, car il a été admirable en quittant ainsi volontairement tous les siens…

GINETTE, (gravement.)

Ce sont de grands exemples.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Allons, au revoir, Mademoiselle.

MONSIEUR DES MARAIS, (intentionnellement.)

Je reviendrai.

GINETTE, (avec un haut-le-corps.)

Hum ! Pas sûr ! Monsieur des Marais, vous reviendrez, mais dans cinq ou six mois. Je vous invite à dîner. Malgré votre deuil, nous lèverons nos verres en l’honneur d’une joie qui sera universelle, et à côté de ce brave garçon, vous trouverez la force de lever votre verre de champagne comme les autres.

(Elle lui frappe familièrement sur l’épaule.)
MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Dites bien à Cécile que nous serions heureux de la voir, de parler ensemble de l’absent, que nous l’aimons bien… Et que la ville entière a les yeux et le cœur fixés sur elle.

GINETTE.

En tout cas, je le lui dirai.

(Ils sortent.)


Scène III


GINETTE, CÉCILE, puis GERMAINE

CÉCILE, (entrant comme si elle avait guetté leur sortie.)

Ils sont restés moins longtemps que je ne le craignais. Ah ! ces empressements sont fastidieux ! Ils finiraient par vous donner l’appréhenaion du malheur si on n’était pas si ferme, ni si rassuré. Ginette, nous allons faire un peu de musique, voulez-vous ? Vous avez le temps ?

GINETTE.

Oh ! je n’ai pas besoin d’être là-bas avant une demi-heure.

CÉCILE.

Et puis après j’irai me promener seule près du canal.

GINETTE.

Décidément, c’est votre promenade favorite.

CÉCILE, (feuilletant les partitions.)

Oui, c’est là où nous nous promenions dans les premiers temps de notre mariage. Instinctivement, on recherche tous les endroits où on a été heureux ensemble, n’est-ce pas ? Et je l’ai tant parcouru, ce chemin, avant la naissance de la petite ! Nous allions souvent jusqu’à la croix Saint-Bernard à bicyclette, dans notre jeune temps… J’entends encore craquer les branches sous les roues de ma bicyclette… Tous les parcours que l’on faisait à deux deviennent si émouvants maintenant ; je ne peux plus entrer chez le marchand de tabac du coin sans un petit battement de cœur… (Se reprenant.) Et c’est absurde parce que vous connaissez mon état d’âme, n’est-ce pas ? Mais on serait nerveuse à moins. Voulez-vous que nous jouions du Grieg ?

GINETTE.

Volontiers. (Elle reprend son violon et accorde.) Il faut que j’achète de la colophane meilleure ; celle-là est en mille miettes.

CÉCILE.

Je ne vous ennuie pas au moins avec tous mes souvenirs. Les souvenirs, c’est si personnel !

GINETTE, (la voix ferme.)

Non, mais l’avenir, voyez-vous, il faut toujours avoir les yeux fixés sur lui ! J’ai une si grande confiance en l’avenir…

CÉCILE.

Vous avez raison, seulement le passé n’est jamais tout à fait liquidé… Tenez, je me demande même si je lui ai assez fait comprendre tout mon amour pour lui, toute ma tendresse… En quinze années de mariage, c’est inouï, on ne trouve même pas le temps de dire tout son amour. J’ai des remords maintenant de ne pas le lui avoir assez fait comprendre ! Comme c’est court, quinze ans !… Mais je parle, je parle ! Excusez-moi… Simone n’est pas en âge de partager ces sentiments-là, alors je me confie à vous. Je sais bien, vous allez me gronder encore, Ginette, et vous aurez raison ; tout le monde n’a pas votre force admirable ! Ne me grondez pas, tenez, et embrassez-moi.

(Elle lui tend la joue.)
GINETTE.

Cécile, Cécile ! ne vous laissez pas abattre… Ayez confiance ! Je suis si sûre, moi, si certaine !

CÉCILE, (lui caresse amicalement les cheveux.)

Et moi donc !… Nous nous comprenons bien maintenant n’est-ce pas ? Depuis six mois d’intimité complète à nous deux et surtout depuis ce dernier mois !… Dites, au fond de vous, m’avez-vous pardonné ce petit mouvement que j’ai eu naguère envers vous, m’avez-vous bien pardonné ? Ce n’était pas, vous le comprenez, vous-même que j’accusais directement, mais l’imprudence de vos paroles ! Comme disait Pierre en riant, vous êtes née cornélienne… Mais enfin, dame, cette espèce d’appel aux armes perpétuel qui semblait votre marotte à cette époque !… Je sais bien qu’un esprit comme Pierre n’a pas pu être sérieusement influencé par les opinions d’une enfant… Tout de même sur le moment, n’est-ce pas ! J’avoue que je regrettais tant de paroles que nous avons prononcées imprudemment, sans nous douter de ce qui se passait dans son esprit à lui.

GINETTE.

Car, vous aussi, vous étiez très combative.

CÉCILE.

Ah ! Dieu, je me le suis assez reproché ! Si j’avais pu deviner ! Mon tort, voyez-vous, ça n’a pas été quelques paroles imprudentes qui n’ont pas dû peser beaucoup sur sa décision, non, mon vrai tort a été un respect humain absurde, j’aurais dû l’empêcher de partir, j’aurais dû m’accrocher à lui.

GINETTE.

C’eût été mal ! Vous ne le deviez pas.

CÉCILE.

Si, si, je le devais, ce sera le remords de toute ma vie !

GINETTE, (sursautant.)

Est-ce que vraiment vous penseriez !…

CÉCILE.

Non, non, non ! Je ne pourrais pas supporter cette idée-là ! non, je ne le veux pas ! Quand bien même j’entendrais toutes les horloges de la ville sonner en même temps, l’heure n’aura pas sonné tant que je n’entendrai pas celle-ci… la mienne.

(Elle se croise énergiquement les bras.)
GINETTE.

Ce soir, ou demain matin, et vous savez que mes pressentiments ne me trompent pas, j’ai la certitude que vous allez recevoir une lettre.

CÉCILE.

Vous m’avez déjà dit vingt fois que vos pressentiments ne vous trompaient pas ! Et puis, non, j’aime mieux ne plus attendre ! J’aime mieux me faire à l’idée de ne rien recevoir jamais… Toutes les mères et toutes les femmes de France qui n’ont pas de nouvelles doivent éprouver ce sentiment jusqu’au retour définitif. Elles vivent dans une espèce de vie intermédiaire, oui… ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant là-bas… Il vaut mieux ne pas savoir, il vaut mieux attendre toujours… Nous sommes maintenant comme les femmes de ces marins dont on me parlait, les marins d’Islande ; tous les jours elles attendent un peu plus un retour qui ne se fera peut-être jamais… alors elles arrivent ainsi insensiblement à la vieillesse en gardant l’espoir… et quand on leur apprend qu’ils sont morts, elles s’aperçoivent qu’elles le savaient depuis déjà longtemps !… (S’asseyant au piano.) Chantons la chanson de la fidélité… l’épouse qui attend éternellement celui qui ne revient pas… Voulez-vous ? La chanson de Solveig.

GERMAINE, (entrant.)

Monsieur Duard.

GINETTE.

Est-ce que ?…

CÉCILE.

Recevez-le, faites monter, je vous laisse.

GINETTE.

Vous ne le recevez pas ?

CÉCILE, (souriant.)

Comme ce n’est pas pour moi qu’il vient d’abord !

GINETTE.

Si vous pensez vraiment cela, je ne le recevrais plus moi-même.

CÉCILE.

Je vous en prie. Je suis très heureuse de la sympathie que me témoigne à moi comme à vous Monsieur Duard qui est un excellent homme, mais pour les mêmes raisons qui m’ont empêché de recevoir tout à l’heure ma famille, je préfère le silence complet et le recueillement sur le sujet qui m’oppresse… Puisque vous êtes assez gentille pour me servir d’intermédiaire dans toutes ces occasions, faites-le encore une fois. Je ne dédaigne pas du tout l’amitié de ce charmant homme, il peut m’être très utile… Même invitez-le à dîner pour un de ces soirs.

GINETTE.

Et notre musique ?

CÉCILE.

Nous en ferons tout à l’heure, j’en profite pour descendre à la lingerie ; j’ai commencé hier l’inventaire du linge. J’avais trop négligé la maison…

(Elle sort par la petite porte du fond. Entre Monsieur Duard.)


Scène IV


GINETTE, DUARD

DUARD.

Bonjour, Mademoiselle. Personne n’est venu, vous n’avez reçu personne ?

GINETTE.

Si les cousins de Madame Bellanger.

DUARD.

Et puis c’est tout ?

GINETTE.

C’est tout. Pourquoi ?

DUARD.

Personne d’autre n’a demandé à voir Madame Bellanger ?

GINETTE.

Personne à ma connaissance… Votre ton m’inquiète ; qu’y a-t-il ?

DUARD.

Rien, rien de grave, mais je suis un peu agité, en effet, anxieux.

GINETTE.

Pour nous ? Pour elle ?…

DUARD.

Écoutez, Mademoiselle. Je vais vous expliquer en deux mots et puis je me mettrai à la recherche de la personne que je m’attendais à trouver ici. Il faut absolument que je la trouve ; je reviendrai ce soir à six heures, si vous le voulez bien, et nous parlerons de ce que j’aurai appris.

GINETTE.

Mettez-moi au courant d’un mot, au moins.

DUARD.

Il s’est présenté à la sous-préfecture en mon absence, car j’étais en tournée d’inspection à propos des réquisitions, il s’est présenté une personne que ma sœur a reçue avec mon adjoint et qui vient de Genève, un agent de la Croix-Rouge internationale comme on nous en dépêche quelquefois pour des communications particulières.

GINETTE.

Et alors ?… Achevez.

DUARD.

Ne vous énervez pas ainsi, Mademoiselle, aucun malheur ne frappe votre maison ! Cependant cette personne a prononcé deux au trois noms dont deux étaient totalement inconnus de ma soeur comme habitants de La Flèche, mais elle croit bien que le troisième nom était celui de Bellanger. Encore une fois cela a été plus bredouillé que prononcé, et en somme la préfecture n’a rien à voir avec des communications de ce genre… Non, non, ne vous émotionnez pas, Mademoiselle, je vous en prie ! Quand bien même ma sœur ne se serait pas trompée, cela ne signifierait rien du tout ; en tout cas, il ne faudrait pas en conclure à un malheur. Au contraire ! Monsieur Bellanger peut être prisonnier. Par la Suisse se font toutes les communications de ce genre. Là serait l’explication de ce silence car, encore une fois, s’il était arrivé un malheur, c’est par l’administration militaire que nous le saurions.

GINETTE.

Alors, en ce moment cet homme erre par la ville et nous ne savons pas où le trouver ?

DUARD.

Ce sera l’affaire de peu d’instants pour moi de le pister et de le rejoindre.

GINETTE.

C’est ça, c’est ça !

DUARD.

Mais, je vous en prie, ne vous mettez pas dans cet état !

GINETTE.

Apportez-moi une bonne nouvelle, je vous en supplie, apportez-moi une bonne nouvelle ou je deviendrais folle !

DUARD.

C’est vous qui parlez ainsi !

GINETTE.

Oui, vous ne pouvez pas savoir… vous ne pouvez pas comprendre. Depuis un mois je lutte… j’essaye de me calmer. Ah ! si le malheur survenait ! si c’était vrai !

DUARD.

Ce ne sera pas ! Mais quand bien même, celle à laquelle il faudrait porter secours dans ce cas, celle pour laquelle il serait nécessaire que vous ayez tout le courage voulu, c’est Madame Bellanger. C’est elle qui serait frappée la première.

GINETTE, (instinctivement.)

Pas plus que moi !

DUARD, (la fixant avec étonnement.)

Pas plus que…

(Silence.)
GINETTE.

Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles, Monsieur Duard, je vous en supplie !… Excusez seulement mon trouble. Vous êtes notre ami, vous êtes mon ami, n’est-ce pas ? J’ai si peu de personnes à qui me confier ! j’ai toujours senti dans votre regard une loyauté qui m’a donné confiance !

DUARD.

Comptez entièrement, Mademoiselle, sur mon attachement et sur ma sincérité.

GINETTE, (en proie à une grande émotion.)

J’ai des remords, des remords affreux qui torturent ma conscience depuis le départ de mon cousin. Ma part de responsabilité est si grande !

DUARD.

Je vous supplie d’avoir confiance en moi. Allez jusqu’au bout de la sincérité. Croyez-vous que je ne puisse deviner à demi…

GINETTE.

Il y avait une vilenie dans l’air… Instinctivement, j’ai voulu la détourner, la changer en beauté… J’étais sincère. J’ai fait comme les sœurs de charité, comme les prêtres, lorsqu’ils voient une âme en perdition. Leur prosélytisme s’acharne et lorsqu’ils gagnent cette âme à leur cause, alors ils s’enorgueillissent de leur ouvrage, comme s’ils avaient fait une grande action !… Ah ! les fous, les fous ! Que m’importait à moi, je vous le demande un peu, de gagner cette âme à la patrie ! comme si elle en avait encore besoin, la patrie !… En tout cas ce n’était pas à moi de parler !… J’étais l’hôte, la réfugiée… Hélas ! qu’ai-je fait !

DUARD.

Je veux vous aider, Mademoiselle, vous secourir moralement…

GINETTE.

Je n’ai pas conseillé, mais j’ai inspiré ce départ !

DUARD.

Eh bien ! je ne vois pas le mal qu’il peut y avoir à inspirer une vertu de sacrifice et de courage que le plus humble ouvrier, le plus simple paysan de France porte en lui. De quoi pourriez-vous avoir honte ? Ceux qui peuvent éprouver un remords, ce sont ceux qui ne sont pas capables d’escalader la cime. J’en sais peut-être quelque chose… Calmez-vous, je vous en prie. Je ne vous reconnais plus.

GINETTE.

Oh ! c’est que j’ai tellement changé !… J’avais dix-neuf ans au commencement de la guerre… Une année de plus et il me semble que j’en ai cinquante !… Je vivais dans une espèce de vertige, comme sur une barricade, les yeux encore pleins des horreurs que j’avais vues… J’aurais voulu être homme pour partir et taper dur !… Ah ! les belles heures d’enthousiasme !… Je ne savais rien de la vie ! Je pleurais comme on chante…

DUARD.

Eh bien, rien n’est changé !

GINETTE.

Rien…, mais la fièvre s’est calmée depuis… Nous avons eu trop de loisirs… La conscience a eu le temps de naître… Des mois… des mois… d’hécatombes… de sang… cette guerre de siège qui n’en finit pas !… Dirais-je encore : « Partez ! » comme je l’ai dit dans un coup de tête, d’emballement… sans même me poser les questions… qui m’obsèdent chaque nuit maintenant !…

DUARD.

Vous vivez trop repliée sur vous-même… Vous vous rongez toutes les deux. D’abord il n’y a aucun malheur, j’en ai le sentiment très net.

GINETTE.

Dieu vous entende !

DUARD.

Le pire est peut-être que Monsieur Bellanger soit prisonnier en Allemagne.

GINETTE.

Oh ! tout serait sauvé, je n’en demande pas plus.

DUARD.

Et puis ma sœur a peut-être mal compris le nom. Écoutez, pardonnez-moi de vous laisser dans cette anxiété morale, mais il est indispensable que j’aille à la recherche de ce personnage.

GINETTE.

Oui, c’est vrai, allez vite, sachez de quoi il retourne. J’ai même été imprudente de vous retarder, pardon.

DUARD.

J’ai mon auto en bas. Je reviendrai dès que je saurai quelque chose ; comptez sur moi, sur ma discrétion, sur mon respect. Vous, pendant ce temps et à tout hasard, au cas où…, détournez l’attention de Madame Bellanger.

GINETTE.

À l’instant même, oui.

DUARD.

Et ressaisissez-vous !

GINETTE.

Oh ! c’est déjà fait ! Je m’en veux de cet instant de faiblesse ; il est passé.

DUARD.

Et dites-vous que d’une minute à l’autre vous aurez la preuve que toutes vos appréhensions étaient vaines.

GINETTE.

