PREMIÈRE PARTIE


I


John Smith, chef du département des antiquités égyptiennes au British Museum, était fort occupé dans la matinée du 20 octobre 1908. Il devait classer un lot de figurines en terre émaillée, de cette belle couleur turquoise que les anciens Égyptiens ont jadis obtenue, et déterminer l’âge des statuettes dont les plus récentes remontaient à plus de 3 000 ans.

L’égyptologue fut tout à coup distrait de son travail. Il releva d’un geste irrité ses lunettes d’or sur son front chauve, posa soigneusement l’Isis qu’il étudiait, et dressa l’oreille. Un bruit de voix se faisait entendre dans son antichambre. Quelque intrus essayait sans doute de violer la consigne par lui donnée.

John Smith était d’un caractère quinteux ; il ne souffrait pas la contradiction et avait pris en Allemagne, où il avait fait ses études, l’habitude de diriger son département comme un colonel sa caserne. Il écouta les voix qui troublaient ses occupations sacro-saintes, et fronça le sourcil d’un air menaçant.

— Par Osiris ! — Smith ne jurait que par les dieux égyptiens — ce Jim fait bien mal son service !

Le bruit continuait. On distinguait maintenant une voix forte, autoritaire, parlant d’un ton de commandement.

— Qu’Isis me bénisse si l’animal n’est pas entêté ! grommela Smith.

Au moment précis où l’égyptologue sollicitait la bénédiction d’Isis, la porte s’ouvrit brusquement, et un homme entra. Il était de haute taille, de tournure militaire, sa lèvre supérieure s’ornait de longues moustaches, son œil droit semblait exposé comme dans une vitrine, derrière un monocle de cristal : un pardessus sombre d’une coupe irréprochable, un pantalon cassant avec régularité au cou-de-pied sur des bottines du bon faiseur, révélèrent à John Smith lui-même que l’envahisseur était un gentleman.

Il interpella rudement l’inconnu :

— Pour l’amour de Phtah ! monsieur, vous avez une façon d’entrer chez les gens !

— Veuillez m’excuser, monsieur, si j’ai insisté…

— Insisté ! Il me semble que vous avez mieux fait ! Vous êtes entré de force ! Vous violez mon domicile.

— Ne vous fâchez pas ! Lorsque vous saurez…

Le visiteur tendit au savant sa carte de visite. Smith lut :

— Le comte de Charing.

Et un peu confus, il murmura :

— Que puis-je pour votre service, mylord ?

— Monsieur le directeur, je vous apporte une momie.

— Une momie ? Que voulez-vous que j’en fasse ?

— Vous la placerez dans le musée, s’il vous convient de la prendre quand vous connaîtrez son histoire.

— Je ne puis accepter comme cela une momie, sans l’autorisation du conservateur.

— Je verrai le ministre, et je vous ferai avoir cette autorisation sans difficulté si…

— Si ?

— Si vous acceptez mon offre…

— Avant de me prononcer, mylord, je dois voir l’objet. Vous comprenez que nous ne pouvons pas placer dans nos collections, les plus belles du monde, des momies ordinaires ; il nous faut des spécimens de choix.

— Je crois que vous serez satisfait.

— Il faut voir ! Il faut voir ! Je connais les collections particulières et, soit dit sans vous offenser, mylord, si vos tableaux sont célèbres, si vos porcelaines de Chine sont parmi les plus cotées, je n’ai jamais entendu parler de vos collections égyptiennes.

— Hélas ! c’est malheureusement une acquisition récente.

— Pourquoi dites-vous malheureusement ?

— Je vous l’expliquerai plus tard. Consentez-vous à recevoir au moins provisoirement le don que je fais au musée ? Voulez-vous voir la momie ? Elle est sur mon automobile.

— Sur votre automobile ! Elle doit être dans un bel état ! Que voulez-vous que je fasse, je vous le répète, d’une momie avariée ?

— Elle n’est pas avariée.

— D’une momie sans son cercueil…

— Elle a son cercueil.

— D’une momie de quelque pauvre hère simplement passé au bitume !

— C’est une momie royale.

Smith se renversa sur sa chaise en riant bruyamment.

— Une momie royale ! Que Seth m’emporte si tous ces amateurs ne sont pas pareils ! Une momie royale !

— Parfaitement, reprit lord Charing, que l’aigre entêtement du savant commençait à amuser.

— Vous ignorez que le gouvernement égyptien interdit l’exportation des échantillons précieux ?

— Je le sais.

— Eh bien ! Vous avez acquis récemment cette momie. Par conséquent, si on a autorisé son exportation, cela signifie que votre momie est ordinaire, donc indigne de figurer au British Museum.

Lord Charing ouvrit l’œil droit et laissa tomber son monocle ; il le remit lentement, et considéra pendant un instant son interlocuteur.

