L’Amérique à l’Exposition universelle

L’Amérique à l’Exposition universelle
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 95 (p. 837-866).

L’AMÉRIQUE
À
L’EXPOSITION UNIVERSELLE


I


Utilitaire et pratique, admirablement conçue quant au résultat à obtenir, impressionnant l’œil et frappant l’esprit, l’exposition des deux Amériques n’offre pas seulement à la curiosité des masses un attrait nouveau ; elle est aussi, pour beaucoup, une révélation inattendue. Le nouveau monde apparaît, riche de réalités et prodigue de promesses, dans un cadre grandiose de palais exotiques. Si les formes extérieures qu’il s’est plu à leur donner évoquent le souvenir des civilisations disparues, à l’intérieur tout est d’hier, moderne, classé avec un art méthodique et savant. Tout y parle d’une race jeune, active, vigoureuse, d’un sol fertile, d’un climat propice à l’Européen, d’une culture intelligente, et, devant cette accumulation de matières premières, devant les produits de cette industrie à laquelle nos conquêtes scientifiques ont épargné les tâtonnemens dispendieux, les recherches improductives, on se demande jusqu’où pourront aller des peuples qui débutent ainsi.

L’avenir est à eux, et nous, leurs aînés, qui les avons précédés et leur avons montré la voie, qui, sur ces terres nouvelles, depuis des siècles, déversons le trop-plein de notre population, ces élémens disparates, danger pour des civilisations vieillies, recrues désirables pour des civilisations naissantes, ces impatiens de vie libre et de grands espaces, nous pouvons être fiers des résultats obtenus par ces enfans de l’Europe. Ce sont eux, Français et Anglais, Espagnols et Portugais, Irlandais et Italiens, hommes du nord et hommes du sud, qui ont fondé, créé ces républiques florissantes et ce vaste empire du Brésil, colonisé et mis en valeur ces terres incultes, décuplé l’actif commun de l’humanité, ouvert aux besoins d’expansion et aux capitaux de l’ancien monde un champ sans limite. Ce continent, découvert et peuplé par l’Europe, s’est richement acquitté avec l’or du Mexique et de la Californie, l’argent du Nevada, avec les céréales du Canada et des États-Unis, avec les troupeaux de la République argentine, les produits tropicaux de l’Equateur, du Guatemala, du Nicaragua, de Sun-Salvador, du Brésil, de l’Uruguay et du Paraguay. Il a payé sa dette, et au centuple, à l’Europe, et l’Europe reconnaissante applaudit aux efforts de ses colons, s’enorgueillit de leurs succès.

Plus qu’aucune autre, la France le peut faire. Mieux que d’autres, en effet, ces états nouveaux ont répondu à son appel, et ce n’est ni l’un des moindres attraits de notre Exposition, ni l’une des moindres surprises qu’elle ménage à ses visiteurs, que cette révélation soudaine, sur les rives de la Seine, des étonnantes richesses de la jeune Amérique. Pour la première fois, elle s’affirme dans sa cosmopolite variété et dans son individuelle originalité ; non plus sous la forme banale, économique et confuse de produits similaires, classés, selon leur nature, dans un local commun, mais en laissant à chaque pays le soin d’édifier à sa guise son cadre particulier, d’organiser et de classer, suivant leur importance, d’exposer seul et chez lui, les produits de son sol et de son industrie. L’essai a réussi au-delà de toute attente et le succès est complet. À l’exception de la grande république des États-Unis, dont les preuves n’étaient plus à faire et qui occupe au Champ de Mars, dans le Palais des arts libéraux une place à peine proportionnée à son importance, et du Canada, dont nous regrettons l’absence, sans mettre en doute la sympathie, les autres nations des deux Amériques ont tenu, cette fois, à recevoir chez elles leurs visiteurs.

Elles n’y ont rien perdu, et notre Exposition y a beaucoup gagné. L’infinie variété de ces constructions, les divers types d’architecture adoptés, outre qu’ils parlent aux yeux et à l’imagination, réveillant un passé disparu, évoquant et précisant des origines jusqu’ici peu connues du plus grand nombre, contribuent puissamment à fixer, dans les mémoires les plus rétives, le souvenir des choses vues. Un ensemble distinct et complet, un enseignement précis, se dégagent de ces visites séparées, faites dans des constructions de style et d’aspect si différens ; la forme extérieure hante les yeux, gravant dans l’esprit l’inoubliable vision d’un monde exotique, d’une faune et d’une flore tropicales, d’une histoire d’hier greffée sur des civilisations dont les formes s’incarnent en des temples symboliques, en de fastueux palais, en de frais et gracieux pavillons.

Sur ce continent nouveau dont, pour nous, l’histoire semble, en effet, dater d’hier, que de ruines mystérieuses ! Qui nous dira quelles mains ont édifié, quelles races ont habité ces villes et ces palais du Yucatan dont l’aspect grandiose étonne le voyageur européen, ces gigantesques murailles de la Demeure du Nain, près d’Uxmal ; ce temple des Monjas, aux fresques étranges, aux serpens de pierre enlacés, aux bas-reliefs déroulant leur interminable procession de guerriers, de dieux et de princes richement parés ; ces palais enfouis dans la forêt dont le silencieux et séculaire effort lentement disjoint les pierres, descelle les escaliers, gravissant les hautes rampes et, sur le sommet envahi, à, travers les toitures effondrées, déploie son vert panache comme un drapeau sur une forteresse emportée ? Qui étaient ces Mount Builders dont les monticules jonchés de débris couvrent le sol de l’Ohio, que l’on retrouve au Texas, et qui, sur leurs ruines colossales, n’ont laissé d’autres vestiges de leur art, d’autres traces de leur existence que les puissantes assises de leurs cités écroulées ? Au Pérou et dans la Bolivie, au Mexique et aux États-Unis, dans l’Equateur et le Guatemala, on retrouve ces ruines entassées, pierres tombales sans noms et sans dates, sous lesquelles dorment les Antiguos, ancêtres, et peut-être victimes, des tribus indiennes dont les descendans faméliques, cantonnés dans les Réserves, achèvent de s’éteindre trop lentement encore au gré de l’Américain qui convoite leurs terres et, de leur vivant, se dispute leur misérable héritage.

Et tel est le prestige que le temps imprime à ce qui fut, que l’Européen, longtemps dédaigneux de ce passé dont les vestiges gênaient son orgueil, dont l’antiquité lui rappelait qu’il n’était lui-même qu’un parvenu sur ce sol dont il prétendait faire remonter l’histoire à son avènement, aujourd’hui en étudie pieusement les débris, demandant à la science de lui révéler ce qu’il ignore, s’efforçant de pénétrer les secrets de ceux qui l’ont précédé, de reconstituer, leur passé et leur vie.

Où que ce soit qu’aille l’homme, l’homme l’a devancé. Les couches humaines se superposent aux couches comme le sol d’alluvion aux terrains primitifs, secondaires et tertiaires. Où que ce soit que l’homme fouille, il met à découvert une tombe, des ossemens, des vestiges d’êtres disparus qui, ainsi que lui, ont vécu, aimé, souffert et passé, humbles ou puissans, tous aujourd’hui également inconnus.

Lorsqu’à la fin du XVe siècle Christophe Colomb découvrait ou retrouvait ce merveilleux continent dont les richesses cataloguées et classées s’étalent sous nos yeux, lorsque plus tard Fernand Cortez et Pizarre, Almagro et Pinçon envahirent le Mexique et le Pérou, le Brésil et le Chili, ces rudes aventuriers, soldats du fortune et grands capitaines, avides d’or et de pouvoir, ivres d’orgueil patriotique et de fanatisme religieux, incarnaient en eux le sombre et tyrannique génie de leur race et de leur temps. Ils étaient bien les descendans de ces Ibères et de ces Visigoths, ennemis implacables de l’Arabe qui jamais ne les soumit, du païen qui jamais ne les convertit, contre lequel ils luttèrent sans relâche et qu’ils rejetèrent en Afrique, de ces Espagnols qui, un moment, faillirent être les maîtres du monde et l’eussent été, si la bravoure suffisait pour le conquérir et le génie politique pour le garder.

Certes, on eût été ébloui à moins que ne le furent ces faméliques héros quand leurs hardis coups de main leur livrèrent successivement des provinces plus grandes que des royaumes, des rançons à payer un empire. En vingt ans, ils eurent tout pris, du Mexique à la Patagonie : 15,000 milles de côtes ; dans l’Amérique du Sud : un continent de treize cents lieues en longueur, de mille en largeur. Sous leurs yeux, familiarisés avec la caillouteuse et dure terre d’Espagne, aux rivières rares et sèches, se déroulaient les riches et fertiles vallées de Mexico, de Quito, de Bogota, de la Paz, d’Ayacucho, de Potosi, des fleuves comme l’Orénoque, la Plata, les Amazones, la Magdalena, des forêts séculaires où le soleil et les pluies des tropiques faisaient croître et s’épanouir une flore incomparable, une faune vigoureuse entre toutes. Sur ce sol merveilleux, pour eux que de surprises ! passer en une journée des terres chaudes aux zones tempérées, rencontrer, ici, des climats où, de trois mois en trois mois, ailleurs de six mois en six mois, la sécheresse et la pluie alternent régulièrement, d’autres enfin où il ne pleut jamais et où le fracas du tonnerre est inconnu.