Oui. Il le faut. J’en suis sûre d’ailleurs et comme dit Cécile qui s’y entend en courage : « Quand bien même toutes les horloges de la ville sonneraient en même temps, si l’heure n’a pas sonné à cette pendule-ci, je n’ai rien entendu ! »

DUARD.

À tout à l’heure.

(Il sort. Ginette se reprend un peu, en silence, puis elle va à la porte et appelle.)


Scène V


GINETTE, CÉCILE, puis GERMAINE

GINETTE.

Cécile !

CÉCILE.

Voilà.

GINETTE.

Vous étiez en bas.

CÉCILE.

J’arrive. (Ginette accorde son violon et se compose un visage. Peu après Cécile entre.) Je croyais que sa visite serait plus prolongée. Que venait-il faire ?

GINETTE.

Comme tout le monde comme tous nos amis : s’informer.

CÉCILE.

Oui, eh bien ! ces gens-là ne font qu’augmenter l’obsession. J’en ai par-dessus la tête. Ces gens se croient obligés de ne parler que de ça ! Ouf ! On voudrait être au fond d’une campagne, dans un trou au bord de la mer.

GINETTE.

Le fait est…

CÉCILE.

Vous suivez sur la partition ou vous savez par cœur ?

GINETTE.

Par cœur.

CÉCILE.

Il faudra que je fasse accorder le piano.

GINETTE.

Il est un peu bas, oui. Donnez le la de l’autre octave, qui est plus juste. Allons-y.

(Elles jouent. Au bout de quelques minutes, Germaine entre sur la pointe des pieds, s’avance près du piano et montre une carte à Cécile.)
CÉCILE.

Oh ! vous m’avez fait peur ; qu’est-ce que c’est ? (Lisant.) Ah ! Oui ! Faites entrer, je sais ce que c’est. Oh ! vous pouvez rester, Ginette. Ce doit être à propos du train sanitaire. J’avais adressé une demande d’appareil radioscopique à la Croix-Rouge de Genève. Ce doit être la réponse.

(Elle se lève.)
GINETTE.

Vous dites ? Quelqu’un de la Croix-Rouge de Genève ?

CÉCILE.

Voilà la carte.

GINETTE.

Vous êtes certaine, Cécile, que ce soit à propos du train sanitaire ?

CÉCILE.

Auriez-vous une autre idée ?

GINETTE.

Je ne sais pas ! une demande de secours… Qui sait ?… Ne vous donnez pas la peine, je vais aller voir.

(Elle se dirige avec précipitation vers la porte.)
CÉCILE, (l’arrêtant net par le bras et sur un ton extrêmement impératif.)

Ginette, je désire recevoir cette personne. Je vous prie de rester ici…

(Elles demeurent oppressées, en regardant la porte. Entre un homme aux allures compassées et un peu protestantes. C’est un homme d’une soixantaine d’années, ganté, un portefeuille sous le bras.)


Scène VI


Les Mêmes, L’ENVOYÉ DE LA CROIX-ROUGE

L’ENVOYÉ.

Mesdames.

CÉCILE, (lui montrant de suite un siège.)

Monsieur.

L’ENVOYÉ, (avec hésitation.)

Madame Bellanger, s’il vous plaît ?

CÉCILE, (exagérément aimable.)

C’est moi-même, Monsieur. Vous venez sans doute au sujet d’une demande adressée par moi pour mon train sanitaire… Je suis confuse que l’on ait délégué quelqu’un.

L’ENVOYÉ.

Mon Dieu, Madame, j’ignorais, je l’avoue, que vous ayez fait une proposition de ce genre… qui n’est pas de mon domaine.

CÉCILE.

Alors ?… Asseyez-vous, Monsieur.

L’ENVOYÉ, (gêné.)

Ma présence, Madame, chez vous revêt un caractère tout particulier. Il est absolument nécessaire que je me trouve seul avec vous un instant.

(Ginette ne bouge pas.)
CÉCILE, (étonnée et faisant signe à Ginette de demeurer.)

Vous pouvez parler, Monsieur. Je vous présente ma cousine, infirmière à l’hôpital de la Croix-Rouge. Je n’ai pas de secrets pour elle. Parlez, je vous écoute.

(Silence tendu et pénible.)
L’ENVOYÉ, (parlant lentement et cependant en phrases préparées.)

Je fais partie, Madame, du service international de la Croix-Rouge et j’arrive de Genève même. Du reste, je m’adresse à une infirmière-major, vous êtes aussi au courant que moi de nos divers services. Par conséquent, vous ne pouvez ignorer que, dans certaines circonstances, la Croix-Rouge emploie des membres délégués auxquels on confie la mission de se rendre dans les familles distinguées où nous pouvons servir d’intermédiaires en quelque sorte… Oui, nous sommes ainsi quelques-uns qui nous sommes chargés volontairement d’apporter à des épouses, à des mères… dans les meilleurs cas, des renseignements, lorsque nous en possédons, sur des prisonniers… Dans les cas les plus tristes et les plus douloureux, nous apportons des reliques qui nous sont parvenues…

CÉCILE, (la voix blanche.)

Vous avez des nouvelles de mon mari, Monsieur ! Il est prisonnier ?

(Elle reste assise, accrochée au fauteuil, mais penchée et la tête tendue comme au-dessus d’un abîme.)
L’ENVOYÉ.

Il n’a jamais été prisonnier.

(Les deux femmes se lèvent brusquement en même temps.)
CÉCILE, (balbutie.)

Alors, pourquoi seriez-vous là ? Vous venez vous-même de me dire… que…

(Elle s’arrête.)
L’ENVOYÉ, (les yeux baissés.)

Vous n’avez jamais reçu aucune communication du bureau des recherches ?

CÉCILE.

Pourquoi ?… Ah ! la vérité ! vite… Blessé grièvement ?… Allons, allons… (Elle pousse une plainte affreuse.) Il est mort ! je sens qu’il est mort !…

GINETTE, (blême et lui serrant les bras.)

Cécile, du calme !… pour l’amour de Dieu.

CÉCILE.

Je vous dis qu’il est mort ! vous le voyez bien, il n’y a qu’à vous regarder ! Mais regardez-le, mais regardez-le ! tenez !

(Elle montre l’homme du doigt.)
L’ENVOYÉ, (d’un ton vif et grave.)

Et moi, Madame, je n’ai aussi qu’à vous regarder pour lire dans toute votre personne de quel courage supérieur vous êtes animée. Vous êtes à coup sûr de ces nobles femmes toutes prêtes au plus douloureux, au plus sublime des sacrifices !

CÉCILE.

Je suis veuve !

L’ENVOYÉ, (dans une attitude respectueuse et inclinée.)

Votre mari, Madame, a été un héros.

(Elle ne le laisse pas achever, les deux femmes se précipitent en hurlant dans les bras l’une de l’autre. Elles poussent en même temps le cri que des millions d’êtres ont poussé, dans de semblables chambres closes, partout sur la surface de la terre.)
CÉCILE.

Mon Pierre, mon pauvre Pierre !… C’est fini de nous deux !… Il y a huit jours que j’en étais sûre !…

(Elle s’écroule sur le canapé. La maison retentit de son gémissement.)
GINETTE, (criant avec elle.)

Pierre ! (Désespérément.) Mais ça n’est pas possible, ça n’est pas encore sûr, n’est-ce pas, Monsieur, dites ?… dites ?…

L’ENVOYÉ, (violemment ému.)

Madame, Mademoiselle, excusez-moi. J’étais loin de me douter en entrant ici… J’avais au moins l’espoir que vous étiez plus au courant que vous ne l’étiez en réalité. Je pensais que vous aviez reçu un avis dubitatif…

CÉCILE, (parlant à travers les incommensurables sanglots qui la secouent toute.)

De disparition, oui, c’est tout ! la mention : disparu…

GINETTE, (accrochée encore à une lueur d’espoir.)

Mais la preuve, Monsieur, la preuve, la possédez-vous ? (Enlaçant Cécile.) Je vous en supplie, avant de vous laisser abattre, attendez la certitude… Il y a des erreurs de ce genre tous les jours…

L’ENVOYÉ.

Je ne serais pas ici pour y apporter autre chose que des certitudes ! Mais, Madame, je me reprocherais toujours d’avoir été l’annonciateur de ce deuil héroïque si je ne laissais pas à votre douleur tout son premier cours… Elle veut le recueillement… la solitude…

CÉCILE, (le front heurtant le bois du canapé, à l’idée que l’homme va s’éloigner, trouve la force de parler.)

Tous les renseignements, vous les avez !

(Elle fait des gestes de mains suppliantes et retombe sur le canapé.)
L’ENVOYÉ, (s’approche de Ginette, à voix basse et rapide.)

Mademoiselle. Je mets là, sur cette table… mon adresse à l’un des hôtels de la ville : je n’en bougerai pas. Aussitôt que vous désirerez me voir.

CÉCILE, (qui a deviné, essaye de se maîtriser.)

Restez, restez. Pas plus tard !… Pas de précautions pour une femme comme moi… (Elle se met debout.) Je suis chrétienne. Vous reviendrez, oui, Monsieur, mais je veux savoir au moins comment il est mort. (Mais elle étouffe et s’affole.) Pierre, mon ami, mon ami… Alors tu n’es plus ! as-tu souffert ?… Mon pauvre petit !… (Elle sanglote.)

L’ENVOYÉ.

Vous voyez. C’est au-dessus de ses forces.

GINETTE, (bas, s’appuyant à la table.)

Oui, oui, Monsieur, en effet… il vaudra mieux que vous reveniez tout à l’heure…

CÉCILE, (à travers des spasmes et des hoquets.)

Avant… au moins… je vous supplie… je veux savoir, je veux, j’aurai la force… je vous assure… je me raidirai… (Elle se remet encore debout. Alors elle lance les deux mots fatidiques.) Quand ?… Où ?…

(Un silence. Toute larme semble séchée subitement. On entendrait craquer le feu.)
L’ENVOYÉ.

Votre mari, Madame, est tombé en Champagne, près du village de Beaumont, en territoire occupé par l’ennemi. Il est bien mort en héros, puisque c’est en service commandé, le 23 du mois dernier. Il a dû être chargé d’une reconnaissance extrêmement périlleuse. D’après mes renseignements, c’est lui-même qui aura réclamé cette mission qu’il a partagée avec un camarade, car ils sont partis à deux. Aucun n’est revenu.

GINETTE, (comme si elle recevait une secousse en pleine poitrine.)

Il l’a réclamée ? Vous êtes sûr qu’il l’a voulu ? D’où tenez-vous ces renseignements qui ne nous sont pas parvenus et qui nous auraient été transmis par l’administration militaire ?…

L’ENVOYÉ.

Si barbare que soit un peuple, si cruelle que soit la guerre, les ennemis n’en rendent pas moins quelquefois hommage à ceux qui sont tombés face à eux dans quelque expédition aventureuse… ils estiment que ceux-là ont le droit d’être honorés d’une tombe spéciale. Aussi à la funèbre nouvelle que je vous apporte, Mesdames, se joint la petite… la grande, très grande consolation… que Monsieur Bellanger est enterré par l’ennemi à côté du village de Beaumont avec une croix indicatrice. La fiche a été transmise à la Croix-Rouge de Genève par l’administration allemande. Et à la notice ont été joints, comme ils le font quelquefois en signe de respect, les objets appartenant à votre mari, sa plaque d’identité, ses breloques, et son portefeuille. Ils ont même poussé le respect jusqu’à remettre le gousset qui contenait de l’argent et une médaille. Je suis chargé de vous remettre ces précieuses reliques et c’est pourquoi je suis ici. Madame, il est des personnalités qui méritent et au-delà que ces reliques ne soient pas confiées à la poste ou à l’inconnu des bureaux. Nous avons prévenu l’administration militaire française de la démarche que nous comptions faire.

CÉCILE.

Vous les avez là, Monsieur ?… (Avidement.) Si… si… je veux les voir tout de suite, je veux les reconnaître.

L’ENVOYÉ, (hésitant.)

Je redoute pour vous une commotion.

CÉCILE.

Donnez, donnez !

(Alors il sort du portefeuille un paquet cacheté de gros cachets rouges. Il le pose lentement, respectueusement sur la table. À cet instant les deux femmes restent terrifiées, le cœur battant devant cette chose inconnue et mystérieuse.)
CÉCILE.

J’ai peur !… J’ai peur !… (Une espèce de terreur sacrée les emplit toutes deux. L’envoyé fait sauter les cachets, et développe le papier qui recouvrait les objets. Le paquet s’ouvre. D’aussi loin qu’elle reconnaît les objets, Cécile pousse un gémissement affreux.) Oui ! Oui ! Je reconnais, je vois, je vois, c’est ça ! c’est ça ! (Elle se précipite et porte à ses lèvres les objets, la montre, la plaque.) Sa plaque ! son nom et puis ça, tenez, Ginette, ça… Vous vous rappelez ces souvenirs ? Pierre ! Pierre ! mon chéri… Le portefeuille que je lui avais donné l’année dernière. Oh ! il me semble que c’est lui que je touche tout à coup… Il me semble que c’est lui que j’embrasse… Ce portefeuille encore tout chaud de sa poitrine.

(Elle le tient contre elle puis le couvre de caresses, en se penchant sur la table. Ginette n’a plus la force d’aller à elle. L’homme demande d’un geste s’il faut rester ou s’en aller. Pendant que Cécile est effondrée sur les reliques.)
GINETTE, (à bout d’effort.)

Oui, tout à l’heure. Laissez-la seule. Revenez dans une heure.

L’ENVOYÉ, (à voix basse.)

Il n’y a personne à appeler auprès de vous deux ?

GINETTE.

Non, Monsieur.

L’ENVOYÉ.

Dites-lui bien, Mademoiselle, qu’il est mort en héros et qu’elle sera fière quand elle aura la force d’en savoir davantage…

GINETTE.

Dans une heure…

(Cécile entend le bruit de la porte qui se ferme. Elle relève le front, fait un mouvement pour empêcher l’homme de sortir. Seules, elles se laissent aller à leur détresse.)


Scène VII


CÉCILE, GINETTE


CÉCILE.

On me l’a pris ! on me l’a pris ! Ils nous les prendront tous !… C’est de ma faute aussi. Lâche que je suis ! je n’aurais pas dû le laisser partir, j’aurais dû m’accrocher à lui.

GINETTE.

Peut-être !

CÉCILE, (se met à parler, de tout à la fois, en gémissant, comme font ceux qui ne se réfugient pas dans le silence.)

Il était trop bon ! il était trop juste cet hommelà ! Vous avez eu le temps d’apprécier, vous, sa valeur, son courage ; mais ses petites délicatesses, moi seule je les connaissais. Il était si bon ! je respectais ses volontés… Et Simone ! Simone… où est Simone ? Il ne faut pas qu’elle sache, il ne faut pas qu’on entende mes cris, où est-elle, cette enfant ? Empêchez-moi de crier !

GINETTE.

Simone est en ville. Ne vous inquiétez pas d’elle.

CÉCILE.

Il faudra lui cacher la fin de son père le plus longtemps possible, n’est-ce pas ?… Cet homme va revenir, dites, Ginette ?… Je suis en état d’écouter tout ce qu’il ne m’a pas dit. Je veux savoir.

GINETTE.

Quoi ?

CÉCILE.

La chose terrible ! S’il a souffert… Comment était le corps, la blessure… Ç’aura été effroyable ! s’il a dû s’avancer tout seul…

(Les yeux fixes, elle a l’air de considérer devant ses pieds la scène d’épouvante. À son tour, Ginette regarde dans l’espace, devant elle. Les deux femmes se représentent le tableau d’horreur. Mais leurs expressions ne sont pas pareilles.)
GINETTE.

Oui, tête haute ! en avant… Je le vois ! Il a marché, il voyait la mort ! Il a dû s’avancer sans peur…

CÉCILE, (pelotonnée, les mains au visage.)

Taisez-vous ! taisez-vous donc ! Je ne veux pas voir… Oh ! l’agonie… Quelle chose abominable ! Par terre… là… tout seul… dans un champ… Je vois ses efforts… pour se traîner… je…

GINETTE.

Non ! Pas d’agonie ! il est mort d’un coup au cœur, en plein cœur. Je suis sûre de cela !

(Elles parlent toutes deux comme dans une hallucination. Ginette les yeux étincelants de fièvre, Cécile voûtée, regardant le sol.)
CÉCILE.

