III


Edward se présenta le surlendemain vers neuf heures du soir. M. Roberty et sa fille le reçurent dans la bibliothèque. Avec la cordiale simplicité qui lui était coutumière, le savant conquit aussitôt la sympathie du jeune Anglais. De même celui-ci fit la conquête du père de Magda par sa vaste érudition jointe à sa modestie.

Si bien que les heures passèrent, rapides comme des minutes, et qu’on se sépara à minuit, enchantés les uns des autres.

Naturellement le père de Magda pria l’Anglais de revenir. Et comme Rogers s’excusait, craignant de commettre une indiscrétion, M. Roberty insista avec tant de bonne grâce qu’Edward dut accepter. La semaine suivante il était invité à dîner.

Il n’avait pas fallu longtemps à M. Roberty, ainsi qu’à sa fille pour deviner, malgré la correction de sa mise — vestige des temps heureux — que Rogers était pauvre.

Du reste il n’en rougissait pas, et, prenant les devants, avait tenu à dire qu’il n’était plus qu’un simple professeur d’anglais à l’école Primrose, situation aussi modeste que précaire ; il avait dû l’accepter faute de mieux, en attendant que la chance revint.

Comme il prononça ce mot « chance » avec une intonation singulière, Magda leva sur Edward un regard surpris.

— Seriez-vous fataliste, monsieur ? interrogea-t-elle, croiriez-vous à la chance et à la malechance ?

— Oui, mademoiselle, et pour cause ! Je suis à cette heure victime d’une malechance persistante, j’ai vu le fruit de mes travaux perdus, ma carrière entravée par suite d’un concours de circonstances malheureuses, imputables à… la perte d’un objet qui était pour moi synonyme de bonheur et de réussite.

— Si j’osais vous demander ?

Rogers, sans se faire prier davantage, raconta que le destin s’acharnait sur lui depuis qu’on lui avait volé le cercueil contenant la momie d’une princesse égyptienne.

The haunting mummy ! celle que nous avons vue ! et dont la presse des deux mondes s’est un moment préoccupée ?

— Oui, mademoiselle. Les phénomènes qu’elle a produits affirmaient sa volonté d’être enlevée du Museum, de ne plus servir de pâture à la curiosité malséante d’une foule de badauds.

— Voyons, voyons, jeune homme, intervint M. Roberty. Il y aurait eu, selon vous, de véritables manifestations ? Tout cela ne se bornerait point à des phénomènes d’autosuggestion pour les uns et d’hystérie pour les autres ?

— Nullement, monsieur, répliqua gravement Rogers. L’âme de Nefert-thi, pour des raisons d’elle seule connues, veut que sa dépouille terrestre soit ramenée sur le sol natal et qu’on la dépose dans sa sépulture profanée pour l’y laisser dormir éternellement. (Cette explication semblait à Rogers très simple à la fois et plus aisément acceptable que la vraie.)

» C’est moi qu’elle a choisi comme l’instrument de la réparation exigée, c’est à moi que lord Charing a fait cadeau du cercueil et de la momie, lorsque la direction du Museum refusa cette donation.

» À ce moment la chance me favorisait, le succès venait à moi comme l’eau d’une source généreuse, mais un jour la momie me fut volée… Malgré mes efforts et ceux de la police on ne put découvrir les malfaiteurs. Qu’advint-il ? Je perdis ma petite fortune, j’eus des dissentiments graves avec ma famille, un autre précepteur avait pris ma place chez lord Charing, bref, je connus presque la misère et je vis depuis six mois à Paris, gagnant bien juste de quoi ne pas mourir de faim.

» Il en sera ainsi tant que je n’aurai pas retrouvé la dépouille de Nefert-thi.

— Comment expliquez-vous que cette momie soit néfaste à tout le monde et bénéfique pour vous ?

— Le plus simplement du monde, monsieur. J’ai une mission à remplir envers Nefert-thi.

Le savant enveloppa Rogers d’un regard perplexe. Mais il n’osa manifester ses impressions. Quant à Magda, elle demeurait silencieuse ; assise dans un angle obscur de la bibliothèque, elle s’absorbait en des méditations sans fin.

