III

LA MOMIE À CHARING-ABBEY


Charing-Abbey, comme son nom l’indique, avait été le siège d’une abbaye de bénédictins ; sa fondation remontait à la conquête normande, mais il ne restait à peu près rien de l’édifice primitif.

Le château affectait la forme d’un rectangle dont un des grands côtés était ouvert ; il se développait sur trois lignes en équerre, et comprenait un corps de logis principal avec deux ailes en retour. Les façades avaient la toiture un peu lourde ; mais la variété des aspects, l’élégance des fenêtres prodiguées par l’architecte, la richesse de la décoration imaginée par lui donnaient à Charing-Abbey une grâce inexprimable.

Les appartements de réception, salons, salles à manger, fumoir, occupaient le rez-de-chaussée du corps principal. Les ailes contenaient : à droite, une bibliothèque et le cabinet de travail de lord Charing ; à gauche, une galerie de tableaux. Dans cette galerie se trouvaient les porcelaines célèbres de la collection Charing, due au goût et aux patientes recherches du bisaïeul du comte actuel.

À peine lord Charing fut-il installé, qu’il donna l’ordre de transporter la momie dans la galerie du château. Il lui consacra une vitrine spéciale, munie de rideaux, afin de cacher sa vue aux personnes impressionnables. Ceux qui voudraient admirer sa parure n’auraient qu’à faire glisser les rideaux de soie rouge.

Le personnel du château était considérable ; de nombreux domestiques assuraient le service, sous la direction d’un majordome imposant ; des cochers, des mécaniciens, des jardiniers, des gardes-chasse logeaient dans les communs, édifiés à courte distance du manoir.

Les principaux habitants de Charing-Abbey étaient le comte et sa femme. Le comte, ancien officier aux horse-guards, avait deux enfants. Ces deux jeunes garçons, très intelligents, joignaient l’énergie de leur père à la douceur de leur mère. Celle-ci ne quittait presque jamais sa chambre, vivant sur sa chaise-longue dans une torpeur que rien ne parvenait à dissiper. Le comte aimait tendrement sa femme : il ne dissimulait pas l’inquiétude que lui causait l’état de sa santé.

Près des maîtres vivaient divers personnages. D’abord le docteur Martins, médecin particulier de lord Charing. Il passait une partie de son temps à Londres, mais revenait chaque semaine à Charing-Abbey, où il avait installé un laboratoire.

Ensuite le révérend Ezechiel Symonds, savant qui passait ses jours à rechercher ce que sont devenues les dix tribus d’Israël perdues depuis la ruine du royaume de Samarie. Il employait son immense érudition à élucider le problème ethnographique qui troublait son esprit nourri de la Bible. Hélas ! les tribus perdues ne sont pas encore retrouvées et leurs traces échappent aux investigations du patient vicaire.

Le précepteur, Edward Rogers était grand, robuste, doué d’une énergie physique remarquable ; il avait les traits d’un Oriental malgré sa nationalité. Brun, les yeux très noirs, le nez busqué, il était entièrement rasé, selon l’usage introduit par les Américains.

Rogers possédait un cœur excellent, une intelligence remarquable. Il était le produit accompli de ces grandes universités anglaises où la culture intellectuelle s’associe à la culture physique. Il était d’ailleurs doux, courtois et patient.

L’arrivée de la momie fut un événement à Charing-Abbey. Tandis qu’on procédait à l’installation de la princesse pharaonique, par une fatalité incroyable, un des domestiques chargés de porter le coffre imperméable fit un faux pas et se cassa la jambe.

Lord Charing ne vit là qu’une coïncidence, mais le révérend Ezechiel y découvrit manifestement l’intervention de l’esprit impur de la fille des pharaons. Par un hasard également fâcheux, Mac Donald, le marin dont on avait amputé le bras, était le frère du sommelier de Charing-Abbey ; au cours de leurs conversations, Daniel le marin et William le sommelier avaient parlé de la momie, et ce dernier, naturellement, mit l’office au courant de la malignité de « l’objet ».

L’accident arrivé au valet de chambre fit le sujet de toutes les conversations de la domesticité : on le rapprocha de ceux qui étaient arrivés précédemment, et l’avis unanime de l’antichambre fut que la momie porterait malheur au château.

Seul, le précepteur Rogers, au grand étonnement de tout le monde, témoigna pour elle un extraordinaire intérêt.