Pas d’agonie ! parbleu, c’est toujours ce qu’on nous dit, à nous autres femmes…

GINETTE, (avec une voix égarée presque prophétique.)

On ne me l’a pas dit de lui, mais j’en suis sûre !

CÉCILE, (devant l’accent d’une pareille affirmation, paraît avoir presque une détente de l’angoisse. Elle tourne le visage vers celle de qui vient la parole apaisante.)

Merci, Ginette ! Je vous donnerai un souvenir de lui… Parmi ces pauvres choses, ces épaves, vous choisirez. (Elles revont toutes les deux à la table… Cécile serre farouchement les objets contre elle.) Elles sont à moi, elles seront toujours sur ma peau. Et entre toutes, Ginette… entre toutes, voilà la grande chose sacrée… la seule chose vivante encore !

(Elle tient le portefeuille à plat sur sa main, sans oser l’ouvrir.)
GINETTE.

Pas maintenant… Ce n’est pas encore le moment des souvenirs, vous avez tout le temps… Laissez cela, vous voyez bien que vous n’avez même pas la force nerveuse de supporter le choc.

CÉCILE.

Il y a peut-être un testament… qui sait ?

GINETTE.

Laissez donc… laissez donc !

(Avec des précautions infinies, des défaillances, elle déplie la chose, entr’ouvre le portefeuille.)
CÉCILE, (dès que le portefeuille est ouvert, dans un redoublement de larmes.)

Son écriture… tenez, sa chère écriture penchée !… Tenez, tout de suite, mes lettres… les vôtres aussi !

GINETTE, (sursautant.)

Les miennes ?… Donnez, donnez, que je voie…

CÉCILE, (lui passe une lettre dont Ginette se saisit brusquement.)

Pierre ! Pierre chéri !… Mais qu’est-ce que c’est que cette croix de sang… Du sang ! Le sien !… là-dessus… sur cette page ! Non ! c’est une croix tracée, sur une lettre… une lettre de vous…

GINETTE.

Donnez vite que je reconnaisse.

CÉCILE.

Mais ce n’est pas de vous, ça ?

GINETTE.

Donnez, je vais voir… je…

(Cécile lui repousse la main tout en lisant, puis elle a un mouvement de recul et prend du champ. Ginette reste immobile. Cécile lit, puis ses yeux se relèvent et se portent sur ceux de Ginette. Elle la fixe, d’une façon terrible dans le silence total. On n’entend que leurs respirations à toutes deux.)
GINETTE, (à voix étouffée.)

Eh bien ! quoi ?… Cécile ?

(Les deux femmes se considèrent ainsi longuement. Sous le regard effrayant de Cécile, Ginette a instinctivement reculé.)
CÉCILE, (la voix changée, et avec une gravité menaçante.)

Ginette, vous allez me laisser seule avec ce mort.

GINETTE.

Mais pourquoi… Je…

CÉCILE, (la foudroyant du regard.)

Ginette, je vous en prie… je vous ordonne… de me laisser seule ! Je veux être seule devant cette dépouille. Sortez…

(Ginette, ne quittant pas Cécile du regard, va à la porte de la chambre, met la main sur le bouton de la porte, puis s’arrête, peureuse. Cécile la pousse brusquement.)
CÉCILE.

Mais sortez donc !



Scène VIII


CÉCILE, seule.

(Elle referme la porte à clef. Alors elle se précipite sur le portefeuille et elle lit, elle lit ardemment. On voit passer sur sa physionomie, à la clarté de la lampe sur le piano, toutes les phases du drame intérieur, tous les sentiments à la course qui se bousculent les uns les autres : la terreur, l’indignation, tout, jusqu’à la peur elle-même… Dans le silence, au bout de longtemps, l’autre porte s’entr’ouvre ; c’est Ginette qui a fait le tour et qui rentre à pas de loup par la petite porte sous tenture. Cécile ne l’entend pas, ce n’est que lorsqu’elle est au milieu de la pièce qu’elle se retourne.)


Scène IX


CÉCILE, GINETTE

CÉCILE.

Assassin ! Assassin !

GINETTE.

Pas ça ! pas ça !…

CÉCILE.

Assassin ! c’est vous qui l’avez envoyé à la mort !

GINETTE.

Non, ne dites pas une pareille chose !… Ce n’est pas vrai ! Cécile !… Croyez-moi !…

(Elle tombe à genoux.)
CÉCILE.

Les preuves sont là… Assassin ! Ah ! comme tout s’éclaire ! Tout vient de me révéler le crime. Non seulement, elle a pris le cœur de mon mari, mais elle m’a pris sa vie ! Et moi je perds les deux à la fois ! Mon Dieu ! mon Dieu !… Je l’apprends en même temps… J’ai tout perdu en une seconde. Mauvaise bête, c’est toi qui me l’as tué. J’ai le droit de te rendre la pareille… J’ai envie de te serrer au cou, mauvaise bête !

GINETTE.

Pardon, pardon, Cécile !… Je ne sais pas ce que vous avez bien pu lire !…

CÉCILE.

Ses cris d’amour à lui et toutes vos lettres à vous… toutes ! Il ne doit pas en manquer une ! Tenez : « Si je meurs, en obéissant à votre voix, Ginette bien-aimée, je me rappellerai que… » (Maintenant, elle effeuille rageusement les papiers.) Oh ! et vos phrases de vos lettres à vous : « Ah ! qu’il était sublime et beau, votre regard, le jour où vous m’avez annoncé… »

GINETTE.

Je ne vous ai pas trompée, Cécile, croyez-moi !…

CÉCILE.

Pas trompée, assassin ! Répétez-le, ce mot ! Vous êtes venue ici sous le toit de l’hospitalité. Je vous ai ouvert ma maison à vous, la réfugiée ! Je vous ai dit : venez, mon enfant, venez avec nous, vivez de nous, voici l’abri, le pain, la tendresse ! Et lâchement vous m’avez volé l’amour de mon mari.

GINETTE, (se traînant à genoux, Cécile courbée sur elle.)

Je suis désespérée… J’ai tout fait pour le repousser au contraire ! Il n’y a rien eu de mal entre nous !

CÉCILE.

Rien de mal ! Ce petit mot ! Rien de mal ! quand vous me l’avez pris et emporté jusqu’à le jeter froidement à la mitraille. Car votre orgueil voulait toute la proie, et avec vos grandes phrases creuses, vous l’avez ensorcelé sans doute pour mieux en faire votre esclave mystique… C’est pour vous qu’il est allé se faire tuer.

GINETTE, (dans un cri de sursaut.)

Pour la Patrie ! Pour la Patrie !

CÉCILE.

Pour vous.

GINETTE.

Non !

CÉCILE.

Si !… À la rue… tueuse !… Je ne sais pas, si vous restiez là, ce que je serais capable de faire.

GINETTE.

Je ne peux pas me défendre. Vous ne comprendriez pas maintenant. Je ne pense qu’à votre affreuse douleur. Je suis en effet une criminelle, puisque cette douleur, c’est à moi que vous la devez, à moi seule, après tout !… J’aurais dû fuir !

CÉCILE.

Ah ! oui, une criminelle et la pire, la plus abjecte qu’il y ait ! Je vous aimais, nous vous aimions tous ici… Il n’y a pas de plus grand crime, puisqu’au moment même où veuve, je pourrais au moins pleurer sa mort, vous m’enlevez jusqu’à la possibilité des larmes !… C’est trop affreux vraiment ! C’est trop pour moi ! En apprenant la mort de celui qu’elles aiment, toutes les femmes, toutes, ont la joie au moins de le pleurer et moi, je ne le peux plus !… Pierre, tu m’as trahie ! je t’ai perdu maintenant pour l’éternité ! Ah ! va, c’est mon dernier cri d’amour pour toi, je ne te pleurerai plus jamais… tu m’as fait trop de mal !

(Elle retombe, déchirée, écrasée.)
GINETTE, (toujours à genoux, s’approchant d’elle.)

Pardon pour lui ! Oui, tout vient de moi. J’ai tort de m’absoudre ! tout vient de moi et rien de lui !

CÉCILE.

Ne me touchez pas. Ne me touche pas, toi ! Ah ! ces yeux, comment ne les ai-je pas vus ! Comment n’ai-je pas vu plus tôt leur ignoble expression. J’étais trop noble, trop pure ! Je ne pouvais pas distinguer votre bas amour derrière son masque de faux héroïsme.

GINETTE.

Non ! je ne l’aimais pas d’amour…

CÉCILE, (se levant.)

Ah ! ça, c’est vrai ! Le voilà, le cri du cœur ! Non, jamais vous ne l’avez aimé ! En effet, non ! Jamais vous n’avez aimé cet homme, car vous n’auriez pas eu le courage de l’envoyer à la mort, le courage que, moi, je n’avais même pas !… C’est vrai, elle ne l’aimait pas ! Et lui, le pauvre fou, il l’adorait ! Fallait-il qu’il vous aimât pour avoir gardé sur lui toutes vos lettres ! À ce point que vous n’imaginiez pas pareille imprudence, n’est-ce pas ? Mais lui, il s’est bien soucié qu’on trouve toutes ces lettres adultères sur son corps, il s’est bien soucié de navrer le cœur de sa femme ! Ce qu’il voulait, c’était ne pas se séparer de ces feuilles chéries. Vous pourrez les compter un jour, car je vous les rendrai vos billets d’amour. J’en réponds d’avance, pas un ne manquera à l’appel !… Vous trouverez le compte !… Je sais ce que c’est maintenant que la fidélité du cœur !

GINETTE.

Votre douleur se cogne à droite et à gauche… Comment pourriez-vous reconstituer d’ailleurs ! Je vous en conjure, croyez-moi, ne diminuez pas le sacrifice qu’il a fait de sa vie, ne le mêlez pas à l’erreur d’un moment qui ne l’a pas conduit à ce chemin sublime. L’homme de la Croix-Rouge me l’a répété encore en sortant : « Dites-lui qu’il est tombé en héros ! » Vous comme moi, Cécile, nous n’avons été qu’un tremplin d’où son âme s’est élancée. Celle qui vous l’a pris n’est pas ici. Elle est là-haut ! elle est là-bas !

CÉCILE.

Non, elle est là à mes genoux ! La guerre va dévorer tout l’amour du monde ! Ah ! je la hais bien aussi, la guerre ! Derrière elle, il ne restera rien ! Elle dévastera tout l’amour ! oui, mais elle ne tue pas le souvenir, la guerre !… Tandis que vous !… D’elle et de vous, ç’a été la moins abominable !

GINETTE.

Cécile, vous n’avez pas pu lire suffisamment ces lettres ! Vous vous trompez. Il faut que vous les lisiez. Vous les lirez. Ce ne fut pas une aventure d’amour ; non, ce n’est pas une trahison. Réfléchissez ! Aurait-il gardé ces lettres sur lui au risque qu’on les trouve après sa mort ? Ma justification est dans le témoignage qui m’accuse. Vous y lirez tout ce que je proclame. Je vous en supplie maintenant, ayez-en le courage… Si, il le faut ! Il n’y a qu’une chose qui me stupéfie : ce que vous venez de me dire à l’instant, qu’il se trouverait là-dedans une phrase écrite à mon adresse. Toutes les lettres qu’il dut m’écrire me sont parvenues.

CÉCILE.

Elle l’avoue !

GINETTE.

Ah ! Cécile ! Je vous les donnerai. Une autre que vous-même pourrait les lire sans frémir et sans condamner. Mais celles-ci, les avez-vous bien lues, Cécile ? Vos yeux brouillés de larmes ont pu se tromper. Ces mots s’adressent peut-être à vous…

(Elle s’est approchée de la table. Cécile s’élance.)
CÉCILE.

Éloignez vos mains… C’est un supplice de les voir se tendre vers cette chose ! J’ai bien lu ! Mes yeux ne peuvent plus s’abuser maintenant. Pourquoi cette lettre est-elle là ?… Oui, pourquoi ? (Elle reprend la lettre, après l’avoir cherchée.) Ce sera facile à savoir, nul doute… J’ai vu au passage son écriture au crayon… Elle m’a brûlée comme du feu !… Je me suis arrêtée.

(Tout à coup elle pousse une exclamation.)
GINETTE.

Quoi donc ?

(L’attitude de Cécile change en un instant, elle devient grave et terrifiée.)
CÉCILE, (lisant.)

« Dans mon agonie, cinq heures du soir… » Mon Dieu ! je touche la lettre qui a reçu son dernier souffle !… Mon Dieu !…

(Elles sont presque à genoux toutes les deux comme si une présence de l’au-delà se matérialisait.)
GINETTE, (presque dans un souffle.)

Lisez ! Lisez !… Recevons sa pensée.

CÉCILE, (avec un respect tremblant, éperdu.)

« Dans mon agonie, cinq heures du soir ! À vingt mètres des lignes allemandes. Je suis tombé. Mon ventre est broyé, j’ai pu me traîner sous un éboulement… Je vais mourir dans ce champ. (Elle s’arrête. On entend leurs sanglots. Puis, peu à peu, elle recommence et déchiffre lentement, mot par mot.) Je ne regrette pas d’avoir accepté la mission qu’on m’a donnée tout à l’heure. Devant la mort, devant l’inconnu qui va peut-être me juger, dans un instant, je ne mentirai pas… Je n’ai rien à me reprocher. J’ai aimé profondément ma femme et mon enfant. (Sanglots.) Que celle qui m’a montré le chemin du devoir ne se fasse aucun reproche !… » (Elle s’interrompt, regarde Ginette et dit :) C’est vous. (Puis elle reprend :) « Je la remercie pour son âme pure et haute qui a été mon soutien. Si jamais ce mot testamentaire crayonné dans l’agonie heureuse lui parvient, qu’elle sache que je lui confie mon souvenir, que je lui donne ma pensée. Elle seule peut la comprendre et la continuer. (La voix de la lectrice se modifie, et devient brûlante et âpre.) Elle seule pourra dire quand les autres pleureront : « Je suis contente de lui. » (Cécile relève le front et de la main essuie sur ses joues le sillon des larmes.) Moi, je meurs heureux… Oui, par delà la vie ! par delà les âmes ! Pour la plus noble des causes ! Je vais mourir avec devant les yeux l’image que tout être se fait de la Patrie… avec sur la bouche un nom, un seul… »

(Elle n’achève pas. Elle pousse un cri du fond des entrailles en même temps que du gosier de Ginette sort un autre cri, d’une toute autre expression, claire, extasiée.)
GINETTE.

Pierre ! Pierre !… Il a écrit cela !…

CÉCILE.

Il a osé l’écrire ! C’est là, c’est là !…

GINETTE.

Mon Pierre ! mon Pierre !…

CÉCILE.

Sa veuve ! elle est sa veuve !… Ah ! le lâche ! le lâche !

GINETTE, (les mains jointes, la tête levée.)

Mon Pierre ! mon héros !

CÉCILE.

Taisez-vous donc à la fin ! Allez-vous vous taire ! Tenez, voilà ce que j’en fais !

(Elle prend la lettre, la broie dans ses mains et la jette à terre.)
GINETTE, (se précipite.)

Je ne veux pas ! Donnez cela ! Non, non, vous n’avez pas le droit !

CÉCILE, (lui barre le passage et l’empêche de toucher à la lettre.)

Il a renié à la dernière heure sa famille, sa femme, son enfant… Il n’est pas mort en soldat ! il est mort en amant ! Pour une fille, il a tout trahi ! Ah ! vous vous valez tous les deux !

GINETTE.

Ne l’insultez pas, lui !… si noble ! si beau !

CÉCILE.

Traître et lâche !

GINETTE, (les yeux perdus dans l’extase intérieure.)

Mon héros !…

CÉCILE.

À vous deux, vous faisiez un couple d’hypocrites ! Il n’a été que cela, un hypocrite vulgaire, le mari adultère et banal !

GINETTE, (avec une expression de colère indignée.)

Oh ! vous ne l’insulterez pas, je ne le permettrai pas ! Il m’a confié sa mémoire. Il m’en a remis toute la gloire !

CÉCILE.

C’est vrai, vous êtes la légataire ! Vous avez été l’inspiratrice de sa mort, il est bien juste que vous en soyez le chantre ! Allez, dressez-vous sur votre trépied de sibylle et criez, criez, tant qu’il vous plaira !…

GINETTE.