Lorsque l’heure fut venue pour Edward de prendre congé et que M. Roberty se retrouva seul avec sa fille, celle-ci lui dit :

— Je pense, cher père, que nous ferons bien de ne pas montrer à M. Rogers cette communication égyptienne obtenue par Mme Lalande. Il y verrait, étant données ses convictions, un lien étroit entre son aventure et notre rapprochement

» Enfin je commence à m’expliquer le langage nébuleux du messager anonyme… Il prévoyait sans doute les malheurs dont serait frappé Ce jeune homme et annonçait que mon intervention devrait lui apporter l’aide nécessaire. »

Prenant dans un tiroir la feuille par lui conservée, Roberty relut à voix haute :

« Jeune fille, je t’ai reconnue, ton heure va sonner, prépare-toi. Ta destinée marche devant tes pas, tu ne peux la voir encore, mais le flambeau brillera bientôt.

» Sois docile sur le chemin sur lequel va jaillir la lumière. »

— Tu vois, père, l’indication est nette. De même que M. Rogers doit ramener à sa sépulture le corps de la princesse Nefert-thi, de même je devais venir en aide à ce jeune homme afin qu’il puisse accomplir sa mission.

» Ce n’est point par hasard qu’il a été placé de nouveau en ma présence. Je suis prête !

— Quel ton grave et solennel ! Tu jouerais ta propre existence que tu ne serais pas plus sérieuse !

Magda s’étonnait elle-même, intérieurement, d’avoir ainsi parlé. Mais elle n’avoua rien de ses secrètes pensées. Elle se contenta de dire :

— J’aiderai M. Rogers sans blesser sa susceptibilité. Tu postules une mission en Égypte pour y effectuer des recherches archéologiques et nécessairement je t’accompagnerai.

» La connaissance de l’égyptien me sera très utile. Je prierai M. Rogers de me donner des leçons et… tu les payeras en conséquence. Voilà pour le présent. Ensuite nous verrons. »

Le savant accepta. Il écrivit dès le lendemain à Edward, et trois jours plus tard le jeune professeur donnait à Magda sa première leçon.

Afin de ne pas le déranger dans la journée, on le recevait le soir. Il dînait avec ses nouveaux amis, puis la soirée était employée mi-partie au travail, mi-partie en conversations intéressantes.

À l’instigation de sa fille, M. Roberty pensait sérieusement s’attacher le jeune égyptologue en qualité de secrétaire ; toutefois, avant de formuler des offres précises, il attendait un peu : il ne fallait pas non plus avoir l’air de se jeter à sa tête !

La leçon fut interrompue un soir par l’intempestive arrivée d’un vieux médecin, grand ami du père de Magda.

Le docteur Fréjus remplissait les loisirs que lui laissait sa profession par des recherches d’un ordre particulièrement captivant.

Ayant fréquenté de nombreux groupes spirites et pratiqué lui-même quantité d’expériences, non en homme convaincu, mais en chercheur, impartial, il s’était rendu compte que toute créature douée de facultés d’ordre psychique, autrement dit, tout médium en puissance de phénomènes supranormaux porte une marque spéciale : une ou plusieurs taches apparaissent nettement dans l’iris.

C’est ainsi que le médecin, après les lieux communs obligatoires, se trouva ramené au sujet qui lui tenait à cœur.

Il parla d’une femme avec laquelle il faisait des études intéressantes et qui portait du côté gauche de la pupille trois superbes points noirs en forme de triangle.

De là à vouloir examiner les yeux de Rogers il n’y avait qu’un pas, vite franchi. Sous la vive lueur d’une lampe électrique que tenait Magda, le docteur Fréjus examina longuement les prunelles du jeune homme.

— Oh ! oh ! s’exclama-t-il avec une satisfaction évidente, voilà les plus beaux signes qu’il m’ait été donné de voir jusqu’à ce jour. L’iris gauche porte quatre points ronds dessinant une patte de crapaud, les signes classiques de la médianité.

Comme il parlait en tenant les mains de Rogers et en le regardant fixement, celui-ci frissonna tout à coup et battit des paupières pour finir par fermer les yeux et se renverser sur le dossier de son fauteuil.

— Ah bah ! dit le médecin, il s’est endormi. Ce doit être un sujet d’une sensibilité étonnante.

