L’Amant de Gaby/Texte entier

Éditions Prima (Collection gauloise ; no 13p. 1-64).

L’AMANT DE GABY

i

pendant que le mari joue au billard


M. Anselme Trivier, chef du service des escomptes à la Banque Générale des Valeurs, n’est pas toujours l’homme froid et distant que connaissent les clients qu’il reçoit à son bureau. Non, une fois qu’il a quitté la Banque, M. Anselme Trivier devient un citoyen libre qui peut, sans contrainte, satisfaire ses passions.

N’allez pas croire tout de suite des choses qui ne sont pas. M. Anselme Trivier est un homme de quarante ans, rangé et correct. Il ne court pas après les petites femmes, il n’entretient pas de maîtresse en ville. M. Anselme Trivier, époux d’une femme charmante, est un mari fidèle, le plus fidèle des maris. Et ses passions sont d’un ordre tout différent que ce que de mauvais esprits pourraient supposer.

Les passions, ou plutôt la principale, presque l’unique passion de M. Anselme Trivier, c’est le billard. À peine est-il sorti de son bureau que c’est pour rejoindre des amis, lesquels l’attendent au café pour une partie qui se prolonge généralement jusqu’à sept heures, voire même sept heures et demie du soir, heure extrême à laquelle il rentre chez lui où il retrouve Mme Trivier, la jeune et jolie Mme Trivier, une gentille petite femme blonde, de quinze années plus jeune que son mari.

Que fait-elle, la jolie Mme Trivier, pendant que son époux joue au billard en prenant l’apéritif ?… Si vous voulez le savoir, il faut vous transporter dans un quartier éloigné, chez le lieutenant aviateur Roger Brémond.

Oui, parfaitement, M. Trivier est un mari fidèle, mais il aime trop jouer au billard, et Mme Trivier en profite pour le tromper avec un officier qui l’a conquise toute ; elle s’est enthousiasmée pour ce héros de l’air, si différent de son mari… et elle est tout simplement devenue la maîtresse de l’aviateur, elle que toutes ses amies pourtant se plaisent à citer comme l’épouse modèle et l’exemple de la fidélité conjugale. Mais les amies n’ont pas été plus clairvoyantes que M. Anselme Trivier lui-même. Aussi la blonde et gentille Gabrielle peut-elle en toute tranquillité filer le parfait amour avec Roger Brémond.

C’est ce qu’ils font pour le moment, couchés dans le lit de l’aviateur, et l’on peut être assuré que Gabrielle ne se préoccupe guère de la partie de billard que joue son mari… Il est d’autres carambolages qui l’intéressent bien autrement.

Donc, à la même heure où M. Trivier fait des effets par la bande, au café des Sports, la blonde et potelée petite Gabrielle Trivier est couchée sans vergogne dans le lit du lieutenant Roger Brémond. Ils sont couchés tous les deux depuis toute l’après-midi et il est inutile de dire qu’ils ont déjà bien employé leur temps. Ils l’ont si bien employé qu’ils ne se sont pas rendu compte de la fuite des heures et que, lorsque la pendule sonne, Gabrielle s’écrie innocemment.

— Déjà six heures !

— Six heures ! ma Gaby chérie… Non, c’est sept heures…

— Ah zut !… Une heure de perdue !

— Peux-tu dire…

— Oui, enfin, heureusement que mon époux ne sera pas rentré à la maison avant 8 heures et demie… C’est ce soir sa partie de match, et lorsque c’est sa partie de match… il faudrait presque aller le chercher au café… et l’arracher à son billard…

— Il est champion !

— Oh ! champion… champion des amateurs de son quartier… Moi, je déteste ce jeu-là, le billard… je trouve stupides ces hommes qui tournent autour d’une grande table pour faire rouler des boules sur un tapis vert.

— Que veux-tu, c’est une distraction comme une autre… En tous cas, elle n’est pas dangereuse… et tu ne devrais pas la condamner aussi sévèrement…

— Et pourquoi donc ?

— Pourquoi ! charmante amie, parce que, si ton mari ne jouait pas des matchs de billard… tu ne serais pas là, en ce moment dans mes bras… c’est le billard de ton époux qui te procure la liberté…

— Alors… Vive le billard !… et vive la liberté !

— Et vive l’Amour… petite folle jolie !…

Sur quoi Roger et Gaby profitent une fois de plus de la liberté que leur vaut la passion d’Anselme Trivier pour le billard. Ils en profitent longuement.

Lorsqu’elle est revenue à elle, Gaby se jette au cou de son amant, et lui dit :

— Mon chéri ! Voilà comme j’aime jouer au billard.

— Et moi donc !

Et, caressant les seins potelés de sa maîtresse, il ajoute :

— Je n’ai pas besoin de boule rouge, moi, les deux jolies blanches que voilà me suffisent…

— Veux-tu bien te taire !… Dis, Roger, tu l’aimes ta petite Gaby !…

— Peux-tu me poser une pareille question… Après les preuves que je te donne.

Oui… Tu peux m’aimer, parce que tu sais… avant de te connaître, j’étais une femme honnête, je m’étais même juré de ne jamais tromper mon mari… Et maintenant, voilà, j’ai un amant…

— Tu as un amant… Comme toutes les autres…

— Toutes les autres ?… Tu sais, il y a des femmes qui sont des épouses fidèles…

— Oui, celles qui ne sont pas jolies…

— Pourtant, moi je suis jolie…

— À qui le dis-tu ?…

— Tu me trouves bien… Pas trop petite ?

— Petite, mais si bien faite… Une ravissante poupée… Un saxe !…

— Alors, tu vois, je suis ravissante et je ne trompais quand même pas mon mari… Il a fallu que tu te trouves sur mon chemin.

Et se pelotonnant contre lui, elle ajoute, câline :

— Tu m’as ensorcelée !…

Ce à quoi Roger lui répond du tac au tac :

— Tu ne le regrettes pas, au moins ?

— Oh ! mon chéri. Je regrette de ne pas t’avoir connu plus tôt…

Arrivés à ce point, l’entretien devait se poursuivre comme précédemment par une nouvelle manifestation d’un amour si bien partagé. Gaby en a complètement oublié l’heure…

Pourtant, elle en retrouve la notion lorsque la pendule sonne huit heures… elle en retrouve la notion, ce qui me lui plaît qu’à demi, car elle s’écrie :

— Ah ! Mon Dieu ! Que c’est ennuyeux ! Il va falloir se lever… Nous étions si bien…

— Ça, dit Roger, pour être bien, nous ne pouvions pas être mieux.

Mais si bien que soit une petite femme amoureuse dans le lit de son amant, il arrive une heure où il faut penser au retour au domicile conjugal… Aussi Gaby pousse-t-elle un gros soupir et s’assoit sur le lit… Pourtant elle ne se lève pas encore… Entre s’asseoir sur un lit et en descendre, il y a une plus grande distance que le vulgaire ne saurait le croire. Et Gaby s’arrête avant de franchir cette distance… Elle s’arrête et réfléchit.

— À quoi penses-tu ?… lui demande Roger.

— Je pense, mon chéri, que d’habitude, l’amant et le mari sont deux amis. Toutes les femmes que je connais et qui ont des amants sont comme ça… tandis que nous…

— Eh bien ! nous ?… C’est autrement, voilà tout… Et je m’en félicite. Au moins je n’ai pas eu le vilain rôle de prendre la femme d’un ami… Je n’ai pas de remords… Vois-tu, cela m’aurait désespéré que tu fusses la femme d’un ami…

— Tiens… Pour quelle raison ?

— Parce que je t’aurais aimé quand même, je n’aurais pas pu m’empêcher de t’aimer naturellement. Seulement, ma conduite m’aurait diminué à mes propres yeux… C’est peut-être un préjugé, mais j’ai toujours eu le plus profond mépris pour ces hommes qui serrent la main d’un monsieur alors qu’ils viennent de coucher avec sa femme…

— Et moi qui voulais te demander de te faire présenter à mon mari…

— Je n’y tiens pas, tu sais…

Mais Gaby, elle, tient à son idée. Elle en a mentalement supputé tous les avantages, dont le principal sera de voir son amant encore plus fréquemment, puisqu’elle pourra le recevoir chez elle. Et puis, elle augmentera sa sécurité personnelle, car il est régulier que le mari, s’il a des soupçons, ne les porte jamais sur les familiers de la maison. Pour toutes ces raisons, la jeune femme a donc décidé que Roger devait connaître Anselme… Et, lorsqu’une jolie petite femme comme elle a décidé quelque chose, les principes d’un homme ne peuvent rien là-contre. Elle a, pour vaincre lesdits principes, des arguments irrésistibles et elle sait s’en servir, la mâtine. Aussi, Gaby donne-t-elle à Roger toutes sortes de bonnes raisons, lui faisant valoir que son cas n’est pas le même, que puisqu’il était son amant avant de connaître le mari, en somme il n’a pas trahi l’amitié de celui-ci… si bien que Roger est tout près de se laisser fléchir…

Et lorsque Gaby le regarde amoureusement avec ses beaux yeux noirs brillants d’amour, dame, il n’y a plus rien qui tienne, il fléchit tout à fait, il capitule complètement, si complètement que les deux amants en oublient de nouveau l’heure tardive et que la demie de huit heures sonne alors que Gaby pousse encore de longs soupirs dans les bras de Roger.

Elle bondit cette fois :

— Mon chéri !… Vite !… Je vais être en retard. Aide-moi à m’habiller.

— Tout de suite, ma mignonne !

Pressée, nerveuse, affolée, elle ne trouve pas ses bas, que son amant cherche avec elle. Ils sont là, cependant, jetés à terre, près du canapé…

Et pourtant, Roger et Gaby n’ont pas besoin de s’inquiéter, car, au même moment, Anselme Trivier, sans se soucier de l’heure lui non plus, est couché sur le billard ; ses partenaires haletants comptent les coups de la série interminable qu’il joue :

— 66… 67… 68… 69…

Et le champion amateur continue…

ii

un malotru corrigé


Ce n’est pas le tout de vouloir faire entrer en relations son mari avec son amant ; encore faut-il trouver le moyen.

Il était impossible à Gaby de présenter tout de go le lieutenant Roger Brémond à M. Anselme Trivier… Il était indispensable de trouver un tiers, de faire naître une circonstance… qui permit, sans éveiller aucun soupçon, aux deux hommes de lier connaissance.

Depuis qu’elle avait fait part de son idée à Roger, Gaby cherchait la solution de ce délicat problème.

Tout d’abord elle avait pensé que son amant pourrait se mêler aux joueurs de billard avec lesquels se rencontrait quotidiennement Anselme Trivier… Mais c’était précisément ce qu’il fallait éviter. Roger ne pouvait se rencontrer avec Anselme aux heures des matchs de billard, puisque précisément ces providentiels matchs permettaient aux deux amants de s’aimer en toute sécurité.

Non, ce n’était pas la bonne solution…

Et puis, Gaby voulait que l’entrée de Roger dans son intérieur fût marquée par un événement qui forçât tout de suite l’amitié de son mari… Elle pensait que Roger pourrait, par exemple, rendre un service à Anselme… mais lequel ?… Et comment ? Ils n’avaient pas d’amis communs…

La rencontre de Gaby et de Roger avait été toute fortuite. Ils s’étaient connus à une fête de société où Mme Trivier avait été entraînée par une tante qui n’avait elle-même que de très vagues relations avec le jeune officier… Une après-midi passée ensemble, deux ou trois entrevues dans un salon de thé, puis l’acceptation finale du rendez-vous chez le lieutenant avaient marqué les étapes de l’aventure entre la jolie Mme Trivier et le lieutenant Brémond…

Cependant, Gaby était femme de ressources.

Or, cet après-midi là, elle était arrivée toute joyeuse chez son amant.

— J’ai trouvé, lui dit-elle…

— Qu’as-tu trouvé ?…

— Le moyen de te présenter à mon mari !…

— Ah ! fit Roger d’un air distrait, car nous savons qu’il ne tenait pas outre mesure, lui, à entrer en relations avec le chef du service d’escompte à la Banque Générale des Valeurs…

Pourtant, il crut devoir manifester une certaine curiosité et demanda :

— Quel est ce moyen ?

— Voilà. Figure-toi que depuis une semaine, je suis suivie tous les jours par un quidam qui s’entête à me débiter des boniments… Alors, hier, comme j’étais en compagnie de ma tante et que ce vieux beau ne me lâchait pas, je profitai d’un moment où il était tout près de moï, pour dire à haute voix à ma tante qui me quittait précisément : « À demain, quatre heures, place Pereire ! » De sorte qu’il y a toutes les chances pour que tout à l’heure, mon suiveur se trouve place Pereire à m’attendre…

— Je ne vois pas !

— Attends ! Naturellement, il va m’aborder… Me causer… Toi… tu passes, comme quelqu’un qui ne me connais pas, tu es en uniforme, pas ?… Alors je t’appelle… Tu éconduis le monsieur… tu me sauves… je suis tout émue de ce qui m’arrive… tu m’accompagnes chez moi et je te présente à Anselme…

— Ça n’est pas plus malin que ça…

— Non, mais il fallait le trouver…

— Tu n’es pas bête, tu sais !…

— Alors, tu la trouves bonne, mon idée !…

— Comment bonne… excellente, superbe, merveilleuse !

— Je mérite une récompense, pour la peine…

— Comment donc ?… Tout de suite…

Afin de recevoir la récompense promise, Gaby se déshabille et se met au lit…

Roger est tellement satisfait de sa maîtresse qu’il la récompense largement… trois fois de suite, si bien qu’ils sont encore enlacés lorsque vient l’heure de partir pour se rendre place Pereire. Et alors, ils doivent encore se dépêcher, pour ne pas être en retard.

Gaby résiste — il lui faut un grand courage pour cela — aux invites de Roger qui se fait très pressant, et voudrait lui offrir une fois encore la récompense qu’elle a si bien méritée. Mais Gaby ce jour-là, est toute aux affaires sérieuses… Elle ne veut pas manquer le rendez-vous de la place Pereire où son amant doit accomplir l’acte de chevalerie qui lui permettra de connaître enfin M. Anselme Trivier, l’infatigable joueur de billard.

Un dernier baiser longuement savouré est échangé et Gaby, coiffée, chapeautée, gantée, donne ses instructions à son amant.

Celui-ci la salue militairement, lui répondant :

— Soyez tranquille, mon colonel… vos ordres seront exécutés.

— Bien, lieutenant… Tâchez de bien remplir votre mission… sinon…
Pourtant je suis jolie.
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Mais aussitôt, la jeune femme redevient elle-même ; elle se jette au cou de Roger pour lui dire :

— À tout à l’heure, mon chéri !…

Et elle s’en va, légère… Lui, la regarde s’éloigner, puis il sort à son tour… il va la rejoindre place Pereire…

Sur ladite place, depuis déjà une demi-heure, un monsieur attend, un monsieur d’une cinquantaine d’années, élégant, portant beau, faisant tout son possible pour paraître jeune encore…

C’est le don Juan signalé par Gaby.