Et vous, ne rabaissez pas votre héros !… Rien ne l’entachera… Il est allé tout droit dans la bataille, il a été merveilleux, j’en suis sûre… Son âme chantait ! Il me semble que j’entends des clairons !…

(Ses petits poings serrés ont l’air de scander un rythme intérieur.)
CÉCILE.

Allez clamer dehors votre abominable ivresse que vous ne pouvez même pas faire taire devant moi…

GINETTE.

Tant pis ! Il ne faut pas insulter celui qui vient d’être sublime, souverain ! Il aimait quelque autre chose plus que sa vie ! plus que nous !

CÉCILE.

Et il n’a fait que des ruines !

GINETTE.

Tant pis ! il était de ces gens qui ne sont peut-être ni des parents, ni des amis, ni même des époux… mais qui sont des hommes !

CÉCILE.

Ah ! je les entends maintenant, les accents dont il s’est enivré ! Mauvaise sirène qui l’avez attiré là où nul ne lui demandait d’aller, même pas son pays !… Son chemin était assez beau !

GINETTE.

Il n’y en a pas de chemin qui soit trop beau quand le risque est celui-là !

CÉCILE.

En sorte… oh ! c’est affreux !… que moi, la femme, l’épouse, je ne suis même pas sûre que mon mari soit mort pour la patrie !… Il aura fait sa mort si ténébreuse, si obscure, que je ne serai jamais fixée sur elle… L’homme que j’ai aimé n’était peut-être qu’un lâche masqué de gloire…

GINETTE, (hors d’elle, la voix coupante.)

C’était un demi-dieu !… Il était de leur race !…

CÉCILE.

À la rue, vous qui avez trahi ! et qui avez encore l’audace et le triomphe plein la bouche ! À la rue ! d’où vous venez, sans sou ni maille…

GINETTE.

C’est ça qui m’est égal, par exemple !

CÉCILE, (lui jetant ses lettres à la face.)

Allez-vous-en avec votre idole qui n’est plus la mienne… qui m’a reniée jusque dans la mort, l’idole que je renie à mon tour…

GINETTE.

Mais que vous ne briserez pas !

(À ce moment, Monsieur et Madame de Saint-Arroman apparaissent à la porte, poussant Simone devant eux.)


Scène X


Les Mêmes, MONSIEUR ET MADAME DE SAINT-ARROMAN, SIMONE, GERMAINE, puis DUARD.

CÉCILE, (lui tendant les bras désespérément.)

Simone ! Simone ! tu n’as plus de père, tu n’as plus de père !

SIMONE.

Maman !

(Elles s’étreignent.)
CÉCILE.

On te l’a volé, mon enfant, on te l’a tué !…

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Pauvre Cécile ! Monsieur Duard, que nous venons de rencontrer, vient de nous apprendre la terrible nouvelle ! Soyez si fière !…

SIMONE, (se débattant dans les bras de sa mère.)

Papa !… papa est mort !

(Germaine est entrée timidement, en larmes, et se tient sur le pas de la porte.)
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN.

Mais aussi songez quelle mort ! Quelle mort admirable, enviable… quelle gloire pour vous !…

CÉCILE, (que ces voix exaspèrent.)

Ah ! vous aussi, vous aussi, parbleu ! La gloire ! la gloire ! Vous trouvez qu’il a fait son devoir, n’est-ce pas ? Ils sont inouïs !

MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN.

Il a fait plus que son devoir. C’est admirable !

CÉCILE, (s’animant encore plus à mesure.)

Il devait d’abord penser à moi, à sa fille…

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Ne dites pas ça,… à l’heure actuelle où des millions d’êtres font le sacrifice de leur vie comme il l’a fait de la sienne !

CÉCILE.

Mais sa vie, le pays ne la lui demandait même pas !… C’est à nous qu’il la devait !… Je vous dis qu’il est mort comme un lâche… Je le sais, moi !

(À ce mot, un souffle de stupéfaction passe sur toutes les têtes.)
MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Qu’est-ce qu’elle dit ?

MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN.

C’est sa douleur qui l’emporte !

CÉCILE, (cherche du regard Ginette.)

Il a tout trahi !

GINETTE.

Elle perd la tête ! Ne l’écoutez pas.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Pauvre, pauvre Cécile, ne blasphémez pas ! Je vous comprends mais ne dites pas de pareils mots, que rien n’excuserait, même la douleur !

(Germaine depuis un moment s’est vivement emparée de la petite Simone et l’a entraînée dans la chambre. À ce moment, Monsieur Duard entre.)
GINETTE, (allant de suite à lui.)

La chose est consommée.

DUARD.

Je viens de l’apprendre, hélas !

CÉCILE, (se débattant et parlant aux Saint-Arroman.)

Vous m’irritez tous à la fin !… Allez-vous-en ! Je vous dis que c’était un lâche !

GINETTE, (de loin, qui parlait à Monsieur Duard, n’y tenant plus, se retourne vers elle les yeux pétillants de rage.)

Ah ! je ne peux entendre ça, je ne peux pas…

(Elle se dirige vers la porte pour s’enfuir et empoigne son manteau bleu qui traînait sur une chaise.)
DUARD.

Où allez-vous ?

GINETTE.

Je pars ! Elle a tout appris, elle me chasse !

DUARD.

Où allez-vous. Mademoiselle ?

GINETTE.

Ça ! Qu’importe !

CÉCILE, (repoussant les autres qui l’entourent et cherchant toujours Ginette du regard.)

Rien, rien ne m’empêchera de le dire… Il est mort comme un…

GINETTE, (de la porte, criant cette fois, tout à coup, devant tout le monde, et de toutes ses forces.)

Ne l’écoutez pas ! Il est mort comme un héros ! Ne l’écoutez pas !

CÉCILE, (le poing tendu vers elle, sans se soucier des autres.)

Faites-la taire, celle-là !

GINETTE, (fièrement, lance encore une fois.)

Comme un héros, comme un dieu !

CÉCILE.

Mais faites-la taire, faites-la taire, celle-là !

(Ginette est sortie brusquement, en claquant la porte.)


Scène XI


Les Mêmes, moins GINETTE

(Alors on voit cette chose : à peine l’image de Ginette s’est-elle effacée devant les yeux de Cécile, à la seconde même où elle a disparu, que celle-ci se retourne vers les autres personnes, comme si elle les voyait pour la première fois.)
CÉCILE.

Qu’ai-je dit ? Je ne m’en souviens plus !… Qu’est-ce que je viens de dire ?… Est-ce que je n’ai pas dit : un lâche ! Ne me croyez pas… J’ai menti ! j’ai menti… Il ne faut pas me croire… Je deviens folle !

(Elle essaye de se maîtriser, de se ressaisir.)
MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Mais ma pauvre Cécile, naturellement c’est votre douleur qui vous emporte !

DUARD, (s’avançant.)

Madame…

CÉCILE.

Ah ! ne marchez pas là-dessus ! Donnez ça, donnez… (Elle montre la lettre froissée qu’elle avait jetée à terre tout à l’heure ; Monsieur Duard la ramasse et la lui tend. Elle s’en saisit et pleure doucement.) Non, non, ce n’était pas un lâche ! Ce n’était pas non plus un héros… C’était un homme tour à tour faible et fort comme tous les hommes. Il ne nous a pas trahis… Il nous avait quittées… Il m’avait quittée simplement, le pauvre, pour suivre la voix de la jeunesse qui l’appelait là-bas… Il a subi le mirage entraînant… C’était trop haut pour toi, Pierre… C’était trop loin pour toi, Pierre… voilà tout… Tu devais tomber fatalement ! Oh ! si tu étais resté près de mon petit cœur !… Tu vois maintenant, Pierre, comme la jeunesse est cruelle !

(Elle faiblit, Madame de Saint-Arroman la soutient.)
DUARD, (gravement.)

Il n’y a pas à pardonner aux héros. Madame !

CÉCILE, (levant vers lui simplement sa pauvre tête ravagée.)

Mais s’il n’avait pas été qu’un pauvre homme, Monsieur, je ne lui aurais pas pardonné !… (Sa main laisse tomber à nouveau la lettre froissée dans un mouvement de faiblesse, on veut la lui remettre en mains.) Ce n’est rien… ce n’est rien… C’est un papier qui n’a aucune espèce d’importance ! (Elle considère la lettre dans ses mains. Une hésitation sur ce qu’elle doit en faire. Puis, elle regarde le feu… Ensuite elle se dirige, ou plutôt se traîne vers la cheminée. Elle dépose sur le charbon brûlant, presque respectueusement, le papier qui se met à flamber et à se consumer. On devine à son attitude, presque de prière, que c’est une sorte d’incinération, de purification… Ses mains jointes ont pourtant un mouvement en avant comme pour arrêter l’engloutissement de la lettre suprême. Elle la regarde douloureusement brûler en pleurant, pendant que tous les êtres groupés autour d’elle respectent son sanglot, lent, régulier, qui remplit la chambre.) Tu vois, tu vois ce que c’est… Je ne t’aurais pas fait de mal, moi !… Mais c’est bon… c’est bon… Je respecterai ta pensée. Ce sera comme tu l’auras voulu, Pierre… comme tu l’auras voulu… Et puis…

(Fixe, elle regarde toujours le feu et continue à marmonner sans plus voir personne, presque à cropetons, sur la dalle de la cheminée qui l’éclaire, déjà dans l’attitude qui lui sera bientôt familière, durant l’hiver, au fond de la maison vide.)

RIDEAU

ACTE TROISIÈME

Au premier étage de la sous-préfecture, à La Flèche, un salon transformé en cabinet de travail du sous-préfet.



Scène PREMIÈRE


JULIE, DUARD

(On entend au dehors des acclamations et quelques notes de fanfare.)
JULIE, (à Monsieur Duard, à la fenêtre, à gauche.)

Tu vois, ils n’ont pas voulu quitter la sous-préfecture, sans te faire une petite ovation.

DUARD, (appuyé à la vitre, fait des signes.)

Ils sont si gentils !

JULIE.

Dis-leur un mot. Il y en a qui ne t’ont pas vu.

(Il ouvre la fenêtre, passe sur le balcon. On applaudit du dehors.)
DUARD, (sur le balcon.)

Mes amis… C’est un grand jour pour nous tous. C’est l’ère du travail et de la prospérité qui se rouvre pour toutes les populations françaises. Reprenez vos outils avec sérénité. J’espère que vous avez bien compris le sens de notre réunion aujourd’hui, six mois après la cessation des hostilités. Ce que nous fêtons aujourd’hui, par toute la France et dans tous les pays alliés, ce n’est pas seulement, comme il y a quelques mois, le jour où le sang a cessé de couler. Ce que nous fêtons aujourd’hui, vous l’avez vu dans tous les journaux ; vous l’avez appris jusque sous le chaume le plus lointain ; c’est un bonheur aussi mémorable ; la date unique où tous les gouvernements de l’Europe viennent de signer un accord définitif qui remettra désormais les dissensions entre les peuples, si elles se représentent, à un tribunal arbitral. Ce sont des garanties de faits. La plus formidable explosion de crimes internationaux a exigé une correspondante organisation de force répressive pour le maintien de la paix du monde et de la vie civilisée… Ah ! si nos chers morts qui ont sauvé le plus beau de nos aspirations et dont les noms sont inscrits dans la salle de la mairie de La Flèche, pouvaient entendre nos cris de joie, le chant de reconnaissance qui s’échappe de nos poitrines…

(La porte principale s’ouvre. Entrent plusieurs hommes.)


Scène II


Les Mêmes, DES HOMMES, UNE FEMME


JULIE.

Chut ! Chut ! Monsieur le sous-préfet parle.

UN DES HOMMES.

C’est une délégation du Conseil municipal de Vitrimont.

JULIE.

Oui, oui… Tout à l’heure. Il va vous recevoir. Asseyez-vous là.

(Julie a poussé la fenêtre. On n’entend plus la voix du sous-préfet. Les hommes s’asseoient.)
UN DES HOMMES.

Vous ne me reconnaissez pas, Mademoiselle. Je suis un ancien garçon de bureau de la préfecture. J’ai été un peu défiguré. Ah ! je ne me ressemble plus beaucoup !…

JULIE.

Oui… oui… tout à l’heure ; Monsieur le sous-préfet parle.

(Une femme entre par la porte.)
TOUS À LA FOIS.

Chut ! chut ! Monsieur le sous-préfet parle !

(La femme reste respectueusement dans le fond. Duard a fini de parler. On entend des applaudissements sur l’esplanade et quelques mesures de chant.)
DUARD, (vient du balcon.)

Ah ! mes amis ! vous voilà !

(On entoure Monsieur Duard.)
UN HOMME.

Nous nous sommes permis de monter. Nous ne savions pas que vous alliez prononcer un chouette discours…

DUARD.

Oh ! un discours…

UN HOMME.

Vous me reconnaissez, Monsieur le sous-préfet ?

DUARD.

Tiens, vous revoilà, vous ?

UN AUTRE.

Moi, je ne fais pas partie de la délégation, mais je me suis joint à eux, relativement à la place d’agent-voyer qui est vacante depuis le décès de Juliot.

DUARD.

Bon, bon, nous verrons cela.

UN DES HOMMES.

Voilà. Nous venons vous prier de vouloir bien honorer notre petite commune de votre présence au Comice agricole qui aura lieu jeudi prochain.

DUARD.

Eh bien ! je tâcherai, mes amis, oui… Je ne promets pas de rester au banquet, mais je viendrai faire un tour en auto.

UN HOMME.

Hein ! comme on se retrouve, Monsieur le sous-préfet ! Ah ! je croyais bien ne jamais vous revoir !

DUARD.

Mais tu n’es pas de La Flèche, toi ?

L’HOMME.

Si. Seulement, je suis allé retrouver les vieux à la campagne, à cinq lieues d’ici. Ma blessure m’empêche encore de trouver un emploi. Je n’ai que ma pension… On nous a pourtant promis…

DUARD.

Et vous ? Je ne vous connais pas !

UN AUTRE HOMME.

En effet, Monsieur le sous-préfet. Je suis de passage chez des amis, mais on m’a dit que Mademoiselle Dardel, mon ancienne infirmière aux ambulances de La Flèche, était ici, à la sous-préfecture, depuis ce matin. Je serais bien heureux de pouvoir lui dire un mot. Elle était si gentille, Mademoiselle Ginette, si bonne pour nous !

LA FEMME, (s’approchant.)

C’est justement à son propos aussi que je viens, Monsieur le sous-préfet. On m’a dit qu’il fallait s’adresser à elle, comme nouvelle directrice de l’Orphelinat de la Guerre, pour trouver un emploi.

DUARD.

Mais elle ne dirige pas l’Orphelinat elle-même. Elle est secrétaire générale. D’ailleurs, Mademoisolle Dardel n’habite pas La Flèche ; pour la fête… (Se retournant vers sa sœur.) Julie, veux-tu voir si Ginette est sortie de sa chambre. Tu lui diras qu’un de ses anciens blessés désire la voir. (Aux hommes.) Et serrons-nous la main fortement ! Je crois qu’en des jours comme celui-ci, on doit se sentir tous des frères, des amis, des vrais… Il me semble que je vous ai toujours connus, dès l’enfance…

JULIE.

Voilà Ginette.

(Entre Ginette.)


Scène III


Les Mêmes, GINETTE

UN HOMME.

Bonjour, mam’zelle.

GINETTE.

Tiens ! mon petit 122.

L’HOMME, (riant.)

Ah ! vous vous rappelez mon numéro ? Ça, c’est chouette ! C’est moi, Bec-de-puce, comme on m’appelait.

GINETTE.

Ça me fait plaisir de te revoir, mon vieux !…

LE 122.

Ben ! et à moi donc… M’en avez-vous fait assez des spicas !

GINETTE.

Ah oui ! Je ne sais pas si tu n’étais pas même un peu tire-au-flanc, hein ?

LE 122.

Oh ! Mademoiselle, peut-on dire !

GINETTE.

Oh ! six mois après la guerre, tu peux me le confier. Je ne te signalerai pas au major… Et ce shrapnell ? Est-ce qu’il a fini par sortir ?

LE 122.

