Éditions Prima (Collection gauloise ; no 13p. 1-6).

L’AMANT DE GABY

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pendant que le mari joue au billard


M. Anselme Trivier, chef du service des escomptes à la Banque Générale des Valeurs, n’est pas toujours l’homme froid et distant que connaissent les clients qu’il reçoit à son bureau. Non, une fois qu’il a quitté la Banque, M. Anselme Trivier devient un citoyen libre qui peut, sans contrainte, satisfaire ses passions.

N’allez pas croire tout de suite des choses qui ne sont pas. M. Anselme Trivier est un homme de quarante ans, rangé et correct. Il ne court pas après les petites femmes, il n’entretient pas de maîtresse en ville. M. Anselme Trivier, époux d’une femme charmante, est un mari fidèle, le plus fidèle des maris. Et ses passions sont d’un ordre tout différent que ce que de mauvais esprits pourraient supposer.

Les passions, ou plutôt la principale, presque l’unique passion de M. Anselme Trivier, c’est le billard. À peine est-il sorti de son bureau que c’est pour rejoindre des amis, lesquels l’attendent au café pour une partie qui se prolonge généralement jusqu’à sept heures, voire même sept heures et demie du soir, heure extrême à laquelle il rentre chez lui où il retrouve Mme Trivier, la jeune et jolie Mme Trivier, une gentille petite femme blonde, de quinze années plus jeune que son mari.

Que fait-elle, la jolie Mme Trivier, pendant que son époux joue au billard en prenant l’apéritif ?… Si vous voulez le savoir, il faut vous transporter dans un quartier éloigné, chez le lieutenant aviateur Roger Brémond.

Oui, parfaitement, M. Trivier est un mari fidèle, mais il aime trop jouer au billard, et Mme Trivier en profite pour le tromper avec un officier qui l’a conquise toute ; elle s’est enthousiasmée pour ce héros de l’air, si différent de son mari… et elle est tout simplement devenue la maîtresse de l’aviateur, elle que toutes ses amies pourtant se plaisent à citer comme l’épouse modèle et l’exemple de la fidélité conjugale. Mais les amies n’ont pas été plus clairvoyantes que M. Anselme Trivier lui-même. Aussi la blonde et gentille Gabrielle peut-elle en toute tranquillité filer le parfait amour avec Roger Brémond.

C’est ce qu’ils font pour le moment, couchés dans le lit de l’aviateur, et l’on peut être assuré que Gabrielle ne se préoccupe guère de la partie de billard que joue son mari… Il est d’autres carambolages qui l’intéressent bien autrement.

Donc, à la même heure où M. Trivier fait des effets par la bande, au café des Sports, la blonde et potelée petite Gabrielle Trivier est couchée sans vergogne dans le lit du lieutenant Roger Brémond. Ils sont couchés tous les deux depuis toute l’après-midi et il est inutile de dire qu’ils ont déjà bien employé leur temps. Ils l’ont si bien employé qu’ils ne se sont pas rendu compte de la fuite des heures et que, lorsque la pendule sonne, Gabrielle s’écrie innocemment.

— Déjà six heures !

— Six heures ! ma Gaby chérie… Non, c’est sept heures…

— Ah zut !… Une heure de perdue !

— Peux-tu dire…

— Oui, enfin, heureusement que mon époux ne sera pas rentré à la maison avant 8 heures et demie… C’est ce soir sa partie de match, et lorsque c’est sa partie de match… il faudrait presque aller le chercher au café… et l’arracher à son billard…

— Il est champion !

— Oh ! champion… champion des amateurs de son quartier… Moi, je déteste ce jeu-là, le billard… je trouve stupides ces hommes qui tournent autour d’une grande table pour faire rouler des boules sur un tapis vert.

— Que veux-tu, c’est une distraction comme une autre… En tous cas, elle n’est pas dangereuse… et tu ne devrais pas la condamner aussi sévèrement…

— Et pourquoi donc ?

— Pourquoi ! charmante amie, parce que, si ton mari ne jouait pas des matchs de billard… tu ne serais pas là, en ce moment dans mes bras… c’est le billard de ton époux qui te procure la liberté…

— Alors… Vive le billard !… et vive la liberté !

— Et vive l’Amour… petite folle jolie !…

Sur quoi Roger et Gaby profitent une fois de plus de la liberté que leur vaut la passion d’Anselme Trivier pour le billard. Ils en profitent longuement.

Lorsqu’elle est revenue à elle, Gaby se jette au cou de son amant, et lui dit :

— Mon chéri ! Voilà comme j’aime jouer au billard.

— Et moi donc !

Et, caressant les seins potelés de sa maîtresse, il ajoute :

— Je n’ai pas besoin de boule rouge, moi, les deux jolies blanches que voilà me suffisent…

— Veux-tu bien te taire !… Dis, Roger, tu l’aimes ta petite Gaby !…

— Peux-tu me poser une pareille question… Après les preuves que je te donne.