Il est plein d’espoir, car, dans sa fatuité, il a tiré d’heureuses conclusions et conçu un fol espoir du rendez-vous donné la veille par la jeune femme. Car il ne doute pas que celle-ci n’ait parlé pour lui et que ce soit à son intention qu’elle ait prononcé la phrase annonçant sa présence, à seize heures, place Pereire… Et il monologue seul :

— Elle va arriver. Cette fois, je n’aurai pas perdu mon temps. Avec les femmes, il faut de la constance… La constance est la vertu qu’elles prisent le plus…

« Voilà une petite qui l’a d’abord pris de très haut avec moi, comme si je l’importunais… Et maintenant, c’est elle qui me donne des rendez-vous !… Hé ! Hé ! C’est qu’elle est bigrement gentille… Ce sera une mignonne maîtresse… Justement, la voici…

En effet, Gaby arrive sur la place… une Gaby qui coule en dessous un regard malicieux vers son soupirant, lequel ne se doute nullement du rôle qu’on veut lui faire jouer… et qui s’approche, la bouche en cœur, saluant la passante :

— Chère madame, dit-il…

Mais Gaby ne répond pas. Elle continue sa route. L’homme insiste, mais sans succès. Alors, il s’étonne :

— Vous ne me dites rien, et, pourtant, il me semblait bien hier, en donnant ce rendez-vous, que vous vous adressiez à moi…

— Il vous semblait mal, monsieur… voilà tout… Laissez-moi !

Cette phrase inattendue, jetée brusquement par Gaby, déconcerte le suiveur…

Pourtant il ne veut pas capituler :

— J’entends enfin le son de votre voix… Vous daignez me répondre.

Mais Gaby, qui voit Roger s’approcher, s’arrête pour dire :

— Voyons, monsieur… je vous en prie… allez-vous-en !…

— Je veux bien m’en aller… mais avec vous…

— Je vais appeler un agent.

— Vous n’en trouverez pas ! Ils ne sont jamais là quand on a besoin d’eux.

— C’est insupportable à la fin !… Laissez-moi… vous dis-je…

Le moment psychologique est arrivé. Roger passe tout près du groupe formé par le monsieur trop entreprenant et par Gaby. Celle-ci l’appelle, comme si elle venait de l’apercevoir :

— Monsieur, voici un individu qui me poursuit… Je vous en prie… veuillez prévenir un agent…

Roger s’incline profondément devant Gaby.

— C’est inutile, madame… Je crois qu’il me suffira de faire comprendre à monsieur combien son insistance est déplacée…

Mais le monsieur est furieux… Il ne va pas se laisser jouer de cette façon. Ce serait trop bête d’avoir tant attendu pour être obligé de se retirer ainsi. Et puis, il n’a pas peur… il le fera bien voir, surtout devant une femme.

Aussi, toisant le lieutenant, lui dit-il :

— De quoi vous mêlez-vous ?… Est-ce que cela vous regarde ?…

— Oui, monsieur, cela me regarde… puisque madame a bien voulu faire appel à moi pour la protéger… Aussi, je vous prie de vous en aller…

— J’ai le droit d’être dans la rue… comme vous… Vous avez tort si vous croyez m’intimider… vous savez…

Et, en même temps, le monsieur qui ne veut pas avoir l’air de céder, surtout devant une femme, s’avance provocant :

— Vos airs de matamore ne me font pas peur !…

Malheureusement pour l’inconnu, Roger Brémond n’est pas seulement un as de l’aviation, c’est aussi un boxeur de première force… Pour toute réponse, il lance son poing en avant, et l’amoureux éconduit porte la main à son œil droit qui vient d’être touché… Comme il essaye encore de menacer, un second direct lancé par le lieutenant lui atteint l’œil gauche, si bien qu’il n’a plus qu’à s’esquiver, comprenant enfin que le beau rôle n’est pas pour lui…

Naturellement, la scène a attiré quelques badauds… La tante de Gaby, qui arrive à son tour, s’enquiert auprès d’elle de ce qui s’est passé, et la jeune femme, jouant merveilleusement l’émotion, la voix toute troublée, lui répond :

— Ah ! ma tante ! Que m’arrive-t-il ?… Un individu qui me suit depuis plusieurs jours, m’a rejointe… tout à l’heure… Il me tenait des propos que je ne pouvais entendre, et refusait de s’éloigner… Pas un agent… Par bonheur, monsieur passait, et il a bien voulu intervenir pour corriger, comme il le méritait, ce triste sire…

La tante de Gaby remarque alors la présence de Roger et se précipite vers lui :

— Ah ! Monsieur ! fait-elle… Heureusement pour nous, la chevalerie française n’est pas morte… Comment vous remercier ?…

— Mais, madame… C’était tout naturel…

— Sans doute, monsieur, reprend la tante… Sans doute, mais, de nos jours, il reste si peu de galants hommes…

Gaby était enchantée de voir sa tante prodiguer tant de compliments à Roger. Elle intervint à son tour, pour dire :

— Oh ! monsieur… Je suis toute confuse !… Ma tante vous remercie avant moi… Mais croyez bien que si je ne l’ai pas fait plus tôt, c’est que j’étais toute troublée des propos odieux de ce malotru… Mais si vous voulez me faire le plaisir de m’accompagner… mon mari sera heureux de vous remercier lui-même.

Naturellement Roger refusait. Il n’avait fait que ce que tout homme eût fait à sa place… cela ne valait pas la peine… il ne voulait pas être importun… Mais la tante de Gaby insistait à son tour :

— Ma nièce a raison, monsieur… Ma nièce a raison… Et son mari serait désolé s’il ne pouvait lui-même vous remercier…

Et Roger dut s’incliner, se laissant faire une douce violence pour se rendre chez le pauvre Anselme Trivier, lequel, pour l’instant était, comme toujours, accaparé par les carambolages savants.

iii

anselme Trivier est enthousiaste


Roger a donc suivi les deux femmes qui le conduisent chez Gaby. Le voici dans l’appartement de sa maîtresse, qui lui fait les honneurs le plus courtoisement et le plus correctement du monde… devant sa tante.

Celle-ci est bien un peu gênante, car Gaby brûle du désir de connaître l’impression de son amant et de savoir comment il trouve son home. Le tour de force est accompli, elle l’a introduit chez elle, tout à l’heure elle va le présenter à son mari, qui ne verra dans ce lieutenant si chevaleresque qu’un homme distingué, prompt à secourir les femmes insultées dans la rue. Cela suffira-t-il pour que les deux hommes deviennent des amis ? Gaby n’en doute pas, et d’ailleurs elle sera là pour donner, s’il le faut, le coup de pouce nécessaire.

La tante s’éclipse enfin. Elle va préparer du thé afin que sa nièce puisse se remettre de la grosse émotion provoquée par l’aventure dont la jeune femme vient d’être l’héroïne.

À peine sa parente a-t-elle disparu, que Gaby se précipite, entoure le cou de Roger de ses deux bras et l’embrasse tant qu’elle peut :

— Ah ! mon chéri ! lui dit-elle… Comme je suis heureuse de te voir ici…

— Fais attention ! répond Roger.

Au fond, le lieutenant est un peu mal à l’aise.

Mais Gaby, qui est une petite folle, s’écrie :

— Rien à craindre ! Ma tante fait le thé, la bonne est sortie et Anselme est à son billard… Quel effet ça te fait-il de te savoir chez moi ?

— Te l’avouerai-je ? ça me produit une bizarre impression. Je ne te cacherai pas que j’éprouve une certaine gêne.

— Tu es bête ! Apprête-toi donc au contraire à faire bonne figure et te poser en sauveur de ma vertu en danger. Un bon sauveur ma foi, car je crois bien que le pauvre type a eu son compte…

— Il en a au moins pour une semaine avant que ses yeux reprennent leur aspect coutumier.

— Tant mieux, ça le dégoûtera peut-être de suivre les femmes.

— Heureusement pour nous qu’il n’en a pas été dégoûté plus tôt.

— Sans quoi nous n’aurions pas pu monter cette scène… Eh bien ! On aurait trouvé autre chose !… Tu sais, je voulais arriver à te faire connaître Anselme, j’y serais arrivée…

— Oh ! Avec moi, tu arrives à tout ce que tu veux !…

— Ça, c’est gentil !… Dis, mon chéri… Comment trouves-tu chez moi ?

— Très bien… charmant… Je pourrai à présent évoquer le décor dans lequel tu vis ?

— Oui, n’est-ce pas ?… Quand tu seras seul chez toi, tu penseras à moi, tu te diras : En ce moment elle est dans sa salle à manger, elle déjeune… Ou dans son salon, elle reçoit…

— Malheureusement, je pourrai me dire aussi : elle est dans sa chambre, dans la chambre conjugale… Cela, c’est l’envers du tableau…

Et, en disant cela, Roger laissait percer un peu de dépit, si bien que Gaby s’écria :

— Ah ! le bandit… voilà qu’il va être jaloux de mon mari !… Par exemple !… Eh bien ! Ça ne me déplaît pas, parce que ça prouve que tu m’aimes… Pour la peine, je t’embrasse !…

Et, vive comme tout, elle se précipita de nouveau, les lèvres tendues, dans les bras de Roger qui la couvrit longuement de baisers…

Ils furent rappelés à la réalité par un bruit de pas.

Gaby se dégagea vivement. Il était temps. Sa tante arrivait, apportant le thé… Pour un peu, elle eût surpris les deux amants enlacés…

Mais elle ne les surprit pas et l’attitude des jeunes gens redevint des plus correctes. Ils n’oublièrent plus qu’ils attendaient le mari, ce mari qu’ils trompaient si abondamment et qui allait venir bientôt, confiant, après avoir achevé sa partie de billard.

La tante d’ailleurs, ne put s’empêcher de constater le retard d’Anselme :

— Ton mari est ridicule, ma petite. Il pourrait se dire que nous l’attendons.

— Ah ! Que veux-tu ? Je n’aurai pas ce soir le courage de lui dire quoi que ce soit.

— D’ailleurs, interrompit Roger, vous auriez tort, il ne peut se douter de ce qui vous est arrivé… N’est-ce pas ?…

— Peu importe, fit remarquer la tante, il ne devrait pas s’attarder aussi longtemps avant de rentrer.

Comme s’il n’attendait que cette réflexion pour arriver, Anselme mettait à ce moment sa clé dans la serrure. Il avait gagné, exécuté encore de belles séries « par la rouge » et il rentrait chez lui, heureux de vivre, sans penser que rien d’anormal fût survenu dans son intérieur.

Anselme était un homme simple, redoutant les complications, ne pensant pas à mal, confiant dans la vertu de Gabrielle… Il entrait chez lui, d’un pied léger… ne pressentant aucune catastrophe…

Aussi fut-il quelque peu surpris de trouver dans son salon un officier qu’il ne connaissait pas…

Mais avant qu’il eût manifesté cette surprise, la tante de Gaby l’accablait de reproches :

— Vous voilà enfin ! lui disait-elle, depuis le temps que nous attendions votre retour !… Cette pauvre Gaby est encore toute tremblante de ce qui lui est arrivé… et sans monsieur…

Là, Anselme crut nécessaire d’interrompre sa tante pour lui poser un point d’interrogation :

— Monsieur ?… fit-il…

— Monsieur, dit Gabrielle, que j’ai prié de venir jusqu’ici, car je tenais à ce que tu pusses le remercier toi-même, monsieur m’a rendu tout à l’heure un immense service…

— Lequel donc ? questionna Anselme intrigué…

— Celui, reprit la tante, qu’un galant homme doit rendre à une femme dans certaines circonstances…

— Mais encore…

— Eh bien ! voici : depuis plusieurs jours, j’étais poursuivie par un ignoble individu !… un satyre !…

— Diable !… Et tu ne m’avais rien dit ?… Je t’aurais accompagnée…

— Je n’ai pas voulu t’inquiéter, ni te faire intervenir inutilement. Je croyais que cet odieux personnage, voyant que je ne répondais pas à ses avances, finirait par renoncer à m’importuner.

« Mais, loin d’y renoncer, il s’entêtait… et tantôt, comme je passais place Pereire, il a eu, une fois de plus, l’audace de m’adresser la parole…

Anselme bondit :

— Ah ! Si j’avais été là !…

— Mais tu n’étais pas là. Je voulus appeler un agent… Comme toujours, dans pareil cas, il n’y en avait pas… Heureusement, monsieur passait… alors, dans mon trouble, je lui ai demandé secours… Et il a infligé à ce goujat la correction qu’il méritait…

— Et une belle correction, croyez-le, appuya la tante. Je suis arrivée juste à temps pour voir le triste bonhomme s’en aller la main sur les yeux qui avaient vu trente-six chandelles… grâce aux poings de monsieur… ?

— Roger Brémond, dit l’officier, répondant à l’interrogation de la tante et se souvenant que jusqu’ici officiellement, personne ne connaissait son nom.

Anselme Trivier se précipita, la main tendue, vers le lieutenant.

— Ah ! monsieur, fit-il. Comment vous remercier !… Que n’ai-je été là pour corriger moi-même cet insolent ! Mais vous m’avez bien suppléé… Comme le doit tout homme de cœur…

Et Gaby, heureuse de cette manifestation spontanée de sympathie de son époux à l’égard de son amant, d’ajouter :

— Crois-tu que M. Brémond est si discret qu’il ne voulait pas venir jusqu’ici… Nous avons dû insister beaucoup pour qu’il nous accompagnât…

Il n’en fallait pas plus pour exciter davantage le brave Anselme,

— Par exemple… s’écria celui-ci. Par exemple !… Ce n’était pas une chose à faire. J’aurais toujours ignoré quel était celui qui avait pris ainsi la défense de ma femme insultée, je n’aurais pas eu la joie de lui serrer la main, de lui dire combien je lui sais gré de son geste…

Au fond, Roger était plutôt mal à son aise… devant ce déluge de remerciements et de félicitations ; il voulut l’arrêter et protesta :

— Vraiment, dit-il, vous exagérez la portée d’un acte qui était tout naturel.

Mais Anselme était parti, rien ne pouvait l’arrêter. Nous l’avons dit : cet homme, froid et correct dans l’exercice de ses délicates fonctions était, dans la vie ordinaire, des plus communicatifs. On n’eût pas dit qu’il s’agissait du même personnage.

Il prodigua à Roger les plus grandes amabilités, l’assura même qu’il était presque heureux de l’incident qui avait provoqué son intervention puisqu’il avait eu finalement pour conséquences de les faire entrer en relations, relations qui ne se borneraient pas là, il l’espérait bien…

Bref, Gaby avait pleinement réussi : son mari avait fait connaissance avec son amant, et comme dans les adultères classiques, Anselme trouvait que Roger était l’homme le


Un officier qu’il ne connaissait pas. (page 15)

plus distingué qu’il ait jamais rencontré et qu’il serait une relation des plus importantes et des plus agréables, une de ces relations dont on est fier et dont on parle avec orgueil.