Oh ! non ! je ne suis pas un fricoteur, je vous assure… Il est sorti un beau jour, tout seul, et j’ai gardé l’usage de mon bras. Ça, c’est du sacré rabiot !

GINETTE, (lui tendant la main.)

Alors, serre fort !

LA FEMME, (s’approchant.)

Mademoiselle, j’ai une requête à propos de l’ouvroir. Voici une lettre de recommandation.

GINETTE.

Tout à l’heure, tout à l’heure…

UN HOMME, (s’approchant.)

Ah ! c’est vous, Mademoiselle Dardel ! Ah ! ce que j’ai entendu parler de vous. Il paraît que vous en faites du bien et que vous vous dévouez pour les pauvres ! Et que vous travaillez pour nous !

GINETTE, (riant.)

C’est une réputation bien surfaite. Je suis restée un an enfermée à la campagne et Monsieur et Mademoiselle Duard ont bien voulu, depuis, me faire entrer dans quelques bonnes œuvres. On ne travaillera jamais assez pour vous. On n’en fera jamais assez pour vous !

JULIE.

Tenez, voulez-vous prendre un verre de sirop de groseilles, mes braves ?

LES HOMMES.

Vous êtes trop aimable ! Il ne faut pas vous déranger pour nous !

DUARD.

Mais si, mais si… j’y tiens… en camarades !

GINETTE.

Oh ! mais mon petit 122 ! il ne boira jamais du sirop de groseilles ! Il lui faut une canette. Une canette, Julie !

UN HOMME.

Attendez… Je connais la maison, moi, comme ancien garçon de bureau. Je vais aller la chercher, la canette.

DUARD.

Apportez-en plusieurs de la cave.

(Il sort.)
LES HOMMES.

À votre santé !

DUARD.

À la Paix éternelle !

UN HOMME.

Vive la France !

(À ce moment, la porte s’ouvre. Entrent quatre grands blessés.)


Scène IV


Les Mêmes, QUATRE GRANDS BLESSÉS

DUARD.

Entrez, entrez… Vous n’êtes pas de trop, vous autres. Je vous approuve d’avoir voulu me serrer la main en particulier. Voilà cinq de nos plus grands héros : Vacher, Bertandier, Villard et… comment, déjà ? Aidez-moi… Tardieu, c’est ça ! Ah ! de rudes héros ! Ceux-là !… légendaires !

L’UN D’EUX.

Oh ! des héros ! on nous appelait comme ça autrefois ! Mais maintenant, c’est des gros mots ! Quoi, nous sommes redevenus comme tout le monde… des petzouilles, quoi !

GINETTE.

Hein ! Vous ne dites pas ça sérieusement, je pense ! Vous restez, mes amis, nos grands héros, nos vaillants protecteurs !

L’HOMME.

La guerre ! Chut ! Il ne faut plus jamais parler de ça !… Jamais ! J’ai tout oublié !… Nous faisons tous semblant d’avoir oublié.

L’AUTRE.

Un jour comme aujourd’hui, on peut en reparler tout de même ! Je suis content parce que je suis assuré que mes enfants n’iront pas se faire casser la figure.

UN AUTRE.

Oh ! Tribunal arbitral !… Tribunal de garanties !… Tu as confiance ?

UN AUTRE.

Oui, t’as tort ? Je sens que c’est fini, par la force des choses. Je ne dis pas, dans peut-être cinquante ans… cent ans… on ne sait pas ce qui peut arriver. Mais il y a eu vraiment trop de misères sur la terre… On en est saouls…

UN AUTRE.

Bah ! maintenant, il y a de la rigolade et je suis en train de nous saouler avec le sirop de groseilles de la sous-préfecture !

UN AUTRE.

Ne t’en fais pas, vieux, il est question de rétablir l’absinthe…

DUARD, (aux délégués avec lesquels il causait.)

Eh bien ! tenez, passez dans le bureau du secrétaire, à côté ; je vais vous montrer les propositions que j’envoie au préfet pour fixer le chiffre des dommages de notre commune. Et vous verrez que j’ai tenu compte de vos observations.

UN HOMME.

Ah ça ! pour les indemnités, ce n’est pas de refus.

(Les hommes sortent avec Monsieur Duard. Restent les grands blessés, Ginette, Julie et le blessé 122.)


Scène V


GINETTE, JULIE, LES GRANDS BLESSÉS, LE BLESSÉ 122, puis UNE FEMME

UN HOMME.

Alors, avant de vous occuper de bonnes œuvres, vous étiez infirmière à La Flèche ?

GINETTE.

Je l’ai été pendant une année et demie.

LE BLESSÉ 122.

Ah ! vous pouvez dire que vous avez trimé, Mademoiselle !

GINETTE.

Bah ! j’ai été comme toutes les femmes !… Votre humble servante !

UN BLESSÉ.

Oui !… autrefois !… Ah ! comme vous avez été bonnes, et douces !… Maintenant, où êtes-vous toutes, nom de Dieu !… Mes marraines m’ont lâché ! Ah ! j’en avais, j’en avais des marraines !

UN AUTRE.

Comme tout le monde, tiens !

UN AUTRE.

Il n’y avait qu’à se baisser pour en avoir à cette époque-là… Et des brunes, et des blondes… et des grasses et des maigres ! Moi, j’en avais quatorze !… Où c’qu’elles sont à c’t’heure ?

UN AUTRE.

Moi, je suis plus malin, j’ai conservé des relations avec aucune. Ça me permet de repenser à toutes avec plaisir. Comme ça je ne me fais pas rembarrer. Je les revois toutes en fumant ma bouffarde. Ça me fait encore du bon temps !

L’AUTRE.

Tout ce que nous disions était d’une importance pour elles à ce moment-là ! On débagoulait des idioties : elles s’esclaffaient. Elles disaient : il est épatant, où as-tu trouvé ça ? Maintenant, c’est comme avant, nous sommes des petzouilles, que je vous dis !…

UN AUTRE.

La mienne me renvoie mes lettres en corrigeant les fautes d’orthographe maintenant… Bah ! faut bien dire qu’elles ne peuvent pas penser à nous jusqu’à la fin des fins ! quoi ?… Tout passe, malheur et bonheur !… On ne se souvient plus de nous, je vous dis !… Il n’y a rien eu, il n’y a jamais rien eu !… Il faut que ce soit comme ça !…

(Une femme est entrée depuis un instant ; elle écoute.)
LA FEMME.

Il y a toujours nous, vos femmes !…

UN HOMME.

Tiens ! t’es donc jalouse, la mère Thibault ! La mère rogue toujours !

JULIE, (qui était restée au bureau, en train de classer, sans rien dire.)

Qu’est-ce que vous voulez ? Vous cherchez Monsieur le sous-préfet ?

LA FEMME.

Mande pardon… je n’ai trouvé personne en bas ; je suis venue apporter dix francs pour la souscription du monument aux morts. C’est mes économies.

JULIE.

Donnez-les, je vais vous inscrire.

LA FEMME.

Je vous connais, Villard, allez !… Les femmes du peuple ont valu les autres… même sans rien faire que de labourer les champs.

UN HOMME.

Bien sûr ! mais c’était votre ouvrage d’habitude !… Vous n’avez pas de mérite !

JULIE, (levant le nez de ses papiers, et haussant les épaules.)

Je vous trouve injuste. Pourquoi réclamer la priorité pour les unes ou pour les autres. Le rôle des femmes a été dur, amer, sur toute la face du monde. Il a été également bien tenu. Vous ne pouvez pas leur en vouloir, mes amis, de reprendre maintenant leur rôle d’épouses, de mères de famille après la guerre !…

UN AUTRE, (sentencieux.)

Ça, la société pourra leur être reconnaissante éternellement.

LA FEMME.

Oui. Elles ont fait leur devoir, elles ont été admirables ; c’est vrai ! Mais je suis jalouse, tout de même… dans le passé !… Elles n’en ont pas moins appuyé mon homme contre leur poitrine pendant qu’il râlait… Oh ! je ne suis pas jalouse dans un mauvais sens, non… Mais elles l’ont pansé, habillé, nettoyé… Elles l’ont fait manger comme un pauvre gosse !… J’aurais voulu être là… Il s’est promené convalescent pendant des mois au bras d’une autre… Ils se sont dit des choses dans la souffrance que nous nous sommes jamais dites peut-être… et que j’aurais voulu entendre, moi ! On devrait être là à l’heure de la douleur… à l’heure où son homme souffre… Je sais bien qu’elles l’ont fait avec courage, mais je ne peux m’empêcher de détester celle qui l’a soigné, même encouragé, aidé, pendant deux mois en Orient, la remplaçante, dont il garde encore la photographie cachée… Et si elle était là devant moi, je lui dirais : « Entre femmes, on ne se remercie pas !… Bonsoir ! On reprend chacun son chemin… La chair, t’as aidé à la faire repousser sur les os… Maintenant, faut que j’achève toute la guérison,… et c’est ce que je vais tâcher de faire, sans Croix-Rouge au front et au bras ! »

JULIE.

Ça passera… La douleur vous a aigrie… Il faut que toutes les femmes s’embrassent dans la même émotion, les femmes du peuple comme celles de l’aristocratie ! Y aura-t-il toujours la haine des races ?

UN SOLDAT.

Mère Thibault, vous me dégoûtez !… Si je suis encore là, c’est à vos remplaçantes que je le dois. Allez, verse tes dix francs, et va-t-en !

LE SOLDAT DE GINETTE.

Oui, elle nous dégoûte… À la porte !… Tu parles trop.

LA FEMME.

Pendant trois ans que j’ai trimé dans les champs en pleurant, j’ai pas dit un mot à qui que ce soit !

LE BLESSÉ 122, (désignant Ginette qui écoutait sans rien dire.)

Tenez, en voilà une qui n’a que du bien sur la conscience !… En voilà une pour qui, hommes et femmes, ne doivent avoir que de la reconnaissance. Maintenant, Mademoiselle, que la guerre est finie, il me semble que chaque fois que je vous rencontrerai, je vous devrai le salut militaire, comme à un supérieur !

(La femme, à pas traînants, l’épaule haute, l’œil sournois, s’en va, pendant que les hommes lui lancent des quolibets.)
UN HOMME, (jetant sa casquette en l’air.)

Vivent les petites femmes de France !… Ohé !…

GINETTE.

Mais, j’étais comme les autres… ni plus, ni moins… Il y en a eu de tellement mieux que moi… il y en a eu de sublimes… voilà ce que cette pauvre femme bornée a peine à croire !

LE SOLDAT.

À votre santé !… Oui, à toutes, à toutes ! et du fond du cœur ! bon Dieu !

GINETTE, (prenant un verre.)

Oui, à la vôtre à tous… Si vous saviez la joie que je ressens à retrouver vos yeux, vos éclats de voix, votre rire ! Il me semble tout à coup que je suis encore parmi vous… Ça me fouette comme l’air du large ou de la montagne ! On respire… Je suis comme le vieux cheval de bataille qui entend un peu le clairon. À la France, mes amis, à la France ! Tant qu’il y en a, et tant qu’il en tient dans vos grands yeux et dans vos grosses pattes !…

(On trinque joyeusement, dans la fraternité complète de l’homme et de la femme.)
UN BLESSÉ, (s’approche d’elle.)

Pst… Mademoiselle… Vous dites que le cheval de bataille a besoin de réentendre le clairon… Eh bien, si des fois vous vous promenez le soir, après dîner, derrière la ville, près les petits bois sur la route en sortant de l’esplanade, écoutez bien, il y a un pépère, par là, qui, lui aussi, a besoin de se rappeler le bon temps… Alors, des fois, il tire de temps en temps quelques coups de gueuloir de cet instrument-là… dont il n’a jamais pu se séparer tout à fait.

UN BLESSÉ, (riant.)

C’est un ancien clairon du 121e. Il se ballade avec le clairon… et dans un étui… ! comme un musicien au cachet !…

LE CLAIRON.

Aujourd’hui, parbleu, il a fallu que je l’amène à la fête avec moi… Mais le soir… oh ! le soir… pour moi tout seul… dans la campagne, comme les gamins de 15 ans ! Seulement eux, ça ne leur rappelle rien… Oh ! je ne joue pas la charge, non, ça, c’est trop grave… mais les petites sonneries habituelles… du dépôt, la diane, ça suffit, on revit tout ça, même dans le clairon, avec des paroles toutes seules, si bêtes qu’elles soient, ça fait de l’effet.

UN HOMME, (chantonnant.)

Il se lave, ça lui semble bien égal
Dedans le verre où va boire son cheval !

GINETTE.

Et avec le clairon ? Pourquoi pas !… Tiens… Trois notes. Pour eux… sur le balcon… Vas-y… Ils te le demandent. Bouche le clairon avec ton poing.

UN HOMME.

Pour rigoler, quoi !…

(Dans l’embrasure de la fenêtre, ouverte, l’homme entonne en sourdine la sonnerie qui rend un son faible, nasillard, presque sarcastique et qui a la tristesse banale des sonneries qu’on entend dans les banlieues, au coucher du soleil.)
UN HOMME, (qui se souvient, tout de même, avec un geste vague et crispé.)

Bon Dieu !… Bon Dieu !… Tout ça !

UN HOMME, (triste.)

Pour rigoler.



Scène VI


Les Mêmes, DUARD, GINETTE, JULIE

DUARD, (entrant.)

Ah ! c’est ici qu’on fait ce boucan ! Il n’y a pas de mal, mes amis !

LES HOMMES.

Excusez-nous, Monsieur le sous-préfet, on faisait joujou…

DUARD.

Bien, bien ! tout à la joie ! Seulement, maintenant, je vous demande pardon. J’ai beaucoup de choses à mettre en ordre. Au revoir tout le monde, hein ? Je suis enchanté d’avoir eu l’occasion de vous dire à tous mon émotion, de vous avoir exprimé une sollicitude sur laquelle vous pouvez compter inébranlablement.

UN HOMME.

C’est du travail, qu’il va falloir, maintenant !

DUARD.

Ce n’est pas ça qui manque ! On vous en donnera, allez… à chacun selon la mesure de vos forces.

UN HOMME.

Et un peu de bonheur avec, pour un chacun qu’a tant trimé !

UN AUTRE, (ponctuant.)

C’est égal, pour une belle journée, c’est une belle journée !

LE BLESSÉ.

Au revoir, Mademoiselle. Si vous voulez bien que le petit 122 vous la serre de la patte blessée… la gauche !

GINETTE.

Tiens, parbleu ! Oh ! mais bigre ! vous serrez fort ! On voit bien qu’il n’y a plus de shrapnell, là-dedans.

L’HOMME, (avec crânerie.)

Il n’y en a plus, mais s’il le faut, il y en aura encore !

GINETTE.

Ça, c’est une brave parole ! Bonsoir, petit. Bonsoir, le clairon !…

LE CLAIRON.

Et vous savez, Mademoiselle, si je passe jamais sous vos fenêtres avec ça… (Il fait le geste de porter le clairon à sa bouche.) vous saurez que c’est moi.

(Le sous-préfet les congédie. Restent seuls Monsieur Duard, sa sœur et Ginette.)
DUARD.

Allons, allons, tout ça se reforme ! Quelle vitalité admirable chez ces braves ! Encore quelques années de souffrance, d’endolorissement, il n’y paraîtra plus !… Ce qui me chiffonne, c’est quand je veux leur dire des paroles émues, sincères, je ne trouve que des mots glacés, administratifs !… Comme c’est difficile, les termes laudatifs ! Enfin, heureusement, il y a les actes, les actes !…

GINETTE.

Ah ! oui, on va s’en donner à cœur joie. Puisque j’ai pris la décision des fonctions officielles, moi aussi, je jure bien que je ne veux pas perdre mon temps ! Pas un jour de plus ; j’ai soif de sortir de mon inaction. Elle me pesait comme un crime.

DUARD.

Eh bien ! dès demain, vous serez à votre bureau. L’heure de votre installation dans vos nouvelles fonctions est fixée.

GINETTE.

Et avec tout ça, je n’ai pas ouvert ma malle. Il serait peut-être temps que je mette de l’ordre là-haut.

JULIE.

Vous n’êtes pas mécontente de votre chambre ?

GINETTE.