— Vous verrez ma momie, monsieur. Je doute que vous en ayez une aussi belle.

Cette affirmation scandalisa Smith.

— Nous avons, mylord, les plus beaux spécimens qui soient au monde, exception faite du musée de Boulaq.

— Avez-vous des momies encore revêtues de leurs bijoux ?

— Non, dit Smith avec mauvaise humeur, mais nous avons de nombreux bijoux.

— Avez-vous des colliers d’or émaillé ? Quinzième dynastie ?

— Non, mais…

— Avec de gros cabochons d’émeraude ?

— Votre momie a été ensevelie avec de pareils bijoux ? demanda Smith, dont la curiosité s’éveillait.

— Voulez-vous la voir ?

— Certainement, dit l’égyptologue avec promptitude.

— Avez-vous des hommes capables de porter la caisse jusqu’ici ?

— Oui, nous la ferons déposer dans l’atelier où les caisses sont ouvertes. Je vais donner des ordres. Désirez-vous m’accompagner ?

Lord Charing acquiesça d’un signe.

— La caisse est-elle lourde ?

— Trois ou quatre hommes seront nécessaires pour la manier facilement.

— Bien !

Smith sonna. Le garçon de bureau entra, l’air inquiet.

— Jim, dites au chef d’atelier d’aller avec six ouvriers robustes prendre une caisse sur l’automobile de lord Charing. Qu’ils l’apportent dans la salle de réception des colis, et qu’ils l’ouvrent avec précaution.

» Au surplus, ajouta-t-il, je vais avec vous. »

Tandis que Jim exécutait la commission dont il était chargé, Smith se leva, couvrit son crâne brillant d’un smoking-cap de velours noir, et entraîna d’un pas rapide lord Charing. Il ne s’arrêta que devant l’automobile luxueuse du pair d’Angleterre, une soixante chevaux, rapide et confortable, avec une large plate-forme pour les bagages. Là, reposait l’énorme caisse, munie de poignées métalliques, où se trouvait la momie que l’égyptologue brûlait du désir de contempler.

— Par Ammon ! mylord, la caisse a l’air de peser beaucoup.

— Beaucoup, en effet, monsieur Smith ; c’est une caisse imperméable, faite pour flotter en cas de naufrage. La momie est revenue sur mon yacht, et j’avais des raisons sérieuses pour prendre toutes sortes de précautions.

— Ah ! je suis curieux de savoir pourquoi ?

— Patience. Je vous promets de vous raconter en détail l’histoire de ma momie mais je veux absolument que vous la voyiez d’abord.

Les hommes de service arrivaient ; ils descendirent avec précaution la boîte de chêne et prirent le chemin de l’atelier qui se trouvait au rez-de-chaussée du musée.

Smith s’agitait tumultueusement.

— Vous vous endormez, mes garçons ! criait-il, allez plus vite. Nous n’avons pas de temps à perdre.

Tout à coup un des porteurs fit un faux pas et la caisse s’abattit pesamment sur son pied. Il poussa un cri accompagné d’un retentissant juron et tomba. Ses camarades le relevèrent ; il avait le pied écrasé et souffrait cruellement. Il fallut le conduire immédiatement à l’hôpital ; l’automobile de lord Charing, offerte et acceptée, transporta rapidement le blessé.

— C’est de la malechance, disait Smith entre ses dents. Le maladroit !

— Attendez. Mon récit vous montrera que c’est tout autre chose. Je ne suis pas surpris de cette aventure et je vous assure qu’il m’a fallu beaucoup de courage pour emporter moi-même cette caisse.

Lord Charing désignait la lourde boîte que les porteurs avaient enfin amenée dans l’atelier.

— Que voulez-vous dire, mylord ? reprit Smith en fixant ses petits yeux perçants sur le visage de son visiteur.

— Tout à l’heure. Quand vous aurez vu l’objet.

Smith ne put retenir une exclamation en apercevant le cercueil de bois précieux, couvert de peintures d’une extrême richesse ; le dessin, très pur, révélait la main d’un artiste thébain de la bonne époque du nouvel empire.

L’égyptologue fit ouvrir le coffre de bois ; un autre cercueil de carton, plus richement orné que le précédent, apparut alors aux yeux étonnés de Smith et de ses employés. Cette boîte épousait la forme du corps qu’il contenait ; une figure de femme y était peinte, à l’endroit qui correspondait à la face.

— Par les cornes d’Ammon ! c’est le cercueil d’une personne bien riche, mylord. Voyons vite la momie elle-même !

Le chef d’atelier enleva dextrement le couvercle de carton et la momie, encore enveloppée de ses bandelettes blanches, se montra dans sa splendeur.