Puis, une population intense qui, se resserrant, les eût étouffés, et qui, frappée de terreur, s’inclinait devant le blanc ainsi que devant un Dieu, apportant à ses pieds, pour apaiser sa colère, l’or que le blanc aimait, les pierres précieuses qu’il convoitait, dépouillant ses temples, se dépouillant elle-même pour l’enrichir, lui livrant ses mines dont l’Espagne et le Portugal tiraient en trois siècles 28 milliards et demi de francs, sans compter ce que l’on avait pris à l’Indien : de quoi charger des galions et faire de l’indigente Espagne le pays le plus riche du monde. Après avoir accepté, le conquérant demandait, puis il prenait et, pour aller plus vite, pour prendre davantage, il pillait et tuait, provoquant d’effroyables révoltes, les noyant dans le sang, ne doutant ni de lui, ni de son droit, insouciant de l’avenir, brave comme un reître, besogneux comme un mendiant, prodigue comme un parvenu, orgueilleux et fanatique ainsi que tout bon Castillan catholique, ami de Dieu, ennemi de l’hérétique.

Qu’importaient à un Pizarre la civilisation et l’antiquité des Incas, successeurs clos Aymaras ; à Fernand Portez la civilisation des Aztèques, fondateurs de Mexico, et Montézuma, leur roi héroïque trahi par la fortune et grandi par l’adversité ? Qu’importaient les ruines accumulées, l’incendie dévorant des œuvres d’art et des souvenirs, nettoyant et balayant le sol sur lequel l’Espagne va s’établir, qu’elle va coloniser, peupler, exploiter jusqu’au jour où elle le perdra, où un vent de colère et de tempête soufflant d’une extrémité à l’autre de son immense empire lui ravira sa conquête et, de ses royales provinces, dépendances de la couronne, fera des républiques indépendantes.

Bien différent du sort de l’Asie fut celui de l’Amérique. L’Atlantique était trop large pour que, d’Europe, on pût entendre les cris des victimes. L’Angleterre a pu pressurer l’Inde anglaise, lui faire suer son or ; mais Warren Hastings lui-même a reculé devant l’effroyable hécatombe, et, l’eût-il voulue, ses soldats s’y lussent refusés. Pour quelques centaines de millions qu’il vola, l’Inde entière faillit se soulever, et force fut à ceux-là mêmes qu’il soudoyait à Londres, pour ne rien voir et ne rien entendre, de le rappeler, de le destituer et de le mettre en jugement. Il acheta ses juges comme il achetait ses surveillans, il fit mine de rendre gorge et garda son butin ; mais, lui parti, l’Inde respira.

L’Indien d’Amérique n’en eut pas le temps. Il mourut stoïquement, inhabile à se défendre. Sur son sol fumant, sur ses cités en ruines, une autre race s’établit. A son sombre et intolérant génie il faut un continent où elle règne seule, où rien n’éveille ses fanatiques fureurs, où les rares survivans embrassent sa foi et courbent la tête ; à ce prix elle les tolérera comme esclaves.

Esclaves, ils le furent et le restèrent longtemps ; et comme le travail servile répugne aux mains de leurs maîtres, faites pour manier l’épée et porter la croix, de hardis navigateurs iront sur toutes les mers recruter des travailleurs pour les colonies naissantes. Il en faut pour la catholique Espagne et la protestante Angleterre ; pour Cuba, la perle des Antilles ; pour Porto-Rico, qui en absorbe 200,000 ; pour le Pérou, où 800,000 Indiens travaillent, courbés sous le fouet ; pour toute l’Amérique centrale, où le nègre remplace l’autochtone disparu, et où le métis va pulluler. Il en faut pour la grande république des États-Unis, où 5 millions d’Africains défrichent les plantations du Sud, récoltent le coton et le café, roulent la canne à sucre.

Et il en sera ainsi, pendant trois siècles et demi, jusqu’au 2 avril 1865, où, dans Richmond occupée par le général Grant, le dernier esclave sera libre dans l’Amérique du Nord ; jusqu’au 13 mai 1888, où l’héritière du trône du Brésil, Isabel la Rédemptrice, proclamera l’affranchissement des derniers esclaves de l’Amérique du Sud.

Mélange de races, couches humaines superposées. Au-dessous du colon d’aujourd’hui on retrouve le nègre esclave, les Peaux-Rouges, l’Indien autochtone, l’Inca, l’Aztèque, puis leurs ancêtres, los Antiguos, dont les légendes perdues nous révéleraient, avant eux, d’autres agglomérations ignorées. Mélange d’Indiens, d’Asiatiques, de Malais, de Hollandais, d’Anglais, d’Espagnols, de Français, d’Italiens, de Portugais et d’Allemands ; vaste creuset où sont venues se fondre et se confondre des populations diverses d’origine et de couleur pour former un peuple nouveau, conservant l’ineffaçable empreinte des races conquérantes et supérieures : de la France au Canada et dans la Louisiane : de l’Angleterre dans l’Amérique du Nord ; de l’Espagne, du Rio-Grande au cap Horn ; cette dernière, de beaucoup la plus profonde et la plus étendue.

Entre les mains de l’Europe, qui l’a découvert il y a près de quatre cents ans, qu’est devenu ce continent ? Quatre siècles sont peu de chose dans la vie de l’humanité, mais ici les événemens ont marché vite ; ni longs efforts pour arracher une population autochtone à sa barbarie native, ni lents tâtonnemens pour lui faire franchir les étapes successives dans la voie du progrès, mais une colonisation comme le monde n’en avait pas encore vu ; un continent civilisé déversant sur un continent nouveau le surplus de sa population ; tous deux marchant du même pas vers le même but, par les mêmes moyens ; l’Europe transplantée en Amérique avec ses traditions, ses idées, ses croyances et ses moyens d’action, l’une à l’autre reliées par la vapeur et l’électricité à travers l’Océan soumis.

L’exposition des deux Amériques répond à cette question.


II

Elle y répond triomphalement ; et, dans ce défilé d’états dont l’aîné vient de célébrer le premier centenaire de son indépendance, dont les plus jeunes comptent à peine un demi-siècle de vie nationale, chacun expose aux yeux de l’Europe étonnée un amoncellement de matières premières et de produits fabriqués dépassant toute attente, des richesses auprès desquelles pâlissent celles de la vieille Asie. Et, pour qui sait voir, ce qu’ils exposent n’est que peu de chose encore ; les promesses de l’avenir dépassent les réalités du présent, promesses réelles et certaines, représentées par les productions d’une agriculture en progrès, par les minerais extraits du sol, par les lingots d’or et d’argent, par les résultats acquis d’une industrie naissante, chaque année croissante.

À elle seule, l’exposition des États-Unis révèle tout un monde. Ils sont là 80 millions aujourd’hui, 100 millions à la fin de ce siècle, qui, en moins de quarante années, ont bouleversé les conditions économiques, modifié les lois financières de l’univers, jetant sur les marchés européens plus de 15 milliards d’or et d’argent, produisant annuellement pour plus de 6 milliards de céréales, exportant plus d’un milliard en coton, en voie de révolutionner le monde par la formidable impulsion donnée aux applications de la vapeur et de l’électricité, par leurs prodigieuses inventions. En tout sens ils élargissent le domaine de l’activité humaine, s’annexant les idées, mieux que d’autres les territoires, débordant de vie et de force, aspirant ouvertement au premier rang à la tête des nations civilisées.

Leurs succès justifient leurs prétentions. Tout les favorise et les seconde. Il semble qu’en prenant possession de ce vaste continent leur génie se soit haussé, dans ses conceptions hardies, aux proportions de son étendue, de la variété de son climat, de son sol et de ses productions. Chez eux et en eux tout est démesuré : les cataclysmes de la nature comme les fortunes soudaines, les guerres civiles comme la prospérité nationale, les aspirations comme les réalités, l’effort ainsi que le résultat. Seuls au monde, ils voient l’or affluer dans le trésor public au-delà de toutes prévisions, menacés de pléthore alors que l’Europe plie sous le poids des emprunts. Leur réseau de chemins de fer dépasse déjà de 15,000 kilomètres celui de l’Europe entière ; les 50 milliards que représente la valeur de leurs fermes rendent annuellement plus de 10 milliards, dont 2 1/2 pour l’exportation. Leurs 255,000 fabriques leur ont coûté 15 milliards ; elles occupent 3 millions d’ouvriers, dont le salaire atteint 5 milliards, et dont la production dépasse 25 milliards.