Il fit quelques passes, les bras de Rogers devenus plus pesants s’abandonnèrent sur ses genoux. Préoccupé de savoir si le sommeil magnétique était profond, le docteur Fréjus piqua la main de Rogers ; il approcha de sa peau le feu de son cigare, l’autre ne bougea pas ; il lui souleva les paupières et s’aperçut que la pupille n’était plus visible, l’œil était complètement révulsé.

Magda et son père suivaient avec un intérêt très vif ces diverses expériences.

— Si vous essayiez de l’interroger, docteur ? insinua la jeune fille.

— Je veux bien.

Et il posa la question traditionnelle :

— Dormez-vous ?

Après quelques sons vagues et inarticulés, Edward finit par dire :

— Oui, je dors !

— Consentez-vous à me répondre ?

— Cela dépend de ce que vous me demanderez.

— Oh ! rien d’indiscret rassurez-vous ! Je désire seulement savoir comment vous vous sentez, et où vous êtes.

— Je suis bien, j’ai l’impression d’être au-dessus de mon corps et de me balancer comme si j’étais suspendu à un fil. Je voudrais… je devrais m’en aller plus loin, mais ce n’est pas vous qui pourrez m’aider.

— Qui donc ?

« Qui ?… » Rogers parut chercher un moment. Il pencha la tête comme s’il écoutait une voix perceptible à ses sens seuls, puis il approuva et dit tout haut :

— Elle… Magda. J’ai besoin de son influence ; c’est elle seule qui pourra renouer le lien et me permettre d’arriver où il faut que j’aille.

— Me permettez-vous de vous interroger là-dessus ?

— Vous désirez savoir où je veux aller ?

— En effet.

— Je vais vous le dire. Vous le répéterez à Magda. Je pressens, dans l’état où je me trouve, que si elle y consent elle me guidera vers l’objet de mes recherches.

» Qu’elle m’endorme et me commande de me souvenir au réveil de ce que j’aurai fait et vu.

— Pourquoi Mlle Roberty et non une autre personne ?… Moi, par exemple ?

— Parce que… impossible de vous le révéler. Destinée, prédestination… Réveillez-moi.

Cela ne faisait pas l’affaire du docteur, qui eût donné beaucoup pour continuer l’aventure. Mais, homme consciencieux avant tout, il se résigne, puisqu’il le fallait.

Bientôt Rogers reprenait possession de lui-même et on lui racontait ce qui venait de se passer.

— Que Mlle Roberty m’endorme ! pria-t-il, du moins… si elle daigne y consentir.

La jeune fille paraissait un peu gênée.

— Si cela doit vous être utile, je suis prête. Mais je n’ai aucune expérience de ces phénomènes et je redoute quelque imprudence capable de vous rendre malade, monsieur Rogers.

» Endormir ne suffit pas. Il faut savoir réveiller, dégager complètement.

— Il faut surtout, dit le docteur Fréjus, une complète possession de soi et un calme absolu. D’après ce que je crois comprendre, il s’agit d’une chose qui vous tient fort à cœur, monsieur.

» Si, vous y consentez, j’assisterai Mlle Magda de ma présence, de ma présence uniquement, et ce, afin d’apaiser ses scrupules. Je vous promets de rester à côté de M. Roberty, de ne pas prononcer une syllabe et d’être aussi immobile qu’un roc.

— Comme cela, je veux bien, fit Magda.

Rendez-vous fut pris pour le lendemain soir, qui était un samedi. Rogers et le médecin quittèrent ensemble l’avenue du Trocadéro, laissant Magda fortement préoccupée.

Afin de se préparer mieux à l’expérience grave qu’il allait tenter, Rogers passa la journée sans prendre d’autre nourriture qu’un peu de lait. Il s’abstint aussi de fumer.

Dès huit heures et demie, le lendemain soir, il sonnait chez les Roberty.

On l’introduisit directement dans la bibliothèque, où l’attendaient le père, la fille et le docteur Fréjus. Sans perdre de temps, Rogers alla s’installer dans un confortable fauteuil. On éteignit plusieurs lampes, de façon à diminuer la lumière, puis Magda s’assit en face du jeune homme.