— Dire que nous avons là ce qui reste d’une femme qui fut peut-être jolie ! murmura Martins.

— Mais elle est encore très jolie ! répliqua Rogers d’un ton singulier.

Personne ne fit alors attention à cette réponse, dans laquelle le docteur Martins prétend trouver la clef des aventures de son ami.

Quoi qu’il en soit, à dater de ce moment, le précepteur fut pris d’un ardent désir de s’initier à l’étude des hiéroglyphes, de l’écriture et du langage de l’ancienne Égypte, de ses mœurs et de son histoire.

Ainsi commença la carrière d’orientaliste de Rogers.

Les premiers jours qui suivirent l’arrivée de Nefert-thi — c’est le nom de la momie — furent relativement calmes. À sa sortie de l’hôpital le marin Daniel Mac Donald vint voir son frère, mais il ne consentit sous aucun prétexte à passer une nuit dans le château où était la « chose ».

Son naïf dévouement à lord Charing lui donna l’audace de demander audience au comte.

— J’assure à Votre Seigneurie, dit-il, que la « chose » est malfaisante pour elle et pour sa famille. Qu’on la renvoie dans son pays ; autrement elle fera beaucoup de mal et beaucoup de dégâts.

Lord Charing se contenta de sourire ; mais voici ce qui arriva le lendemain soir.

Le frère de Daniel, William, était fiancé à une femme de chambre : Betsy. Leur service terminé, ils se retrouvaient dans le jardin, au pied de la terrasse qui longe la galerie ; un soir ils causaient tranquillement de leur avenir, mêlant sans doute quelques baisers timides à leur conversation, quand ils entendirent une musique très extraordinaire, qui semblait provenir d’un orchestre placé dans la galerie.

Les musiciens devaient jouer d’instruments peu usuels ; il est assez difficile de comprendre très exactement ce qu’ont voulu dire Betsy et William ; ils sont d’accord cependant pour déclarer que l’air entendu par eux ne ressemblait pas à la musique moderne. Il était lent, fortement rythmé, comme une marche solennelle.

Surpris par ce concert inattendu, les deux amoureux se levèrent, s’imaginant qu’il y avait au château des hôtes nouvellement arrivés ; William craignit qu’on n’eût besoin de lui ; il quitta précipitamment Betsy et rentra directement à l’office. Sa fiancée, naturellement plus curieuse, gravit le perron et crut voir la galerie éclairée a giorno. L’illumination cessa soudain, et la jeune femme de chambre entendit un cri déchirant comme si on assassinait quelqu’un. Terrifiée, elle se sauva à toutes jambes. Elle arriva en courant à la cuisine où son aspect jeta l’effroi. Elle était pâle comme une morte, son cœur battait à se rompre, et elle criait affolée : « Au meurtre ! Au meurtre ! »

Le majordome survint en entendant les cris de Betsy. D’une voix entrecoupée, celle-ci raconta son aventure. Jones la gourmanda, prétendant qu’elle était folle.

William confirma le récit de sa future femme, et se montra très effrayé en apprenant que Betsy avait vu de la lumière dans la galerie.

Le chef cocher était un Irlandais du nom d’O’Connor. Il déclara que cela présageait une mort prochaine, et faisant allusion à la superstition de son pays, où l’on croit qu’un esprit familier vient hurler autour des maisons que la mort va visiter, il dit :

— Sûr ! C’est le Banshee !

— Pas du tout, répliqua gravement William, c’est la momie !

Cette observation traduisait si bien le sentiment général que tous les domestiques présents gardèrent le silence, et qu’O’Connor, bon catholique, fit le signe de la croix.

— Au fait, c’est bien possible ! Si elle se met maintenant à hanter la maison…

— Taisez-vous donc, O’Connor, vous allez rendre ces dames folles par vos bêtises. Il n’y a pas de fantômes, pas d’esprits et pas de hantises.

L’objurgation de Jones resta sans écho, les domestiques regagnèrent leurs chambres ensemble ; aucun d’eux n’osa grimper jusqu’aux combles seul ; Jones lui-même se joignit au groupe de ses camarades bien qu’il aimât à leur montrer sa supériorité.

Ainsi débutèrent les phénomènes qui ont troublé la paix à Charing-Abbey.