Chaque année ces chiffres croissent, ainsi que ceux de la population, ainsi que l’ardeur et les hautes visées de la race, qui n’aspire à rien moins, aujourd’hui, qu’à monopoliser le commerce de l’Amérique entière en l’englobant dans son tarif protecteur, en étendant à elle et sur elle la théorie de Monroe : l’Amérique aux Américains. Conception gigantesque du sénateur Frye, reprise par M. Maine, et sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir ; conception d’une réalisation douteuse, croyons-nous, et que MM. Lourdelet et A. Prince ont, dans une intéressant et récente brochure[1], signalée à l’attention de l’Europe. Dans la voie où cette race marche à pas rapides, on a peine à la suivre ; à chacune de nos expositions, elle accourt, avec une sympathie dont la France lui est reconnaissante, et aussi avec l’assurance que donne le succès. A chacune elle apparaît plus grande, plus riche et plus prospère, étalant à nos yeux une conquête nouvelle due au génie de ses inventeurs, une richesse déjà connue, mais doublée ou triplée, d’ingénieuses machines allégeant le labeur de l’homme, substituant leurs bras d’acier, qui ne se lassent jamais, et que la vapeur met en branle, aux forces humaines qui s’usent et défaillent. Si l’Europe lui a montré la voie, elle l’a élargie et aplanie ; à cette heure, en plaine roulant, elle nous devance, confiante en l’avenir.

Quand il fut question de l’Exposition de 1889, les États-Unis acceptèrent, des premiers, l’invitation de la France ; 1,250,000 francs furent votés par le congrès ; le gouvernement prit en outre à sa charge les frais de transport des produits ; trente-huit états nommèrent chacun un commissaire spécial sous la direction du général Franklin, commissaire-général ; quinze cents exposans s’offrirent et 8,000 mètres carrés de superficie furent demandés et obtenus. Ils sont bien remplis, et l’exposition américaine a grand air. Non qu’elle ait cherché dans le luxe de son étalage un succès facile, un éclat emprunté ; ces allures de parvenu ne sont pas de mise pour un aussi grand pays, et la simplicité voulue de la décoration, qui consiste en drapeaux des états fédérés, rehausse d’autant la grandeur réelle, la valeur intrinsèque des résultats obtenus et des produits exposés. Il n’est pas jusqu’à l’uniforme sobre, la haute stature, l’allure martiale des soldats de l’armée régulière qui n’impressionnent l’esprit. En parcourant ces vastes travées du Champ de Mars où figurent tant de produits de sols et de climats différens, on se sent chez une grande et riche nation qui, dans tous les genres d’industrie, a fait d’étonnans progrès et peut, sans présomption, se mesurer avec l’Europe. Le vase du centenaire, en argent massif, pesant 60 kilogrammes ; les bijoux de Tiffany, dont un collier d’une valeur de 2 millions ; les pièces d’orfèvrerie de Meriden, les cristaux et les porcelaines de Collamore, dénotent un art avancé.

Au centre, les minerais d’or, d’argent et de diamans attestent les merveilleuses richesses de ce sol d’où l’industrie humaine a su extraire de fabuleux lingots, déversant sur le monde un flot de métaux précieux, sang nouveau infusé dans un corps anémié, le rajeunissant et lui rendant ses forces. De ce bain d’or a surgi un monde métamorphosé, pour qui ce qui était difficile est devenu facile, ce qui était impossible, faisable. Entre les notions économiques d’aujourd’hui et celles de 1840, ce ne sont pas cinquante années, mais des siècles qui se sont écoulés, tant et si rapidement les idées, les conceptions, les calculs et les chiffres ont changé. L’homme en est-il plus heureux, les guerres sont-elles moins fréquentes, les impôts moins onéreux, le présent moins lourd, l’avenir moins sombre ? Non certes ; mais l’ouvrier, mieux vêtu, vit mieux ; monté plus haut, l’homme voit plus loin ; l’horizon s’est élargi, les besoins ont crû avec les moyens de les satisfaire ; les distances supprimées ont rapproché les nations et multiplié les heurts. A chaque progrès accompli correspond une charge nouvelle, mais il dépend de l’homme de diminuer ces charges, et le progrès acquis demeure. Nul ne voudrait revenir en arrière, et l’irrésistible élan entraîne même les plus récalcitrans.

C’est le go ahead américain, mot significatif, plus expressif et moins vague que notre mot de progrès. C’est la marche en avant, à travers obstacles et fondrières, le pont hardi jeté par-dessus le torrent qui barre la route, le tunnel percé dans la montagne qui se dresse à pic, la course à travers le temps et l’espace vers un avenir entrevu, souhaité, auquel l’humanité tend de toutes les forces de son âme et de sa volonté, convaincue que le repos, la paix et le bonheur sont là-bas, au terme, et l’attendent. Et nul n’y tend avec plus d’ardeur et d’élan que cette grande république dont une guerre civile, sanglante entre toutes, prolongée pendant trois années, n’a ni affaibli la foi dans ses institutions, ni déconcerté l’optimisme. Sans relâche elle travaille, fouillant son sol dont elle tire, outre sa subsistance, de quoi nourrir une partie de l’Europe, exploitant ses carrières et ses mines, ses rivières et ses lacs, ses prairies et ses forêts, découvrant sans cesse quelque produit nouveau. A côté des magnifiques bois de construction du Maine elle nous montre, cette fois, des troncs de jade et d’agate, des bois pétrifiés de l’Arizona et du Minnesota, marbre végétal créé par le lent travail des siècles, irisé de cristaux aux reflets de topazes et d’améthystes, forêt marmoréenne enfouie dans les cendres et la lave de volcans éteints, révélant aux yeux surpris, sous l’écorce intacte et pétrifiée des chênes et des cèdres, l’exquise nervure, miroitante et brillante, capricieusement nuancée des plus merveilleuses couleurs.

Du chêne et de l’érable sont construites ces voitures d’une incomparable légèreté que l’Américain affectionne, ces élégans traîneaux, ces victorias et ces coupés qui, par leur bon goût et leur sévère correction britannique, plaisent à l’œil européen. Nous admirons moins l’exposition des tabacs. Vieillotte dans sa conception, elle s’ingénie à reproduire, en matière première, les enseignes bariolées et les types bizarres inséparablement associés, semble-t-il, avec les tabacs de Richmond. Une industrie qui se chiffre par un total annuel de 500 millions de livres et une valeur de 180 millions de francs eût gagné à être mieux présentée. Dans un angle de la section admirez, on revanche, la parfaite simplicité avec laquelle sont exposés les résultats obtenus par le téléphone. Les chiffres parlent seuls, avec une irrésistible éloquence : 275 millions de francs sont aujourd’hui engagés dans cette application naissante qui compte 1,200 bureaux centraux, intermédiaires de 1 million de communications par jour.

En face, notez avec quelle aisance fonctionnent ces machines à écrire, d’une construction si simple, dociles aux doigts qui leur dictent les mots. Le jour approche peut-être où leur clavier léger, plus rapide que la plume, déterminant un alignement plus parfait, un trait plus net, se substituera entièrement à elle. En principe, le problème est résolu et, dès aujourd’hui, on obtient une vitesse triple de celle de l’écriture, un caractère uniforme et clair, un intervalle d’une régularité mathématique entre chaque lettre et chaque mot ; sur un papier non réglé une ligne automatiquement droite ; la possibilité de tirer, du même coup, plusieurs copies du même texte par l’interposition du papier carboné entre les feuilles superposées. Aussi, aux États-Unis, l’usage s’en est-il promptement répandu, et il n’est pas douteux qu’on n’adopte ces machines en Europe le jour où un emploi croissant permettra de les établir à des prix moindres.

Mais si riche et si intéressante que soit l’exposition des États-Unis dans les travées du Champ de Mars, elle est loin de donner une idée complète des progrès réalisés. C’est à l’Exposition agricole et dans la galerie des machines que se révèle surtout la puissance productrice de la grande république américaine. Là, blé, orge, avoine, maïs, coton, laine, sucre, viandes, catalogués et classés, nous parlent des 250 millions d’hectares en pleine culture qu’elle exploite, d’une population qui, en vingt-huit ans, de 1859 à 1887, a augmenté de 95 pour 100, alors que la valeur de ses produits agricoles s’élevait de 8,375 millions à 19,355 millions. Ici, les machines en mouvement attestent l’effort vigoureux d’un peuple pour affranchir son industrie. Puis, dominant cet ensemble gigantesque, ce formidable outillage et cette exubérante production, l’exposition d’Edison, monument étrange, occupant à lui seul près de 700 mètres carrés. Ce nom suffit pour attirer les regards, nom américain devenu universel comme l’homme qui le porte, en qui s’incarne l’inventif génie, l’esprit chercheur, curieux-et essentiellement pratique d’une race.

Ce que cet homme, secondé par ses aides, a noté de résultats, examiné de causes et observé d’effets est incalculable. Ses merveilleuses inventions n’ont ni lassé ses forces ni ralenti sa marche. Aux applications nouvelles d’un principe déterminé et connu comme l’électricité, succède le phonographe. A la plume électrique, dont on constate les avantages, mais dont on critique le prix élevé, il oppose lui-même son miméographe, simplifié, remplissant le même but, et, côte à côte, il expose ses deux inventions concurrentes, laissant au public le soin de décider quelle est la meilleure. Pour la lumière électrique, son premier brevet date d’août 1876. Complétant son œuvre par des améliorations successives, il prend neuf brevets nouveaux en 1879, autant en 1880, soixante-quatre en 18S1, quatre-vingt-trois en 1882 ; en janvier 1889, il en a déjà enregistré trois cent vingt-neuf et n’est pas au bout.