— Soyez calmes, très calmes, tous deux, recommanda le médecin.

— Oh ! ne craignez rien, dit Rogers, je suis aussi tranquille que possible.

— Moi j’ai un peu peur, je l’avoue, convint la jeune fille.

— Il ne faut pas. Vous réagiriez sur le sujet. Dites-vous que je suis là et qu’il n’arrivera aucun accident.

» Tenez les mains de M. Rogers, regardez-le droit dans les yeux, et pensez fortement que vous voulez qu’il s’extériorise et aille où il doit aller.

» Quand il dormira, laissez-le tranquille, jusqu’à ce que les prodromes du réveil se manifestent. Est-ce cela, monsieur ?

— Oui, il me semble…

Après quelques hésitations, Magda se rendit aux prières de Fréjus et aux conseils de son père, que la tentative intéressait vivement. Elle s’assit devant Rogers, elle lui prit les mains.

Mlle Roberty avait déjà remarqué la sensation particulière qu’elle éprouvait quand elle touchait la main du professeur ; cette sensation était agréable, mais elle avait quelque chose de si étrange que la jeune fille redoutait de la ressentir.

Cette fois, impossible de l’éviter. À peine avait-elle touché les poignets de Rogers qu’elle s’imagina être transformée en une sorte de pile électrique chargée d’effluves puissants.

Un courant rapide parcourait son bras, en faisait tressaillir les muscles et semblait jaillir de tous les pores de sa main, de toutes les extrémités de ses doigts.

En même temps qu’elle croyait infuser ce courant dans les veines de l’Anglais, elle pensait chasser hors de son corps une substance subtile que remplaçait celle dont elle le saturait.

Les yeux du jeune homme se fermèrent bientôt, emprisonnant l’image de la jolie Magda. Mais cette image, qui palpitait dans l’esprit du professeur, sembla grandir.

Sa ressemblance avec Nefert-thi s’accusa, ses prunelles devinrent plus brillantes, plus énergiques, les bras firent un geste de commandement.

— Partez ! murmura la bouche volontaire.

Soudain Rogers se sentit devenir plus léger qu’un flocon de neige. Un brouillard lumineux l’entourait, au travers duquel il apercevait son corps affaissé dans le fauteuil, Magda lui tenant les mains, les assistants groupés autour d’eux dans une attitude recueillie et curieuse.

Un besoin irrésistible de déplacement s’empara de lui ; il vit une sorte de fil lumineux qui l’attirait comme une corde élastique, il ne résista pas et il partit, brusquement entraîné.

En un clin d’œil il avait franchi les maisons de Paris, les bois, les prairies, les rivières, d’autres villes plus petites, un bras de mer, des campagnes vertes et boisées, puis d’autres villes, enfin une cité immense : Londres !

Le fil lumineux l’attire encore, il sait que ce fil rejoint Nefert-thi au manuscrit qui a été enseveli avec elle et qu’il a pris soin de mettre sur son cœur ; il se laisse aller plus lentement, il reconnaît la Tamise, les quais, il s’engage dans une rue perpendiculaire au fleuve, pénètre dans une boutique dont les volets sont clos, gravit des escaliers, entre comme un souffle d’air dans un grenier, et là, assise sur son sarcophage, il aperçoit Nefert-thi…

— Enfin, tu es venu, Améni ! Mais prends garde ! Prononce les paroles sacrées qui feront autour de toi un rempart !… Je ne m’en souviens plus ! Je ne m’en souviens plus !

Au même moment il semble qu’une fumée asphyxiante remplit la pièce ; dans ces ténèbres visqueuses se meuvent des formes rampantes, des oiseaux monstrueux battent des ailes, des dragons jettent des flammes par leur bouche armée de dents crochues… Rogers ne connaît pas cependant la peur, il allonge ses bras en avant, il tend les doigts en un énergique effort de volonté, et de l’extrémité de ses phalanges raidies, des jets de feu jaillissent semblables à l’éclair qui foudroie.

Les animaux immondes s’enfuient alors, les ténèbres se dissipent et Nefert-thi, joyeuse, se lève, vient à lui… Il la saisit, la presse sur son cœur.