La jeune femme était dans la joie la plus grande.

Son amant s’étant retiré, ce fut elle, avec une rouerie toute féminine, qui arrêta son mari dans ses discours élogieux à l’égard du héros de l’aventure.

— Certainement, dit-elle, ce monsieur Brémond est très distingué. Il s’est conduit en galant homme. Mais peut-être t’emballes-tu un peu à son sujet,

— Je ne m’emballe pas du tout. Rien qu’à le voir, on devine qu’il n’a rien de commun, ni de vulgaire… Et, tiens, pour le remercier mieux encore, nous allons l’inviter à déjeuner la semaine prochaine.

« Cela nous permettra de faire plus amplement connaissance, et tu verras que j’ai raison et que nous n’aurons qu’à nous féliciter de resserrer nos relations avec lui…

La tante de Gaby, consultée, approuva entièrement Anselme.

Le lieutenant chevaleresque avait fait aussi la conquête de la tante… Et la jeune et jolie Mme Trivier riait sous cape, en voyant son mari et sa tante ligués pour lui vanter les qualités de Roger et pour faire disparaître ce qu’ils croyaient être chez elle une prévention injustifiée.

Le lendemain, comme chaque après-midi, la jeune Mme Trivier retrouvait Roger chez lui ; elle arrivait toute joyeuse et, à peine avait-elle enlevé son chapeau, qu’elle lui racontait ce qui s’était passé la veille au soir entre elle et son mari.

— Ah ! mon amour chéri ! disait-elle. Si tu avais entendu mon époux vanter tes qualités, si tu avais vu quel feu il mettait pour parler de ton intervention « ce geste digne d’un gentilhomme, d’un preux du Moyen-Âge ». Tu peux dire que tu l’as emballé… Tu seras son meilleur ami quand tu le voudras et tu le voudras tout de suite, n’est-ce pas, pour me faire plaisir… Pense comme je vais être heureuse de pouvoir te recevoir chez moi, t’avoir plus souvent près de moi…

Mais Roger questionnait :

— Vraiment, demandait-il, il lui a suffi de me voir si peu de temps pour qu’il me trouve tant de qualités ?…

— Parfaitement, au point que c’est moi qui ai été obligée de l’arrêter sur la pente des éloges, de lui faire remarquer qu’il s’enthousiasmait peut-être un peu vite pour un monsieur que, somme toute, nous connaissions fort peu.

— Alors, tu m’as débiné ?

— Oh ! tu sais… Juste ce qu’il fallait !

Roger prit un air grave pour dire :

— Cela, madame, mérite une punition !

— Une punition ! Laquelle ?

Et, penché à l’oreille de Gaby, son amant lui apprit quelle pénitence il entendait lui infliger… La jeune femme fut loin d’en être affectée ; au contraire, elle déclara même :

— La pénitence est douce !… Nous recommencerons !…

En même temps elle se serrait amoureusement contre son amant, qui tenait absolument à ce qu’elle accomplit sa pénitence sur le champ… Cette pénitence ainsi qu’elle l’avait dit ne lui fut nullement déplaisante. On s’en serait rendu bientôt compte, si l’on avait pu écouter, par les soupirs que poussait la jeune Gaby…

Et puis, ce fut le traditionnel ménage à trois. Anselme Trivier jurait plus que jamais par Brémond, qui était peu à peu devenu son ami le plus cher…

iv

ce que Gaby n’avait pas prévu


— Non… Roger… Pas comme ça… Tenez, par la bande… et puis, après, par la rouge… !…

Oui, c’est bien au lieutenant Roger Brémond que ces paroles sont adressées par Anselme Trivier…

Roger est devenu tellement l’ami d’Anselme qu’à présent il joue au billard avec lui…

Gaby n’en sait rien évidemment, car si Gaby savait une chose pareille, elle serait désespérée. Ce n’est pas pour que Roger serve de partenaire à son mari qu’elle a voulu qu’ils se connaissent !… Si elle avait jamais supposé une chose pareille, elle eût certainement préféré mille fois que les deux hommes s’ignorassent éternellement.

Mais l’amitié de Trivier pour Roger devenait accaparante, si accaparante que la pauvre Gabrielle devait bien finir un jour par s’en apercevoir.

Oh ! certes, son amant était toujours aussi épris, et sous ce rapport, elle n’avait rien à lui reprocher… Mais le beau lieutenant, semblait-il, ne lui appartenait plus autant… Anselme lui donnait maintenant des rendez-vous à la sortie de son bureau, et Roger, à cause du mari, était obligé d’écourter les après-midi d’amour accordées à la femme…

Un événement imprévu vint encore aggraver cette situation pénible pour notre héroïne. Gabrielle ayant dû s’absenter inopinément pour se rendre à l’autre bout de la France auprès de son père malade, lorsqu’elle revint, elle trouva son amant encore davantage pris par son mari.

Anselme ne quittait plus Roger… et il y eut, le jour même du retour, une explication à ce sujet entre les deux amants.

On se doute qu’en se retrouvant, ils pensèrent d’abord à s’aimer, à se donner et à se prendre à satiété… Deux semaines de privation les rendaient tous deux fous de désirs… Avant toute autre chose, ils avaient apaisé leur fringale d’amour… Roger s’était montré par trois fois très brillant, et ce fut sur l’oreiller, en goûtant la bonne fatigue qui suit les longues étreintes que Gaby questionna son amant :

— Si tu savais, lui dit-elle, comme ces quinze jours m’ont paru longs, loin de toi…

— Et à moi donc ?…

— À toi aussi !… Vraiment… tu t’es bien ennuyé de ta petite Gaby… beaucoup, beaucoup…

— Beaucoup, beaucoup…

— Alors, tu l’aimes toujours autant ?…

— Davantage, si c’était possible !…

Lancés dans de telles démonstrations, ils devaient se fatiguer à nouveau… ce qui ne manqua pas d’arriver.

La conversation, ainsi interrompue, ne reprit qu’après un long repos. Ce fut encore Gabrielle qui l’engagea :

— Et mon mari ? dit-elle… tu es toujours aussi bien avec lui ?…

— Toujours !… Il ne peut plus se passer de moi. Pendant ton absence, il ne m’a pas quitté…

« C’est d’ailleurs un homme tout à fait charmant… Ma sympathie pour lui ne fait que grandir.

— Diable !… Je vais être jalouse…

— Même, je te l’avoue, il y a des moments où j’ai des remords…

« J’en viens à me mépriser de serrer tous les jours la main d’un homme qui se confie entièrement à moi et à qui je prends sa femme…

— Par exemple ! En voilà des scrupules qui te viennent tout à coup…

— Il y a déjà quelque temps qu’il me sont venus !…

— Vraiment ? En tous cas, tu ne les avais pas tout à l’heure… Quand je suis arrivée…

Évidemment, Gaby est la logique même. Lorsqu’elle est arrivée, quelques instants auparavant, Roger n’avait ni remords ni scrupules. Il ne se méprisait pas, il était tout entier pris par ses désirs. Gaby aussi d’ailleurs.

Et elle sent maintenant qu’elle s’est engagée sur un terrain dangereux… Aussi fait-elle tous ses efforts pour revenir indirectement sur celui où elle est sûre de triompher et de faire taire encore les remords de Roger. Et ses yeux, ses jolis yeux noirs qu’adore son amant, parlent autant et même plus que ses lèvres. Ils lancent des appels auxquels nul ne peut rester insensible, et Roger moins que tout autre.

À ce moment, le pauvre Anselme a beau être l’ami le plus chic, son amitié ne prévaudra pas contre les charmes de Gaby…

Pourtant cette conversation a laissé la jeune femme très perplexe. Il est certain que son mari est en train maintenant de lui prendre son amant, et elle commence à se demander si elle n’a pas eu tort d’insister pour que Roger fasse la connaissance d’Anselme… C’est celui-ci qui, finalement, y a gagné, puisque Roger délaisse à son tour sa maîtresse pour son ami.

Il la délaisse certainement, puisqu’il la quitte pour aller rejoindre Trivier, le chercher à son bureau, l’accompagner ici ou là…

— Je lui dois bien cela, dit-il.

Il lui doit bien cela, mais Gaby n’est pas du même avis et elle sent la gravité du danger le jour où, arrivant la première au rendez-vous, elle ne trouve pas Roger chez lui… Elle l’attend… elle l’attend, trois quarts d’heure… Qu’une femme fasse attendre son amant trois quarts d’heure, elle trouve cela tout naturel, mais que ce soit le contraire, elle se jugera immédiatement trahie et abandonnée… Il est vrai que Gaby est arrivée chez son amant avec une demi heure d’avance… Mais, quoi ? Il pouvait bien être là…

Enfin, il arrive à son tour, et c’est lui qui, le premier, s’excuse d’être en retard.

Gaby, sa petite Gaby habituellement si amoureuse, est ce jour-là très nerveuse…

— Serait-ce encore mon mari, dit-elle, qui t’aurait empêché d’arriver à l’heure ?…

— Eh bien ! Oui… là… C’est ton mari !…

Mais Gaby se fâche tout rouge ! Elle prend très mal la chose.

— C’est agaçant, à la fin !… Tu abuses ! Voilà maintenant que tu l’entraînes, même l’après-midi, hors de son bureau… Or, tes après-midi m’appartiennent… Ce sont des heures que tu me voles… là… et les meilleures heures de mon existence…

— Écoute, ma chérie… Anselme m’avait donné rendez-vous. Puisqu’il faut tout t’avouer, il voulait te faire un cadeau pour ta fête, et il voulait que je l’accompagne pour lui donner un conseil, pour voir si mon goût serait meilleur que le sien.

— C’est un comble ! Voilà à présent que vous vous associez pour m’offrir un présent !

— Je vais te dire…

— Non,… réplique Gaby avec une moue délicieuse, se calmant soudain… Non, ne me dis rien… Tu es là, c’est le principal… Promets-moi seulement de ne plus jamais me faire attendre, même pour aller avec mon époux me choisir un cadeau…

— Je te le promets !

— C’est juré ?

— C’est juré !

— Alors, couchons-nous vite pour rattraper le temps perdu…

Bien qu’on prétende, suivant un vieux proverbe, que le temps perdu ne se rattrape jamais, Roger et Gaby s’y emploient de leur mieux, et, ma foi, s’ils n’ont pas rattrapé réellement le temps perdu, ils se sont au moins bien dédommagés des trois-quarts d’heure d’attente de Gaby.

Malheureusement, le réveil réserve à la jeune femme une désagréable surprise. Naturellement, les effusions passées, elle revient à la question qui la préoccupe tant, et elle ne peut s’empêcher de dire à son amant :

— Mais enfin, vous n’avez pas passé tout l’après-midi à courir les magasins pour chercher ce fameux cadeau… Qu’avez-vous fait encore ?

— Ce que nous avons fait, répond Roger le plus tranquillement du monde et sans penser à l’explosion qu’il va provoquer… Nous sommes entrés au café et nous avons fait un billard !…

— Un billard !… Un billard… Pendant que moi, j’étais ici à me morfondre en t’attendant, tu jouais au billard avec mon mari !… Ah ! les hommes ! Tous les mêmes !… Tous les mêmes !… Et tu oses encore me dire que tu m’aimes…

— Je ne fais pas que le dire… Je pense que je le prouve…

— Oui, mais tu joues au billard avec mon mari !… Ça, c’est la suprême injure…

Et Roger doit consoler Gaby effondrée, toute en larmes, qui s’estime certainement à cette minute la plus malheureuse et la plus incomprise des femmes…

— Non, dit-elle… Non. Ça ne peut pas durer ainsi. Je préfère que tu te fâches avec Anselme et que vous ne vous voyiez plus. J’ai fait une bêtise en vous présentant l’un à l’autre.

— Ça… ma petite Gaby, je te l’avais dit. Souviens-toi ! C’est toi qui as insisté.

— C’est vrai ! Eh bien ! J’ai eu tort… Mais ce n’est pas une raison pour que tu me sacrifies toujours !… Car à présent tu me sacrifies. Ah ! mon chéri ! que je suis malheureuse ! Moi qui t’aime tant, qui attends si impatiemment le moment où je vais pouvoir venir te retrouver et me jeter dans tes bras…

« Écoute… Sans te fâcher avec lui, il faut que tu trouves des raisons, des bonnes raisons pour qu’il ne te cramponne plus autant… Dis-lui que ton service te prend davantage… Mais, je t’en supplie, rends-moi nos chères journées, ces quelques heures qui coulent si vite et pendant lesquelles nous nous aimons tant… Mon Roger, pense à ta Gaby qui t’aime… Ne l’abandonne pas un petit peu plus chaque jour, comme tu le fais !… »

Qu’auriez-vous répondu à cela, surtout si un si beau discours avait été accompagné de sanglots bien placés, de tamponnements des yeux avec un gentil petit mouchoir, enfin de câlineries qui vous eussent fait sentir battre contre votre poitrine le malheureux petit cœur souffrant d’être ainsi délaissé ?…

Vous auriez fait comme Roger. Vous auriez serré un peu plus votre maîtresse dans vos bras, vous l’auriez consolée en baisant tour à tour ses cheveux blonds, son petit front, ses jolis yeux noirs et finalement les lèvres en promettant tout ce que la pauvre petite amante délaissée exigeait…

Gaby, ce jour-là, s’en retourna forte de la promesse obtenue.

Elle ne s’illusionnait pas, et elle savait bien que Roger gardait par devers lui tous ses scrupules et tous ses remords.

Mais elle savait aussi qu’il l’aimait à la folie et qu’elle avait gain de cause, toujours, lorsqu’elle éveillait les désirs de son amant.

Elle s’employa donc à l’accaparer à son tour, à le reprendre à son mari, tant qu’elle put, si bien qu’un jour — ou plutôt un soir que Roger dînait chez Trivier, ce qui arrivait fréquemment — ce fut Anselme qui se plaignit, devant sa femme d’ailleurs, de ne plus voir autant son ami :

— Que vous arrive-t-il donc ? dit-il au lieutenant… On ne peut plus vous avoir…

— Je suis très pris en ce moment, répondit Brémond…

— Pris par quoi ?… Dans les rêts d’une jolie femme, peut-être…


— Non !… je n’y peux croire (page 28).

— Non, dit Brémond en riant… Simplement par le métier, le service. Il me faut presque tous les jours aller à l’aérodrome… pour de nouvelles expériences…

— Ah ! vous devriez m’y emmener un jour… J’aimerais voler avec vous !…

v

Mais il n’est de bonheur qui dure


La jeune Mme Trivier avait ainsi remis les choses à leur place, et elle paraissait avoir retrouvé la stabilité dans ses amours, comme dans sa vie conjugale.

