Éditions Prima (Collection gauloise ; no 13p. 26-32).

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Mais il n’est de bonheur qui dure


La jeune Mme Trivier avait ainsi remis les choses à leur place, et elle paraissait avoir retrouvé la stabilité dans ses amours, comme dans sa vie conjugale.

Elle vivait heureuse, car n’est-ce pas le vrai bonheur, pour une petite femme amoureuse ainsi que l’était Gaby, de passer ses journées entre son mari et son amant, dans une quiétude parfaite,

Hélas ! le ciel ne reste pas longtemps sans nuages et ce sont les temps les plus clairs qui sont quelquefois les plus annonciateurs de pluies ou de tempêtes.

Gaby s’était fait un ennemi, vous n’en doutez pas, le jour où elle avait eu recours à Roger pour éconduire de la façon que l’on sait le galantin qui s’attachait à ses pas.

Cet homme avait encaissé les deux coups de poing du lieutenant, mais il ne les avait pas oubliés, et il entendait prendre une revanche.

Si mal en point qu’il fût le jour même de l’algarade, il n’en avait pas moins suivi de loin Gaby rentrant chez elle. Et, patiemment, il s’était livré à une enquête laquelle avait abouti naturellement à lui apprendre que le lieutenant Brémond et la jolie Mme Trivier étaient au mieux ensemble.

— Ah ! ah ! se dit-il… Je les tiens… Ce lieutenant va voir comme je me venge… et cette petite dame insolente aussi !… Ils vont voir… et ça leur apprendra…

En même temps, ils se frottait instinctivement les yeux dont les paupières et l’arcade sourcillière étaient encore endoloris des coups de poings si bien assénés par Roger.

Cet homme méchant et jaloux s’en fut dans un café, où il demanda au garçon « une plume et de l’encre », murmurant à part lui :

— Le papier et les enveloppes d’un café sont tout ce qu’il y a de plus anonymes… C’est ce qu’il me faut !

Le misérable, en effet, allait prévenir, sous le couvert de l’anonymat, M. Anselme Trivier de son malheur…

Il réfléchit longtemps aux termes qu’il emploierait et finalement se rallia au texte définitif suivant :

« Boubouroche »

« T’apercevras-tu enfin, Ô Anselme Trivier, champion amateur de billard, que tandis que tu te passionnes pour les matchs retentissants du café des Sports… ton épouse file le parfait amour avec ton meilleur ami, le beau lieutenant-aviateur, Roger Brémond… Pauvre naïf… t’en a-t-il mis plein les yeux, hein ! ce lieutenant ?…

Le dénonciateur relut complaisamment cette phrase : « T’en a-t-il mis plein les yeux, » lui plut beaucoup, parce qu’il goûtait dans cette expression le plaisir de se venger des coups de poing qu’il avait reçus de Roger… le fameux jour de l’incident de la Place Pereire.

Et il concluait, rageusement…

« Tâche de les rouvrir, tes yeux, imbécile… tu t’apercevras alors que tu es cocu, et combien !… Regarde-toi dans une glace, et, à moins d’être complètement aveugle, tu ne pourras manquer d’admirer la superbe paire de cornes dont t’a gratifié ton meilleur ami… Il n’y a que toi, jusqu’ici, qui ne les aies jamais vues… »

« Un ami »

On pense bien qu’Anselme Trivier, lorsqu’il reçut cette lettre et qu’il en prit connaissance, fut partagé entre des sentiments divers.

Son premier mouvement avait été de dédaigner cette accusation ignoble et de déchirer la lettre révélatrice… C’est d’ailleurs classique, tous les maris dans son cas ont ce premier mouvement.

Mais, avant de déchirer la missive accusatrice, le mari de Gabrielle la relut encore et, malgré lui, il se sentit envahir par des soupçons.

Eu somme, c’était peut-être vrai. Oh ! ce serait monstrueux… épouvantable. Il faudrait désespérer de tout, de l’honneur des femmes, de la sincérité de l’amitié, de la loyauté d’un officier… Mais enfin… lui-même avait été jeune aussi autrefois, et, dame, il lui était arrivé d’être le meilleur ami au mari et l’amant de la femme…

Justement, c’était ainsi qu’il avait appris à jouer au billard, avec Anatole Jauney, le mari d’Estelle… une belle et plantureuse femme brune qui avait été sienne pendant plusieurs mois. Est-ce que, par hasard, à présent, Gaby jouerait les Estelle, et lui, les Anatole Jauney ?… Ah non ! par exemple… Non… cela n’était pas admissible… On ne se moquerait pas de lui comme ça. Il ne l’admettrait pas.

Et, au lieu de déchirer la lettre dénonciatrice, il la mit de côté précieusement, résolu à observer, à tout hasard, l’attitude de sa femme et de son ami.