Pour le phonographe, notons ce que lui-même raconte au rédacteur du New-York Herald qui lui demandait en riant ce qu’il devait penser d’une rumeur attribuant à Edison l’invention d’une machine à l’aide de laquelle un résident de New-York put voir ce que sa femme faisait à Paris : « Je ne sais pas si ce serait là un service à rendre à l’humanité ; les femmes protesteraient. Mais, à parler sérieusement, je travaille en ce moment à une invention qui permettrait à un habitant de Wall Street de téléphoner à un ami, à Central Parle, à l’extrémité de la ville, et de voir cet ami pendant qu’il causerait avec lui. Cette invention-là serait utile et pratique, et déjà j’ai obtenu des résultats qui me satisfont, en reproduisant des images à cette distance. »

Signalons encore en passant, car l’exposition d’Edison prendrait à elle seule un volume : le motographe électrique, le télégraphe automatique, le séparateur magnétique des minerais et tant d’autres découvertes ingénieuses en voie d’élaboration dans ce cerveau puissant. Ses compatriotes sont fiers de lui et à juste titre. Il projette, sur leur exposition de 1889, le même incomparable éclat que le formidable feu électrique qui domine son buste projette sur le pavillon où brille son nom.

A côté de leurs richesses agricoles et de leurs inventions industrielles, c’est avec un légitime orgueil que les États-Unis exposent les résultats obtenus par leurs grands éditeurs : Houghton, Mifflin et Cie, D. Appleton, Barnes et Cie, Lippincott, Lothrop et autres dont les noms sont aujourd’hui bien connus en Europe. Avec orgueil aussi ils nous montrent ce qu’ils ont su faire dans ce domaine de l’éducation populaire, où ils ont devancé l’Europe. Cette exposition scolaire eût gagné toutefois à être plus étendue et plus complète. Telle qu’elle est, elle assigne à Boston une incontestable supériorité.

Ces choses-là vues, demandez aux œuvres de leurs artistes de compléter l’impression ressentie, de vous révéler ce que peut donner, dans ce domaine autre de l’esprit humain, la race utilitaire et pratique dont vous avez admiré le colossal effort et la surprenante richesse. Trop jeune encore pour avoir un passé artistique, quel avenir s’offre à elle, quelles sont ses idées et ses tendances, ses conceptions et son but ? Où en est-elle de cette période d’initiation qu’ont traversée tous les peuples avant que leur génie original se révélât à eux, dans l’œuvre d’un maître, dégagée des scories de l’imitation servile, de la reproduction sans âme et sans foi ? Là, comme ailleurs, vous retrouverez l’effort persévérant, mais là plus qu’ailleurs vous discernerez, sous l’influence des maîtres passés et modernes, une note personnelle, une aspiration à s’ouvrir vers l’idéal des voies nouvelles, une conception particulière de la vie, de la nature et de la lumière. Leur art, comme leur génie, est l’antithèse de l’art et du génie de l’Extrême-Orient. Il dérive du nôtre, et leur individualité plus accentuée se trahit par une recherche plus tourmentée. La vivacité de l’impression aboutit parfois à une excessive intensité d’expression qui dépasse le but, mais qui, assagie par l’expérience, l’atteindra.

De cet ensemble de l’exposition des États-Unis, du groupement sans lacunes, du tout, harmonieux dans ses proportions vigoureuses, se dégage, nette et claire, la vision d’un grand peuple, d’une nationalité jeune et puissante. Elle a, sans faiblir, supporté l’épreuve de la guerre étrangère et de la guerre civile, de la prospérité qui amollit les âmes, de la richesse qui mine les empires. Avec confiance elle marche de l’avant, et la France qui l’a vue naître, qui a aidé ses premiers pas, la suit d’un œil sympathique dans la voie où l’attendent de hautes destinées.


III

En quittant les États-Unis, nous pénétrons dans un autre monde ; la race anglo-saxonne cède la place à la race espagnole, et, dans ce vaste continent, nous ne la retrouverons plus. Elle en détient près de la moitié, et, sur le reste, étend son ombre. Ombre grandissante, voisinage dangereux. Qui le sait mieux que le Mexique, à qui ce voisinage a coûté plus de la moitié de son empire : le Texas et le Nouveau-Mexique, le Colorado et l’Utah, l’Arizona, le Nevada et la Californie ; sept États nouveaux annexés aux États-Unis, États de l’or et de l’argent, États de grande culture et de grande pâture, emportés dans une rapide campagne par une poignée d’hommes ; tardives représailles des conquêtes d’aventuriers, qui, trois siècles et demi auparavant, faisaient tomber aux mains de Fernand Cortez et de ses compagnons le riche et florissant empire des Aztèques. Un hardi coup de main a repris à la race espagnole ce qu’avait ravi aux légitimes possesseurs du sol une injuste agression : un territoire immense que le Mexique, épuisé par la guerre d’indépendance et ses discordes civiles, laissait en triche.

S’il a chèrement payé ses fautes, ses pronunciamientos et ses dictatures militaires, si la fortune ne lui a épargné ni les avertissemens ni les revers, après avoir, et au-delà, comblé les ambitions et rassasié la cupidité des premiers envahisseurs, si le génie fanatique et sombre de l’Espagne de Philippe II, après avoir brillé d’une lueur livide sur un continent dévasté, a failli disparaître à jamais dans une série de revers inouïs, l’éclipse n’a été que momentanée. Ce que l’Espagne a perdu, l’Espagnol l’a gardé ; aujourd’hui, comme il y a trois siècles, il est en possession de toute l’Amérique méridionale et centrale, d’une partie de l’Amérique septentrionale. Si les noms sont changés, si les provinces royales sont devenues des États républicains, la souveraineté est demeurée aux mêmes mains, morcelée, divisée, mais agissante et vivante, et nous assistans en ce moment à un puissant réveil de ces nationalités du même sang. Du Rio Grande au cap Horn, un souffle nouveau a passé, réveillant les ambitions endormies, les espoirs ajournés, secouant la longue torpeur, suite des grands efforts faits pour conquérir l’autonomie et arracher à la métropole la reconnaissance de l’indépendance des colonies.

Dans un palais aztèque, dont la construction n’a pas coûté moins d’un million, palais aux massives murailles et aux roides escaliers, au portique soutenu par deux puissantes cariatides et couronné par Tonatiuh, emblème du soleil, le Mexique expose aux regards curieux les produits de son sol et de son industrie : sol étrange où, par gradins successifs, le climat change, la température s’abaisse, où, des terres chaudes, on s’élève aux terres tempérées, puis aux terres froides, où les produits des tropiques coudoient ceux de nos zones ; industrie naissante, créée, alimentée par les capitaux et les machines de l’Europe et des États-Unis, mais chaque jour plus prospère et plus rémunératrice. Dans le salon central, de 40 mètres de long sur 24 de large, s’étalent bois et minerais, chanvres et cordes, tabacs et cigares ; un monumental escalier à double voie donne accès aux galeries supérieures où s’entassent les collections d’objets d’art, les produits naturels et industriels. Le jour tombe de haut, éclairant d’une manière uniforme, sans ombres ni reflets, les murailles tapissées d’objets.

Dans les deux pavillons, des groupes symboliques personnifient le passé. Les divinités aztèques, dieux de l’agriculture et des pluies, des arts, de la chasse et du commerce, les guerriers de l’antique histoire, depuis Izcoati, fondateur de la monarchie, jusqu’à Cuilahuac, le héros de la noche triste, contemplent, impassibles, la marche d’une civilisation nouvelle, d’un art et d’une industrie ignorés d’eux.

Principal instrument de la conquête du Mexique, le cheval et l’équipement du cheval figurent en place d’honneur à l’exposition mexicaine. Ils attirent et captivent les regards de la foule qui se presse autour de ces selles merveilleuses rehaussées de plaques d’argent, de ces sombreros aux lourdes ganses d’argent, de ces costumes pittoresques du caballero classique, de ces souples lassos, de ces mors et éperons d’argent massifs, de ces élégans ponchos. On comprend le rôle que joue le cheval dans la vie du Mexicain, dont il est l’inséparable compagnon, piédestal de l’homme auquel il donne toute sa valeur, qui ne se sent lui-même que sur son dos, cavalier infatigable, dompteur émérite, médiocre agriculteur, intelligent éleveur, dédaigneux du travail manuel, qu’il estime servile, qu’il abandonne à l’Indien, mettant son orgueil et, sa joie à parader dans les rues de sa grande capitale ou à courir dans les vastes pampas, portant souvent sur lui tout ce qu’il possède, boulons, plaques d’or ou d’argent incrustés dans sa selle et surchargeant ses vêtemens.

Dix millions d’hommes, dont près de 7 millions d’Indiens, peuplent les vingt-sept états de la république, échelonnés sur les côtes de l’Atlantique et du Pacifique, sur les hauts plateaux, qui, à eux seuls, comprennent les trois quarts de la superficie du Mexique et que les montagnes abritent des vents des deux océans. Dans la région du nord, le bétail abonde, dans les États du contre les mines d’argent ont produit d’incalculables richesses et donnent encore d’énormes rendemens. Si les jours sont passés où don Pedro Torreros retirait des mines de Real del Monte 132 millions et achetait à Charles III le titre de comte de Régla, les minerais qu’expose le Mexique attestent que l’antique richesse de ses mines est encore loin d’être épuisée ; la mine de Santa-Gertrudis a payé à ses actionnaires, en peu d’années, trente-neuf dividendes de 100,000 francs chacun.

