Éditions Prima (Collection gauloise ; no 13p. 12-19).

iii

anselme Trivier est enthousiaste


Roger a donc suivi les deux femmes qui le conduisent chez Gaby. Le voici dans l’appartement de sa maîtresse, qui lui fait les honneurs le plus courtoisement et le plus correctement du monde… devant sa tante.

Celle-ci est bien un peu gênante, car Gaby brûle du désir de connaître l’impression de son amant et de savoir comment il trouve son home. Le tour de force est accompli, elle l’a introduit chez elle, tout à l’heure elle va le présenter à son mari, qui ne verra dans ce lieutenant si chevaleresque qu’un homme distingué, prompt à secourir les femmes insultées dans la rue. Cela suffira-t-il pour que les deux hommes deviennent des amis ? Gaby n’en doute pas, et d’ailleurs elle sera là pour donner, s’il le faut, le coup de pouce nécessaire.

La tante s’éclipse enfin. Elle va préparer du thé afin que sa nièce puisse se remettre de la grosse émotion provoquée par l’aventure dont la jeune femme vient d’être l’héroïne.

À peine sa parente a-t-elle disparu, que Gaby se précipite, entoure le cou de Roger de ses deux bras et l’embrasse tant qu’elle peut :

— Ah ! mon chéri ! lui dit-elle… Comme je suis heureuse de te voir ici…

— Fais attention ! répond Roger.

Au fond, le lieutenant est un peu mal à l’aise.

Mais Gaby, qui est une petite folle, s’écrie :

— Rien à craindre ! Ma tante fait le thé, la bonne est sortie et Anselme est à son billard… Quel effet ça te fait-il de te savoir chez moi ?

— Te l’avouerai-je ? ça me produit une bizarre impression. Je ne te cacherai pas que j’éprouve une certaine gêne.

— Tu es bête ! Apprête-toi donc au contraire à faire bonne figure et te poser en sauveur de ma vertu en danger. Un bon sauveur ma foi, car je crois bien que le pauvre type a eu son compte…

— Il en a au moins pour une semaine avant que ses yeux reprennent leur aspect coutumier.

— Tant mieux, ça le dégoûtera peut-être de suivre les femmes.

— Heureusement pour nous qu’il n’en a pas été dégoûté plus tôt.

— Sans quoi nous n’aurions pas pu monter cette scène… Eh bien ! On aurait trouvé autre chose !… Tu sais, je voulais arriver à te faire connaître Anselme, j’y serais arrivée…

— Oh ! Avec moi, tu arrives à tout ce que tu veux !…

— Ça, c’est gentil !… Dis, mon chéri… Comment trouves-tu chez moi ?

— Très bien… charmant… Je pourrai à présent évoquer le décor dans lequel tu vis ?

— Oui, n’est-ce pas ?… Quand tu seras seul chez toi, tu penseras à moi, tu te diras : En ce moment elle est dans sa salle à manger, elle déjeune… Ou dans son salon, elle reçoit…

— Malheureusement, je pourrai me dire aussi : elle est dans sa chambre, dans la chambre conjugale… Cela, c’est l’envers du tableau…

Et, en disant cela, Roger laissait percer un peu de dépit, si bien que Gaby s’écria :

— Ah ! le bandit… voilà qu’il va être jaloux de mon mari !… Par exemple !… Eh bien ! Ça ne me déplaît pas, parce que ça prouve que tu m’aimes… Pour la peine, je t’embrasse !…

Et, vive comme tout, elle se précipita de nouveau, les lèvres tendues, dans les bras de Roger qui la couvrit longuement de baisers…

Ils furent rappelés à la réalité par un bruit de pas.

Gaby se dégagea vivement. Il était temps. Sa tante arrivait, apportant le thé… Pour un peu, elle eût surpris les deux amants enlacés…

Mais elle ne les surprit pas et l’attitude des jeunes gens redevint des plus correctes. Ils n’oublièrent plus qu’ils attendaient le mari, ce mari qu’ils trompaient si abondamment et qui allait venir bientôt, confiant, après avoir achevé sa partie de billard.

La tante d’ailleurs, ne put s’empêcher de constater le retard d’Anselme :

— Ton mari est ridicule, ma petite. Il pourrait se dire que nous l’attendons.