Oui… Tu peux m’aimer, parce que tu sais… avant de te connaître, j’étais une femme honnête, je m’étais même juré de ne jamais tromper mon mari… Et maintenant, voilà, j’ai un amant…

— Tu as un amant… Comme toutes les autres…

— Toutes les autres ?… Tu sais, il y a des femmes qui sont des épouses fidèles…

— Oui, celles qui ne sont pas jolies…

— Pourtant, moi je suis jolie…

— À qui le dis-tu ?…

— Tu me trouves bien… Pas trop petite ?

— Petite, mais si bien faite… Une ravissante poupée… Un saxe !…

— Alors, tu vois, je suis ravissante et je ne trompais quand même pas mon mari… Il a fallu que tu te trouves sur mon chemin.

Et se pelotonnant contre lui, elle ajoute, câline :

— Tu m’as ensorcelée !…

Ce à quoi Roger lui répond du tac au tac :

— Tu ne le regrettes pas, au moins ?

— Oh ! mon chéri. Je regrette de ne pas t’avoir connu plus tôt…

Arrivés à ce point, l’entretien devait se poursuivre comme précédemment par une nouvelle manifestation d’un amour si bien partagé. Gaby en a complètement oublié l’heure…

Pourtant, elle en retrouve la notion lorsque la pendule sonne huit heures… elle en retrouve la notion, ce qui me lui plaît qu’à demi, car elle s’écrie :

— Ah ! Mon Dieu ! Que c’est ennuyeux ! Il va falloir se lever… Nous étions si bien…

— Ça, dit Roger, pour être bien, nous ne pouvions pas être mieux.

Mais si bien que soit une petite femme amoureuse dans le lit de son amant, il arrive une heure où il faut penser au retour au domicile conjugal… Aussi Gaby pousse-t-elle un gros soupir et s’assoit sur le lit… Pourtant elle ne se lève pas encore… Entre s’asseoir sur un lit et en descendre, il y a une plus grande distance que le vulgaire ne saurait le croire. Et Gaby s’arrête avant de franchir cette distance… Elle s’arrête et réfléchit.

— À quoi penses-tu ?… lui demande Roger.

— Je pense, mon chéri, que d’habitude, l’amant et le mari sont deux amis. Toutes les femmes que je connais et qui ont des amants sont comme ça… tandis que nous…

— Eh bien ! nous ?… C’est autrement, voilà tout… Et je m’en félicite. Au moins je n’ai pas eu le vilain rôle de prendre la femme d’un ami… Je n’ai pas de remords… Vois-tu, cela m’aurait désespéré que tu fusses la femme d’un ami…

— Tiens… Pour quelle raison ?

— Parce que je t’aurais aimé quand même, je n’aurais pas pu m’empêcher de t’aimer naturellement. Seulement, ma conduite m’aurait diminué à mes propres yeux… C’est peut-être un préjugé, mais j’ai toujours eu le plus profond mépris pour ces hommes qui serrent la main d’un monsieur alors qu’ils viennent de coucher avec sa femme…

— Et moi qui voulais te demander de te faire présenter à mon mari…

— Je n’y tiens pas, tu sais…

Mais Gaby, elle, tient à son idée. Elle en a mentalement supputé tous les avantages, dont le principal sera de voir son amant encore plus fréquemment, puisqu’elle pourra le recevoir chez elle. Et puis, elle augmentera sa sécurité personnelle, car il est régulier que le mari, s’il a des soupçons, ne les porte jamais sur les familiers de la maison. Pour toutes ces raisons, la jeune femme a donc décidé que Roger devait connaître Anselme… Et, lorsqu’une jolie petite femme comme elle a décidé quelque chose, les principes d’un homme ne peuvent rien là-contre. Elle a, pour vaincre lesdits principes, des arguments irrésistibles et elle sait s’en servir, la mâtine. Aussi, Gaby donne-t-elle à Roger toutes sortes de bonnes raisons, lui faisant valoir que son cas n’est pas le même, que puisqu’il était son amant avant de connaître le mari, en somme il n’a pas trahi l’amitié de celui-ci… si bien que Roger est tout près de se laisser fléchir…

Et lorsque Gaby le regarde amoureusement avec ses beaux yeux noirs brillants d’amour, dame, il n’y a plus rien qui tienne, il fléchit tout à fait, il capitule complètement, si complètement que les deux amants en oublient de nouveau l’heure tardive et que la demie de huit heures sonne alors que Gaby pousse encore de longs soupirs dans les bras de Roger.

Elle bondit cette fois :

— Mon chéri !… Vite !… Je vais être en retard. Aide-moi à m’habiller.

— Tout de suite, ma mignonne !

Pressée, nerveuse, affolée, elle ne trouve pas ses bas, que son amant cherche avec elle. Ils sont là, cependant, jetés à terre, près du canapé…

Et pourtant, Roger et Gaby n’ont pas besoin de s’inquiéter, car, au même moment, Anselme Trivier, sans se soucier de l’heure lui non plus, est couché sur le billard ; ses partenaires haletants comptent les coups de la série interminable qu’il joue :

— 66… 67… 68… 69…

Et le champion amateur continue…