Quelques jours après, vers onze heures du soir environ, la domesticité était dans son parloir réservé, lorsque la sonnette de lord Charing retentit. Le tableau indiquait la présence du comte dans sa chambre. Tom Prescott, son domestique particulier, répondit aussitôt à l’appel.

Lord Charing venait d’avoir la même hallucination que ses gens. Ayant ouvert sa fenêtre pour fumer un cigare dans la paix nocturne, ses regards furent attirés vers une chose inusitée : l’illumination de la galerie de tableaux !

Il pensa que ses domestiques la visitaient, le croyant déjà couché. Cette infraction aux règlements de la maison lui ayant déplu, il avait sonné son valet de chambre.

— Tom, pourquoi est-on allé dans la galerie ?

— Personne n’est dans la galerie, Votre Seigneurie.

— Comment se fait-il alors qu’elle soit éclairée ?

Tom pâlit, il s’approcha de la fenêtre, vit, lui aussi, la lumière qui dessinait en clair le rectangle des hautes verrières.

— C’est « la chose », Votre Seigneurie !

— Quelle chose ?

— La momie, mylord !

— Êtes-vous fou, Tom ? Venez avec moi.

Tom suivit lord Charing qui descendit rapidement l’escalier, alla d’un pas alerte vers la galerie, et en ouvrit la porte. Tout était dans l’obscurité et le silence. Il congédia son domestique et se retira chez lui, pensif.

La comtesse était si faible qu’une femme de chambre devait la veiller. Un lit de sangle était dressé chaque soir dans le cabinet de toilette ; sur ce lit s’étendait la personne de garde, prêté à répondre au premier appel de sa maîtresse.

Un vendredi soir, le service de veille était assuré par Louise Morel, une camériste française.

Celle-ci se coucha à minuit et demi ; elle dormait depuis quelques instants, lorsqu’elle fut réveillée en sursaut par la comtesse qui l’appelait d’une voix apeurée. Se levant aussitôt, elle vint auprès de la malade, qu’elle trouva assise sur son séant, la figure livide, toute tremblante.

— Louise, dit lady Charing, on vient d’ouvrir la porte et quelqu’un est dans la chambre… J’ai entendu marcher… Sonnez Jones. Qu’on fouille la maison.

Mlle Morel crut que lady Charing avait réellement entendu quelqu’un. Elle alluma les lampes électriques, il n’y avait personne dans la chambre. Elle vérifia les portes, toutes étaient fermées au verrou.

— Madame la comtesse aura rêvé, dit-elle quand son inspection fut finie, nous sommes seules et bien enfermées.

Lady Charing assura qu’elle ne dormait pas, qu’elle avait entendu la porte s’ouvrir, perçu nettement le grincement de la clef et de la poignée, clairement reconnu un bruit de pas légers.

— Que madame n’ait pas peur, qu’elle dorme. J’allumerai une lampe et je veillerai près de madame.

Lady Charing était si émue, qu’elle accepta l’offre de Mlle Morel.

Le reste de la nuit se passa sans incident, et la comtesse finit par se persuader qu’elle avait eu un cauchemar.

Le samedi, Betsy remplaça Louise. Celle-ci n’avait pas soufflé mot de l’aventure de la nuit précédente ; elle était discrète et sachant Betsy fort impressionnable, elle ne voulait pas donner à sa jeune camarade des inquiétudes inutiles.

Lord Charing passa la soirée auprès de sa femme et la quitta à dix heures trois quarts ; Betsy prit, son service à ce moment. La comtesse, sentant le sommeil la gagner, pria la jeune femme de chambre d’éteindre les lampes et de ne laisser brûler qu’une veilleuse ; lady Charing lui demanda en outre, sans lui en donner la raison, de rester auprès d’elle jusqu’à minuit et demi.

À onze heures, elle commençait à s’endormir. quand elle tressaillit, ouvrit les yeux et dit avec impatience :

— Mon Dieu, Betsy ! qui fait de la musique à cette heure ?

Betsy n’avait rien entendu. Elle écouta et perçut aussitôt les sons qui avaient frappé son oreille quelques jours auparavant. C’était le même air joué par des harpes, sur un rythme lent, scandé par des battements semblables aux claquements des mains l’une contre l’autre.

La femme de chambre sentit une sueur froide perler sur son front, et elle faillit se trouver mal. Elle était tellement effrayée qu’elle n’eut pas la force de répondre à sa maîtresse.