Elle vivait heureuse, car n’est-ce pas le vrai bonheur, pour une petite femme amoureuse ainsi que l’était Gaby, de passer ses journées entre son mari et son amant, dans une quiétude parfaite,

Hélas ! le ciel ne reste pas longtemps sans nuages et ce sont les temps les plus clairs qui sont quelquefois les plus annonciateurs de pluies ou de tempêtes.

Gaby s’était fait un ennemi, vous n’en doutez pas, le jour où elle avait eu recours à Roger pour éconduire de la façon que l’on sait le galantin qui s’attachait à ses pas.

Cet homme avait encaissé les deux coups de poing du lieutenant, mais il ne les avait pas oubliés, et il entendait prendre une revanche.

Si mal en point qu’il fût le jour même de l’algarade, il n’en avait pas moins suivi de loin Gaby rentrant chez elle. Et, patiemment, il s’était livré à une enquête laquelle avait abouti naturellement à lui apprendre que le lieutenant Brémond et la jolie Mme Trivier étaient au mieux ensemble.

— Ah ! ah ! se dit-il… Je les tiens… Ce lieutenant va voir comme je me venge… et cette petite dame insolente aussi !… Ils vont voir… et ça leur apprendra…

En même temps, ils se frottait instinctivement les yeux dont les paupières et l’arcade sourcillière étaient encore endoloris des coups de poings si bien assénés par Roger.

Cet homme méchant et jaloux s’en fut dans un café, où il demanda au garçon « une plume et de l’encre », murmurant à part lui :

— Le papier et les enveloppes d’un café sont tout ce qu’il y a de plus anonymes… C’est ce qu’il me faut !

Le misérable, en effet, allait prévenir, sous le couvert de l’anonymat, M. Anselme Trivier de son malheur…

Il réfléchit longtemps aux termes qu’il emploierait et finalement se rallia au texte définitif suivant :

« Boubouroche »

« T’apercevras-tu enfin, Ô Anselme Trivier, champion amateur de billard, que tandis que tu te passionnes pour les matchs retentissants du café des Sports… ton épouse file le parfait amour avec ton meilleur ami, le beau lieutenant-aviateur, Roger Brémond… Pauvre naïf… t’en a-t-il mis plein les yeux, hein ! ce lieutenant ?…

Le dénonciateur relut complaisamment cette phrase : « T’en a-t-il mis plein les yeux, » lui plut beaucoup, parce qu’il goûtait dans cette expression le plaisir de se venger des coups de poing qu’il avait reçus de Roger… le fameux jour de l’incident de la Place Pereire.

Et il concluait, rageusement…

« Tâche de les rouvrir, tes yeux, imbécile… tu t’apercevras alors que tu es cocu, et combien !… Regarde-toi dans une glace, et, à moins d’être complètement aveugle, tu ne pourras manquer d’admirer la superbe paire de cornes dont t’a gratifié ton meilleur ami… Il n’y a que toi, jusqu’ici, qui ne les aies jamais vues… »

« Un ami »

On pense bien qu’Anselme Trivier, lorsqu’il reçut cette lettre et qu’il en prit connaissance, fut partagé entre des sentiments divers.

Son premier mouvement avait été de dédaigner cette accusation ignoble et de déchirer la lettre révélatrice… C’est d’ailleurs classique, tous les maris dans son cas ont ce premier mouvement.

Mais, avant de déchirer la missive accusatrice, le mari de Gabrielle la relut encore et, malgré lui, il se sentit envahir par des soupçons.

Eu somme, c’était peut-être vrai. Oh ! ce serait monstrueux… épouvantable. Il faudrait désespérer de tout, de l’honneur des femmes, de la sincérité de l’amitié, de la loyauté d’un officier… Mais enfin… lui-même avait été jeune aussi autrefois, et, dame, il lui était arrivé d’être le meilleur ami au mari et l’amant de la femme…

Justement, c’était ainsi qu’il avait appris à jouer au billard, avec Anatole Jauney, le mari d’Estelle… une belle et plantureuse femme brune qui avait été sienne pendant plusieurs mois. Est-ce que, par hasard, à présent, Gaby jouerait les Estelle, et lui, les Anatole Jauney ?… Ah non ! par exemple… Non… cela n’était pas admissible… On ne se moquerait pas de lui comme ça. Il ne l’admettrait pas.

Et, au lieu de déchirer la lettre dénonciatrice, il la mit de côté précieusement, résolu à observer, à tout hasard, l’attitude de sa femme et de son ami.

Ce fut Gabrielle qui dut, la première, soutenir le choc. Comme le soir même, Roger devait dîner chez les Trivier, elle avait quitté son amant plus tôt que de coutume :

— Tu comprends, mon chéri, lui avait-elle dit, il faut que je sois rentrée de meilleure heure… pour te recevoir…

Et elle s’était arrachée aux bras de Roger pour regagner bien vite son logis. Elle s’en félicita d’ailleurs, car, contrairement à son habitude, Anselme ne s’attarda pas au café, et revint directement chez lui… Gaby venait de rentrer lorsqu’arriva son mari.

Après l’avoir embrassée, ainsi qu’il le faisait chaque soir, il la considéra longuement, puis se dit en lui-même :

— Non !… Je n’y peux pas croire. Elle n’a rien de la femme adultère !

On avouera que c’était là beaucoup de présomption, car il faut être vraiment un fin psychologue pour lire sur le visage d’une femme qu’elle trompe ou ne trompe pas son mari.

Mais Anselme avait besoin de se donner des raisons à lui-même, pour se convaincre que l’anonyme qui l’avait prévenu, avait eu tort ou avait été abusé.

Cependant, il avait décidé de procéder à une première expérience. Et, tout de suite avant que Roger ne fût là, il brusqua les choses :

— Tiens, fit-il, après s’être débarrassé de son chapeau et de son pardessus, Roger n’est pas encore arrivé ? (Nous savons qu’Anselme avait pris l’habitude d’appeler le lieutenant par son prénom.)

— Non… répondit Gabrielle étonnée, mais il n’est pas en retard… D’habitude, il ne vient pas si tôt…

— Cela dépend… Enfin, je suppose qu’il est retenu ailleurs.

— Peut-être.

— Oh ! Sûrement. Et je me doute bien de ce qui le retient. Prenant un air entendu, Anselme sourit…

— Comment, tu te doutes bien ?… dit sa femme.

— Parbleu. Tu le demandes ? Eh bien ! Mais, tu ne crois pas que notre ami vive comme un moine… Et je suis certain qu’il est retenu par une jolie personne que j’ai déjà rencontrée avec lui, une jeune femme brune, très bien ma foi…

— Tais-toi donc. Tu ne sais pas ce que tu dis…

— Je ne sais pas ce que je dis ?… Par exemple…

La pauvre Gaby, qui n’a pas encore vu le piège, est tout énervée. Son mari a vu juste, en voulant exciter sa jalousie… Elle pense que véritablement Roger serait le plus abominable des traitres s’il la trompait ainsi…

Quant à Anselme, il appuie encore, et il ajoute :

— D’ailleurs, je ne connais que cette maîtresse à notre ami, mais si délicieuse soit-elle, je sais qu’il en a d’autres. C’est un gaillard à bonnes fortunes…

Gaby s’impatiente :

— C’est du propre ! s’écrie-t-elle.

— Comme tu t’indignes ! Qu’est-ce que cela peut te faire que Roger ait une ou plusieurs maîtresses… ?

Cette fois l’attaque est trop directe, la jeune femme l’a vue venir, et, tout d’un coup, elle se méfie, il lui vient à l’idée que son mari peut avoir des soupçons. Aussi reprend-elle habilement :

— Évidemment, ça ne me regarde pas. Mais M. Brémond est reçu ici… Et il me déplairait de lui retirer mon estime… Or, je trouve naturel qu’un homme ait une maîtresse mais s’il en a plusieurs, ce n’est pas la même chose… il les trompe toutes, et, dans ce cas, il m’apparaît méprisable… Je sais bien que, pour vous autres, hommes, cela n’a pas d’importance…

— Pour certaines femmes aussi. Il en est qui ont plusieurs amants.

— N’en parlons pas… Ça vaudra mieux.

— Il en est même qui ont un mari et un amant…

— Tu as lu ça dans les romans… ou tu l’as vu au théâtre, Mais, dans la vie, ce n’est pas la même chose…

— La vie se passe souvent comme dans les romans.

— En voilà des idées !… Enfin nous n’allons pas entamer une discussion de cette nature à propos de M. Roger Brémond dont les aventures galantes, après tout, ne nous intéressent pas.

Anselme est-il définitivement et absolument convaincu ?

Certes non. Et il ne répond pas à la dernière phrase de sa femme. Il n’y répond pas à haute voix, mais il pense tout bas :

— Hé ! Hé ! On ne sait jamais.

D’ailleurs la discussion est interrompue par l’arrivée de Roger lui-même, qui survient, on en conviendra, fort à propos.

À peine a-t-il jeté un coup d’œil que le lieutenant s’aperçoit qu’il se passe, dans le ménage Trivier, quelque chose d’inaccoutumé, il ne sait pas quoi, mais quelque chose qui l’inquiète.

Aussi, lorsque Gaby, profitant de ce que son mari ne la voit pas, lui lance un rapide coup d’œil, en comprend-il tout de suite la signification et se hâte-t-il de traduire ce signe par le mot : « Attention ! »

— Cher ami, dit Anselme en se précipitant vers l’officier, nous vous attendions avec impatience…

— Vraiment ? fait Roger… Mais je ne suis pas en retard !…

— C’est précisément ce que je faisais observer à mon mari, mais il ne voulait pas me croire…

— En outre, l’eus-je désiré que je n’aurais pu arriver de meilleure heure… Je viens de Villacoublay où j’ai passé toute la journée à l’aérodrome…

— Hum ! déclare immédiatement Anselme en prenant un air entendu… Je parierais bien, moi, qu’en fait d’aérodrome, vous avez fait du looping the loop en compagnie d’une jolie brune… ou d’une mignonne blonde…

— Qu’allez-vous chercher là ? Certes, cela peut m’arriver. Mais aujourd’hui, je vous assure que je viens d’essayer de nouveaux avions…

Roger a dit cela du ton le plus naturel du monde, et Gaby, qui n’ignore pas quel genre d’avions Roger a expérimentés en sa compagnie, Gaby est émerveillée de son attitude. Si Anselme n’était pas là… elle sauterait au cou de son amant.

Quant à Trivier il examine à la dérobée sa femme et son ami, et comme il ne remarque rien d’anormal, il commence à se dire que l’auteur de la lettre anonyme est un fou ou un malfaisant…

Il est dans cet état d’esprit en se mettant à table.

Cependant, avec la persistance des gens qui poursuivent une idée fixe, tout en mangeant, il revient au sujet qui le préoccupe tant :

Et, entre le rôti et les légumes, presque à brûle-pourpoint, il dit :

— Vous avez vu, dans le journal, le drame du boulevard Malesherbes ?

— Non, répond Roger, qu’est-ce donc ?

— Oh ! Encore un mari qui a tué sa femme, et l’amant de celle-ci.

— Sapristi ! fait Roger… Il exagère…

— Hé… Hé… ! Croyez-vous ?…

— Je crois, certainement, qu’on a toujours tort de dramatiser les choses…

— Oui, je sais ce que vous allez me dire. Il vaut mieux en rire… Être cocu, la belle affaire, c’est arrivé à des tas d’hommes célèbres, Molière, Victor Hugo, Napoléon… d’autres encore… Mais enfin, sans aller jusqu’au revolver, je trouve, moi, qu’un homme a le droit de s’attrister lorsque pareille chose lui arrive… J’ai eu un ami qui ne savait que pleurer quand il a acquis la conviction que sa compagne le trompait !…

— Pleurer ! Un homme ! dit Gaby. Dieu ! que c’est ridicule !…

— Ridicule ou non… c’est ainsi !… Et moi-même, si un pareil malheur m’arrivait !…

Cette fois la jeune femme interrompit son mari :

— Non, merci… Tu pourrais m’éviter pareille offense !… Est-ce que, par hasard, tu me confondrais avec certaines créatures… ?…

— Ne te fâche pas, ma chérie, ne te fâche pas… voyons… Je disais cela, comme ça… mais je suis bien sûr que jamais tu ne te laisseras entraîner à me trahir… D’ailleurs, je ne le mérite pas, car, moi, lorsque j’étais garçon, je n’ai jamais eu pour maîtresse de femme mariée…

Roger a-t-il compris l’allusion, toujours est-il qu’il croit bon d’affirmer, lui aussi, son respect de l’honneur conjugal, d’autrui.

Et, à son tour, il déclare :

— Ce en quoi vous avez eu raison. Si je me marie un jour, cher ami, je pourrai, comme vous venez de le faire, affirmer que jamais je n’ai apporté le trouble dans le ménage d’un ami !…

Cette affirmation est faite sur un tel ton de franchise qu’Anselme sent disparaître tous ses soupçons. Non, décidément, il ne faut pas tenir compte de cette lettre anonyme, et il n’y a pas lieu de s’alarmer. Gabrielle est une épouse très fidèle et Roger un ami dévoué qui n’a pas commis l’odieuse trahison que lui reproche le dénonciateur inconnu.

Anselme Trivier maintenant en est sûr et il redevient un joyeux convive… abandonnant le sujet de conversation épineux qui à trait à l’adultère.

L’officier se retire complètement tranquille. Il saura le lendemain par Gaby la raison de cette alerte, mais il s’en va ce soir, certain que si Anselme l’a soupçonné un instant, il n’en est plus rien, et qu’il ne reste aucune trace de ce qui a pu motiver cet incident, auquel d’ailleurs il ne comprend pas grand’chose.

vi

La confusion du mari


Gabrielle cependant, que l’attitude bizarre de son mari a confirmé dans cette impression qu’Anselme a des doutes sur sa fidélité conjugale, veut éclaircir le mystère qu’elle sent autour d’elle.

Il y a un danger. Évidemment, on doit pouvoir le parer,



— Est-ce le sommeil de l’innocence ? (page 38).

mais encore faut-il le connaître et surtout savoir d’où il vient.

Qui a pu, en effet, commettre une indiscrétion qui ait mis Anselme sur la piste ? Quel indice a-t-il pu se procurer ? Sur quoi étaye-t-il ses soupçons ?

Ceux-ci en tout cas, doivent être très légers, car Anselme n’a fait, au cours de la soirée que des allusions indirectes. Par conséquent, il n’a aucun indice précis et il ne doit posséder que de vagues renseignements…

C’est ce dont il faut se rendre compte à tout prix.