Ma foi, je ne l’ai pas bien regardée ; ç’a encore si peu d’importance pour moi ! Croiriez-vous, Julie, pendant tout le temps que j’ai habité la campagne avec vous, je ne m’étais même pas aperçue qu’il y avait une porte dans l’alcôve de ma chambre donnant sur le grenier. Mais maintenant, (Elle rit.) je deviens tout de même plus exigeante ; je vieillis, car en y réfléchissant, je me suis aperçue que le volet de la fenêtre de droite est absent, et dam ! ça troublerait le sommeil… Décidément oui, je dois vieillir pour avoir de telles préoccupations.

DUARD.

Je vais faire venir l’architecte de la sous-préfecture ?


JULIE.

En attendant, je vais attraper la femme de chambre. Ce sera probablement plus expéditif !

GINETTE.

Et c’est encore bien plus simple que ça. Je peux très bien l’arranger moi-même. Venez m’aider. Avec un marteau et quelques clous… Venez.

(Monsieur Duard et Ginette sortent ensemble.)


Scène VII


JULIE, seule, puis MADAME DE SAINT-ARROMAN

JULIE, (seule à la table.)

Voyons ! le courrier du jour n’est pas ouvert ! Et le secrétaire qui n’est pas là !… (Elle prend l’ouvre-lettre. La porte d’entrée s’ouvre brusquement.) Qui est-ce qui se permet d’entrer sans frapper ?

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Je vous demande pardon, je cherchais Monsieur Duard.

JULIE.

Il n’est pas là.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Il ne reçoit pas ? Madame de Saint-Arroman… je me présente.

JULIE.

Ah ! bien ! Madame…

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

J’aurais voulu voir Monsieur Duard, relativement à un protégé que je lui ai recommandé par lettre.

JULIE.

Je ferai la commission, Madame. Je suis sa sœur.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

J’aurais été enchantée de voir Monsieur le sous-préfet lui-même ; je ne sais pas si vous me remettez, Mademoiselle, je suis, moi, la cousine de Monsieur Bellanger.

JULIE.

Je ne l’ignorais pas.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

J’aurais été aussi très heureuse de féliciter Monsieur le sous-préfet en même temps.

JULIE.

De quoi ?

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Mais mon dieu, je crois… qu’on peut en parler, puisque la nouvelle est publique… Nous allons avoir une bien charmante sous-préfète, aussi charmanie qu’inattendue.

JULIE.

Ce qui est bien plus inattendu encore, Madame, c’est la confirmation d’une nouvelle sur laquelle je suis, quoique étant parente proche de Monsieur Duard, aussi mal renseignée que possible. Vivant retirée à la campagne jusqu’à ce jour, je n’étais pas au courant des cancans de La Flèche.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Ah ! faudrait-il donc mettre sur le compte de cancans, cette nouvelle qui vient de faire le tour de notre ville ? S’il faut démentir ce bruit, je suis à votre entière disposition.

JULIE.

Nous n’avons besoin de personne pour ce genre de commissions !

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Vous avez tort de prendre en mauvaise part l’expression de ma sympathie qui n’avait rien d’ironique. Depuis près de deux ans que l’amie de ma cousine, Madame Bellanger, vivait avec vous à la campagne, tout le monde avait plus ou moins pensé à cette éventualité…

JULIE.

Vous devancez son heure, en tout cas. Mademoiselle Dardel a été atrocement éprouvée par la vie. Quand nous l’avons vue désemparée, abandonnée de tous, notre premier mouvement a été de nous porter à son secours. Sur ce point, vous êtes parfaitement renseignée. Elle a vécu à la campagne, se confinant dans une solitude des plus dignes. Mais là, où vous vous trompez singulièrement, c’est quand vous ajoutez qu’elle a vécu dans notre intimité à tous deux, mon frère et moi. C’est moi seule, à cause de ma santé, qui habite la ferme Saint-Jean où elle a vécu jusqu’à ce jour. Mon frère étant trop occupé à La Flèche pour faire autre chose que de venir me rendre visite le dimanche ou manger avec nous la soupe du soir de temps en temps. Cependant, s’il n’a pas vécu suffisamment à Saint-Jean pour partager notre intimité, il a fréquenté assez la maison pour apprendre que la cousine de Madame Bellanger est digne de tous les respects et même de toutes les admirations.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Cela est fort bien dit, et vous voyez que de là à l’élever à une distinction officielle, il n’y avait qu’un pas.

JULIE.

Qui n’est pas franchi, Madame.



Scène VIII


Les Mêmes, GINETTE

GINETTE.

Julie, avez-vous les clefs de la chambre… celle à côté de la mienne ?

(Elle aperçoit Madame de Saint-Arroman.)
MADAME DE SAINT-ARROMAN, (se levant, froidement.)

Mademoiselle !

GINETTE.

Madame !

JULIE, (vivement.)

Oui, voilà.

(Elle sort le trousseau de sa poche. Ginette ressort.)


Scène IX


MADAME DE SAINT-ARROMAN, JULIE

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

On ne m’avait pas menti, en tout cas, en m’assurant qu’elle était arrivée depuis hier pour s’installer à la sous-préfecture.

JULIE.

Mademoiselle Dardel est désormais secrétaire de deux œuvres importantes dont elle a assumé la responsabilité. Son activité ne lui permet plus de vivre dans la retraite, comme par le passé.

MADAME DE SAINT-ARROMAN.

Je vous en prie, ne vous donnez pas tant de mal pour définir une situation qui ne me regarde nullement. Veuillez transmettre la lettre que voici à Monsieur le sous-préfet. Tous mes remerciements d’avance pour ce qu’il voudra bien faire au sujet de mon petit protégé. Madame Bellanger aussi lui en aura infiniment de reconnaissance. Elle a gardé le plus charmant souvenir de Monsieur le sous-préfet. Au revoir, et pardon de vous avoir dérangée.

JULIE.

Adieu, Madame, adieu.

(Madame de Saint-Arroman sort.)


Scène X


DUARD, JULIE, puis GINETTE

DUARD, (revenant.)

Hein ? Quoi ? Ginette vient de me dire… la Saint-Arroman… Elle est partie ?

JULIE.

Tu vois ? La porte en tremble encore… Elle a la main si lourde.

DUARD.

Dommage, je regrette de ne pas être arrivé à temps, je n’aurais pas été fâché de la voir. Elle m’avait écrit, je ne lui avais même pas répondu.

JULIE.

Tu devines pourquoi elle était accourue. Ah ! ça n’a pas été long. À peine dans la ville le bruit s’est-il répandu que Ginette s’installait à la sous-préfecture, que celle-là est accourue t’apporter ses félicitations… préalablement roulées dans le venin public.

DUARD.

Alors, ce sera donc toujours la même chose ? Alors, la guerre, des années sanglantes, des années de douleurs atroces, rien n’a pu modifier la vieille petite âme provinciale et potinière ? Non, ce serait trop désolant à penser. Je ne veux pas le croire, Julie !… Il faut avoir foi dans le renouveau de la France, du haut en bas de l’échelle sociale.

JULIE.

L’âme humaine change-t-elle jamais ?… La haine s’est fortifiée même assez confortablement, pendant que le sang des bons coulait !

DUARD.

Eh bien ! il faut lui faire la guerre !… Il faut la forcer à renoncer, à demander grâce !… Ah ! tu vas encore me trouver bien jeune, ma pauvre sœur ! Mais je suis outré, outré, surtout de ce que j’appréhende personnellement… Est-ce qu’il n’y a pas des unions dont la beauté, dont la franchise doivent s’imposer, après des tragédies comme celles que nous venons de traverser ?… Alors, l’amour, ça fait jaser encore ces vieilles pimbêches et murmurer les brodeuses de pantoufles de jadis ?…

JULIE.

L’esprit du mal ne s’éteint pas avec le sang des bons, te dis-je…

DUARD.

Je ne veux pas le croire, je veux croire à plus de santé morale de la race, même chez ceux qui n’ont pas su se faire une âme nouvelle avec la guerre ! Il ne devrait plus y avoir qu’une seule préoccupation chez nous, dans le pays : recréer la famille détruite, se précipiter dans le mariage comme dans un devoir… Un mariage, quelle chose sacrée, émouvante, maintenant ! Comment oser en sourire ! Ah ! sapristi, pendant la guerre, l’avons-nous assez annoncé pourtant que ce règne de la vérité arriverait ! Union sacrée des classes, des partis, des… (Il s’interrompt.) Taisons-nous, voilà Ginette. Laisse-moi lui parler, je ne l’ai pas vue seule depuis son arrivée.

(Ginette entre.)
JULIE.

Eh bien ! avez-vous arrangé le volet, ou prenez-vous la chambre d’à-côté ?

GINETTE.

Ma foi ! j’ai pris la chambre bleue qui me convient fort bien. On y transporte ma malle en ce moment.

JULIE.

Je veux aller constater moi-même si tout est en ordre… et vous faire monter une lampe de table plus commode que celle que vous avez.

(Elle sort.)


Scène XI


GINETTE, DUARD puis UN GARÇON DE BUREAU

GINETTE.

Vous me croirez si vous voulez, mais ça m’a été absolument indifférent de voir le visage de Madame de Saint-Arroman !

DUARD.

Ses paroles vous eussent produit probablement le même effet.

GINETTE.

Qu’on dise ce qu’on voudra ! Je n’en ai pas le moindre souci et ce n’est pas ça qui m’empêchera de me mettre au travail.

DUARD.

Vous avez l’air content, heureux, Ginette. Vous ne savez pas la satisfaction que j’en puis éprouver. Moi aussi, je ressens une si grande joie de vous voir pénétrer ici comme chez vous. Tout le monde dans mon entourage vous regarde avec sympathie… vous le sentez, n’est-ce pas ?

GINETTE.

Ma foi, oui. Je suis ravie de prendre la direction de mon service. Ah ! pouvoir enfin faire quelque chose ! Il me semble que les portes se rouvrent… Voyez-vous, tant que l’on sentait que l’humanité souffrait encore de toutes parts, on pouvait prolonger sa maussaderie, sa songerie au coin du feu, mais dans la joie universelle, ne pas pouvoir s’y précipiter… ah ! ce serait dur ! (Elle s’interrompt.) J’ai peut-être tort de vous dire ces choses ; je manque d’à-propos ; mon point de vue est très égoïste sans doute, mais vous me connaissez assez pour savoir qu’il ne faut pas attendre de moi des phrases qui ne soient pas brutalement dites.

DUARD.

Pourquoi vous accusez-vous de n’avoir pas toutes les délicatesses ? Vous les avez toutes, et par-dessus le marché vous avez cette qualité si française, si indispensable, le bon sens. Je me rappelle votre délicieux éclat de rire spontané, bon enfant, lorsque vous vous êtes décidée à sortir de cette retraite, à accepter ce que je vous offrais dans mon faible pouvoir. Autant vous avez mis de pudeur, de discrétion dans vos réticences, autant, quand la décision a été carrément prise d’accepter et de partager une vie de besogne, avec quelques chances de bonheur personnel, vous l’avez fait de belle et joyeuse humeur… comme un chien… vous permettez encore ?… un chien qui aurait été longtemps, longtemps malade et qui, tout à coup, revient à la vie, avec un petit jappement de plaisir.

GINETTE.

Cette comparaison n’est pas non plus pour me déplaire ! Merci ; j’aime bien avoir l’air d’un toutou, et je vous sais gré, dans l’expression de votre tendresse, de n’avoir employé jamais aucune comparaison romanesque… Je suis ce que je suis, pas grand’chose, mais j’ai l’intention de l’être en toute franchise et en toute affection, Jacques.

(Elle lui tend la main.)
DUARD, (parlant avec chaleur, même avec exaltation.)

Vous m’avez appris à n’être ni un sentimental, ni un romanesque ; vous m’avez appris à dépouiller en moi-même tout ce que j’avais d’éducation factice. C’est vous qui avez suscité en moi ces sentiments nouveaux,… qui…

GINETTE, (surprise et l’arrêtant net d’un geste.)

Pas ça !

DUARD.

Je vous ai déplu ?

GINETTE.

Non, mais ce n’est pas cela qu’il faut dire. Ça, voyez-vous, c’est une musique que j’ai déjà entendue. (Songeuse, elle a l’air de se parler à elle-même.) À force de l’entendre, elle m’inquiéterait terriblement. Elle m’agace. Je ne voudrais pas qu’elle m’éclairât sur moi-même. Ai-je donc tant que cela le pouvoir de susciter et de transformer à mesure que je vais sur la terre ?

DUARD.

Je sais à quoi vous faites allusion, à quel drame de famille et dont je ne suis nullement jaloux. Oui, en effet, vous avez ce pouvoir, Ginette, un pouvoir magique, mystérieux…

GINETTE, (l’interrompt.)

Si c’était vrai, ce que vous dites là, ce serait terrible. (Presque avec colère.) Mais cela n’est pas ! Non, cela n’est pas ! J’en ai assez… Je veux agir, vivre, sans que ma personnalité soit en cause. Comprenez-vous, je veux être une femme quelconque qui n’a aucun pouvoir magique, mystérieux, dépourvue de toute influence occulte ou pas… Je ne veux plus entendre ces phrases, mon ami… Il n’y a plus rien de miraculeux sur la terre. L’heure magique est passée… Soyons des réalistes dans toute l’acception du terme… Vous parliez de certain éclat de rire qui m’a prise un jour après bien des méditations graves, bien des hésitations… Eh bien ! ce qui m’a fait un jour éclater de rire et m’a décidée tout à fait, mieux que tous les arguments, que vous me présentiez avec éloquence, c’est quand j’ai eu prononcé à voix haute, un jour, dans ma chambre, en m’y promenant de long en large, ce simple mot : sous-préfète !… (Elle sourit.) Je vous demande pardon, je vous offense… je le sens…

DUARD.

Du tout !… Mais expliquez mieux.

GINETTE, (répétant le mot cette fois sans sourire.)

Sous-préfète ! Ce mot bourgeois, calme, appliqué à moi-même, à moi ! ce mot dont j’ai tant ri autrefois, que je trouvais presque ridicule, employé à mon propos, cela m’a paru tout un programme… une nouvelle vocation… J’en ai savouré tout le bourgeoisisme, justement, tout le manque de mystère, de pouvoir occulte… Mon chemin de Damas… à rebours !… Sous-préfète ! ça m’a rassurée sur moi-même et ç’a emporté toutes les hésitations ! (Il la regarde, étonné, un peu inquiet ; elle lui prend énergiquement les mains.) Mon ami, mon grand camarade, je veux vous le dire gravement, comptez sur moi… Oui nous allons faire de belle besogne. Maintenant que la terre et l’humanité vont panser leurs blessures… ah ! dans notre coin, comme deux braves associés, nous allons nous y mettre modestement, doucement…

DUARD.

Pour la vie, Ginette ! Et c’est encore un grand mot !…

(Il lui baise la main qu’il tenait dans les siennes.)
GINETTE.

Alors, ce sera mon quartier général, ici ? Ah ! que j’ai hâte ; que j’ai hâte !… Remuer des papiers, salir le papier blanc, me créer tout un attirail… Hein ? Mes plaisanteries d’autrefois sur l’administration. Ça y est !… À mon tour !

(Entre un garçon de bureau après avoir frappé.)
LE GARÇON DE BUREAU.

Il y a là deux personnes qui demandent à voir, l’une Monsieur le sous-préfet, l’autre Mademoiselle Dardel. C’est pour un nom, paraît-il, qui a été mal gravé dans la plaque commémorative et puis… l’autre dame vient faire un don, je crois, pour l’orphelinat.

GINETTE.

Pour l’orphelinat ? Ce n’est pas ici !… Mais faites entrer tout de même. (À M. Duard.) J’inaugure !…

(Le garçon de bureau est ressorti.)
DUARD.

Eh bien ! mais voilà, en effet, je crois, une excellente occasion de commencer, comme vous dites… puisqu’on vous demande personnellement. Tenez, installez-vous à votre table…

GINETTE, (riant.)

Dans votre fauteuil ?… Ça m’amuse ! Il est important !…

DUARD.

Je vous laisse. (Il se retourne à la porte souriant.) Je suis bien heureux, Ginette ! Il y avait tant d’années qu’on ne pouvait plus employer cette phrase-là !… Maintenant, il est permis à toutes les lèvres de la prononcer. (Au garçon de bureau qui rouvre la porte.) Faites entrer ces personnes.