— Ah ! Que veux-tu ? Je n’aurai pas ce soir le courage de lui dire quoi que ce soit.

— D’ailleurs, interrompit Roger, vous auriez tort, il ne peut se douter de ce qui vous est arrivé… N’est-ce pas ?…

— Peu importe, fit remarquer la tante, il ne devrait pas s’attarder aussi longtemps avant de rentrer.

Comme s’il n’attendait que cette réflexion pour arriver, Anselme mettait à ce moment sa clé dans la serrure. Il avait gagné, exécuté encore de belles séries « par la rouge » et il rentrait chez lui, heureux de vivre, sans penser que rien d’anormal fût survenu dans son intérieur.

Anselme était un homme simple, redoutant les complications, ne pensant pas à mal, confiant dans la vertu de Gabrielle… Il entrait chez lui, d’un pied léger… ne pressentant aucune catastrophe…

Aussi fut-il quelque peu surpris de trouver dans son salon un officier qu’il ne connaissait pas…

Mais avant qu’il eût manifesté cette surprise, la tante de Gaby l’accablait de reproches :

— Vous voilà enfin ! lui disait-elle, depuis le temps que nous attendions votre retour !… Cette pauvre Gaby est encore toute tremblante de ce qui lui est arrivé… et sans monsieur…

Là, Anselme crut nécessaire d’interrompre sa tante pour lui poser un point d’interrogation :

— Monsieur ?… fit-il…

— Monsieur, dit Gabrielle, que j’ai prié de venir jusqu’ici, car je tenais à ce que tu pusses le remercier toi-même, monsieur m’a rendu tout à l’heure un immense service…

— Lequel donc ? questionna Anselme intrigué…

— Celui, reprit la tante, qu’un galant homme doit rendre à une femme dans certaines circonstances…

— Mais encore…

— Eh bien ! voici : depuis plusieurs jours, j’étais poursuivie par un ignoble individu !… un satyre !…

— Diable !… Et tu ne m’avais rien dit ?… Je t’aurais accompagnée…

— Je n’ai pas voulu t’inquiéter, ni te faire intervenir inutilement. Je croyais que cet odieux personnage, voyant que je ne répondais pas à ses avances, finirait par renoncer à m’importuner.

« Mais, loin d’y renoncer, il s’entêtait… et tantôt, comme je passais place Pereire, il a eu, une fois de plus, l’audace de m’adresser la parole…

Anselme bondit :

— Ah ! Si j’avais été là !…

— Mais tu n’étais pas là. Je voulus appeler un agent… Comme toujours, dans pareil cas, il n’y en avait pas… Heureusement, monsieur passait… alors, dans mon trouble, je lui ai demandé secours… Et il a infligé à ce goujat la correction qu’il méritait…

— Et une belle correction, croyez-le, appuya la tante. Je suis arrivée juste à temps pour voir le triste bonhomme s’en aller la main sur les yeux qui avaient vu trente-six chandelles… grâce aux poings de monsieur… ?

— Roger Brémond, dit l’officier, répondant à l’interrogation de la tante et se souvenant que jusqu’ici officiellement, personne ne connaissait son nom.

Anselme Trivier se précipita, la main tendue, vers le lieutenant.

— Ah ! monsieur, fit-il. Comment vous remercier !… Que n’ai-je été là pour corriger moi-même cet insolent ! Mais vous m’avez bien suppléé… Comme le doit tout homme de cœur…

Et Gaby, heureuse de cette manifestation spontanée de sympathie de son époux à l’égard de son amant, d’ajouter :

— Crois-tu que M. Brémond est si discret qu’il ne voulait pas venir jusqu’ici… Nous avons dû insister beaucoup pour qu’il nous accompagnât…

Il n’en fallait pas plus pour exciter davantage le brave Anselme,

— Par exemple… s’écria celui-ci. Par exemple !… Ce n’était pas une chose à faire. J’aurais toujours ignoré quel était celui qui avait pris ainsi la défense de ma femme insultée, je n’aurais pas eu la joie de lui serrer la main, de lui dire combien je lui sais gré de son geste…

Au fond, Roger était plutôt mal à son aise… devant ce déluge de remerciements et de félicitations ; il voulut l’arrêter et protesta :

— Vraiment, dit-il, vous exagérez la portée d’un acte qui était tout naturel.