Dans ces vingt dernières années, le Mexique, en paix à l’intérieur et à l’extérieur, a fait de grands progrès. Nombre d’industries nouvelles ont surgi dans ce pays, où le sol et le climat se prêtent merveilleusement à tous les genres de productions, où les matières premières les plus dissemblables sont réunies. Mais, si favorisé qu’il soit de la nature, le Mexique a deux périls à redouter : à l’intérieur, les soulèvemens et les pronunciamientos militaires ; à l’extérieur, le redoutable voisinage de la grande république des États-Unis. C’est à les conjurer que doivent tendre les patriotiques efforts de ses hommes d’état.

Guatemala, la plus peuplée des cinq républiques de l’Amérique centrale, a construit, à l’Exposition du Champ de Mars, un véritable petit palais en bois. Les visiteurs y affluent, attirés par un effet décoratif du meilleur goût, retenus par un étalage savant des richesses exposées. Dans la salle centrale, d’élégantes statuettes font apparaître aux yeux les types originaux et variés des Indiens et des résidens, leurs costumes pittoresques, leurs attitudes d’un fin modelé. À gauche, des étoffes éclatantes, des ponchos aux riches couleurs qu’affectionnent les habitans des zones tropicales, des tissus de soie, de laine et de coton artistement drapés ; à droite, un diorama où revivent la faune et la flore du pays, orchidées éblouissantes, aux formes étranges, oiseaux merveilleux, insectes bizarres et fantastiques, collection due aux patientes recherches de M. Boucard, l’un de nos compatriotes. Tout cela baigne dans une lumière bleue, dans un cadre magique fait de soleil, de chaleur et d’exubérante végétation. Puis des sacs de café, principale richesse du pays, café à l’arôme exquis, de cacao, sucre, caoutchouc, cochenille, des bois d’ébénisterie, notamment le cogote de Fraile, aux veines riches et capricieuses, dont un artiste habile a su obtenir de curieux effets.

Pour beaucoup de visiteurs, cette exposition du Guatemala, en faveur de laquelle les chambres ont ouvert un crédit de 250,000 fr., est une révélation inattendue des richesses de ce pays, richesses scientifiques et industrielles ; c’est aussi un succès dont le Guatemala peut être fier.

La plus petite de ces républiques, mais aussi l’une des plus industrieuses et des plus riches, San-Salvador, que le Guatemala et le Honduras isolent de l’Atlantique et qui n’a de port que sur l’Océan-Pacifique, a tenu à honneur de participer officiellement à l’Exposition de 1889. « Cette Exposition n’est pas uniquement, dit l’exposé des motifs du projet de loi, un fait économique et industriel ; elle représente une pensée de confraternité, et le San-Salvador entend, en faisant acte d’adhésion et de présence, témoigner de sa sympathie pour la France, cette nation qui marche à la tête des races latines. »

Pays riche et fertile, contenant une population de 664,000 habitans, le San-Salvador importe pour environ 17 millions de produits manufacturés et exporte pour 26 millions de café, d’indigo, d’or, d’argent, de sucre, de tabac, à destination de l’Amérique centrale, du Pérou, du Chili, des États-Unis, de l’Angleterre et de la France. Ce mouvement commercial s’accroît chaque année.

Le pavillon de San-Salvador, construit sur la terrasse des Arts libéraux, reproduit assez exactement le style des habitations locales, un curieux mélange d’architecture espagnole et arabe. Des paysages empruntés aux sites les plus célèbres, entre autres la vallée de Molineros, située au pied du volcan de San-Vicenti, ornent les murs. À l’intérieur, on admire surtout une magnifique collection de minerais d’or, d’argent et de cuivre et des bois d’ébénisterie très remarquables.

Pays de lacs et de forêts, de merveilleuses essences végétales et de plantes exotiques, Nicaragua élève au milieu du Champ de Mars une riante oasis, une construction élégante et gracieuse, à la toiture écaillée de tuiles émaillées, couronnée d’épis en terre cuite du plus original effet, décorée, à l’intérieur, de nattes et de tissus aux couleurs brillantes. Dès l’entrée, ce qui attire et retient les yeux, c’est le plan du canal interocéanique que les États-Unis se proposent de creuser entre l’Atlantique et le Pacifique au travers du laide Nicaragua. Avec la persévérance qui leur est propre, depuis quarante années, ils poursuivent ce projet, l’étudient et le mûrissent. Projet gigantesque, à tout prendre réalisable, à demi réalisé par Cornélius Vanderbilt, qui, en 1850, établit par le transit du lac de Nicaragua sa ligne de communication entre New-York et San-Francisco, idée reprise ensuite par l’aventurier Walker, qui, en 1855, envahit le Nicaragua à la tête d’une bande de flibustiers, un moment en fut maître, le perdit pour le ressaisir de nouveau, et, enfin repoussé, tourna ses armes contre le Honduras, et, vaincu, mourut fusillé à Truxillo, le 11 août 1860.

Si le gouvernement des États-Unis s’abstint alors d’intervenir en faveur d’un soldat d’aventure, désavoué par lui, si depuis il a toujours répudié toute pensée d’agression contre une république sœur et découragé par son attitude ceux qui, devançant les événemens, aspiraient à marcher sur les traces de Walker, en revanche il a toujours favorisé les démarches faites auprès du Nicaragua en vue du percement de l’isthme. Le plan exposé est le résultat des incessans efforts des Américains pour ouvrir une communication entre les deux océans. Les négociations ont abouti, les ingénieurs sont à l’œuvre, les devis établis, et les capitaux ne semblent pas devoir faire défaut à une entreprise qui, du même coup, ferait la fortune de ce pays riche et peuplé. Riche, il l’est : en bois de teinture et d’ébénisterie, en café et en cacao, en forêts aux essences variées. Rien ne donne mieux une idée de son exubérante végétation que ce tronc de liane jeté comme un pont aérien au travers du pavillon. Au long de ce câble, qui mesurait 2 kilomètres 1/2 de longueur et qui compte quinze siècles d’existence, des singes suspendus, au grimaçant rictus, semblent se livrer à leurs exercices d’acrobates. Dans une vitrine voisine, des oiseaux étalent leur splendide plumage, coloré par le soleil, et de larges papillons déploient leurs ailes nacrées d’un bleu pâle, idéal et céleste.

Près du colossal palais du Mexique, détachant, sur ses lourdes et massives murailles, son élégante façade ajourée, sculptée, légère, d’une marmoréenne blancheur, le pavillon du Venezuela charme et réjouit l’u-il par son aspect pittoresque, par son air de jeunesse, par ses formes sveltes et élancées. Entre cette construction, d’une architecture originale et vive, et ce pays riant, au nom sonore et doux comme une caresse, aux côtes verdoyantes baignées par la mer des Antilles, inondées par le beau soleil des tropiques, l’harmonie latente se révèle aux yeux. On y pénètre par une porte empruntée à la cathédrale de Caracas ; les fenêtres étroites, coquettes de formes et de détails, tamisent la lumière. Elle vient de haut, éclairant la salle centrale, reléguant les travées dans un vaporeux demi-jour. Dans le péristyle s’étalent les balles de tabac, les produits pharmaceutiques, le café, la soie, le cacao, dont le Venezuela exporte 120,000 balles à l’année.

Au centre du pavillon une élégante pyramide de bois du pays : bois d’ébénisterie et de teinture, aux reflets orange, vert, gris foncé, brun, rouge, mêlent leurs notes sombres et claires ; au long des murs, les grès aurifères, les marbres, au-dessus desquels se balancent les aériens hamacs, puis le plan du port de la Guaïra et, dans une salle spéciale, la haute et jaune pyramide de la mine de Callao, qui, de 1871 à 1888, a produit ce massif d’or de 120 millions.

Pays chaud, mais sain, d’extraordinaire longévité, où l’on compte plus de centenaires qu’en aucun autre, — un par 10,486 habitans, alors qu’en Italie et en Espagne, les pays les plus favorisés sous ce rapport en Europe, on n’en relève qu’un par 66,669, et en France, un par 190,015 habitans, — le Venezuela est partagé en trois zones distinctes : zone agricole, zone de pâturages et zone de forêts. Réunies, elles occupent une superficie de 1,539,000 kilomètres carrés et pourraient nourrir et enrichir une population décuple de celle qui l’habite et qui atteint un peu plus de 2 millions. Ces 2 millions de consommateurs et de producteurs importent, chaque année, pour une valeur de 62 millions de francs et exportent pour 82 millions de café, cacao, peaux de bœuf, de chèvre et de chevreuil, de coton et de fruits, de gros bétail et de caoutchouc, par les ports de la Guaïra, de Puerto Caballo, de Ciudad Bolivar, de Macaraïbo et de la Vela, sans compter le commerce du cabotage, qui se chiffre par un total de 58 millions. Ce commerce d’ensemble met en mouvement une flotte de 9,263 navires, dont 1,052 à vapeur, jaugeant au total plus de 2 millions de tonnes.