Ce fut Gabrielle qui dut, la première, soutenir le choc. Comme le soir même, Roger devait dîner chez les Trivier, elle avait quitté son amant plus tôt que de coutume :

— Tu comprends, mon chéri, lui avait-elle dit, il faut que je sois rentrée de meilleure heure… pour te recevoir…

Et elle s’était arrachée aux bras de Roger pour regagner bien vite son logis. Elle s’en félicita d’ailleurs, car, contrairement à son habitude, Anselme ne s’attarda pas au café, et revint directement chez lui… Gaby venait de rentrer lorsqu’arriva son mari.

Après l’avoir embrassée, ainsi qu’il le faisait chaque soir, il la considéra longuement, puis se dit en lui-même :

— Non !… Je n’y peux pas croire. Elle n’a rien de la femme adultère !

On avouera que c’était là beaucoup de présomption, car il faut être vraiment un fin psychologue pour lire sur le visage d’une femme qu’elle trompe ou ne trompe pas son mari.

Mais Anselme avait besoin de se donner des raisons à lui-même, pour se convaincre que l’anonyme qui l’avait prévenu, avait eu tort ou avait été abusé.

Cependant, il avait décidé de procéder à une première expérience. Et, tout de suite avant que Roger ne fût là, il brusqua les choses :

— Tiens, fit-il, après s’être débarrassé de son chapeau et de son pardessus, Roger n’est pas encore arrivé ? (Nous savons qu’Anselme avait pris l’habitude d’appeler le lieutenant par son prénom.)

— Non… répondit Gabrielle étonnée, mais il n’est pas en retard… D’habitude, il ne vient pas si tôt…

— Cela dépend… Enfin, je suppose qu’il est retenu ailleurs.

— Peut-être.

— Oh ! Sûrement. Et je me doute bien de ce qui le retient. Prenant un air entendu, Anselme sourit…

— Comment, tu te doutes bien ?… dit sa femme.

— Parbleu. Tu le demandes ? Eh bien ! Mais, tu ne crois pas que notre ami vive comme un moine… Et je suis certain qu’il est retenu par une jolie personne que j’ai déjà rencontrée avec lui, une jeune femme brune, très bien ma foi…

— Tais-toi donc. Tu ne sais pas ce que tu dis…

— Je ne sais pas ce que je dis ?… Par exemple…

La pauvre Gaby, qui n’a pas encore vu le piège, est tout énervée. Son mari a vu juste, en voulant exciter sa jalousie… Elle pense que véritablement Roger serait le plus abominable des traitres s’il la trompait ainsi…

Quant à Anselme, il appuie encore, et il ajoute :

— D’ailleurs, je ne connais que cette maîtresse à notre ami, mais si délicieuse soit-elle, je sais qu’il en a d’autres. C’est un gaillard à bonnes fortunes…

Gaby s’impatiente :

— C’est du propre ! s’écrie-t-elle.

— Comme tu t’indignes ! Qu’est-ce que cela peut te faire que Roger ait une ou plusieurs maîtresses… ?

Cette fois l’attaque est trop directe, la jeune femme l’a vue venir, et, tout d’un coup, elle se méfie, il lui vient à l’idée que son mari peut avoir des soupçons. Aussi reprend-elle habilement :

— Évidemment, ça ne me regarde pas. Mais M. Brémond est reçu ici… Et il me déplairait de lui retirer mon estime… Or, je trouve naturel qu’un homme ait une maîtresse mais s’il en a plusieurs, ce n’est pas la même chose… il les trompe toutes, et, dans ce cas, il m’apparaît méprisable… Je sais bien que, pour vous autres, hommes, cela n’a pas d’importance…

— Pour certaines femmes aussi. Il en est qui ont plusieurs amants.

— N’en parlons pas… Ça vaudra mieux.

— Il en est même qui ont un mari et un amant…

— Tu as lu ça dans les romans… ou tu l’as vu au théâtre, Mais, dans la vie, ce n’est pas la même chose…

— La vie se passe souvent comme dans les romans.

— En voilà des idées !… Enfin nous n’allons pas entamer une discussion de cette nature à propos de M. Roger Brémond dont les aventures galantes, après tout, ne nous intéressent pas.

Anselme est-il définitivement et absolument convaincu ?

Certes non. Et il ne répond pas à la dernière phrase de sa femme. Il n’y répond pas à haute voix, mais il pense tout bas :

— Hé ! Hé ! On ne sait jamais.

D’ailleurs la discussion est interrompue par l’arrivée de Roger lui-même, qui survient, on en conviendra, fort à propos.

À peine a-t-il jeté un coup d’œil que le lieutenant s’aperçoit qu’il se passe, dans le ménage Trivier, quelque chose d’inaccoutumé, il ne sait pas quoi, mais quelque chose qui l’inquiète.