Précisément, voici qu’Anselme a changé complètement d’attitude. Maintenant, il est gai comme tout ; il est vrai qu’à la fin du repas, il a vidé plusieurs coupes de champagne. Mais, quand même cela n’a pas suffi pour le mettre dans un tel état de gaîté… Anselme a même des coups d’œil et des mots pleins de sous-entendus auxquels Gaby ne saurait se tromper. Et il espère que cette soirée ne se terminera pas uniquement sur le bon dîner…

Gabrielle a compris. Tout d’abord, elle fait la moue. Puis, elle se ravise. Mais non, au contraire, si Anselme a des idées amoureuses, il sera plus facile à confesser par sa jeune femme qui veut absolument connaître les mobiles qui lui ont dicté cette étrange attitude.

Elle sourit, car elle est bien sûre de triompher… lorsqu’Anselme et elle seront tous deux dans le lit conjugal.

Et lorsqu’ils se retrouvent seuls dans leur chambre, elle ne peut s’empêcher de lui faire remarquer :

— J’espère que tu es gai, aujourd’hui | Que t’est-il donc arrivé de si heureux ?

— Rien. Je suis gai… parce que je suis content de ma journée, de ma soirée surtout…

— Diable ! Et pourrais-je savoir pourquoi tu es si content ? Cette soirée n’avait rien de particulièrement joyeux… Au contraire, il y eut même un moment où l’on discutait âprement…

— Bah ! Cela n’a pas d’importance ! Ce qui vaut le mieux, c’est l’atmosphère d’affection, d’amitié, de bonne entente qui régnait entre nous. Roger a été charmant… As-tu remarqué la façon dont il a affirmé qu’il n’avait jamais apporté le trouble dans le ménage d’un ami ? À ce moment, on sentait en lui un accent de sincérité comme on en voit rarement…

Et Anselme, radieux, ajoutait :

— J’aime, moi, les hommes comme ça !… Et toi, les aimes-tu ?… Aimes-tu Roger ?

— Bien sûr… Je trouve que c’est un bon ami pour toi ? Avec moi, il est très correct, très poli…

— Et dire !… dire qu’il y a des gens pour écrire sur lui des saletés…

Emporté par son entrain, Anselme avait lâché un peu de son secret, relevé un coin du voile…

Gabrielle était subitement intéressée…

— Quoi ? dit-elle. Quelles saletés ?

Mais Trivier comprend soudain qu’il est allé trop loin… et il essaye de battre en retraite.

— Rien… Non… Oh ! des choses sans importance !

— Ce ne sont pas des choses sans importance puisque tu as dis toi-même des saletés !… Déjà ce soir tu parlais des maîtresses de M. Brémond… Enfin, il faudrait savoir, oui ou non, si nous devons continuer à le recevoir…

Gabrielle s’en veut beaucoup de charger ainsi son amant, mais elle n’a pas d’autre moyen de connaître la vérité… il lui faut bien une raison pour questionner ainsi son mari…

Celui-ci est lui-même très embarrassé… Finalement, il se décide :

— Écoute, dit-il, je ne voulais rien te dire. Mais, après tout, il vaut mieux que tu sois au courant.

Et, sortant de son portefeuille la lettre anonyme, il la tendit à sa femme.

— Lis, lui déclare-t-il… Lis et juge toi-même !…

Au fur et à mesure que Gabrielle parcourt la fameuse missive dénonciatrice, Anselme la suit des yeux, essayant de deviner, sur les traits de sa femme, la répercussion des émotions intérieures…

Naturellement, Gabrielle est toute bouleversée…

— Oh ! Mon Dieu !… s’écrie-t-elle… Quelle infamie !

Et, prenant l’attitude de toutes ses sœurs en pareil cas elle se laisse tomber en sanglotant sur un fauteuil…

Les larmes coulent abondamment sur ses joues… et elle répète en hoquetant :

— C’est épouvantable !… Et dire que tu as pu croire une chose pareille !…

Là, Anselme croit bon de protester…

— Penses-tu ?… Moi, que j’ajoute foi une seule minute à une semblable calomnie !…

Mais il n’a pas mis assez de conviction dans sa protestation.

D’ailleurs Gaby sait bien que son mari a cru à ce que lui écrivait son mystérieux correspondant… Elle a maintenant l’explication des propos bizarres tenus par Anselme avant et pendant le dîner. Il cherchait à surprendre un mot, un geste, une attitude de Roger ou d’elle-même…

Cependant, il faut tenir tête à l’orage… Après la scène de larmes, la colère est nécessaire,

Gabrielle se relève, et c’est d’un ton irrité qu’elle crie à son mari :

— Tu caches la vérité !… Si, tu y as cru… Si… Tu as osé me soupçonner… Hélas !… J’en suis bien certaine… Je comprends tout, maintenant… toutes ces histoires d’adultère…

— Ma petite Gaby, je t’en prie…

Et Anselme, qui veut calmer cette fureur, s’approche de son épouse qu’il essaie d’embrasser.

Mais Gabrielle ne veut rien entendre, elle se recule au contraire…

— Non… Non… Tu m’as offensée trop gravement… Je ne veux pas que tu me touches… Tu n’es qu’un misérable…

— Mais je te jure, ma chérie…

— Ne fais pas de faux serment, par-dessus le marché, Avoue plutôt, avoue que tu m’as soupçonnée… que tu as soupçonné aussi ton ami… La prochaine fois qu’il va venir, ici je vais lui faire des compliments sur ses bonnes fortunes, je lui demanderai de me faire connaître son amie, cette dame brune si délicieuse que tu as vue avec lui…

Devant cette offensive si inattendue, c’est maintenant le mari qui ne sait plus comment résister, c’est lui qui fait mine de coupable, balbutie n’importe quoi pour se défendre… ne trouvant à dire que… « Je te jure que ». « Je t’assure bien ». « Je t’affirme »…

Lorsque Gabrielle lui parle de l’amie brune du lieutenant, il lui dit :

— Ne fais pas cela, surtout ?… Ne fais pas cela !…

— Eh quoi !… Aurais-tu inventé l’existence de cette femme ?…

— Oui… là… Je l’ai inventée pour voir ce que tu dirais…

Cette réponse tranquillise beaucoup Gabrielle, car, au fond, depuis le soir, elle se demandait s’il n’y avait pas du vrai dans cette affirmation de son mari qui disait connaître une maîtresse de Roger…

Mais, tranquillisée sur ce point, cela ne l’empêche pas de continuer à vouloir confondre son époux…

— Tu n’as pas honte d’inventer des choses pareilles…

— Écoute, ma petite Gaby… Tu sais ce que c’est, lorsqu’on aime, n’est-ce pas… Et puis, il y a tant d’histoires de maris trompés… Alors, on est un peu excusable… Mais je suis bien convaincu maintenant que j’ai eu tort, qu’il n’y a jamais rien eu entre toi et Roger…

— C’est monstrueux !… monstrueux !…

— Non jamais… Tu me pardonneras, n’est-ce pas ?… Tu oublieras…

— J’essayerai… Si seulement on pouvait savoir qui a écrit cette lettre de dénonciation…

— Oh ! ça… c’est absolument impossible. C’est une écriture qui m’est complètement inconnue…

Gabrielle sentant que son mari était définitivement vaincu et repentant, crut bon de s’adoucir :

— Et dire que tu nous as gâté une si bonne soirée…

Mais Anselme la reprit tout de suite :

— Oh ! Nous pouvons encore la finir de façon agréable… Gaby… si tu voulais être bien gentille… pour me prouver que tu me pardonnes…

— Voyons !… Anselme… Tu n’y penses pas !…

Mais Anselme y pensait beaucoup, au contraire, il ne pensait qu’à cela.

Et Gaby, couchée dans le lit conjugal, accepta de montrer à son mari qu’elle lui pardonnait complètement…

Même pour lui prouver qu’elle n’accordait à personne d’autre des faveurs auxquelles seul il avait droit, elle se montra très généreuse dans la façon dont elle lui pardonna… si bien qu’Anselme en fut ravi…

Il fut ravi… mais, faut-il le dire, revenu à lui, et méditant sur tous les événements de cette soirée, il se demandait encore s’il avait eu raison… des doutes lui revenaient… En somme, Roger avait affirmé, comme il l’eût fait même s’il était coupable, qu’il n’avait rien à se reprocher, quant à Gabrielle, elle avait pleuré, s’était mise en colère… comme toutes les femmes, qu’elles aient ou non quelque chose à se reprocher… On ne lui avait rien prouvé, et il n’était guère plus avancé qu’après avoir reçu la lettre anonyme…

Anselme contemplait sa femme couchée à côté de lui et plongée dans un profond sommeil… Son corps agité seulement par la respiration régulière… et il se disait :

— Est-ce le sommeil de l’innocence ?

vii

Gaby pratique l’homéopathie


Mais Gabrielle a bien compris, elle aussi, que ce premier succès, si elle veut qu’il porte tous ses fruits, a besoin d’être suivi d’autres démonstrations plus probantes de sa fidélité conjugale.

C’est ce qu’elle explique à Roger, dès le lendemain, pendant qu’ils sont encore au lit. La jolie Gaby a d’abord voulu se purifier en effaçant les baisers du mari par ceux de l’amant qui sont bien meilleurs et qu’elle savoure avec beaucoup plus de passion, vous n’en doutez pas, que ceux du pauvre Anselme Trivier. À présent, elle parle des événements de la veille :

— Voyons, mon chéri, as-tu une idée, toi, sur l’auteur de la lettre anonyme ?

— Ma foi non. Tu sais, il y a des gens auxquels il suffit de savoir que deux hommes sont très liés ensemble, pour en déduire que celui qui est célibataire est l’amant de la femme de l’autre… Neuf fois sur dix ils ne se trompent pas…

« Par conséquent, je mets la lettre au compte d’un monsieur qui t’a fait la cour et que tu as évincé, ou même qui, sans t’avoir précisément courtisée, aurait bien voulu t’approcher… Voilà tout !…

« Peu importe, d’ailleurs, le dénonciateur. Le plus urgent, c’est d’enlever à ton mari ses derniers doutes…

— Oui. Aussi, voilà, j’ai pensé à quelque chose… j’ai un plan…

— Voyons, ce plan.

— Voilà… Nous allons traiter le sujet par l’homéopathie… c’est-à-dire guérir le mal par le mal… Autrement dit, nous détruirons l’effet d’une première lettre anonyme par une seconde lettre anonyme.

— Et que dira cette seconde lettre ?

— Elle donnera à monsieur mon mari des précisions, lui indiquant le jour et l’heure où je devrai venir te retrouver chez toi…

— Je ne comprends pas…

— Seulement, ce ne sera pas moi qui viendrai, mais une autre femme… une autre femme qui aura mon allure générale et que nous allons tâcher de découvrir… Tu comprends, maintenant…

— Si je comprends… Mais il y a des idées géniales dans cette petite tête-là !

— Tu trouves ? fait Gaby en souriant…

— Je trouve !… C’est admirable. Pour la peine, il faut que je t’embrasse…

Et Roger embrasse Gaby pour son heureuse idée. Il fait même mieux que de l’embrasser, car Gaby ne se contente pas des demi-démonstrations d’amour. Si le pauvre Anselme pouvait voir sa femme et son ami en ce moment, il serait convaincu que son épouse ne dormait pas la veille du sommeil de l’innocence. Mais, en ce moment, Anselme Trivier est penché sur des comptes compliqués dans son bureau de la Banque Générale des Valeurs et les heureux amants n’ont rien à redouter de lui… Aussi en profitent-ils ainsi que nous venons de le voir.

Ces effusions passées, ils reviennent au plan de Gaby, dont il s’agit d’assurer l’exécution. Ce qu’il faut en premier lieu, c’est trouver la personne qui consentira à se substituer à la jeune Mme Trivier le jour où l’on amènera le pauvre mari à suivre celle qu’il prendra pour son épouse…

Ils ne se dissimulent pas que ce choix est très difficile à faire.

Roger pourtant se hasarde à proposer une ancienne amie.

— C’est une bonne fille, dit-il, avec laquelle nous n’aurons rien à craindre du tout. Elle fera cela pour me rendre service… sans plus. Justement, je l’ai rencontrée il y a quelque temps, après l’avoir perdue de vue depuis plusieurs années, et je n’ai qu’à lui envoyer un mot pour qu’elle vienne…

— C’est une ancienne maîtresse ?… demande Gaby devenue soudain soupçonneuse…

— Oui, mais tu n’as pas à être jalouse, tu sais. C’est une de celles qui vont de l’un à l’autre, suivant son caprice, et aussi quelquefois suivant la générosité des hommes…

— Une petite grue ! quoi !…

— C’est cela… Mais une grue déjà un peu relevée comme genre… une grue bon enfant…

— Alors, tu me jures qu’il n’y a pas de danger !…

— Entre toi et elle… Voyons, c’est me faire injure !…

— Dans ce cas, écris-lui… Mais donne-lui rendez-vous pour un jour que je serai là… Et je mettrai moi-même la lettre à la poste…

— Jalouse, va !…

— On est jaloux que de ce que l’on aime ! Tu le sais bien !…

De telles déclarations se ponctuent toujours par des baisers.

Roger n’y manqua pas, et, avant qu’il n’écrivit la lettre, Gaby voulut lui prouver que vraiment, c’était parce qu’elle l’aimait bien qu’elle était jalouse de lui…

Roger et Gaby étaient infatigables…

En sortant, la jeune femme emportait la lettre adressée à Mademoiselle Irène de Lély, qui était la personne dont avait parlé le lieutenant.

Irène de Lély était, comme l’avait dit son ancien amant, une petite femme prête à rendre service à ses amis, lorsqu’ils le lui demandaient. Elle avait catalogué les hommes en deux séries : les béguins et les autres. Les premiers étaient les bons camarades auxquels elle se donnait pour le plaisir, les autres étaient « les hommes sérieux », ceux qui assuraient la vie quotidienne grâce à leur générosité.

Du temps où elle avait connu Roger, il était inscrit dans la première catégorie, et lorsqu’elle l’avait retrouvé, en souvenir des bons moments passés avec lui, elle s’était offerte spontanément à lui pour tout ce qu’il pouvait désirer… C’est pourquoi Roger avait pensé tout de suite à
Un quart d’heure, on
peut bien l’employer

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faire appel à elle pour réaliser le plan conçu par l’astucieuse Gabrielle.

Convoquée pour le surlendemain, Irène était exacte au rendez-vous. Naturellement, la lettre de Roger ne lui avait pas donné d’explications ; l’officier disait seulement à son ancienne amie de venir le voir, qu’il avait un service à lui demander, et elle était arrivée, ainsi que Roger y comptait.

Comme bien l’on pense, Gaby était chez Roger. Elle n’aurait pas voulu, pour rien au monde, que son amant reçut cette femme en son absence, car elle était très jalouse malgré les affirmations du lieutenant.