L’accroissement continu de la population, des recettes publiques, qui ont triplé en vingt ans, de l’aisance générale, qui a suivi une marche plus rapide encore, attestent les progrès du Venezuela et donnent à l’exposition de ses produits un intérêt tout particulier.

A peu de distance, un temple inca, massif, carré, couleur d’ardoise, au fronton décoré de hiéroglyphes empruntés au culte du dieu soleil, nous ouvre ses portes. A l’intérieur, sur un fond rouge, se détache l’écusson de l’Equateur : un aigle éployé planant sur une mer unie où vogue un navire à vapeur ; du sein des flots surgit une montagne d’argent, étincelante aux rayons d’un soleil nimbé d’or. Située sous l’équateur, dont la ligne idéale passe sur la cime majestueuse du Cayambé, cette région évêque, par son nom seul, l’idée d’intolérables chaleurs, d’un climat brûlant et malsain, de myriades d’insectes dévorans, de fièvres et de reptiles. Cela n’est vrai que des côtes, car si le paradis terrestre existe encore sur notre terre, c’est à Quito, capitale de l’Equateur. Ici, la Cordillère des Andes qui, sur 4,000 lieues de longueur, de l’Océan-Glacial arctique au cap Horn, déroule sa chaîne monstrueuse, se renfle en hauts plateaux, en massifs énormes que dominent la cime altière du Chimborazo mesurant plus de 6,000 mètres de hauteur, celle du volcan de Cotopaxi, la plus belle des montagnes de l’Amérique, du Pichincha, où s’est livrée, à la plus grande altitude connue, la sanglante bataille dans laquelle la république de l’Equateur a conquis son indépendance. Sur ce massif de 4,000 mètres au-dessus de la mer, sous un ciel idéal, dans le plus égal et le plus doux des climats, devant le plus beau des paysages, Quito, reine du printemps, domine ses fraîches vallées où de rians cours d’eau serpentent à travers d’épaisses forêts toujours parées de feuilles et de fleurs, et des pâturages toujours verts.

Dans le pavillon de l’Equateur nous retrouvons le café, le caoutchouc, le quinquina, le soufre, la laine, le tabac, le cacao, dont le pays exporte pour plus de 27 millions de francs à l’année. A côté de ces produits de la culture moderne, des collections archéologiques rappellent les souvenirs du passé. Partout, semble-t-il, ces républiques américaines ont tenu à nous montrer, auprès des productions anciennes, celles par lesquelles elles les remplacent : les conquêtes agricoles et industrielles légitimant la prise de possession du sol par une race supérieure. La démonstration est complète et le fait est acquis. Si l’humanité, en tant qu’être moral, peut regretter la suppression violente et brutale d’une race indigène intéressante, heureuse et douce, l’humanité, en tant qu’être matériel et collectif, bénéficie de ces conquêtes qui, chaque jour, grossissent la masse des produits utiles dont elle dispose et dont elle vit.

Fleuron détaché, en 1822, de la couronne de la maison de Bragance, dernier représentant, dans l’Amérique méridionale, du principe monarchique, l’immense empire du Brésil, dont la superficie égale presque celle de l’Europe, dresse, au pied de la tour Eiffel, ses trois étages de galeries autour d’un vaste atrium et sa tour carrée de quarante mètres de hauteur. Des faïences décoratives encadrent les vastes baies ; sur les cartouches des pylônes figurent les armes des vingt provinces et, sur la façade centrale, la sphère du drapeau impérial.

Le Brésil n’a rien négligé pour rehausser l’éclat de son exposition. Justement fier de ses richesses naturelles, du rang qu’il occupe dans le monde, de l’estime universelle on laquelle est tenu le souverain, aussi libéral qu’éclairé, philanthrope doublé d’un savant, qui préside à ses destinées, il a voulu prendre à l’Exposition une part importante et n’a pas hésité à voter les fonds nécessaires pour assurer à ses 1,600 exposans l’espace qu’ils réclamaient.

Peu de contrées sont aussi favorisées de la nature que cet empire qui ne compte encore que 12 ou 15 millions d’habitans et pourrait en nourrir vingt fois plus. Les vents alizés qui règnent sur la région septentrionale y tempèrent les ardeurs du soleil et y entretiennent une humidité favorable à la végétation. Dans l’intérieur, les montagneux massifs de la Sierra de Parima, de Borborema, de Santa Maria, des Montes Pirineos, rameaux détachés de la grande Cordillère des Andes, offrent de hauts plateaux découpés par des vallées profondes, sillonnés par d’innombrables torrens. L’Amazone, reine des fleuves, déroule sur 4,000 kilomètres de longueur ses eaux navigables ; 200 affluens l’alimentent, et ce réseau de rivières offre, en tout temps, à la navigation un parcours de plus de 50,000 kilomètres. Par ces voies largement ouvertes sur la mer, la civilisation et le commerce ont pu refluer jusqu’au cœur de l’empire, en révéler et en exploiter une partie des ressources naturelles. Soumise, elle aussi, à un régime de crues régulières, l’Amazone, ce Nil américain, monde périodiquement ses rives, déposant, sur les vastes plaines qu’elle traverse, son fertilisant limon, déversant dans l’Atlantique ses vagues énormes, impétueuses et profondes qui, jusqu’à 100 lieues au large, creusent leur lit dans celui de l’Océan et conservent, au milieu de ses flots amers, leur saveur d’eau douce.

Située presque sous la ligne, toute cette partie nord du Brésil abonde en forêts vierges. L’orchidée, que la mode a sacrée reine des fleurs, balance dans les hautes ramures sa tige souple et nerveuse, ses fleurs étranges, aux capiteux parfums, aux couleurs éclatantes, aux calices inquiétans, yeux ouverts qui, dans l’ombre, semblent voir et suivre avec une singulière fixité les mouvemens du chasseur qui, pour les conquérir, pour les vendre à prix d’or aux amateurs passionnés, risque sa vie dans ces forêts hantées de fauves et de reptiles. Bois de construction, de teinture et d’ébénisterie, bois résineux et plantes médicinales, tout un monde végétal à peine connu, tout un monde animal redoutable et curieux croît et se meut dans ces interminables forêts que l’Indien lui-même n’aborde pas sans crainte, où il a peine à se frayer un sentier, et qui recèlent d’incalculables richesses pour la science, l’industrie et le commerce.

De là sont venues ces billes énormes qui attirent l’attention dans le pavillon du Brésil, ces plantes rares et ces collections d’insectes : là s’épanouit cette Victoria Regia qui peut porter sur ses feuilles le poids d’un enfant et dont la floraison centenaire dépasse les limites de notre existence ; de là, aussi, ces singes, ces aras flamboyans, ces oiseaux au plumage varié, ces résines de Latobé, ce caoutchouc de Lacerda. De Bahia sont venues ces conglomérations diamantifères, ces pierres précieuses sorties de l’écrin de la vicomtesse de Cavalcanti, ces diamans et ces émeraudes ; du Rio Grande do Sul, ces minerais d’or, ces agates, ces améthystes et ces cornalines ; de Gandarella, ces marbres ; de Tubarao, ces charbons : puis ces vins et liqueurs, ces tabacs et le café, dont le Brésil produit 180 millions de kilogrammes, la moitié de ce que le monde consomme.

Dans le sud, Rio-Janeiro, capitale de l’Empire, la seconde ville de l’Amérique méridionale, déploie, au fond d’une des plus vastes et des meilleures baies que l’on connaisse, ses palais et ses monumens, ses universités et ses églises, ses quais, ses docks, ses magasins où, chaque année, se vendent pour des millions de pierres précieuses, ses immenses entrepôts où puisent sans relâche les navires du monde entier, greniers de sucre et de café, de cacao, et de tabac, de pierres précieuses et de colon.

Au pied de ses collines, la ville marchande s’étend, longeant la baie, projetant dans l’eau calme et profonde ses quais démesurés comme les bras de Briarée. Sur les hauteurs, noyées dans la verdure des palmiers, les riantes villas aux couleurs harmonieuses dominent la baie majestueuse, semée d’îles, et le port affairé où fourmillent près de 300,000 habitans, où les navires affluent de tous les points du monde. Ville riche, monumentale, populeuse et élégante, commerçante et studieuse, à laquelle les préoccupations matérielles ne font pas négliger la culture intellectuelle ainsi que l’attestent son université, son école des beaux-arts, ses musées, ses bibliothèques, son jardin botanique, l’un des plus riches du monde en collections minérales, végétales et animales.

Au nord de Bio-Janeiro, Bahia, port large ouvert sur l’Atlantique, écoule les bois dits du Brésil, le sucre et le café. Plus au nord encore, Pernambuco, la Venise brésilienne, port du tabac et des bois de teinture, centre d’un commerce de sucre également important.

Des échantillons de tous ces produits s’étalent dans le pavillon du Brésil ; ils confirment sa prospérité croissante, qui n’est rien encore en comparaison de ce que l’avenir lui réserve. Le jour où ces vastes forêts seront ouvertes et explorées, où des régions encore inconnues, perdues dans l’ouest, seront envahies par la civilisation, ce ne sera plus, comme aujourd’hui, par un milliard et demi de francs que se chiffreront l’importation et l’exportation de l’empire. Bien autrement élevée sera la part contributive du Brésil au mouvement industriel et commercial, à l’actif du monde.