Aussi, lorsque Gaby, profitant de ce que son mari ne la voit pas, lui lance un rapide coup d’œil, en comprend-il tout de suite la signification et se hâte-t-il de traduire ce signe par le mot : « Attention ! »

— Cher ami, dit Anselme en se précipitant vers l’officier, nous vous attendions avec impatience…

— Vraiment ? fait Roger… Mais je ne suis pas en retard !…

— C’est précisément ce que je faisais observer à mon mari, mais il ne voulait pas me croire…

— En outre, l’eus-je désiré que je n’aurais pu arriver de meilleure heure… Je viens de Villacoublay où j’ai passé toute la journée à l’aérodrome…

— Hum ! déclare immédiatement Anselme en prenant un air entendu… Je parierais bien, moi, qu’en fait d’aérodrome, vous avez fait du looping the loop en compagnie d’une jolie brune… ou d’une mignonne blonde…

— Qu’allez-vous chercher là ? Certes, cela peut m’arriver. Mais aujourd’hui, je vous assure que je viens d’essayer de nouveaux avions…

Roger a dit cela du ton le plus naturel du monde, et Gaby, qui n’ignore pas quel genre d’avions Roger a expérimentés en sa compagnie, Gaby est émerveillée de son attitude. Si Anselme n’était pas là… elle sauterait au cou de son amant.

Quant à Trivier il examine à la dérobée sa femme et son ami, et comme il ne remarque rien d’anormal, il commence à se dire que l’auteur de la lettre anonyme est un fou ou un malfaisant…

Il est dans cet état d’esprit en se mettant à table.

Cependant, avec la persistance des gens qui poursuivent une idée fixe, tout en mangeant, il revient au sujet qui le préoccupe tant :

Et, entre le rôti et les légumes, presque à brûle-pourpoint, il dit :

— Vous avez vu, dans le journal, le drame du boulevard Malesherbes ?

— Non, répond Roger, qu’est-ce donc ?

— Oh ! Encore un mari qui a tué sa femme, et l’amant de celle-ci.

— Sapristi ! fait Roger… Il exagère…

— Hé… Hé… ! Croyez-vous ?…

— Je crois, certainement, qu’on a toujours tort de dramatiser les choses…

— Oui, je sais ce que vous allez me dire. Il vaut mieux en rire… Être cocu, la belle affaire, c’est arrivé à des tas d’hommes célèbres, Molière, Victor Hugo, Napoléon… d’autres encore… Mais enfin, sans aller jusqu’au revolver, je trouve, moi, qu’un homme a le droit de s’attrister lorsque pareille chose lui arrive… J’ai eu un ami qui ne savait que pleurer quand il a acquis la conviction que sa compagne le trompait !…

— Pleurer ! Un homme ! dit Gaby. Dieu ! que c’est ridicule !…

— Ridicule ou non… c’est ainsi !… Et moi-même, si un pareil malheur m’arrivait !…

Cette fois la jeune femme interrompit son mari :

— Non, merci… Tu pourrais m’éviter pareille offense !… Est-ce que, par hasard, tu me confondrais avec certaines créatures… ?…

— Ne te fâche pas, ma chérie, ne te fâche pas… voyons… Je disais cela, comme ça… mais je suis bien sûr que jamais tu ne te laisseras entraîner à me trahir… D’ailleurs, je ne le mérite pas, car, moi, lorsque j’étais garçon, je n’ai jamais eu pour maîtresse de femme mariée…

Roger a-t-il compris l’allusion, toujours est-il qu’il croit bon d’affirmer, lui aussi, son respect de l’honneur conjugal, d’autrui.

Et, à son tour, il déclare :

— Ce en quoi vous avez eu raison. Si je me marie un jour, cher ami, je pourrai, comme vous venez de le faire, affirmer que jamais je n’ai apporté le trouble dans le ménage d’un ami !…

Cette affirmation est faite sur un tel ton de franchise qu’Anselme sent disparaître tous ses soupçons. Non, décidément, il ne faut pas tenir compte de cette lettre anonyme, et il n’y a pas lieu de s’alarmer. Gabrielle est une épouse très fidèle et Roger un ami dévoué qui n’a pas commis l’odieuse trahison que lui reproche le dénonciateur inconnu.

Anselme Trivier maintenant en est sûr et il redevient un joyeux convive… abandonnant le sujet de conversation épineux qui à trait à l’adultère.

L’officier se retire complètement tranquille. Il saura le lendemain par Gaby la raison de cette alerte, mais il s’en va ce soir, certain que si Anselme l’a soupçonné un instant, il n’en est plus rien, et qu’il ne reste aucune trace de ce qui a pu motiver cet incident, auquel d’ailleurs il ne comprend pas grand’chose.