— Chère bien-aimée, je te retrouve enfin !

— Améni ! Améni ! tu ne sauras jamais ce que j’ai souffert ! Maudite soit l’heure où j’ai douté de toi ! Mais te voici…

— Rien ne nous séparera désormais. Je reviendrai te chercher et je ne te quitterai plus. Comment as-tu disparu ?

— On m’a volée, Améni.

Et Nefert-thi fit le récit suivant, que mes informations particulières me permettent de compléter.

Il existe à Londres une société composée de gens fort respectables ayant l’apparence de membres honnêtes de la classe moyenne. Cette société est « la Dawson’s Burglar’s Society Ltd ».

Elle est au capital de mille actions de deux livres sterling ; inutile d’ajouter que ces actions sont inconnues au Stock Exchange.

La société est due à l’initiative intelligente et hardie de Bill Dawson, le célèbre cambrioleur.

Cet industriel a réussi à syndiquer les meilleurs rossignols et pinces monseigneur de Londres et du Royaume-Uni ; la société fondée par Dawson dispose de capitaux suffisants pour préparer les coups les plus hardis et les plus difficiles ; elle a de nombreux receleurs et des affiliés si bien placés qu’elle est en mesure d’écouler même les titres au porteur.

Dawson avait appris l’existence de la momie, la richesse de ses bijoux ainsi que leur valeur artistique et archéologique unique au monde.

Il sut que, rendue à lord Charing, elle avait été donnée au jeune orientaliste Rogers. Ce dernier demeurait dans une maison garnie ; Dawson se renseigna et vit qu’il serait facile de cambrioler la précieuse momie et ses annexes.

Un de ses affiliés loua un appartement au-dessus de celui du propriétaire de ces objets.

Le soir où Rogers alla dîner chez son oncle Amos, Dawson fut immédiatement prévenu.

Il vint avec une escouade de vigoureux et distingués gentlemen cambrioleurs, pénétra chez sa victime et emporta la momie.

Il décida prudemment de ne l’expédier aux États-Unis qu’après deux ou trois ans, quand l’attention publique serait distraite et le propriétaire habitué à sa perte. Il fallait de plus trouver un acquéreur capable du payer le prix considérable qu’exigerait Dawson, expert en antiquités.

L’Amérique du Nord était indiquée ; pour une pareille opération.

En attendant, Nefert-thi était demeurée prisonnière dans un grenier, n’ayant pour se consoler que le souvenir des heures de joie passées auprès d’Améni perdu.

Elle y avait pensé nuit et jour autant que l’on peut parler de jour et de nuit dans l’existence des ombres ; elle ne regrettait pas sa puissance évanouie, elle pleurait seulement l’ami dont elle était séparée.

Elle constatait les graves inconvénients de la jalousie, trop tard malheureusement, ainsi qu’il est coutume, cette mauvaise passion avait dépouillé la jolie Égyptienne de son pouvoir occulte et l’avait livrée sans défense aux influences hostiles à sa résurrection.

Sa volonté ne se tendait plus vers la conquête de la force spirituelle, elle se consumait dans l’inutile désir, fils de l’amour malheureux.

L’amour n’est un élément générateur d’énergie qu’à la condition d’être soumis à la volonté ; dans le cas contraire il est une cause de faiblesse.

Or les femmes, aussi bien celles de l’Égypte d’Aménophis que celles de l’Angleterre du bon roi George, sont au fond dirigées par leurs sentiments et ne les dirigent pas.

Rogers, heureusement pour Nefert-thi, était mieux trempé. Il écouta le récit de sa bien-aimée, et sa résolution d’agir avec énergie et promptitude s’affermit.

— Je t’aime, Nefert-thi, mais le moment n’est pas venu encore où je pourrai m’abandonner à ma tendresse. Nos ennemis savent que je t’ai retrouvée, ils ne vont pas tarder à faire des efforts pour t’arracher à moi.

» Il faut que je rentre dans mon corps, mais demain, tu me reverras ; aie confiance.

— Prends garde ! les adversaires vont essayer d’empêcher ton retour vers ton corps. Sois prudent.

— Je ne les redoute plus. Attends-moi avec patience.