IV

L’existence du Paraguay est un miracle, miracle de ténacité, de courage et d’énergie, et c’est avec une profonde sympathie que la France a vu cette république s’imposer, pour répondre à son appel et prendre part à l’Exposition, de sérieux sacrifices. Enclavé au cœur même du continent sud-américain, entre le Brésil, la Bolivie et la République Argentine, dont le séparent des frontières mal définies, sans ports sur l’Océan-Pacifique comme sur l’Océan-Atlantique, dont l’isolent, dans chaque sens, près de deux cents lieues de terre, accessible seulement par le Rio de la Plata et le Rio Paraná, que l’on remonte en six jours de Buenos-Ayres ou de Montevideo et que l’on redescend en trois, le Paraguay semblait devoir étouffer faute de communication avec le reste du monde. Cerné entre ses trois puissans voisins, engagé avec eux, en 1864, dans une lutte inégale et désastreuse, le Paraguay lutta six ans, sacrifia sur les champs de bataille les neuf dixièmes de sa population, plus d’un million d’habitans, sortit de la lutte vaincu, dépouillé, peuplé de veuves et d’enfans, réduit, encore aujourd’hui, à 346,000 âmes sur un territoire presque aussi vaste que la France et assez riche pour nourrir vingt millions d’hommes.

Découvert au XVIe siècle par les Espagnols qui, franchissant des défilés aujourd’hui impraticables, envahirent la Bolivie et le Pérou, colonisé et civilisé au XVIIe et au XVIIIe par les Jésuites, retombant, après leur expulsion par l’Espagne, en 1767, dans un état de comparative barbarie, se relevant pour succomber cette fois sous les coups de ses voisins coalisés, le Paraguay, peu connu du reste de l’univers, a subi jusqu’en 1870 les plus terribles épreuves qu’un peuple puisse endurer. Il en sort, sinon triomphant, du moins libre encore, puisant des forces nouvelles dans sa volonté de vivre et sa résolution de durer. Le climat est sain, le sol est riche, et, sur ce sol dont l’admirable fertilité et la production spontanée sollicitent trop peu le travail de l’homme, croissent en abondance : le tabac, le maté, le maïs, le manioc, la canne à sucre, le café, le coton, le riz. Comme industries principales : la tannerie, les poteries, les dentelles du Paraguay, très recherchées dans l’Amérique du Sud pour leur délicatesse et l’originalité des dessins, la fabrication des ponchos, qui atteignent, en raison de leur finesse, des prix fabuleux ; comme exploitations, celles des marbres et des porphyres, du kaolin, de l’ocre et du salpêtre ; enfin la préparation des peaux de tigre, de lion, de loup marin, très estimées à Buenos-Ayres, où l’on en fait un important commerce d’exportation.

Sobre et résistant, de mœurs douces et de vie sociable, le Paraguayen a conservé intactes les traditions de noblesse et de courtoisie espagnoles. Son hospitalité est proverbiale ; proverbiales aussi la grâce et la beauté des femmes, qui ont gardé, purs de tout mélange, les traits caractéristiques de leur origine. On retrouve encore chez quelques-unes d’entre elles le type caucasien blond qui date de la conquête et trahit la descendance des émigrans belges, sujets de Charles-Quint et de Philippe II, entraînés par l’esprit d’aventure sur les traces des Cortez et des Pizarre.

Ascension, capitale de la république, jolie ville de 50,000 habitans, réduite par la guerre à 18,000, domine, du haut de ses collines, le cours majestueux du Paraguay, un horizon de jardins, de métairies, de bosquets d’orangers, de plaines sans fin aux larges ondulations que plaquent de taches sombres les hautes forêts, que limitent, au sud, le pic de Lamboré, à l’ouest les solitudes du Chaco.

Ici encore nous retrouvons la Victoria Regia, cette gigantesque nymphéacée qui s’épanouit sur les ruisseaux et les étangs, le cactus éclatant et les riches orchidées, le cédratier, le pistachier, le caroubier, mêlés à la faune de nos climats tempérés. En concentrant dans le Paraguay leurs efforts, en choisissant, entre toutes, cette région de magnifiques et silencieux bocages, les jésuites avaient pressenti, avec leur remarquable perspicacité, ce que pourrait devenir un jour, en des mains intelligentes, ce pays aussi salubre que fertile. L’avenir leur donnera raison ; le temps aura vite fait de réparer les maux que ses ennemis et ses fautes ont infligés au Paraguay, de repeupler ses campagnes et de mettre en valeur ses richesses.

Dans un écusson que surmonte un soleil levant, la République de l’Uruguay étale, à l’entrée de son pavillon, ses armes parlantes : sur champ d’azur, la balance de la justice, un bœuf symbole d’abondance ; sur champ d’argent, la citadelle de Montevideo, emblème de force, un cheval en plaine, symbole de liberté. Au long de l’Atlantique et du Rio de la Plata, cette mer d’eau douce, comme l’appelait Juan Diaz de Solis qui, le premier, en remonta le cours, et que Magellan, cherchant à se frayer un passage à travers l’interminable continent, prit pour un détroit, trompé par cette embouchure de quarante lieues de largeur, l’Uruguay déroule ses plaines fertiles qu’accidentent de nombreuses collines. Les hautes montagnes y sont inconnues ; de riches pâturages tapissent les versans des coteaux, les taillis touffus bordent les rivières qui serpentent entre les vallons. Pays du soleil et des fleurs, d’herbages et de troupeaux, de fruits de toutes les zones, l’Uruguay possède une température douce et saine qui oscille entre les deux moyennes de + 11 et + 21 degrés centigrades. Climat sec et beau, où l’on relève, par année, une moyenne de 244 jours clairs, 85 de ciel couvert et 36 de pluie, où les nombreux cours d’eau entretiennent la fraîcheur et suppléent à la rareté des ondées, l’élevage du bétail et la culture des céréales y font de rapides progrès.

En 1852, l’Uruguay possédait 1,800,000 têtes de bétail, 3,632,000 en 1862, 6,255,000 en 1886. Tributaire, il y a vingt ans à peine, du Chili et des États-Unis, pour le blé nécessaire à la consommation de 230,000 habitans, il pourvoit aujourd’hui aux besoins d’une population qui a triplé dans ce court espace de temps et dépasse 700,000, et exporte en outre pour cinq millions de francs de céréales. Pendant la même période, son commerce, à l’importation et à l’exportation, a suivi une progression analogue : de 70 millions de francs, il s’est élevé à près de 250 millions, et la France figure au second rang, après l’Angleterre, dans ce mouvement d’échanges.

A l’embouchure de la mer d’eau douce, à laquelle les richesses minières du sol qu’elle arrose, autant que les lingots d’argent que Sébastien Cabot rapporta à Henry VIII d’Angleterre, firent donner le nom de Rio de la Plata (fleuve d’argent), Montevideo, capitale de la république, siège du gouvernement, peuplée de 134,000 habitans, étale, sur son vaste plateau rocheux, ses rues tirées au cordeau, ses seize cents quadres dont l’aspect uniforme réjouirait l’œil d’un géomètre épris de la ligne droite et des proportions mathématiques. Vue du Cerro, la ville a grand air, avec sa rade largement ouverte, incessamment sillonnée de navires, ses quais espacés, son fleuve gigantesque, ses rues droites qui fuient il l’horizon, jalons d’une cité immense à laquelle une ambitieuse prévoyance a ménagé l’espace. De ces seize cents quadres, six cents seulement sont construits et habités, mille attendent maisons et habitans. Ils viendront peupler ces larges avenues, accroître encore le mouvement et l’animation de la grande ville, dans laquelle se croisent de nombreux tramways, à laquelle aboutissent plusieurs voies ferrées la reliant à l’intérieur.

Pays de grand élevage, l’Uruguay tend de plus en plus à devenir agricole et manufacturier. À côté de ses extraits de viande et de ses salaisons, il nous expose ses blés, pour lesquels il a obtenu une haute récompense en 1878, ses maïs, puis le coton, le lin, le tabac, les arachides, la laine, les peaux. Dans ses saladeros, on abat chaque année un nombre croissant d’animaux, et l’Uruguay se targue avec orgueil de l’emporter sur la République Argentine, sa puissante rivale. En 1888, en effet, on a abattu et salé, dans l’Uruguay, 773,449 têtes de bétail, contre 467,450 dans la République Argentine.

Riche en minerais, l’Uruguay exploite avec profit les mines d’or de Cunapiru et de Corrales, les mines de cuivre et de plomb de Maldonado, les carrières de granit de La Paz, l’agate de Salto. Fier de sa prospérité, satisfait de ses libres institutions, en paix avec ses voisins, il voit grossir le chiffre de sa population, s’accroître ses richesses et grandir son commerce. En moins de trente années, les unes et les autres ont plus que triplé, et ce passé d’hier justifie sa loi dans l’avenir.