Donc, lorsqu’Irène pénétra dans le salon où se tenaient Gaby et Roger, elle s’avança vers celui-ci, la main tendue, en criant :

— Bonjour, toi ! Comment vas-tu, vieux copain !

Mais, ayant aperçu la jeune femme, elle recula tout de suite :

— Madame, dit-elle, je vous demande pardon !…

— Ne t’inquiète pas… Tu peux m’appeler comme tu voudras, Madame est prévenue.

Et il fit les présentations, La brune Irène se confondit en salutations, et elle demanda à son ancien copain, comme elle disait, quel service il attendait d’elle.

Roger, alors, lui expliqua :

— Voilà : Madame est mariée et son époux, malheureusement, doute de sa fidélité, il a des soupçons ; on lui a adressé des lettres anonymes…

— Quoi ? Des types qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas, comme toujours ! Alors, je pige le truc… Le Monsieur est jaloux !… Qu’est-ce que je peux y faire, moi… Je ne vois pas ?…

— Attends un peu ! Laisse-moi causer !… Il faut que tu te procures, le plus rapidement possible une robe bleue comme celle de Madame, un chapeau exactement semblable au sien.

— Et alors ?

— Alors… Le mari reçoit une nouvelle lettre anonyme lui annonçant que sa femme a rendez-vous ici, chez moi, tel jour à telle heure… et c’est toi qu’il trouve, toi qui es descendue d’un taxi devant la porte, le visage voilé, mais avec la robe et le chapeau semblables à ceux de Madame…

« Comprends-tu maintenant…

— Je saisis. C’est épatant… épatant… Je vois d’ici la bobine du mari en me trouvant ici à la place de sa femme…

— Et en te trouvant seule, parce que moi, je ne serai pas là…

— Pourquoi ne seras-tu pas là ?…

— Ce n’est pas la peine ! interrompit vivement Gaby…

— Oh ! reprit Irène, vous pouvez être tranquille, je n’aurais pas profité de l’occasion. Du moment que Roger nous a présentées, il n’y a rien à faire pour que je vous trompe avec lui… rien du tout… D’abord, il ne me le demanderait pas. Il a l’air de bien trop vous gober pour ça !… Mais si vous tenez à ce qu’il ne soit pas là, vous n’avez pas besoin de vous en faire, je saurai recevoir votre mari toute seule… Je n’y toucherai pas à lui non plus…

Mais Gaby crut bon de faire une distinction et elle déclara :

— Oh ! vous savez, lui, ce n’est pas Roger !…

Ledit Roger venait d’avoir une idée, lui aussi. Et c’est Irène qui la lui a suggérée en parlant de séduire Anselme… Au fait, si Anselme pouvait tromper Gaby avec Irène, cela rétablirait ün peu l’équilibre entre eux… Il aurait moins de scrupule de berner cet excellent ami. Aussi, lorsqu’Irène, ayant convenu définitivement du jour et de l’heure, où elle devait se trouver là, se dirigea vers la porte, Roger la prit à part pour lui dire tout bas :

— Arrange-toi pour le séduire ! Si tu réussis à ce qu’il couche avec toi, ce sera parfait !

Irène répondit :

— Ne t’en fais pas, mon vieux !… Pour ça, je suis un peu là… s’il n’y a que ça pour te faire plaisir, ce n’est pas difficile !…

Et Roger revint vers Gaby en lui disant :

— Ma chérie… il ne faudra pas m’en vouloir…

— Pourquoi ?…

— Tout à l’heure, quand Irène a déclaré « qu’elle ne toucherait pas à ton mari », ça n’a pas eu l’air de t’intéresser beaucoup, alors, moi, j’ai cru bon de lui dire d’essayer de séduire Anselme… Tu comprends, s’il nous trompe, ce ne sera plus la même chose, nous n’aurons rien à nous reprocher… Ça ne te fait rien ?

Gaby se mit à rire :

— Ma foi non ! Rien du tout !… Si tu m’en aimes mieux !…

— Mieux ! ça n’est pas possible, ma mignonne !…

— Dis donc ! Pour le moment… Il ne s’agit pas d’Anselme et d’Irène… mais de nous !…

— Tu n’y penses pas, petite Gaby… tu sais bien que ton mari m’a donné rendez-vous. Ce n’est pas le moment de le faire attendre pour augmenter ses soupçons…

— Ah ! zut !… Il nous embête à la fin ! Il n’y en a que pour lui, on ne parle plus que de lui, on ne pense plus qu’à lui, on ne s’agite plus que pour lui… Tu peux dire qu’il nous encombre celui-là…

— Ah ! ma pauvre chérie ! Je te l’avais bien dit quand tu m’as parlé la première fois de faire sa connaissance. Regarde comme nous étions heureux avant que je devienne son meilleur ami… nous avions tout notre temps pour nous aimer sans complications…

— Ça ne fait rien, Roger… écoute…

— Mais il ne me reste pas plus d’un quart d’heure !

— Quand même un quart d’heure, on peut bien l’employer… si on veut…

Allez donc résister à une petite femme qui vous dit cela gentiment en vous regardant avec des yeux avides… des yeux brillants de désir…

Le quart d’heure se prolongea un petit peu, puis, précipitamment, Roger, ayant accompagné Gaby, revint et appela Baptiste, son ordonnance, pour lui demander son chapeau et sa canne.

— C’est tout ? lui dit le soldat… Mon lieutenant n’a pas d’ordres à me donner…

Roger jeta un coup d’œil autour de lui, sur les meubles qui garnissaient la pièce, puis il dit :

— Si… Tu porteras cette chaise chez le tapissier, elle est toute démolie !…

viii

Et Anselme tombe dans le piège


Anselme Trivier a reçu la seconde lettre anonyme. Elle l’a naturellement fort intrigué. D’abord, celle-là, au lieu d’être écrite à la main, était tapée à la machine, précaution nouvelle que n’avait pas prise son premier correspondant.

Mais, en revanche, elle était beaucoup plus précise, et cette précision même a beaucoup impressionné le pauvre mari. Tous ses doutes antérieurs lui sont revenus, tous ses soupçons se sont réveillés avec plus de netteté encore qu’auparavant.

Le correspondant mystérieux qui le tient au courant des amours coupables de Gabrielle ne lui a d’ailleurs pas donné le temps de réfléchir. Il a reçu la lettre le jour même où le rendez-vous a été donné, le matin pour l’aviser qu’à trois heures de l’après-midi sa femme serait chez le lieutenant Brémond.

Vraiment, qui peut être aussi bien renseigné ? Qui peut avoir intérêt à le prévenir ainsi ?… Le pauvre Trivier se creuse en vain la tête ; il cherche sans y parvenir à deviner. D’ailleurs peu importe, ce qu’il doit contrôler surtout, c’est la véracité du renseignement qui lui est fourni.

À trois heures, dit la lettre anonyme. Eh bien ! c’est entendu, à trois heures il sera là, lui aussi et il verra bien si le dénonciateur a raison et si sa femme ira chez Roger… Si malheureusement c’est vrai, alors, oh ! alors !… Les coupables seront punis comme ils le méritent…

Pourtant, il ne peut s’empêcher de trouver que si Gabrielle est coupable, elle trompe joliment, par son allure, car jamais elle ne lui a semblé si gracieuse, si aimable, si empressée… Elle n’a rien de la femme qui va retrouver son amant. Au contraire, à sa grande stupéfaction, elle lui propose de sortir avec lui et de l’accompagner jusqu’à sa banque. Cela, par exemple, c’est un comble, car il a précisément ce jour-là averti qu’il ne viendrait pas dans l’après-midi, ayant une importante affaire de famille à régler.

Il ne peut cependant pas refuser à sa femme de l’accompagner, d’autant plus qu’il pense tout à coup que c’est peut-être une ruse de Gabrielle qui veut s’assurer qu’il va bien à son bureau… de façon à pouvoir en toute tranquillité aller à son rendez-vous coupable…

Naturellement, il examine la toilette de Gabrielle. Elle ne peut manquer de s’être montrée coquette pour aller retrouver celui que déjà, dans son esprit, Anselme Trivier appelle le complice.

Et le mari inquiet fait tout haut la remarque :

— Cette robe bleue t’habille vraiment bien ! Quant à ton chapeau, il te va merveilleusement !… C’est pour aller chez ta tante que tu es si belle !…

— Et aussi pour t’accompagner… Je tiens à faire honneur à mon mari,

— Prends garde ! Tu vas encore te faire suivre !…

— Peuh ! Ça ne me gêne pas !…

Elle ajoute même :

— Cela te fait honneur d’avoir une femme élégante ! Moi, je suis ravie que ma toilette te plaise.

Et la conversation, chemin faisant, continue sur ce ton.

Appuyée sur le bras de son mari, Gaby se montre des plus aimables, lui prodiguant des flatteries et des gentillesses. Elle se rend bien compte de l’état d’esprit d’Anselme ; elle sait qu’il a reçu la lettre et que, tout à l’heure, il va bondir chez Roger, pour les surprendre tous les deux…

Mais on arrive à la banque. Anselme a décidé d’y faire une courte apparition pour ne pas éveiller la méfiance de sa femme.

Et, avant d’entrer, il embrasse Gaby, non sans remarquer qu’elle s’est parfumée extraordinairement, ce qui est certainement un nouvel indice de sa culpabilité. Ce n’est certainement pas pour aller chez sa tante qu’une femme honnête se couvre d’odeur ainsi, ce parfum-là sent l’adultère, Anselme n’en doute plus…

Et cependant, Gaby va bien chez sa tante. C’est même chez elle qu’elle se rend directement tandis que son mari se prépare à aller la surprendre en conversation coupable avec le lieutenant Roger Brémond.

Le chef du Service des Escomptes ne reste pas longtemps à la Banque Générale des Valeurs. Quelques minutes après son arrivée, il sort de nouveau et appelle un taxi auquel il donne l’ordre de le conduire chez Roger.

Un quart d’heure plus tard, ledit taxi stationne au coin de la rue habitée par le lieutenant… L’appartement de celui-ci est au rez-de-chaussée, et d’où il se trouve, Anselme pourra facilement voir les gens qui entreront ou sortiront… Il garde l’auto et reste enfoncé dans la voiture fermée, épiant par la portière, ne perdant pas de vue l’entrée de la maison où va se consommer, peut-être, l’infâme adultère… Au fond, maintenant, il ne le voudrait pas, il donnerait beaucoup pour que l’anonyme lui ait menti, car le brave Anselme aime beaucoup Gaby… Il l’aime très profondément et il avait raison, le soir où il reçut la première lettre, lorsqu’il disait qu’il ne saurait guère que pleurer le jour où il acquierrait la certitude d’être cocu… Rien qu’à cette pensée déjà, des larmes lui montent aux yeux.

Cependant les minutes s’écoulent… et Anselme ne voit rien venir. Il est bien entré déjà deux ou trois personnes dans la maison, mais aucune ne ressemblait à Gaby… Il est trois heures, l’heure fixée par la lettre anonyme, et le mari espère encore que le dénonciateur s’est trompé…

Hélas ! cet espoir est déçu presque en naissant.

En effet, alors qu’Anselme se dit : « J’en étais bien sûr, elle ne viendra pas ! » un taxi s’arrête devant la porte de Brémond ; un taxi duquel descend une jeune femme dont le pauvre Trivier ne peut distinguer les traits. Mais il reconnaît la robe, la robe bleue qu’il trouvait, il y a une heure, si seyante sur le corps de sa Gaby, et le chapeau… le même chapeau devant lequel il s’extasiait !…

C’est fini ! Il n’y a plus aucun doute à avoir. La lettre anonyme avait dit vrai : sa femme le trompe avec son meilleur ami. Roger le fait cocu !

Eh bien ! non ! Il ne pleure pas !… Il enrage au contraire à présent… Il tend au chauffeur un billet pour le payer… puis, serrant nerveusement sa canne dans sa main, il se dirige vers la maison où son honneur conjugal est en train de sombrer, il s’y dirige délibérément, prêt à la grande scène de fureur et d’indignation.

Il se voit déjà, le lendemain, se battant en duel avec Roger… et il a des idées homicides… Il regrette même de ne pas avoir emporté un revolver… Il aurait pu faire justice immédiatement.

Le voici devant le rez-de-chaussée habité par son rival… Quelle imprudence ?… Est-ce que celui-ci n’a pas laissé la fenêtre ouverte… Cela va lui éviter de sonner ou de frapper… Il n’en surprendra que mieux les deux amants. Justement il ne passe personne dans la rue, Anselme en profite, il escalade` l’appui de la fenêtre et, la canne haute, se précipite dans l’intérieur de l’appartement. Il est dans un salon, mais une porte entr’ouverte lui indique la chambre…

Il ne peut se tromper, sur une chaise posée à côté de ladite porte, il distingue la robe bleue… la fameuse robe bleue qui est déjà enlevée…

Ce dernier détail met le comble à son exaspération… Cette fois, il n’y a plus qu’à agir…

Et, bondissant, la canne haute, Anselme Trivier ouvre complètement cette porte, pénètre dans la chambre, puis se dirige vers le lit, en criant :

— Misérables !… Misérables !…

À sa vue une femme surgit, et lui répond en appelant :

— Au secours ! À l’assassin !… Au secours !…

La femme, assise sur le lit, apparaît en pleine lumière…

Anselme peut la contempler tout à son aise… Et il reste là, la canne levée, sans pouvoir faire un geste… Cette femme, en effet, n’est pas la sienne… Et il ne peut finalement que se laisser tomber sur une chaise, en disant, abattu :

— Ce n’est pas Gaby !

— Sûr que je ne suis pas Gaby, répond une voix gouailleuse… Je ne connais pas Gaby… Moi je m’appelle Irène… Mais vous, qui êtes-vous ? et pourquoi entrez-vous dans les maisons par les fenêtres ?… En voilà des manières…

— Le lieutenant Brémond n’est pas là ?

— Non… Je l’attends !… Mais je voudrais bien savoir tout de même qui vous êtes… Vous n’avez pourtant pas l’air d’un cambrioleur !

— Je n’en suis pas un non plus… Je suis un pauvre mari…

— Oui, un mari cocu… quoi ?…

— Pas du tout ! Précisément, je croyais l’être et je ne le suis pas.

— Moi qui allais vous offrir mes condoléances… Au contraire, je vous félicite.

— Figurez-vous qu’un anonyme que je ne connais pas…

— Comme tous les anonymes !

— M’avait écrit que ma femme me trompait avec le lieutenant Brémond qui est mon meilleur ami…

À cette déclaration, la jeune Irène éclate d’un rire bruyant.

— Ah non ! Celle-là, elle est bien bonne !… Roger me tromper… moi !…

— Vous êtes sûre de lui ?