Rogers attira l’ombre plus près de lui. Il entoura ses épaules du cercle de ses bras et lui baisa longuement les lèvres.

Il voulut ensuite revenir, mais le fil qu’il avait suivi à l’aller semblait avoir disparu ; il ne se troubla pas, il fixa sa volonté vers le but qu’il se proposait, et il se sentit projeté comme un boulet de canon.

Il traversa, avec la rapidité de l’éclair, des choses monstrueuses, des êtres hideux, des murailles qui semblaient infranchissables ; sa volonté tendue était toute-puissante ; en un clin d’œil il rentrait dans son corps et reprenait sa conscience ordinaire ; il s’éveilla, poussa un soupir…

Son extase avait duré plus d’une heure ; il était resté immobile, et Magda avait senti la peau tiède du jeune Anglais devenir peu à peu glacée, tandis que sa respiration se ralentissait.

Elle ne put retenir une exclamation de joie en voyant la poitrine du professeur se gonfler pour une aspiration profonde et sa joue se colorer de rose.

— Dieu ! que j’ai été inquiète !

Elle eut honte de la vivacité qu’elle avait mise dans ces mots et rougit.

Le jeune Anglais la regarda attentivement, une sorte de confusion obnubilait son esprit, et il ne savait pas s’il voyait Mlle Roberty ou Nefert-thi, tant leur ressemblance lui paraissait extraordinaire : c’était la même profondeur du regard, le même éclat noir des yeux, les mêmes lèvres rouges.

Il se rendit peu à peu compte de son illusion, mais avant que la lumière eût éclairé son esprit, il avait déjà parlé, comme si sa voix eût été commandée par une autre volonté que la sienne.

— Oui, Nefert-thi, prends patience ; bientôt nous serons réunis…

» Oh ! pardon, mademoiselle, je suis encore troublé par les choses que j’ai vues dans le sommeil… Je vous confondais avec la momie… que je quitte.

— Vous l’avez enfin trouvée ! s’exclama M. Roberty.

— Oui, monsieur, il faut que je parte demain à la première heure pour Londres…

Lorsque l’Anglais fut complètement remis de son voyage astral, Magda sonna pour le thé, et tout en le servant, tandis que le médecin causait avec Edward, elle appela M. Roberty.

— Écoute, père, je crains que M. Rogers ne possède pas la somme nécessaire, à son déplacement. Tu devrais la lui offrir sans froisser sa délicatesse.

— Tu as raison, Magda, toujours raison. Voilà une bonne pensée, et elle ne m’était pas venue. Je vais arranger ça.

La jeune fille apporta une tasse de thé au médecin et le chambra dans un coin de la bibliothèque. Pendant ce temps, M. Roberty prenait le bras de Rogers et lui disait en confidence :

— Ainsi vous partez demain… Vous ne ferez qu’aller et venir. Vous êtes certain de retrouver votre précieuse momie ?

— Absolument certain, monsieur.

— Vraiment, je suis curieux de voir comment l’aventure tournera ! Mais je me demande si vous n’allez pas avoir quelques difficultés pour aller à Londres ?

S’il aurait des difficultés ! Rogers ne pensait qu’à cela. Il touchait 150 francs par mois à l’école Primrose et ne possédait pas la moindre économie. Il était résolu à vendre sa montre, bien qu’il y tint beaucoup car elle lui venait de son père défunt.

Mais il subordonnait tout à son désir de retrouver l’Égyptienne.

Il devina la sollicitude affectueuse de son interlocuteur et lui répondit avec franchise.

— Hélas ! oui, monsieur, j’aurai quelques difficultés à partir pour Londres.

— Difficultés matérielles ?

— Parfaitement.

— Voulez-vous me permettre de vous aider à les vaincre ? Si vous acceptiez ma participation à votre entreprise de rescousse, je serais très heureux de m’y associer.

— J’accepterai un prêt, monsieur, quoique je ne puisse vous dire quand je pourrai m’acquitter envers vous.

» Si je retrouve la momie, je mourrai de faim plutôt que de vendre la moindre chose lui appartenant Toutefois, avec elle, le succès reviendra, surtout quand la mission dont elle m’a chargé sera remplie.

» Si je ne réussis pas, je vous la léguerai par testament.