— C’est bien curieux ; ce sont des harpes ! Qui peut en jouer ici ? Quelle étrange musique !

Betsy était plus morte que vive ; la comtesse écoutait toujours le fantastique concert.

— Comme c’est original ! Voyez donc qui joue, Betsy.

Mais Betsy semblait paralysée.

— Betsy ! Betsy ! m’entendez-vous ?

— Oui, Votre Seigneurie, je vous entends, balbutia la jeune fille.

— Qu’avez-vous ?

— Rien, milady. J’écoute…

Brusquement le concert cessa. La femme de chambre était si effrayée qu’elle n’eut pas l’idée d’aller se coucher ; elle resta assise dans un fauteuil, près du lit de la comtesse, qui se rendormit au bout d’un quart d’heure.

Betsy avait trop peur pour céder au sommeil ; elle tremblait et invoquait l’appui du Très Haut. Son oraison fut interrompue par un bruit insolite… On faisait tourner la clé de la porte qui donnait sur l’escalier menant à la galerie !… Le pène de la serrure jouait… La porte s’ouvrait… Des pas légers, comme étouffés, glissaient dans la chambre. Betsy ferma les yeux, recommandant son âme au Ciel.

— Betsy ! on marche dans la chambre, s’écria lady Charing réveillée en sursaut.

— Oui, Votre Seigneurie, répondit la pauvre fille d’une voix étranglée.

— Sonnez ! Appelez !

Stimulée par le sentiment de son devoir professionnel, Betsy se précipita sur le clavier des sonnettes d’appel ; le bruit cessa. Elle reprit courage, tourna les commutateurs… Des flots de lumière inondèrent la chambre : elle était vide, les portes étaient closes.

La clarté, la présence de lady Charing, la nécessité d’agir, rendirent Betsy à elle-même. Comme Louise l’avait fait la veille, elle courut aux portes, qui étaient solidement verrouillées.

Lord Charing, éveillé par la sonnette qui correspondait à son appartement — Betsy dans son trouble avait mis en branle toutes les sonneries de la maison — lord Charing frappait à la porte.

— Qu’y a-t-il ? dit le comte avec émotion ; lady Charing est-elle plus malade ?

— Non, Votre Seigneurie, mais nous avons cru entendre un bruit de pas dans la chambre.

Lord Charing s’approcha de sa femme.

— Qu’avez-vous, ma chère ? Vous paraissez troublée.

La malade raconta à son mari les incidents de cette nuit et de la précédente. À ce moment, Jones, William et les autres domestiques accouraient. Lord Charing les congédia en leur disant qu’il y avait eu une fausse alerte, et renvoya Betsy se coucher sur son lit de sangle.

— Ne parlez pas de toutes ces histoires, lui dit-il, cela me serait fort désagréable.

Betsy promit de garder le silence et fut discrète, car elle raconta les événements de la nuit à trois de ses camarades seulement qui en firent la confidence au reste du personnel. L’abbaye fut considérée par tout l’office, à l’exception de Richard, le mécanicien français, comme décidément hantée.

En effet, à partir de ce moment, les phénomènes se fixèrent en quelque sorte. Pour éviter toute émotion à sa femme, lord Charing prit une chambre contiguë à la sienne. À différentes reprises, lord et lady Charing entendirent des pas qui s’approchaient en résonnant dans le corridor ; on agitait la poignée de la porte, mais on ne l’ouvrait pas, et après quelques tentatives, le visiteur mystérieux s’en retournait.

Lord Charing essaya plusieurs fois de le surprendre. Il n’y put jamais parvenir.

Le bruit des pas était léger, comme glissé. Il semblait qu’il provînt d’un pied chaussé de sandales.

Leur direction était toujours la même : le promeneur inconnu venait de la galerie et y retournait.

Une femme de chambre irlandaise, Mary Power, raconta qu’elle avait aperçu, près de la chambre du précepteur Rogers, une forme vêtue d’une longue robe blanche.

Elle avait voulu la suivre, croyant avoir affaire à une personne vivante, mais l’apparition avait disparu brusquement ; dans une autre circonstance, Mary ne vit rien, mais entendit le froufrou d’une jupe et se sentit frôlée par un être invisible. Elle fut tellement effrayée qu’elle quitta aussitôt Charing-Abbey.