— Si je suis sûre de lui… Ah ! le pauvre, je me demande ce qu’il irait porter à une autre femme en sortant de mes bras…

— Ah !…

— C’est ma méthode à moi… Vous savez, elle est infaillible… Quand un homme est bien fatigué, c’est la fidélité obligatoire…

— Je reconnais que…

— Alors, vous voyez… Mais ça ne vous empêche pas de me
Non mais quand vous aurez
fini de me regarder ?

(page 51).
dire comment vous avez pu confondre votre femme avec moi !…

— Une série de coïncidences vraiment déconcertantes ! Figurez-vous que le dénonciateur anonyme m’avait bien indiqué l’heure à laquelle ma femme devait venir au rendez-vous de Roger… Alors, je me suis posté à l’angle de ma rue, j’ai guetté… j’ai vu une femme entrer dans la maison…

— C’était moi !… Je n’ai pas l’honneur de connaître Madame votre épouse, mais enfin… c’était moi !…

— Le malheur, c’est que ma femme a une robe absolument semblable à la vôtre, une robe bleue comme celle que vous portiez tout à l’heure… et ce qui acheva de me convaincre, le même chapeau… Avouez que c’est une coïncidence…

— Cela prouve que votre femme a beaucoup de goût si elle s’habille comme moi… Voilà tout… alors, c’est pour cela que vous êtes entré ici, par la fenêtre, comme un fou, prêt à me rosser avec votre canne… Merci, vous allez bien, vous !…

— Dame ! Mettez-vous à ma place. Être absolument certain que son épouse légitime vient d’entrer chez son amant et trouver la fenêtre ouverte… il n’y a plus qu’un pas à faire pour l’enjamber… Alors on enjambe…

— La fenêtre ?

— Oui… la fenêtre…

Mais, peu à peu, Anselme s’est remis. Sa colère est tombée… Il n’est plus qu’ému, mais très ému à la pensée qu’il a été ainsi trompé, que Gaby n’est pas coupable, et qu’il s’agit seulement d’une confusion causée par une ressemblance de robe et de chapeau…

Il est tellement ému qu’il en pleure… devant Irène étonnée qui lui demande :

— Eh bien ! Qu’est-ce qui vous prend ? Voilà que vous pleurez à présent ?

— Oui. Je pleure de joie… C’est que, voyez-vous, j’aime tellement ma femme que ça m’aurait fait une grande peine si j’avais véritablement été cocu…

Pour le coup, Irène n’en revient pas. Elle est un peu décontenancée en voyant le pauvre homme affalé sur une chaise et pleurant ainsi. Cela, ça n’était pas dans le programme.

Pourtant, elle juge à propos de consoler Anselme :

— Faut pas vous en faire, voyons, puisque c’est de la blague !… Et qu’elle ne vous trompe pas ! Sans compter qu’elle a rudement de la veine d’avoir un mari qui l’aime à ce point-là… Au point de pleurer comme un gosse…

— Pardonnez-moi… Je ne peux pas m’en empêcher !

— Voilà comme je voudrais être aimée, moi ! Mais ça ne m’arrivera jamais…

— Cependant, votre ami…

— Roger !… Peuh !… Il m’aime comme ça, gentiment… jusqu’au jour où il en aura assez…

Anselme maintenant regarde Irène, et, ma foi, il la trouve charmante… il la trouve si charmante qu’il ne peut s’empêcher de le lui dire.

— Cependant, permettez-moi de vous faire remarquer que Roger a de la chance, lui aussi, de posséder une maîtresse aussi charmante…

— Oui, il a de la chance… hein !… Et, vous voyez, il me laisse en plan cet après-midi…

— Mais vous m’aviez dit que vous l’attendiez…

— C’est vrai ! Mais il ne vient pas… Que fait-il donc ?… Cependant, sa lettre me disait bien de venir le voir aujourd’hui… Voyons…

Et, pour se convaincre, Irène s’en va à son sac duquel elle extrait la lettre de Roger…

— Ah ! Zut ! dit-elle… Que je suis bête… C’était pour demain… Aujourd’hui, il est à l’aérodrome !…

— Autant dire, chère enfant, que votre amant s’est envolé…

En entendant Anselme s’exprimer ainsi, Irène pense soudain « qu’il se dégèle » et que peut-être le moment va venir d’achever complètement sa mission…

Aussi pousse-t-elle un profond soupir, un soupir rempli de promesses pour celui qui saurait le comprendre.

Or, Anselme, tout cocu qu’il est, sait comprendre les soupirs des petites femmes… Surtout lorsqu’il s’agit d’une petite femme qui se promène en chemise devant lui… Et il déclare :

— Voilà un soupir qui en dit long !… Cœur qui soupire n’a pas ce qu’il désire…

— Ah bah !…

Et Irène constate, non sans satisfaction, que les regards d’Anselme ne se détachent pas d’elle,

Après s’être arrêtés longtemps sur ses mollets, ils sont remontés plus haut et détaillent complaisamment les formes que laisse deviner la chemise d’étoffe fine…

Elle pense que Trivier est à point, et elle lui lance :

— Non, mais, quand vous aurez fini de me regarder ainsi ? Qu’est-ce que j’ai donc de si curieux ?…

— Vous avez que vous êtes mignonne comme tout, que je vous trouve merveilleusement faite…

On suppose bien qu’il n’en faut pas davantage pour qu’Irène consente à capituler et à exécuter la dernière partie de son programme,

Aussi saute-t-elle sans façon au cou d’Anselme.

— Eh bien ! si je te plais, moi aussi je te gobe, mon gros poulet !… Viens vite nous aimer… Comme Roger ne doit pas venir aujourd’hui, personne ne nous dérangera…

Anselme est tout troublé devant cette jolie fille qui s’offre à lui si spontanément, et, ma foi, il ne refuse pas les lèvres qui se tendent vers les siennes, il ne les refuse pas et il commence même à se dévêtir, tandis qu’Irène va se recoucher…

Mais celle-ci, qui s’attend à voir Trivier venir la rejoindre, a soudain une nouvelle surprise…

Anselme se ressaisit. Il remet son veston qu’il avait enlevé, et, décidé, déclare :

— Non… Je ne peux pas faire cela… Je ne peux pas me conduire ainsi ?

— Qu’est-ce qu’il y a, mon chéri, demande Irène… Ça ne te plaît plus ?…

— Non. Ça ne me plaît plus… Tout à l’heure, je maudissais Roger qui trompait — du moins je le croyais — mon amitié… et voilà que j’allais me laisser aller à commettre la même infamie vis-à-vis de lui… Après tout, c’est moi qui aurais été le plus coupable, le tromper après l’avoir injustement accusé…

Irène n’en revenait pas.

— Eh bien | dit-elle, c’est la première fois que je rencontre un type comme toi… Oui, la première fois… Pourtant, tu me trouves bien appétissante…

— Oh ! Certainement. Et si jamais tu quittes Brémond… je ne demande pas mieux que de tromper ma femme avec toi… mais pas aujourd’hui… pas aujourd’hui !…

Et Anselme s’en va… comme il est venu, mais le cœur déchargé d’un grand poids… La vie lui paraît belle… Sa femme ne le trompe pas… Son ami lui est fidèle… et lui-même n’a rien à se reprocher. Il vient, au contraire, de se conduire en héros…

Mais cela ne fait pas le compte d’Irène, qui pense que c’est enrageant d’avoir joué toute cette comédie pour rien…

Elle admire les scrupules d’Anselme…

— Celui-là, dit-elle, par exemple, il m’en a bouché un coin… C’est un chic type !… Et, ma parole, il gagne à être connu…

Je crois bien que j’en veux à sa femme de le tromper…

« Seulement, tout ça, c’est très beau… mais il m’a laissée là après m’avoir bien mise en train… Zut alors, je ne voudrais pourtant pas me rhabiller sans avoir rien eu… »

Or, à ce moment, Baptiste, l’ordonnance de Roger Brémond, passait dans le couloir.

Irène l’appela, et, comme il demandait ce « que Madame désirait »…

— Voyons, lui répondit-elle… est-ce que ça se demande. Quand on voit une femme en chemise, ça se devine !…

— Par exemple, Madame…

— Allons, dépêche-toi, imbécile… et ne fais pas le Joseph…

Baptiste avait compris… Il ne fit pas le Joseph… et Irène, lorsqu’elle se rhabilla, avait eu sa part d’amour. Avouez qu’elle y avait bien droit.

ix

Les confidences d’Anselme


Pendant qu’Irène se consolait ainsi avec l’ordonnance de Roger, Anselme regagnait d’abord son bureau, avant de retourner chez lui où l’attendaient Gaby, de retour de chez sa tante et le lieutenant, qui devait ce soir-là, comme par hasard, dîner avec ses amis.

Roger et Gaby se demandaient ce qui s’était passé dans l’après-midi et comment s’était terminée l’entrevue qu’ils avaient si habilement ménagée entre Anselme et la légère Irène.

Ils ne doutaient d’ailleurs pas que celle-ci n’ait réussi à faire chanceler la fidélité du mari de Gaby, et tous deux s’en félicitaient. Roger se trouvait presque réhabilité à ses propres yeux…

Les deux amants se communiquaient donc leurs espoirs en attendant Anselme, qui tardait à venir.

— Il est en retard, dit Gaby, c’est sûrement cela… Il nous a trompés…

— J’en étais bien certain… Irène aura tout mis en œuvre pour précipiter sa chute !

— C’est un misérable ! Heureusement que nous lui avons infligé d’avance la peine du talion !… Il faudra m’aimer encore plus maintenant que je suis une pauvre femme délaissée par un mari d’une inconduite notoire…

— Ma chérie, je t’ai déjà dit que je ne pouvais pas t’aimer plus… J’ai déjà atteint le summun

— En tous cas, tu ne me parleras plus de tes scrupules ni de tes remords. Il n’y a plus à en avoir avec un aussi triste sire… qui trompe sa femme… et son ami… avec la première venue…

— Tu es sévère !…

— Il le faut ! c’est mon devoir !…

Et, câline, Gaby ajoutait :

— J’ai hâte d’être à demain pour nous aimer sans remords. Ça doit être bien meilleur, n’est-ce pas, mon loup aimé ?…

Le loup aimé ne répondit pas, car, à ce moment précis, le mari coupable faisait son entrée… Il était très gai, le mari coupable… Aucune préoccupation ne se lisait sur son visage, et il embrassa sa femme avec la plus grande effusion ; il serra la main de son ami avec une cordialité plus grande encore que de coutume.

Il rayonnait… de satisfaction, tant que Roger et Gaby, très mauvais psychologues, se trompèrent complètement sur les raisons de cette joie, et en conclurent : « Ça y est, il a couché avec Irène »… Il faut reconnaître qu’à leur place, nul n’eût pu soupçonner la vérité…

Gaby était tellement convaincue de la culpabilité de son époux qu’elle crut devoir prendre tout de suite l’attitude de la femme outragée… ou au moins de la femme qui se doute qu’il y a quelque chose…

Aussi commença-t-elle à reprocher à Anselme son retard :

— D’où viens-tu donc ? lui demanda-t-elle, sûrement pas du Café des Sports. Il n’y avait pas de match de billard, ce soir…

— Non, en effet, je ne viens pas du café des Sports.

— C’est que tu me réponds encore d’un ton provocant !…

— Mais non, ma chérie…

— Oui, tu cherches ce que tu pourrais bien me dire que je trouve naturel… Ah ! Tu sais, Anselme, fais bien attention !… Ne me trompe pas… ou sinon…

— Sinon ?…

— Sinon, le jour où je saurais que tu as une maîtresse, je prendrais un amant… n’importe qui… M. Brémond par exemple !…

Roger était surpris. Il trouvait que Gaby allait un peu loin, et il se demandait, si, tout de même, Anselme n’allait pas se rendre compte qu’il jouait un rôle ridicule ; mais Anselme, qui était tout à la joie d’avoir découvert que le mystérieux anonyme l’avait induit en erreur, Anselme ne pouvait s’apercevoir de rien, Anselme ne pensait qu’au bonheur d’avoir une épouse fidèle et un ami dévoué… il ne pensait qu’à ce bonheur et il était très heureux de la scène de jalousie que lui faisait sa femme, parce que, du moment qu’elle était jalouse, cela prouvait qu’elle était fidèle…

Aussi s’amusait-il à la voir ainsi et, lorsqu’elle déclara qu’elle prendrait pour amant n’importe qui, même Roger, et malgré les protestations aimables de celui-ci, Anselme s’écria-t-il avec assurance :

— Avec M. Brémond, dis-tu ?… Ah ! Je suis bien sûr que tu ne pourrais le séduire…

— Et pourquoi donc ?

— Parce qu’il est mon ami… et que je suis sûr de sa loyauté !

Anselme allait ajouter autre chose, mais il se ravisa ; l’heure n’était pas encore venue de faire des confidences… Il préférait les réserver pour après le dîner ; il ferait sa confession au moment du café et des liqueurs, cela lui serait moins pénible qu’actuellement.

Durant tout le repas, il se montra aimable, empressé, galant pour sa femme et plein de prévenances pour Roger, cet ami envers lequel il avait formé d’injustes soupçons et que, pour un peu, il aurait trahi dans les bras de sa maîtresse… Cela, Anselme ne se le serait jamais pardonné et il était plus fier que jamais d’avoir eu la force et le courage de résister à la tentation que personnifiait avec tant de charme la jeune Irène.

Gabrielle était de plus en plus convaincue, elle, que son mari avait été infidèle. Elle pensait : « Il est trop empressé à mon égard, il faut qu’il ait quelque chose à se faire pardonner »… Et elle regardait amoureusement Roger, se promettant de prendre sa revanche avec le beau lieutenant dès le lendemain.

Mais on ne peut laisser éternellement dans l’attente deux auditeurs curieux et pressés de savoir comme l’étaient la jeune Mme Trivier et son amant.

Anselme d’ailleurs était arrivé au moment des aveux…

Pour se donner du courage, il déboucha une bouteille de champagne et emplit les trois coupes…

— Cela donne du cœur et des idées, dit-il… J’ai justement quelque chose à vous raconter qui vous intéressera fort tous les deux.

— Je m’en doutais, dit Gaby… Je m’en doutais depuis ce matin qu’il y avait encore des histoires dans l’air !… Déjà au déjeuner, tu n’étais pas dans ton état normal.

Anselme protesta naturellement :

— Comment, je n’étais pas dans mon état normal ? Que veux-tu insinuer ?

— Je n’insinue rien. Mais ton allure m’a paru bizarre… Même pendant que je t’accompagnais à ta banque, tu avais l’air agité, soucieux, préoccupé… Une femme ne se trompe pas à ces symptômes…

— Eh bien ! Non, tu ne te trompais pas. J’étais, en effet, très agité, et il y avait de quoi !… Vous allez en juger tous les deux.