(Monsieur Duard sort.)


Scène XII


GINETTE, DEUX DAMES

Entrent deux dames. Une femme d’aspect bourgeois, peu fortuné. Une autre, tout en noir, son voile de crêpe rejeté sur toute la figure, et descendant jusqu’au bas de la jupe, est impressionnante.

GINETTE, (s’asseyant au bureau.)

Asseyez-vous, Mesdames, je suis à vous.

(La femme en deuil fait signe à l’autre de la main qu’elle n’est pas pressée.)
LA DAME.

J’en ai pour une seconde, d’ailleurs, Madame ne me gêne pas du tout. Voilà, je viens pour l’inscription du nom de mon mari. Il n’a pas la place qu’il mérite. Si on inscrit les noms sur le monument, j’ai le droit que…

GINETTE.

Mais, Madame, on observe l’ordre alphabétique. Comment s’appelait votre mari ?

(Elle prend la plume, et elle parle d’un ton très fonctionnaire.)
LA DAME.

Thénard… C’est injuste, l’ordre alphabétique !… Mon mari est mort héroïquement, la croix de guerre, la médaille, trois citations ! Il a droit plus que les autres à…

GINETTE.

Madame, nous n’avons pas de distinctions à faire parmi les soldats tombés au champ d’honneur. Le premier nom par ordre alphabétique est celui d’un humble soldat, Joseph Arnaud, le second, Pierre Bellanger, le troisième, Boutroux, etc… Tous sont également réunis dans la gloire. D’ailleurs…

(Elle a prononcé tous ces noms d’un égal accent, froid comme un appel. Mais ayant levé la tête, elle considère tout en parlant la femme au voile de crêpe à la dérobée.)
LA DAME.

Promettez-moi d’insister auprès de Monsieur le sous-préfet. Je ne suis pas seule à penser ainsi…

GINETTE, (troublée.)

Quoi ? oui, oui… C’est entendu… Je présenterai la requête… Partez maintenant… Je suis pressée… Allez !…

(La quémandeuse s’en va. La porte refermée, grand silence tragique, haletant, puis la femme se lève. Elle s’avance, fait quelques pas, ainsi drapée, puis elle rejette le voile de crêpe en arrière et son visage ravagé, aux yeux brillants, apparaît, à Ginette, qui demeure immobile, figée devant la table.)


Scène XIII


CÉCILE, GINETTE

CÉCILE.

Vous ne m’attendiez pas ? Vous ne vous disiez pas qu’un jour, même lointain, même après des années et des années, je reviendrais ?… Qu’à un tournant de la vie, vous me trouveriez tout à coup devant vous ? oh ! pas par hasard !… au contraire, un jour à mon choix… ce jour fatal, inévitable qui devait venir et que cependant je n’attendais pas sitôt… Je veillais de loin… prête à surgir devant vous si par malheur vous vous échappiez de la ligne stricte et du devoir que vous avez à accomplir !

GINETTE.

Que venez-vous réclamer de moi ?

CÉCILE.

Je ne suis pas la loi, mais je serai rigoureuse comme elle. Je viens vous rappeler à l’obéissance d’un contrat que les hommes ne connaissent pas, mais que mon mari a signé de son sang. C’était une dette sacrée que vous avez acceptée avec des cris de triomphe, et de cœur léger ! Et si vous vous égariez jamais, je m’étais bien juré de vous faire respecter tout l’honneur du titre que vous portez !

GINETTE.

Quel titre ?

CÉCILE.

Elle le demande ! Lequel ! Celui de veuve !… C’est vous qui êtes la veuve. Ce n’est pas moi. Moi, hélas, j’ai porté le voile, les insignes apparents, tout le monde s’est incliné, tout le monde m’a plainte. Personne ne pouvait savoir que la femme légitime était destituée par un écrit qui vaut tous les testaments du monde. Personne ne pouvait savoir qu’un soir terrible, nous avions toutes deux échangé ce titre et ce contrat ! Pierre avait tenu à faire de vous sa veuve ; il vous avait remis le soin de sa mémoire… toute sa pensée intime… Il s’était lié à vous par delà la mort ; et tandis que sous l’outrage je pleurais mes larmes, vous êtes partie, en brandissant cette nouvelle dignité comme un trophée, comme une victoire ! Ah ! ce titre, vous l’avez réclamé avec des cris de triomphe. Je vous entends encore : « mon héros ! » On aurait dit que vous l’emportiez tout entier, et que vous alliez vous réfugier en lui ! (Elle s’assied dans une détente momentanée du corps.) Eh bien ! chose étrange, dans ma solitude, après les phases habituelles de la révolte et de la douleur, je me suis faite à ce partage posthume. À quoi ne se fait-on pas ?… D’ailleurs, on ne peut pas partager l’amour vivant… non, ça, c’est impossible, mais on est bien moins exclusif pour un amour défunt ! J’avoue que, par moments, j’ai même été allégée à la pensée que vous doubliez mes larmes, oui… oui… qu’il y avait quelque part un double de moi qui ressentait ce que je ressentais d’irréparable, presque à la même heure… Plus je me figurais grande votre peine, moins j’avais de mal à vous accorder ce titre secret et partagé ! (Farouchement.) Avez-vous bien souffert, au moins ? Puis-je en être bien sûre ? Avez-vous eu part égale ?

GINETTE.

Peut-être moins que vous l’avez imaginé, tant j’étais fière de celui qui n’était plus !… Ah ! oui, si fière de l’avoir aimé. J’ai cru l’honorer mieux en bannissant les larmes… Mais la suprême fierté, c’est vous qui l’avez eue ! Sa mort a rejailli sur vous de toute sa grandeur. Ne vous abusez pas, Cécile ; c’est bien vous qui portez le titre de veuve ; ou si vous n’en êtes pas certaine, alors, c’est que vous ne vous êtes pas encore résolue à comprendre cette vérité, que Pierre ne m’a pas fait le don de sa vie… C’est à la Patrie seule qu’il l’a fait…

CÉCILE, (elle se lève.)

Naturellement ! la guerre finie, la victoire gagnée, le débiteur, où est-il ? C’est la patrie ?… Trop commode ! Vous, vous n’étiez qu’une voix, n’est-ce pas, l’enrôleur de passage, sans aucun mandat et une fois l’homme anéanti, le drame terminé, vous ne vous souciez plus de rien ? Vous vous détachez de la suite des choses et des devoirs que vous avez contractés !… oui, des devoirs, car, ayant voulu sa mort, c’est par delà le tombeau que vous vous êtes unie à lui. Ah ! il y a tout de même une catégorie d’êtres avec qui ce n’en est pas fini ! ce sont les appeleurs, ceux qui, sans rien risquer, les pieds au chaud, leur ont crié : « En avant !… Ah ! nos beaux, nos grands héros !… Sont-ils beaux, regardez-les ! Ils ne se plaignent même pas !… Défendez-nous bien !… Nous, nous restons à vous admirer !… Allez donc, braves héros !… » Les appeleurs, les vendeurs de beauté qui criaient : « Venez tous… voici le grand rendez-vous de la mort ! » Eh bien ! maintenant, ceux-là ne sont pas quittes envers ceux qui sont tombés à leur ordre !… D’autres oui, mais pas vous ! Vous êtes enorgueillie d’avoir été l’inspiratrice ; vous devez être et vous serez la lampe fidèle ; vous partagerez avec moi la longue douleur de la fidélité, Ginette… Je le veux… ah ! je le veux de toutes mes forces ! Vous n’avez pas de liens légaux qui vous unissent à lui, mais moi, je vous impose tous les droits et tous les soucis de la veuve… Fidèle à lui, je vous veux ! toute à son souvenir, rien qu’à son souvenir ! Ah ! comme j’y tiens ! Vous me l’avez pris : maintenant vous lui appartiendrez comme moi je lui appartiens. Pas de voile blanc sur la tête, jamais ! Pas de fleurs !… Ceci, ceci !

(Elle saisit un pan de son long voile noir et, de force, en couvre la tête blonde de Ginette. On dirait un funèbre coup de filet.)
GINETTE, (se dégageant.)

Oh ! pourquoi la dérision de ce voile ! Pourquoi venez-vous m’insulter, Cécile, en m’accusant d’un oubli qui n’est pas… Cette grande pensée épurée règne encore sur tous mes instants, je le jure.

CÉCILE.

Des mots ! Petite menteuse ! Tu penses à lui tout le temps, n’est-ce pas ! Alors, où est sa photographie ? À ton poignet ou dans ton médaillon ?… Pleures-tu le soir au fond de ta chambre comme au premier soir, dis ? Moi, je pleure toujours ! Souffres-tu dans ton cœur, dans ta chair ?

GINETTE.

Non… pas ça !… Vous voulez me charger de plus de liens et de plus d’obligations que je n’en ai ; pas la chair !… Je ne lui ai jamais appartenu. Comprendre sa pensée, prolonger l’affection pure, idéale, qu’il a daigné m’accorder, communier en lui, ah ! cette fidélité-là, vous ne me l’apprendrez pas, Cécile !… Mais je n’ai eu ni l’honneur d’être sa femme, ni la lâcheté d’être sa maîtresse !

CÉCILE.

Ajoutez donc le mot qui vous brûle les lèvres : « Et je ne l’aimais pas ! »

GINETTE.

Je l’adorais ! J’ose le dire devant vous parce que je n’éprouvais pas cet amour auquel vous voulez me rabaisser. Je ne sais si je l’ai aimé autrefois, au sens ordinaire du mot, avant son départ pour le front… je n’en sais rien… Peut-être ! Mais depuis ce moment-là, mon culte a grandi tous les jours… Maintenant, c’est un vaste souvenir triste, mais plus apaisé, plus fortifié, comme il l’aurait souhaité lui-même.

CÉCILE.

C’est ça, c’est ça… la chapelle du souvenir ! On lui rend de petites visites, qui n’exigent d’abnégation d’aucune sorte ! Oh ! un mort vraiment bien facile à honorer ! Et pourtant, la fidélité de ce souvenir-là, c’était encore trop lourd à supporter pour vous ! Il n’y a pas deux ans qu’il est mort ; il n’y a pas six mois que la paix est signée, déjà, vous ne pensez plus qu’à vous refaire une vie, un bonheur intime, partagé. Comment donc, à vous qui avez détruit le foyer, il vous en faut un, maintenant ! Et qui choisissez-vous, vous l’héroïne, l’enrôleuse de héros ?… Justement un de ceux qui ont vécu à l’abri du danger, de la tourmente ! Mais ça vous est bien égal d’être conséquente avec vous-même !… Celui-là, vous ne l’avez pas poussé à la guerre autrefois ! Qu’est-ce que ça vous faisait qu’il y fût ou non ! Vous n’en souffriez guère…

GINETTE.

Parce que je ne l’aimais pas !

CÉCILE.

Ah ! le mot terrible, effrayant !… Il aurait passé pour sublime, autrefois !… Maintenant, de sang-froid, il donne le frisson !… Alors, et lui que vous aimiez, celui qui a eu tout le courage et toute la beauté, c’en est fini de lui ! Quelle part a été la sienne ! Ah ! je devrais triompher, car c’est une éclatante revanche que celle de vous découvrir maintenant si faible, si banale, si quelconque ! Mais je ne peux pas ; c’est plus fort que moi. J’ai envie de crier, comme s’il pouvait m’entendre : « Tu vois le peu qu’était cet amour-là… Et comme c’était bien moi la vérité ! »

GINETTE.

Votre accusation manque de contrôle… Je vivais cachée, confinée dans la retraite. Vous n’avez pas pu me juger.

CÉCILE.

Oui, vous avez vécu cachée, c’est vrai, quoique avec un peu plus de courage ou moins d’humilité, vous n’eussiez pas eu besoin de vous réfugier dans l’amitié de ces gens-là. Vous viviez terrée chez la soeur, c’est vrai, mais rapidement, de cette intimité, vous passiez à un nouveau rôle… Vous avez toujours eu besoin d’actions publiques !… Nous avons appris que vous vous occupiez de philanthropie, d’œuvres de soldats. Vous avez commencé à diriger des ouvroirs, des administrations de charité… Vous rentriez dans la vie publique par toutes les portes de la bienfaisance.

GINETTE.

Chacun comprend la douleur et le devoir d’une manière différente. Chacun sa nature, Cécile ! Ce n’est pas la mienne de pleurer ou de gémir. Oui, j’ai pu reprendre goût à vivre, à travailler simplement. C’est vrai, je suis bruyante, maladroite ! Un trop-plein de santé, de convictions à dépenser !… Cela ne m’empêche pas de sentir très en profondeur. Seulement, voyez-vous, j’estime aussi qu’il ne faut pas se confiner en soi-même, se soumettre à ses sensations, mais au contraire, aller sainement son chemin droit devant soi.

CÉCILE.

C’est plus commode ! Eh bien ! moi j’interviens, j’ordonne… Je ne vous supporte pas infidèle à sa mémoire… (Éclatant.) Ah ! ça ! mais comment avez-vous pu penser une seconde que je vous laisserais être heureuse dans la vie !

GINETTE.

Ah ! voilà le vrai mot lâché, le cri du cœur ! Voilà le vrai mobile qui vous pousse !

CÉCILE.

Celui-là aussi, je l’avoue ! Alors, vous alliez, deux ans après, tranquillement vous marier, créer votre foyer à vous, ici, dans la même ville que moi, à deux pas de ma maison ! Alors, nous allions nous rencontrer dans les rues, vous alliez triompher et prospérer, tandis que je m’éteindrais dans mon esseulement et ma tristesse ! Vous seriez ici l’éternelle rivale triomphante officielle, l’étrangère venue s’installer chez lui, respirant l’air que vous lui avez enlevé… prenant possession d’une ville où vous êtes entrée par la porte de la charité. Je ne veux pas de ce mariage qui m’offense, qui me mortifie dans mes sentiments les plus secrets ! Je ne veux pas, vous dis-je, que vous soyez heureuse, je ne tolérerai pas que vous soyez deux ! J’emploierai les moyens qu’il faut ; mais je vous forcerai bien à rester sienne, murée dans le passé, comme je le suis, moi !… Pierre, Pierre !… Elle veut déjà se défaire de ta présence, quand moi, je n’en suis jamais lasse !

GINETTE.

Ah ! cette voix, cette voix, comme elle me fait mal !

(Elle éclate tout à coup en sanglots.)
CÉCILE, (se rapprochant.)

Vous allez connaître, Ginette, les longues heures de la solitude dans le souvenir, les longs soirs où on pleure toute seule, comme si la vieillesse était déjà là. Ginette, puissiez-vous connaître les nuits sans sommeil ! Tous les jours, tous les jours, vous vous redirez : « Comme il m’aimait, comme il m’aimait ! » Tous les jours, vous rechercherez le bruit de sa voix…

(Elle parle doucement, maintenant, comme si elle voulait l’attirer à elle, par la séduction des larmes.)
GINETTE, (la tête dans ses coudes.)

Cécile, Cécile !

CÉCILE.

Rappelez-vous comme il était bon, comme il était confiant, cet homme !… Comme il est allé docilement à la mort, sur un petit signe de vous ! Rappelez-vous son brave sourire, cette façon loyale qu’il avait de parler, de rire, de croire…

GINETTE.

Cécile ! Cécile !

CÉCILE, (penchée sur elle.)

C’est le devoir, maintenant, Ginette ! le long devoir de la fidélité. Et comme vous lui devez votre solitude et votre souffrance ! Et que cette expiation-là est peu de chose, pour le prix dont il a payé son idéal ! À nous deux maintenant ! Jusqu’au bout, des veuves… toujours !… des veuves !



Scène XIV


Les Mêmes, DUARD

(Monsieur Duard entre brusquement. Elles se taisent et se séparent.)
DUARD, (à Ginette, après un grand silence.)

Mademoiselle, voulez-vouis avoir l’obligeance de me laisser quelques instants avec Madame Bellanger. Elle est chez moi, et c’est à moi de la recevoir !

(Ginette sort lentement sans se retourner.)


Scène XV


DUARD, CÉCILE

DUARD.

Des mots entrecoupés ne me seraient point parvenus à travers la porte, qu’à votre visage, j’aurais déjà compris ce que vous veniez faire ici. Que venez-vous ressusciter ? À quel titre parlez-vous ainsi que vous le faites, dans ma maison ?