Mais Anselme était parti, rien ne pouvait l’arrêter. Nous l’avons dit : cet homme, froid et correct dans l’exercice de ses délicates fonctions était, dans la vie ordinaire, des plus communicatifs. On n’eût pas dit qu’il s’agissait du même personnage.

Il prodigua à Roger les plus grandes amabilités, l’assura même qu’il était presque heureux de l’incident qui avait provoqué son intervention puisqu’il avait eu finalement pour conséquences de les faire entrer en relations, relations qui ne se borneraient pas là, il l’espérait bien…

Bref, Gaby avait pleinement réussi : son mari avait fait connaissance avec son amant, et comme dans les adultères classiques, Anselme trouvait que Roger était l’homme le


Un officier qu’il ne connaissait pas. (page 15)

plus distingué qu’il ait jamais rencontré et qu’il serait une relation des plus importantes et des plus agréables, une de ces relations dont on est fier et dont on parle avec orgueil.

La jeune femme était dans la joie la plus grande.

Son amant s’étant retiré, ce fut elle, avec une rouerie toute féminine, qui arrêta son mari dans ses discours élogieux à l’égard du héros de l’aventure.

— Certainement, dit-elle, ce monsieur Brémond est très distingué. Il s’est conduit en galant homme. Mais peut-être t’emballes-tu un peu à son sujet,

— Je ne m’emballe pas du tout. Rien qu’à le voir, on devine qu’il n’a rien de commun, ni de vulgaire… Et, tiens, pour le remercier mieux encore, nous allons l’inviter à déjeuner la semaine prochaine.

« Cela nous permettra de faire plus amplement connaissance, et tu verras que j’ai raison et que nous n’aurons qu’à nous féliciter de resserrer nos relations avec lui…

La tante de Gaby, consultée, approuva entièrement Anselme.

Le lieutenant chevaleresque avait fait aussi la conquête de la tante… Et la jeune et jolie Mme Trivier riait sous cape, en voyant son mari et sa tante ligués pour lui vanter les qualités de Roger et pour faire disparaître ce qu’ils croyaient être chez elle une prévention injustifiée.

Le lendemain, comme chaque après-midi, la jeune Mme Trivier retrouvait Roger chez lui ; elle arrivait toute joyeuse et, à peine avait-elle enlevé son chapeau, qu’elle lui racontait ce qui s’était passé la veille au soir entre elle et son mari.

— Ah ! mon amour chéri ! disait-elle. Si tu avais entendu mon époux vanter tes qualités, si tu avais vu quel feu il mettait pour parler de ton intervention « ce geste digne d’un gentilhomme, d’un preux du Moyen-Âge ». Tu peux dire que tu l’as emballé… Tu seras son meilleur ami quand tu le voudras et tu le voudras tout de suite, n’est-ce pas, pour me faire plaisir… Pense comme je vais être heureuse de pouvoir te recevoir chez moi, t’avoir plus souvent près de moi…

Mais Roger questionnait :

— Vraiment, demandait-il, il lui a suffi de me voir si peu de temps pour qu’il me trouve tant de qualités ?…

— Parfaitement, au point que c’est moi qui ai été obligée de l’arrêter sur la pente des éloges, de lui faire remarquer qu’il s’enthousiasmait peut-être un peu vite pour un monsieur que, somme toute, nous connaissions fort peu.

— Alors, tu m’as débiné ?

— Oh ! tu sais… Juste ce qu’il fallait !

Roger prit un air grave pour dire :

— Cela, madame, mérite une punition !

— Une punition ! Laquelle ?

Et, penché à l’oreille de Gaby, son amant lui apprit quelle pénitence il entendait lui infliger… La jeune femme fut loin d’en être affectée ; au contraire, elle déclara même :

— La pénitence est douce !… Nous recommencerons !…

En même temps elle se serrait amoureusement contre son amant, qui tenait absolument à ce qu’elle accomplit sa pénitence sur le champ… Cette pénitence ainsi qu’elle l’avait dit ne lui fut nullement déplaisante. On s’en serait rendu bientôt compte, si l’on avait pu écouter, par les soupirs que poussait la jeune Gaby…

Et puis, ce fut le traditionnel ménage à trois. Anselme Trivier jurait plus que jamais par Brémond, qui était peu à peu devenu son ami le plus cher…