Éditions Prima (Collection gauloise ; no 13p. 53-59).

ix

Les confidences d’Anselme


Pendant qu’Irène se consolait ainsi avec l’ordonnance de Roger, Anselme regagnait d’abord son bureau, avant de retourner chez lui où l’attendaient Gaby, de retour de chez sa tante et le lieutenant, qui devait ce soir-là, comme par hasard, dîner avec ses amis.

Roger et Gaby se demandaient ce qui s’était passé dans l’après-midi et comment s’était terminée l’entrevue qu’ils avaient si habilement ménagée entre Anselme et la légère Irène.

Ils ne doutaient d’ailleurs pas que celle-ci n’ait réussi à faire chanceler la fidélité du mari de Gaby, et tous deux s’en félicitaient. Roger se trouvait presque réhabilité à ses propres yeux…

Les deux amants se communiquaient donc leurs espoirs en attendant Anselme, qui tardait à venir.

— Il est en retard, dit Gaby, c’est sûrement cela… Il nous a trompés…

— J’en étais bien certain… Irène aura tout mis en œuvre pour précipiter sa chute !

— C’est un misérable ! Heureusement que nous lui avons infligé d’avance la peine du talion !… Il faudra m’aimer encore plus maintenant que je suis une pauvre femme délaissée par un mari d’une inconduite notoire…

— Ma chérie, je t’ai déjà dit que je ne pouvais pas t’aimer plus… J’ai déjà atteint le summun

— En tous cas, tu ne me parleras plus de tes scrupules ni de tes remords. Il n’y a plus à en avoir avec un aussi triste sire… qui trompe sa femme… et son ami… avec la première venue…

— Tu es sévère !…

— Il le faut ! c’est mon devoir !…

Et, câline, Gaby ajoutait :

— J’ai hâte d’être à demain pour nous aimer sans remords. Ça doit être bien meilleur, n’est-ce pas, mon loup aimé ?…

Le loup aimé ne répondit pas, car, à ce moment précis, le mari coupable faisait son entrée… Il était très gai, le mari coupable… Aucune préoccupation ne se lisait sur son visage, et il embrassa sa femme avec la plus grande effusion ; il serra la main de son ami avec une cordialité plus grande encore que de coutume.

Il rayonnait… de satisfaction, tant que Roger et Gaby, très mauvais psychologues, se trompèrent complètement sur les raisons de cette joie, et en conclurent : « Ça y est, il a couché avec Irène »… Il faut reconnaître qu’à leur place, nul n’eût pu soupçonner la vérité…

Gaby était tellement convaincue de la culpabilité de son époux qu’elle crut devoir prendre tout de suite l’attitude de la femme outragée… ou au moins de la femme qui se doute qu’il y a quelque chose…

Aussi commença-t-elle à reprocher à Anselme son retard :

— D’où viens-tu donc ? lui demanda-t-elle, sûrement pas du Café des Sports. Il n’y avait pas de match de billard, ce soir…

— Non, en effet, je ne viens pas du café des Sports.

— C’est que tu me réponds encore d’un ton provocant !…

— Mais non, ma chérie…

— Oui, tu cherches ce que tu pourrais bien me dire que je trouve naturel… Ah ! Tu sais, Anselme, fais bien attention !… Ne me trompe pas… ou sinon…

— Sinon ?…

— Sinon, le jour où je saurais que tu as une maîtresse, je prendrais un amant… n’importe qui… M. Brémond par exemple !…

Roger était surpris. Il trouvait que Gaby allait un peu loin, et il se demandait, si, tout de même, Anselme n’allait pas se rendre compte qu’il jouait un rôle ridicule ; mais Anselme, qui était tout à la joie d’avoir découvert que le mystérieux anonyme l’avait induit en erreur, Anselme ne pouvait s’apercevoir de rien, Anselme ne pensait qu’au bonheur d’avoir une épouse fidèle et un ami dévoué… il ne pensait qu’à ce bonheur et il était très heureux de la scène de jalousie que lui faisait sa femme, parce que, du moment qu’elle était jalouse, cela prouvait qu’elle était fidèle…

Aussi s’amusait-il à la voir ainsi et, lorsqu’elle déclara qu’elle prendrait pour amant n’importe qui, même Roger, et malgré les protestations aimables de celui-ci, Anselme s’écria-t-il avec assurance :

— Avec M. Brémond, dis-tu ?… Ah ! Je suis bien sûr que tu ne pourrais le séduire…

— Et pourquoi donc ?

— Parce qu’il est mon ami… et que je suis sûr de sa loyauté !

Anselme allait ajouter autre chose, mais il se ravisa ; l’heure n’était pas encore venue de faire des confidences… Il préférait les réserver pour après le dîner ; il ferait sa confession au moment du café et des liqueurs, cela lui serait moins pénible qu’actuellement.

Durant tout le repas, il se montra aimable, empressé, galant pour sa femme et plein de prévenances pour Roger, cet ami envers lequel il avait formé d’injustes soupçons et que, pour un peu, il aurait trahi dans les bras de sa maîtresse… Cela, Anselme ne se le serait jamais pardonné et il était plus fier que jamais d’avoir eu la force et le courage de résister à la tentation que personnifiait avec tant de charme la jeune Irène.

Gabrielle était de plus en plus convaincue, elle, que son mari avait été infidèle. Elle pensait : « Il est trop empressé à mon égard, il faut qu’il ait quelque chose à se faire pardonner »… Et elle regardait amoureusement Roger, se promettant de prendre sa revanche avec le beau lieutenant dès le lendemain.

Mais on ne peut laisser éternellement dans l’attente deux auditeurs curieux et pressés de savoir comme l’étaient la jeune Mme Trivier et son amant.