CÉCILE.

Dites-moi d’abord à quel titre vous me parlez vous-même ?

DUARD.

J’ai maintenant des droits sur Mademoiselle Dardel.

CÉCILE.

Les miens sont plus anciens. J’ai un droit de priorité et des ordres à dicter.

DUARD.

Quand le passé, sans tache, sans reproche, est chose révolue désormais, pourquoi venez-vous le réveiller ? Il vous a fait souffrir, mais il se fond dans le grand drame universel. Le sacrifice et la mort de Monsieur Bellanger appartiennent à l’histoire de son pays. Ils ne doivent pas avoir d’autre prolongement que le rayonnement de sa gloire et de son exemple.

CÉCILE.

Mais il y a aussi des dettes, des obligations à remplir. Les morts en ont légué la charge à leurs héritiers. Et nous n’avons pas encore donné quittance ! Cette femme ne sera pas la vôtre. Résignez-vous à cela. Je ne le veux pas, entendez-vous.

DUARD.

Madame, il y a là, en bas, gravé dans le marbre, le nom sacré de votre mari. Je m’étonne que vous n’ayez pas réfléchi que ces héros ont fait plus encore que de sauver notre sol de l’invasion ; ils ont donné leur sang pour que la France soit grande après eux, ils ont dicté par leur mort un devoir à tout le pays : ce devoir-là, ce n’est pas de les pleurer, c’est de fonder des foyers, de recréer la vie. la famille, les enfants, tout ce qui sera la France de demain. C’est vers l’avenir et non vers les fantômes que nous devons tous nous bousculer ! On doit lutter contre tout ce qui annihile la nécessité de vivre ! Il n’est que temps ! Et c’est à cette heure de devoir, d’espérance mutuelle, que vous venez, vous, Madame, la femme du soldat tombé, demander à une autre femme de renoncer à son rôle d’épouse, de faillir à sa simple tâche de Française ? Allons donc, ce ne sera pas !…

CÉCILE.

Prenez-en votre parti, les cloches de la ville ne sonneront pas ces noces-là !

DUARD.

Votre intervention est abusive. Madame… Le passé n’existe plus !

CÉCILE.

Vraiment ?… Le passé est plus vivant que jamais ! Voyez-vous, Monsieur Duard, voyez-vous, les forces qui avaient abdiqué, celles qui n’étaient plus rien au milieu du cataclysme, reprennent dans la paix tout leur avantage. Ce sont les forces patientes, les vertus obscures de l’expérience, le sentiment, les vertus fidèles de la race…, l’amour mort. Monsieur Duard, l’amour tué ! Nous regagnons notre rang… C’est mon heure ! Et me revoici !…

DUARD.

Eh bien, soit ! je vous combattrai hardiment… Oui, Ginette n’est plus l’héroïne dont la voix claironnait la bataille, c’est vrai ! Elle se transforme ; mais elle a le droit de devenir une simple bourgeoise, préoccupée aussi de son bonheur… Pourquoi pas ? La vie se reforme. Il ne s’agit pas ici d’amour, du moins pour elle. Mademoiselle Dardel n’éprouve aucun sentiment de cet ordre et je n’ai ni la prétention, ni l’espoir qu’elle modifie ses seniments à mon égard… Seulement, moi je l’aime… ardemment. Je défendrai son bonheur, le mien !…

(La porte s’ouvre, entre Ginette.)


Scène XVI


GINETTE, DUARD, CÉCILE

GINETTE, (elle porte un costume sombre, minable et taché.)

Vous souvenez-vous de ce costume, Cécile ? Celui que je portais un soir où j’ai sonné à votre porte… C’est mon costume d’émigrée… sale, usé, criblé… pourri de pluie, de boue, de poussière. Tel qu’il était dans sa misère affreuse, nous l’avions, par la suite, bien rangé dans une armoire… vous vous rappelez ! Hier encore, à Saint-Jean, avant de refermer le couvercle de la malle, j’avais eu soin de placer précieusement le costume au-dessus de toutes mes autres affaires. Oh ! je n’ai même pas eu à défaire la malle qu’on venait d’apporter. J’ai soulevé à peine le couvercle et regardez-moi Cécile, c’est pour vous, pour vous que je l’ai remis. Telle que vous m’avez vue arriver, telle je repars… trois ans après…

CÉCILE.

Ginette ! c’est votre décision ?

DUARD.

Vous dites ?

GINETTE.

On pourrait se croire reportée à quatre ans en arrière, n’est-ce pas, Cécile !… Une petite malle en plus !… l’excédent de quatre années !…

DUARD.

Ah ! ça, Ginette, non… non… voyons ! Vous n’allez pas, j’espère, obéir à cette femme ? Je vous en conjure ! Retrouvez-vous !…

GINETTE.

Laissez, mon ami. Je vous demande tellement, tellement pardon de la peine que je vais vous causer ! Mais il faut que je m’en aille… J’avais cru me fixer ici pour toujours. Je me serai seulement reposée, détendue auprès de votre excellente amitié. Vous avez été si bons, si charitables, votre sœur et vous, que vous aviez fini par me donner la tentation du bonheur. Quelqu’un est venu nous réveiller !…

DUARD.

Non ! je ne vous laisserai pas subir cette emprise. Vous êtes libre, Ginette ; mais ce qu’elle vous ordonne de faire, c’est mal, très mal… Vous ne le ferez pas, Ginette ! Ah ! nous nous entendions si bien… si profondément, il y a un instant !

GINETTE.

Mais, c’est maintenant seulement que nous retrouvons la sagesse ! Croyez-moi ! Ce que nous éprouvions l’un pour l’autre, c’était de la bonne et loyale camaraderie…

DUARD.

Qu’en savez-vous !… Avez-vous pénétré mes propres sentiments, Ginette ? Êtes-vous certaine de me connaître ? Ah ! celle-là, dès qu’elle sera partie, je vous reprendrai bien !

CÉCILE, (immobile, sans un geste, mais ne quittant pas Ginette du regard.)

En êtes-vous déjà aussi certain que tout à l’heure ?

GINETTE.

Je n’obéis à aucun ordre, à aucune suggestion… ne le croyez pas. Je me suis trop attardée, j’étais lâche… Je quitte la maison du bon accueil… Pardon !… Mais il faut que je reparte là-bas… (Elle montre la fenêtre.) dans la direction du Nord… Cécile a réveillé en moi, non pas des remords, mais des voix intérieures. J’entends tout à coup certains appels irrésistibles. Elle a bien fait de me parler ainsi. J’ai plus nettement envisagé mon devoir ! À chacun le sien, comme l’on a sa destinée !… Cécile, vous avez fait toute la lumière en moi.

DUARD.

Le devoir !… le devoir… Quel abus des mots ! le devoir de la jeunesse n’est pas de frayer avec des fantômes… ni de renoncer à la vie… n’en déplaise à cette femme qui prétend le contraire. La jeunesse… la jeunesse, elle est toute puissante !… Le devoir aujourd’hui consiste en ceci : aimer, créer…

GINETTE.

La jeunesse ? Mais je n’en fais déjà plus partie… C’est fini ! Celle qui devra créer, comme vous le dites, c’est une autre jeunesse… toute fraîche, celle de demain, intacte, pas touchée… À celle-là, l’avenir, l’élan que nous avions ! Notre jeunesse à nous n’est plus ce qu’elle fut hier… Elle a trop vu de drames, de douleurs, tomber trop d’idéals… Oh ! elle n’est pas découragée, au contraire, mais c’est une jeunesse amère, pensive, qui n’a plus qu’à passer le flambeau à celle qui la suit…

DUARD.

Aspirer à la vie effacée, rester cloîtrée dans le deuil, voilà le crime, Ginette ! Une femme, une seule, disant : « que d’autres agissent, j’abdique ! » ah ! quelle conséquence grave serait cet état d’esprit pour la France de demain !… Au seuil de tout… au moment de la reprise des volontés, des espérances ! Allons donc, je ne veux pas le croire ! Votre vie ? mais elle commence !

CÉCILE, (la fascinant toujours du regard.)

Ginette ! Ginette !

GINETTE, (hochant la tête.)

Ma vie ? Voyez… elle ne m’appartient plus… Je l’ai engagée… Je n’avais pas le droit d’en disposer ! Elle appartient à ceux dont j’ai été… l’obligée d’abord, puis ensuite, à ceux que j’ai entraînés, éperonnés vers un idéal… Que voulez-vous ? il y a des vies qui sont inscrites entre deux ou trois années… Ce qui vient après n’a plus la moindre importance !

DUARD.

Ah ! je vous croyais plus d’énergie !

GINETTE.

Mais il m’en faut énormément, pour faire ce que je fais ! J’en ai un fonds inépuisable !

DUARD.

Alors, si c’est vrai, détachez-vous des affligés de la guerre. Entreprenez une vie active, nécessaire, personnelle… Vous en aviez soif…

GINETTE.

Cette vie-là, d’autres s’en chargeront toujours, d’autres qui n’ont pas laissé leur cœur dans la bataille !… Savez-vous bien qu’il y a maintenant tout un peuple immense qui va vivre dans le passé. Le peuple des veuves, celui des pauvres mères, des amantes, tous les cœurs navrés, brisés de tristesse, mais gonflés de gloire ! Au souvenir, tous, tous au souvenir !… C’est leur devoir d’y aller…

CÉCILE, (comme à elle-même.)

Elle s’éveille !

DUARD.

Qui satisfera-t-il dans la nation, ce devoir-là ?

GINETTE.

Qui ? Je vais vous le dire, mon ami !… Il y a aussi un autre peuple qui vit dans des terres humides, remuées… toujours direction du Nord… là-haut… des villages de tumulus… des villages de tombes… un quart de France !…

CÉCILE.

Oui, c’est là qu’il dort… c’est là qu’ils reposent !

GINETTE.

Ils ont besoin qu’on les veille, les pauvres ! Ils n’ont pas fait tout ce qu’ils ont osé faire pour qu’on les abandonne à eux-mêmes ! Il est juste que certains d’entre nous n’éteignent jamais la veilleuse. Que penseraient-ils de nous ?

CÉCILE, (avec un cri, sanglotant.)

Enfin, elle a compris !…

(Elle met sa tête un instant dans ses mains.)
GINETTE.

Il y a bien des femmes chastes qui se consacrent à Dieu ! Pourquoi n’y en aurait-il pas pour se consacrer à eux ? Est-ce que leur divinité n’en est pas digne ?… Et celles comme moi qui ont participé au combat, les vierges guerrières, comme m’appelait Pierre en riant, hélas, celles-là plus que tout autre ! L’esprit des morts doit vivre parmi nous et nous aider à une vie plus haute… Là est la vérité, voyez-vous ! Et j’étais folle de ne pas m’apercevoir que tout mon amour est vécu… Cécile, merci de m’avoir remise dans le chemin lumineux… Cécile, je le jure, j’en prends l’engagement, je resterai fille… mais par exemple, fille courageuse et fervente… Je travaillerai, je lutterai… humblement… Je me rendrai utile aux malheureux… je les aiderai. Là où je vais, déjà les ruines se relèvent… des fabriques, des ateliers fonctionnent. Je me mêlerai au peuple… je…

DUARD.

Ah ! je suis vaincu ! Que vous importe mon déchirement !… Il compterait pour si peu !… (Désignant Ginette.) Contre vous, Ginette, on ne lutte pas !

(Il s’appuie à un meuble.)
GINETTE.

Mon ami, il y a une grande route ouverte devant moi !… Je ne peux pas ne pas la prendre… !

CÉCILE, (avec émotion, à Ginette.)

Ginette, à votre départ, vous avez donné des raisons singulièrement plus hautes que celles que j’attendais de vous… Vous avez compris le devoir de certains êtres, qui se sont enchaînés à ceux qui moururent ! Merci. Parlons net. Puis-je savoir où vous comptez vous rendre ?…

GINETTE.

Oui, à Roubaix, mon pays. (Avec hésitation.) Mais, auparavant, je ferai un détour… Auparavant, j’ai un pèlerinage à accomplir… J’hésitais, je n’osais pas, je n’ai jamais osé… Encore maintenant, Cécile, je ne m’y rendrai qu’avec votre consentement…

CÉCILE.

Qu’avec mon…

(Elles se pénètrent du regard.)
GINETTE.

Je désire aller respectueusement embrasser une terre sacrée et puiser là l’inspiration de ma vie. Cette émotion si attendue, désirée si ardemment, je vous demande de me la consentir vous-même. Je suis sûre que vous ne m’en voudrez pas, lorsque vous viendrez à votre tour, là-bas, et que vous retrouverez la trace de mes genoux et les fleurs que j’y aurai laissées !

CÉCILE, (éclatant, sous le poids de l’émotion, et lui tendant tout à coup les bras.)

Viens, toi !

GINETTE, (s’y précipite.)

Ah ! Cécile… Merci, merci… Vous me pardonnez donc, enfin ! (Elles pleurent sur l’épaule l’une de l’autre.) Je savais bien que vous ne m’auriez pas laissé partir sans cela !

(On entend une rumeur au dehors.)
CÉCILE, (s’essuyant les yeux.)

Qu’est-ce que c’est ?… Ne crie-t-on pas ?… Ah ! non, ce sont des gens qui passent.

DUARD.

On chante ! Ce sont les gars qui s’en reviennent, ils chantent en regardant nos fenêtres. Ils s’imaginent qu’il y a derrière les fenêtres autant de joie que dans leur cœur !

GINETTE.

Oui… Ce sont les gars, qui, la fête finie, retournent chacun chez soi… Ils se rendent en masse à la gare, un peu ivres du passé… qu’on vient de remuer…

DUARD, (de la fenêtre.)

Soir de fête… soir de bonheur ! hélas !…

GINETTE.

Écoutez… cette sonnerie ?… C’est le clairon… le clairon de tout à l’heure !… Ce qu’il joue là, c’est pour moi. « Quand je passerai sous vos fenêtres, m’avait-il dit, Mademoiselle… ». (Elle ouvre brusquement la fenêtre, le bruit redouble, elle parle.) Je viens… je viens… je vous accompagne…

DUARD, (tressaillant.)

Ginette ! Ginette !

GINETTE.

À quoi bon attendre des faiblesses ou des larmes !… Tout de suite ! Je vais me mêler à eux… à la foule… Quel plus beau départ pourrais-je souhaiter ?… Me mêler à la poussière de leurs pas rythmés, comme s’ils reformaient leurs rangs, comme ils sont partis autrefois vers la Victoire et vers la Mort !… Ils m’entraîneront dans leur cohue, jusqu’au quai de la gare !… Écoutez le clairon… Que c’est beau ! Comme il parle !… Comme tout revit là-dedans… Adieu, vous autres ! Adieu !…

DUARD.

Ginette ! Ah ! que je vous regrette… que je vous regrette ! Il y aura ici un pauvre homme très malheureux…

GINETTE.

Non… courageux, comme les autres… comme ceux qui n’ont pas payé leur tribut à la grande noblesse ! Je vous en supplie, élevons nos âmes, élevons-les… Nous vivons un moment déchirant, mais sublime…

CÉCILE, (au moment où Ginette a gagné la porte à reculons et où elle va franchir le seuil.)

Va ! va !… Ah ! je comprends maintenant que tu n’étais pas seulement la jeunesse… mais l’idéal ! Je doutais de toi. Maintenant je crois. J’ai confiance. Tu as mis tes actes en règle. Va, va, là-bas ! Tu en es digne !… Tu n’es pas de celles qui doivent profiter du bonheur, mais de celles qui devront l’inspirer comme tu as inspiré le sacrifice !… Sois forte et vaillante, mon enfant, toi qui es encore jeune !… Moi, non plus, je n’ai plus de bonheur… Je reste seule, finie, impuissante… mais que sur la terre il y ait enfin tout le grand bonheur des autres !… Ils l’auront bien gagné !… (Ginette ouvre la porte. On entend toujours le clairon et le bruit rythmé de la foule et des chants militaires.) Et dis-lui, là-bas… dis-lui bien que je lui ai pardonné, comme à toi… à cause de ça… de ça, qui a passé… et qui a tout emporté !

(Ginette disparaît par la porte grande ouverte,)

FIN
  1. Camille le Senne.
  2. Ernest-Charles.