— Nous avons le temps de songer à cela. Aurez-vous assez avec 500 francs ?

— Oui, monsieur, et soyez remercié de votre générosité.

L’express du lendemain amenait Rogers à Londres. Son premier soin fut de courir à Scotland Yard.

— Je sais où est la momie qui m’a été

volée, dit-il à l’inspecteur qui le reçut.

— En vérité ?

— Oui, monsieur. Si vous le voulez bien, nous irons la chercher tout de suite.

Rogers donna l’adresse de l’antiquaire. En entendant cette adresse, l’inspecteur asséna un coup de poing sur son bureau.

— Par Jupiter ! Êtes-vous sûr de ne pas vous tromper ?

— Certain.

L’inspecteur se leva avec promptitude, saisit le téléphone et commanda quatre agents résolus, ainsi qu’une automobile.

— Venez, dit-il à Rogers ; si vous ne vous trompez pas, vous nous aurez rendu grand service. Cet antiquaire nous est signalé depuis longtemps comme le principal receleur de la bande Dawson.

» Mais pourquoi diable Dawson a-t-il été voler une momie ? Elle est donc bien précieuse ?

— Elle a sur elle pour plus de quatre mille guinées de bijoux.

— Tout s’explique ! Allons vite.

L’automobile emporta rapidement l’inspecteur, Rogers et les agents. Il était six heures du soir environ, mais il faisait grand jour. L’antiquaire ne manifesta aucun trouble en voyant la descente de police qui se faisait chez lui.

— Monsieur Rogers ici présent assure que vous détenez une momie qui lui a été volée.

— Non, monsieur.

— Cette momie, dit Rogers est dans un grenier, sous des toiles, des papiers et un tas d’objets hors d’usage.

— C’est la première nouvelle que j’en ai.

— Consentez-vous à une perquisition ?

— Je pourrais refuser, mais puisque vous y tenez, faites !

Sans hésitation, Rogers grimpa au grenier, courut vers un tas de choses innommables, jeta à droite et à gauche des toiles d’emballage, des vieux papiers, des tapis en loques.

Quelques souris s’échappèrent en criant, de grosses araignées s’enfuirent, une poussière âcre s’éleva dans la pièce mal éclairée.

— Voici la momie, dit enfin Rogers, en montrant le cercueil enluminé.

— C’est elle ! avoua Tompkins stupéfait.

— De qui la tenez-vous ?

— De monsieur, dit l’antiquaire en montrant Rogers.

— De moi ? Menteur !

Et le professeur revint sur Tompkins, dardant sur lui un regard effrayant.

— Non, de Dawson ! de Dawson ! hurla Tompkins épouvanté. Reprenez cette damnée momie et cessez de me regarder.

… Et le lendemain, à neuf heures, Rogers mort de fatigue, mais l’esprit allégé, réintégrait Paris en compagnie de sa chère princesse.

Avec elle revint la chance.

Sous la pression de l’opinion publique, le gouvernement britannique lui offrit une situation avantageuse dans un établissement d’enseignement supérieur ; Rogers, qui ne voulait pas aliéner sa liberté, refusa, mais il demanda et obtint des fonds pour opérer des recherches archéologiques en Égypte. Un crédit de 1 000 livres lui fut alloué.

Il avait mis Magda et son père au courant des offres qui lui étaient faites par le Board of Education. M. Roberty lui conseillait d’accepter la chaire qui lui était proposée ; Magda, plus hardie que son père, obéissant aussi peut-être à des sentiments moins facilement avouables, approuva le refus de son professeur d’égyptien ; elle battit des mains quand elle sut que la mission sollicitée par Rogers lui était accordée.

M. Roberty qui préparait, de son côté, une exploration des ruines de la vallée du Nil, proposa à Rogers de se joindre à lui ; sur un regard de Magda, le jeune Anglais accepta, et vers la fin d’octobre, il s’embarquait avec M. Roberty, sa fille et la momie. Une courte traversée les conduisit à Alexandrie et de là au village fellah d’El-Amarna, qui étale ses maisons de pisé surmontées de terrasses plates, et ses bouquets de grêles palmiers près des ruines dévastées de l’antique Khounaten.