Les étroits rubans qui couvraient la partie supérieure du corps avaient été enlevés et placés à côté de la morte, dont on voyait le visage, les épaules, la gorge et les bras. Rien n’aurait sans doute révélé son âge à des profanes, si le rictus qui distendait les lèvres n’eût laissé voir des dents petites, blanches, intactes, telles que la jeunesse seule peut en montrer. La beauté presque vivante de cette dentition magnifique faisait un étrange contraste avec la peau tannée, les yeux enfoncés, le nez et les pommettes saillantes du cadavre embaumé.

Mais autre chose provoqua l’admiration de Smith, qui jura par tous les dieux du ciel égyptien, en apercevant la parure de la morte. Deux colliers enserraient encore son cou, des bracelets encerclaient ses bras, des gorgerins recouvraient de leurs délicates sphères la place de ses seins affaissés. Ces bijoux étaient les plus beaux que Smith eût encore vus.

Il s’attarda dans la contemplation des parures, puis il souleva légèrement les mains de la morte qui étaient couvertes de bagues, les unes en or finement ciselé, les autres munies de chatons où étaient sertis des cabochons d’émeraude, de saphir, de rubis ; le mouvement qu’il fit lui montra, dans la main droite de la momie, un bijou qu’elle semblait tenir pressé contre son cœur. C’était un disque d’or, autour duquel des mains, tenant de petites croix ansées, formaient comme une couronne de rayons.

— Tiens ! tiens ! tiens ! dit-il, en se baissant pour regarder de plus près l’objet qu’il avait découvert, voilà un bijou curieux, et qui permet d’assigner une date certaine à l’ensevelissement.

— Comment cela ? fit lord Charing.

— Cette représentation du disque solaire est familière à l’époque du dernier grand roi de la dix-huitième dynastie, Aménophis IV ; c’est le symbole d’Aten, le Dieu d’Amen-Hotep, l’hérétique Khounaten.

Smith se redressa brusquement, et courut vers le cercueil de bois, mais il glissa, tomba sur le nez, et brisa ses lunettes, tandis que l’organe, durement projeté sur le sol saignait abondamment.

— Par Osiris ! s’écria l’égyptologue, votre momie me fait perdre l’esprit.

Le savant mit ses lunettes dans la poche droite de sa redingote, et étancha le sang qui coulait de son nez ; on s’empressait autour de lui, on lui apportait des serviettes, une cuvette pleine d’eau fraîche, on allait lui insérer une clé dans le dos, mais l’irascible Smith ne toléra pas longtemps cette intempestive sollicitude ; il remplaça ses lunettes par un lorgnon, appuya une serviette sous son nez, et alla, avec moins de brusquerie cette fois, vers le cercueil.

Au bout de quelques minutes, il poussa une nouvelle exclamation.

— Par le ventre d’Horus !

— Quoi donc ? demanda lord Charing.

Mais Smith avait repris son examen silencieux ; cinq minutes encore il étudia les hiéroglyphes du cercueil.

— C’est phénoménal ! s’exclama-t-il soudain.

— Quoi, M. Smith ?

— Inconcevable !

— Mais encore…

— Inouï, mylord ! inouï ! Où avez-vous trouvé cette momie ?

— Je vous le dirai ; expliquez-moi d’abord le motif de votre surprise.

— Vous ne le comprenez pas ? dit avec vivacité l’impétueux vieillard. Vous n’avez donc montré votre momie à aucun égyptologue ? Personne ne vous a lu ces hiéroglyphes ?

Et il désignait les peintures inscrites sur le cercueil de bois.

— Non. Personne ne les a encore examinés.

Smith se frotta joyeusement les mains.

— Parfait Quelle admirable trouvaille, mylord !

» Une momie royale, fille d’Aménophis IV ou Khounaten l’hérésiarque ! Une prêtresse d’Aten ! Anubis soit loué !

» Je crois cet exemplaire unique au monde.

— Ainsi, monsieur Smith, la momie vous paraît convenable ?

— Admirable, mylord ! Échantillon unique.

— Et vous l’acceptez pour le British Museum ?

— Sans la moindre hésitation !

— Ne vous engagez pas avant de connaître son histoire. Je me reprocherais de vous laisser accueillir l’hôte que j’envoie au musée, sans savoir à quoi vous vous exposez…

— Je sais ! Je sais, mylord, affirma le bouillant Smith, mais la momie ayant été exportée en contrebande, nous n’avons rien à craindre du gouvernement égyptien.

— Là n’est pas la question…

— Au contraire, mylord. Là est l’unique difficulté que l’on puisse prévoir.

— Il y en a d’autres, il faut que vous le sachiez.

Conduisant le visiteur dans son bureau, John Smith s’assit devant sa table de travail et prit un air résigné.

— Je vous écoute, mylord.