Anselme d’ailleurs était arrivé au moment des aveux…

Pour se donner du courage, il déboucha une bouteille de champagne et emplit les trois coupes…

— Cela donne du cœur et des idées, dit-il… J’ai justement quelque chose à vous raconter qui vous intéressera fort tous les deux.

— Je m’en doutais, dit Gaby… Je m’en doutais depuis ce matin qu’il y avait encore des histoires dans l’air !… Déjà au déjeuner, tu n’étais pas dans ton état normal.

Anselme protesta naturellement :

— Comment, je n’étais pas dans mon état normal ? Que veux-tu insinuer ?

— Je n’insinue rien. Mais ton allure m’a paru bizarre… Même pendant que je t’accompagnais à ta banque, tu avais l’air agité, soucieux, préoccupé… Une femme ne se trompe pas à ces symptômes…

— Eh bien ! Non, tu ne te trompais pas. J’étais, en effet, très agité, et il y avait de quoi !… Vous allez en juger tous les deux.

Anselme fit alors le récit de sa journée, racontant comment il avait été avisé par une lettre anonyme de la double trahison de Gabrielle et de Roger…

Il n’omit aucun détail sur son entrevue avec Irène… Ou plutôt si, il jugea préférable de ne pas parler du moment de faiblesse qu’il avait eu et qui avait failli lui faire trahir à la fois sa femme et son ami… Au contraire, il travestit même quelque peu la vérité pour déclarer qu’Irène avait été très ennuyée et très effarouchée d’être surprise seule au lit par un homme qui lui était absolument inconnu.

Cet excès de pudeur prêté à l’ex-amie de Roger amusa beaucoup celui-ci et Gaby, et ils échangèrent un rapide coup d’œil qui semblait dire : « Il arrange les choses à sa façon, ce qui est une preuve de plus qu’il nous a odieusement cocufiés »…

Roger pourtant tâchait de prendre l’attitude de l’homme injustement soupçonné. Anselme se confondait en excuses :


Elle n’en fut que plus étonnée. (page 59)

— Ah ! cher ami, disait-il, me pardonnerez-vous jamais d’avoir un seul instant douté de vous en ajoutant foi à cette odieuse dénonciation dont l’auteur doit être quelque personnage jaloux de notre bonne amitié… me le pardonnerez-vous ?… Mais vous savez, je veux plaider les circonstances atténuantes…

_ Gabrielle, elle, n’entendait pas cependant laisser Roger accorder un pardon trop prompt.

— Naturellement, dit-elle, M. Brémond est un homme trop correct pour ne pas te dire qu’il te pardonne… et même pour ne pas te pardonner tout de suite… Mais, moi, crois-tu que je vais accepter ça comme ça, de gaîté de cœur ?… Oh ! n’avoir rien à se reprocher… être l’épouse la plus fidèle de France et se voir ainsi suspectée, à cause d’une lettre écrite par un imbécile qui n’a même pas signé sa dénonciation anonyme…

— Je vous en prie, madame, intervint Roger… Soyez indulgente… Pour moi, je ne veux plus qu’il soit question de cet incident entre vous et moi, mon cher ami…

Au fond, le lieutenant était très mal à son aise devant cet homme qu’il avait dupé et qui venait encore lui faire des excuses…

Mais Gaby repartit aussitôt :

— Votre amitié est très généreuse et très indulgente… Moi, je serais à la place de mon mari, j’aurais honte de ma conduite…

— Chère amie, voyons, intercédait encore le pauvre Anselme, tu ne peux pas être plus sévère pour moi que notre ami…

— Moi qui ne regarde jamais un autre homme… être ainsi soupçonnée… Non, non, je ne veux pas pardonner… Ce serait encore à recommencer la prochaine fois que tu recevrais une lettre anonyme…

— Ah non ! Cette fois, je te promets bien que s’il m’en parvenait une troisième, j’allumerais incontinent ma pipe avec… même sans la lire…

— Tu feras bien… Dans ce cas, je ne dis plus rien… et je te pardonne…

Et, quelques instants plus tard, comme Anselme s’était absenté pour aller chercher des cigares, Gaby dit à Roger :

— Crois-tu qu’il a du toupet, hein ! après nous avoir trompés cet après-midi ?…

— Je ne sais pas… Je ne peux rien dire… Sinon que cela me gêne terriblement de le voir me faire des excuses…

— Voyons, mon chéri… Pense à ce qu’il a fait ! Tu n’as plus de remords à avoir à présent…

— C’est vrai !… Demain, nous étoufferons les derniers !

— Oh ! oui !…

Ils allaient échanger un baiser, lorsqu’Anselme réapparut avec les cigares.

— Ils sont excellents, dit-il… Et si vous voulez bien, nous les allumerons avec cette lettre anonyme cause de tout le mal…

Roger alluma son cigare avec le billet qu’il avait lui-même adressé au mari de sa maîtresse…

Pourtant, il se retira, mécontent de lui-même plus que d’habitude, sans savoir même pour quelle raison…

Quant à Gaby, elle se demandait si son mari allait lui demander cette nuit-là, comme le jour de la première lettre anonyme, de lui pardonner sur l’oreiller. Elle en doutait un peu, parce qu’elle pensait bien qu’Irène lui en avait enlevé les moyens…

Elle n’en fut que plus étonnée lorsqu’Anselme lui fit des avances, avances qui ne restèrent pas platoniques. Amenée ainsi à tromper Roger avec son époux, la pauvre Gaby fut stupéfaite de l’ardeur montrée par Anselme, malgré l’après-midi passée avec l’ex-amie du lieutenant Brémond.