Anselme fit alors le récit de sa journée, racontant comment il avait été avisé par une lettre anonyme de la double trahison de Gabrielle et de Roger…

Il n’omit aucun détail sur son entrevue avec Irène… Ou plutôt si, il jugea préférable de ne pas parler du moment de faiblesse qu’il avait eu et qui avait failli lui faire trahir à la fois sa femme et son ami… Au contraire, il travestit même quelque peu la vérité pour déclarer qu’Irène avait été très ennuyée et très effarouchée d’être surprise seule au lit par un homme qui lui était absolument inconnu.

Cet excès de pudeur prêté à l’ex-amie de Roger amusa beaucoup celui-ci et Gaby, et ils échangèrent un rapide coup d’œil qui semblait dire : « Il arrange les choses à sa façon, ce qui est une preuve de plus qu’il nous a odieusement cocufiés »…

Roger pourtant tâchait de prendre l’attitude de l’homme injustement soupçonné. Anselme se confondait en excuses :


Elle n’en fut que plus étonnée. (page 59)

— Ah ! cher ami, disait-il, me pardonnerez-vous jamais d’avoir un seul instant douté de vous en ajoutant foi à cette odieuse dénonciation dont l’auteur doit être quelque personnage jaloux de notre bonne amitié… me le pardonnerez-vous ?… Mais vous savez, je veux plaider les circonstances atténuantes…

_ Gabrielle, elle, n’entendait pas cependant laisser Roger accorder un pardon trop prompt.

— Naturellement, dit-elle, M. Brémond est un homme trop correct pour ne pas te dire qu’il te pardonne… et même pour ne pas te pardonner tout de suite… Mais, moi, crois-tu que je vais accepter ça comme ça, de gaîté de cœur ?… Oh ! n’avoir rien à se reprocher… être l’épouse la plus fidèle de France et se voir ainsi suspectée, à cause d’une lettre écrite par un imbécile qui n’a même pas signé sa dénonciation anonyme…

— Je vous en prie, madame, intervint Roger… Soyez indulgente… Pour moi, je ne veux plus qu’il soit question de cet incident entre vous et moi, mon cher ami…

Au fond, le lieutenant était très mal à son aise devant cet homme qu’il avait dupé et qui venait encore lui faire des excuses…

Mais Gaby repartit aussitôt :

— Votre amitié est très généreuse et très indulgente… Moi, je serais à la place de mon mari, j’aurais honte de ma conduite…

— Chère amie, voyons, intercédait encore le pauvre Anselme, tu ne peux pas être plus sévère pour moi que notre ami…

— Moi qui ne regarde jamais un autre homme… être ainsi soupçonnée… Non, non, je ne veux pas pardonner… Ce serait encore à recommencer la prochaine fois que tu recevrais une lettre anonyme…

— Ah non ! Cette fois, je te promets bien que s’il m’en parvenait une troisième, j’allumerais incontinent ma pipe avec… même sans la lire…

— Tu feras bien… Dans ce cas, je ne dis plus rien… et je te pardonne…

Et, quelques instants plus tard, comme Anselme s’était absenté pour aller chercher des cigares, Gaby dit à Roger :

— Crois-tu qu’il a du toupet, hein ! après nous avoir trompés cet après-midi ?…

— Je ne sais pas… Je ne peux rien dire… Sinon que cela me gêne terriblement de le voir me faire des excuses…

— Voyons, mon chéri… Pense à ce qu’il a fait ! Tu n’as plus de remords à avoir à présent…

— C’est vrai !… Demain, nous étoufferons les derniers !

— Oh ! oui !…

Ils allaient échanger un baiser, lorsqu’Anselme réapparut avec les cigares.

— Ils sont excellents, dit-il… Et si vous voulez bien, nous les allumerons avec cette lettre anonyme cause de tout le mal…

Roger alluma son cigare avec le billet qu’il avait lui-même adressé au mari de sa maîtresse…

Pourtant, il se retira, mécontent de lui-même plus que d’habitude, sans savoir même pour quelle raison…

Quant à Gaby, elle se demandait si son mari allait lui demander cette nuit-là, comme le jour de la première lettre anonyme, de lui pardonner sur l’oreiller. Elle en doutait un peu, parce qu’elle pensait bien qu’Irène lui en avait enlevé les moyens…

Elle n’en fut que plus étonnée lorsqu’Anselme lui fit des avances, avances qui ne restèrent pas platoniques. Amenée ainsi à tromper Roger avec son époux, la pauvre Gaby fut stupéfaite de l’ardeur montrée par Anselme, malgré l’après-midi passée avec l’ex-amie du lieutenant Brémond.

x

Qui finit de façon inattendue


Roger était accouru dès le matin chez Irène. Il avait besoin de connaître la vérité sur ce qui s’était passé entre elle et le mari de Gaby ; il avait besoin surtout d’avoir la confirmation de la trahison d’Anselme.

— Cela n’est pas douteux, se disait-il. Il n’a pas résisté à cette enjôleuse et c’est ce qu’il ne nous a pas dit, certain qu’Irène étant ma maîtresse n’irait pas me raconter qu’elle s’était offerte à mon meilleur ami… Par conséquent, Gaby a raison, je n’ai plus de remords à avoir. Anselme mérite la peine du talion que nous lui appliquons déjà depuis un certain temps. Anselme n’est pas digne de notre pitié.

Mais, lorsqu’Irène lui eût expliqué comment s’était passée l’entrevue entre elle et M. Trivier, il changea complètement d’opinion.

D’abord, il restait tout interloqué de ce que lui racontait la jeune femme :

— Non, disait-il. Non… C’est invraisemblable !… Tu t’es offerte à lui… et il a refusé…

— Oui, mon vieux… Il a refusé. Ça te la coupe, ça, hein ! Eh bien, moi, j’en étais baba, aussi, quand il m’a dit qu’il ne voulait pas faire une crasse pareille à un ami comme toi

— Il y a de quoi !

— D’autant plus, mon petit, qu’il ne faut pas croire que je lui aie déplu… Au contraire, il avait parfaitement le béguin pour moi… Seulement, voilà, au moment psychologique, il a dit : « Je ne tromperai pas mon ami »… Je l’admire, moi, ce type-là…

Roger se mit à sourire :

— Tu l’admires ! dis-tu… Un homme qui a repoussé tes avances…

— Parfaitement… et qui pleurait à la seule idée que sa femme pouvait le tromper… car il aime beaucoup sa femme, tu sais… Et si jamais il découvrait la vérité, je crois bien qu’il ferait un malheur !

— Un malheur ?

— Oui… Ce type-là, c’est un homme à se tuer dans une circonstance pareille. Aussi, mon vieux, si j’ai un conseil à te donner, et à la petite dame blonde aussi, c’est de prendre bien vos précautions et de ne pas faire d’imprudence qui le mettrait sur la voie…

— Sois tranquille… Ton conseil est bon… Nous n’en ferons pas.

En quittant Irène, Roger était perplexe… L’attitude inattendue d’Anselme le plongeait de nouveau dans ses hésitations ; de nouveau, le même cas de conscience se posait pour lui… Certes, il aimait beaucoup sa maîtresse, il aurait un immense chagrin s’il devait se séparer d’elle, mais cette existence de dissimulation perpétuelle, cette intimité de chaque jour avec l’homme qu’il trompait, tout cela lui pesait plus que jamais…

Il avait repris tout pensif le chemin de son logis…

Et puis, soudain, en route, il appela un taxi, comme un homme qui vient de prendre une décision brusque, et il se fit conduire au ministère de la guerre.

Gaby attendait impatiemment son amant. Elle se demandait comment il se faisait qu’il était en retard, plus encore que la fois où il était allé jouer au billard avec Anselme.

Elle était, elle aussi, très énervée, la blonde Gaby, et ne comprenait pas très bien ce qui se passait. Son mari s’était, la nuit d’avant, conduit avec elle comme un homme qui ne ressentait aucune fatigue… bien au contraire, on eût dit qu’il avait pris, dans la journée, un stimulant…

Et, ma foi, la pauvre petite femme s’était même dit qu’on peut parfois goûter des joies aussi grandes entre les bras d’un époux qu’entre ceux d’un amant. Elle s’en voulait de cette pensée, qu’elle considérait comme une injure à l’égard de Roger, mais elle ne pouvait la chasser. Heureusement, elle se disait en accourant chez son amant que celui-ci allait lui donner des détails sur la trahison d’Anselme, et qu’elle en serait tellement indignée qu’aucune ombre ne viendrait plus assombrir son amour pour l’officier…

Et puis, voilà que Roger ne revenait pas. Que pouvait-il donc faire ?… Où était-il ?…

Il arriva enfin, mais dès qu’elle le vit entrer, Gaby comprit qu’un événement extraordinaire s’était produit…

— Qu’as-tu ?… D’où viens-tu ? lui demanda-t-elle…

— Je n’ai rien…

— Mais pourquoi es-tu si en retard ?

— J’ai été appelé d’urgence au ministère de la guerre.

— Au ministère ? Pourquoi donc ?

— Pour rien. Pour une question de service. N’est-il pas tout naturel que je sois appelé au ministère ?

— C’est tout naturel… Et cependant, il me semble que tu me caches quelque chose…

Alors Roger se décida. Puisqu’aussi bien sa résolution était prise, autant valait tout de suite s’expliquer :

— Eh bien ! Oui ! Voici : Je suis désigné pour rejoindre l’escadrille aérienne de Tunisie…

— De Tunisie ?… Ah ! mon Dieu ! Nous allons être séparés… pour longtemps ?…

— Pour… très longtemps, oui… Je ne pourrai plus venir à Paris que de loin en loin…

Cette fois Gaby comprenait… Elle se laissa tomber en pleurant sur une chaise :

— Ah ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Tu me quittes ! tu m’abandonnes ! Tu ne m’aimes plus !…

— Mais si, ma petite Gaby, je t’aime toujours…

— Non, sans cela, tu n’aurais pas accepté de t’en aller si loin de moi !…

Et la pauvre Gaby voyait ses larmes redoubler… Elle ajoutait :

— C’est peut-être même toi qui as demandé à partir en Tunisie !… Pourtant tu n’as rien à me reprocher…

Le moment douloureux était arrivé. Roger qui se sentait faiblir devant les pleurs de sa maîtresse, se raidit pour retrouver toute son énergie :

— Écoute, ma chérie, je t’aime toujours autant, je n’ai pas cessé de t’aimer ; mais il m’est impossible de continuer plus longtemps à me conduire comme je le fais, vis-à-vis de ton mari…

— Ce sont tes remords qui reviennent… maintenant qu’il m’a odieusement trompée avec une grue…

— Il ne t’a pas trompée… Non, ça t’étonne ? C’est pourtant vrai. Ah ! Vois-tu, ce brave homme m’a donné une leçon, une leçon de dignité, après laquelle je ne peux plus lui prendre sa femme, à lui qui a refusé, alors qu’elle s’offrait, celle qu’il croyait être seulement ma maîtresse…

Mais Gaby n’entendait pas de cette oreille. Elle ne comprenait rien à tous les scrupules de Roger.

— Jusqu’à présent, lui répondit-elle, tu ne t’es pas embarrassé de tout cela.

— Je te demande pardon… Je…

— Oui, depuis que tu connais Anselme… Mais auparavant, quand tu m’as rencontrée pour la première fois, je ne t’ai pas caché la vérité, tu savais parfaitement que j’étais une femme mariée…

— Sans doute ! Mais une femme dont le mari était pour moi un inconnu, c’est-à-dire un homme que, pour la justification de ma conduite, je pouvais me représenter comme un infâme individu, un tyran rendant sa compagne très malheureuse, la trompant même de son côté… Au lieu de cela, c’est tout le contraire, ton mari est un brave homme qui respecte les maîtresses de ses amis et adore sa femme… oui, il t’adore…

— Mais, moi, je ne l’adore pas…

— C’est son plus grave tort… mais ce n’est pas une excuse pour moi.

La pauvre Gaby se mit à réfléchir. Elle réfléchissait à présent… Que ne l’avait-elle fait plus tôt ?

— Et c’est de ma faute, dit-elle… C’est de ma faute… Si je n’avais pas eu cette idée de te faire connaître mon mari…

— Évidemment ! Si tu n’avais pas eu cette idée… je n’aurais pas aujourd’hui ces scrupules qui me font une obligation d’honneur de…

— De m’abandonner…

— Je ne peux cependant pas continuer à me conduire comme un mufle à l’égard d’un homme qui a été très chic vis-à-vis de moi !…

— Naturellement… Et c’est vis-à-vis de moi que tu te conduis…

— Tais-toi, Gaby, ne parles pas ainsi… Tu sais combien cela m’est pénible, car il a fallu que je t’aime véritablement, profondément, pour transiger si longtemps avec ma conscience…

— Tout ça, c’est des grands mots… Si tu m’aimais autant que je t’aime…

— Je t’aime autant que tu m’aimes… C’est pour cela que je préfère m’en aller très loin pour ne pas être tenté de te revoir…

— Roger !… Roger… Comme j’ai du chagrin !…

Et, toute sanglotante, la pauvre petite Gaby tomba dans les bras de son amant, qu’elle allait perdre parce qu’elle avait eu un jour cette fatale idée d’en faire l’ami de son mari…

Quand même, elle essaya de reprendre son amant, en lui demandant une fois encore d’unir ses lèvres aux siennes…

Mais Roger ne voulut pas faiblir… Il consentit seulement, parce qu’elle lui promit d’être bien raisonnable, à la revoir encore avant son départ qui, d’ailleurs, devait être prochain…

Il devait quitter, avec deux autres aviateurs, l’aérodrome de Villacoublay pour rejoindre Tunis par la voie des airs.

Au jour dit, Anselme Trivier était sur le terrain d’aviation avec sa femme… Il avait serré la main affectueusement et non sans émotion, au lieutenant avant de se séparer de lui…

Gabrielle avait été très forte. Elle avait retenu ses larmes, refoulé son chagrin ; elle avait seulement serré un peu plus longtemps qu’il ne fallait dans sa petite main la main de son Roger qu’elle reverrait, elle ne savait pas quand, malgré qu’elle lui eut bien fait promettre de revenir la voir un jour, plus tard, ou même quand des années se seraient écoulées…

Elle lui avait juré qu’elle n’aurait jamais d’autre amant que lui, il avait été le premier, il serait le seul… elle serait maintenant fidèle à son mari… son mari, qui serait encore un lien entre elle et Roger, parce qu’ensemble ils parleraient de lui…

Anselme, lui aussi, avait fait promettre à son ami de venir le voir, la première fois qu’il viendrait en France… tout au moins de lui écrire…

Des ronflements de moteurs ; quelques bonds sur le sol, puis les oiseaux s’élancèrent vers le ciel bleu, clair et sans nuages.

Bientôt l’avion de Roger ne fut plus qu’un point lointain dans l’azur… et la pauvre petite Gaby, toute songeuse, au bras de son mari pensait :

— Mon bel amour s’est envolé !…

FIN