C’est dans un palais dont la construction a coûté près de 1,200,000 francs, qu’a édifié M. Ballu, et à l’ornementation duquel il a convié nos meilleurs artistes, que la République Argentine reçoit ses nombreux visiteurs. Sur ce monument grandiose, l’ingénieuse et heureuse fantaisie de l’architecte a semé à profusion des cabochons qu’éclaire le soir la lumière électrique, gigantesques émeraudes et rubis qui courent au long de la façade et donnent à l’édifice l’aspect féerique d’un palais ruisselant de pierres précieuses. Dans les terres cuites, il a enchâssé faïences et mosaïques, sculptures décoratives couronnant les quatre pylônes des angles, ornant les pendentifs de la grande coupole intérieure. Le succès est complet, et l’éloge sans réserve. Transporté, comme il doit l’être, à Buenos-Ayres, ce palais y deviendra l’un des plus beaux monumens de la grande cité.

Capitale de la République Argentine, reine du bassin de la Plata, première ville de l’Amérique méridionale, Buenos-Ayres, centre d’un commerce qui se chiffre, à l’importation et à l’exportation, par un total annuel d’un milliard de francs, entretient avec l’Europe un mouvement d’échanges des plus actifs. Ville essentiellement cosmopolite, où affluent les émigrans, où affluent aussi, depuis 1868, date de son premier emprunt à l’étranger, les capitaux de l’Europe, qui déjà a prêté à la République Argentine plus de 1,325 millions de francs, Buenos-Ayres est aussi le plus important marché financier de l’Amérique du Sud. Jamais, à aucune époque, on ne vit un peuple jeune et entreprenant se lancer avec autant de hardiesse que Je peuple argentin dans la voie des gigantesques entreprises, des grands travaux d’utilité publique, aborder aussi résolument les questions les plus compliquées, contracter, en aussi peu d’années, des dettes aussi énormes, eu égard au chiffre de sa population, et justifier autant d’audace par autant de succès. De 1861 à 1888, sa dette publique, tant intérieure qu’extérieure, s’est élevée de 92 millions à 2,800 millions de francs ; mais, dans ce même laps de temps, sa population passait de 1,500,000 a près de 4 millions d’habitans ; ses revenus, de 75 millions à 300 millions.

Nantie des énormes capitaux que l’emprunt lui fournit, la République Argentine sillonne son immense territoire de 10,000 kilomètres de voies ferrées, rejetant au loin l’Indien, mettant à la disposition de ses nouveaux colons 30,000 lieues carrées de terre, sans valeur la veille, estimées aujourd’hui 2 milliards, en attendant qu’elle y ajoute l’immense territoire patagonien, soit 20,000 lieues carrées de plus et 10,000 autres dans le Grand-Chaco, au nord de la république.

Formidable poussée qui, du coup, a porté la République Argentine au premier rang des états sud-américains, tant au point de vue commercial et financier qu’au point de vue de l’immigration, et qui, de chacun de ses créanciers étrangers, lui a fait un partisan, intéressé à son rapide développement, saluant de ses applaudissemens chacun de ses pas en avant. C’est par centaines de mille que se comptent les émigrans italiens, français et espagnols établis dans le pays ; c’est par milliers aussi que se comptent les spéculateurs enrichis par la hausse subite des terres qui, de 2,000 francs la lieue carrée, prix auquel le gouvernement les avait cédées en 1877, valent aujourd’hui de 20,000 à 100,000 francs et tendent encore à augmenter de valeur.

Le mécanisme financier, emprunté de toutes pièces aux États-Unis, et qui ne compte guère plus de dix années d’existence, correspond aux visées les plus hautes et repose sur les bases les plus larges. Quarante et une banques, constituées à un capital total de 1,690 millions de francs, fonctionnent dans la République Argentine. Autorisées, par la loi de 3 novembre 1887, à émettre du papier-monnaie sous la condition expresse de déposer dans la trésorerie nationale des titres de rente publique pour une somme égale à l’émission qu’elles entendent faire, elles ont puissamment contribué à favoriser, avec la circulation fiduciaire, renchérissement des denrées, l’augmentation du prix de la terre et la spéculation, qui s’est traduite par la création de sociétés de tout genre opérant sur un capital nécessairement fictif qui, atteignant déjà 1 milliard de francs, peut, à un moment donné, constituer un danger pour le pays.

En revanche, elles ont imprimé à l’agriculture, et à l’élevage la puissante impulsion que révèle et qu’atteste l’exposition de la République Argentine : nulle échantillons de blé, cinq cents de maïs, provenant de 2,359,918 hectares mis en culture, à peine 1 pour 100 de la superficie du sol, et l’exportation de la farine qui n’était, en 1871, que de 16,000 kilogrammes, dépasse 6,500,000 en 1888. Puis les laines, dont on exportait, en 1878, 82 millions de kilogrammes, aujourd’hui 1,137 millions ; les cuirs et les peaux ; 23 millions de bêtes à cornes, 70 millions de moutons, 4 millions 500,000 chevaux, représentant ensemble une valeur approximative de 1,850 millions de francs. Ici des centaines d’échantillons de bois de toutes essences ; là des viandes congelées dont le commerce s’accroît régulièrement ; puis, dominant le tout, un excellent matériel d’enseignement primaire, les photographies de 438 écoles affectées à 254,608 élèves attestent, non moins que la large part qui lui est faite dans le budget, l’intelligente sollicitude de l’état pour la diffusion des lumières.

Devant cette accumulation de matières premières, on demeure confondu en songeant combien peu de temps il a fallu pour mettre en valeur le sol qui les produit. On comprend alors les hautes ambitions, on s’explique l’audace d’une nation qui, en peu d’années, a obtenu de pareils résultats. Ni tâtonnemens, ni défaillances dans ces hardis débuts, éclairée par l’expérience de l’Europe, employant du premier coup les procédés les plus scientifiques et les machines les plus perfectionnées, ouvrant largement ses portes et sa nationalité aux émigrans, faisant appel aux capitaux du monde entier, leur inspirant la confiance qu’elle-même éprouvait, la République Argentine a franchi, semble-t-il, la période la plus difficile de la vie des nations. Si, à l’audace, qui lui a merveilleusement réussi, elle sait allier la prudence et le sang-froid, nul doute que l’avenir qui l’attend ne justifie ses vastes espérances.

Entre le Chili, tel que nous le vîmes il y a des années, et le Chili tel qu’il apparaît à l’Exposition, la différence est grande S’il a donné raison à nos pronostics de suprématie militaire et morale, s’il a, dans une lutte mémorable dont nous avons retracé, ici même[2], les émouvantes péripéties, triomphe de la coalition du Pérou et de Bolivie, conquis sur cette dernière la province d’Atacama, enlevé au Pérou les provinces de Tarapaca et de Tacna, porté jusqu’à Lima ses armes victorieuses, il n’a été ni moins heureux ni moins favorisé dans son développement agricole et commercial. Ces conquêtes pacifiques ne sont pas celles dont il doive le moins s’enorgueillir.

Sur l’étroite et longue bande de terre qui, du désert d’Atacama au détroit de Magellan, déroule au long de l’Océan-Pacifique ses 350 lieues de côtes semées d’îles et d’archipels, dentelées de baies et de golfes, le Chili, adossé aux pentes escarpées de la formidable muraille des Andes, étranglé entre ces deux barrières, obstacles insurmontables à toute extension en largeur, a vécu, prospéré et grandi. Les difficultés naturelles que lui opposaient sa situation géographique, son sol et son climat, son éloignement de l’Europe et les communications difficiles par le cap de Horn, ont surexcité l’énergie, la patience et la ténacité de sa population. Confinant, au nord, à la zone torride ; au sud, aux froides régions de l’Océan-Antarctique ; jouissant, au centre seulement, d’un climat tempéré, il a su tirer de son sol tout ce que ce sol pouvait donner, extraire de ses déserts le salpêtre, le nitre et le guano, de ses plaines les céréales, de ses mines le cuivre et l’argent, peupler ses hauts plateaux de troupeaux, ses coteaux de vignes et d’oliviers, les rudes versans des Andes de lamas et de chèvres.

Peuple industrieux, il possède de nombreuses fabriques ; sobre et vigoureux, il peut, dans ses cadres élastiques, verser les soldats les plus résistans et les mieux disciplinés. Au courage naturel à la race espagnole il joint un rare sang-froid, une solidité à toute épreuve. Sa longue ligne de côtes a développé en lui l’instinct et le goût de la navigation. Le Chilien est bon marin, et sa flotte, bien équipée et supérieurement dirigée, a su triompher de la bravoure chevaleresque et de l’héroïque résistance de celle du Pérou.

Riche en or, en argent et en cuivre, riche aussi en céréales et en bétail, le Chili nous montre, dans son pavillon, les produits multiples de son sol et de son industrie, matières premières et articles fabriqués alimentant un commerce d’échange qui se chiffre annuellement, à l’importation et à l’exportation réunies, par un total de plus de 1 milliard. Sa population de 2 millions 1/2 d’habitans sur une superficie de 700, U00 kilomètres carrés semble peu considérable, mais la proportion des terres labourables n’excède pas 18 pour 100 de cette superficie totale. Santiago, la capitale, peuplée de 190,000 habitans, est une des villes les plus riches de l’Amérique. Située dans l’intérieur des terres, sur le rio Mapocho, affluent du Maipo, dans un site riant et un beau climat, centre du gouvernement, des grandes universités et des écoles, centre aussi d’un mouvement intellectuel, scientifique et littéraire, elle est, pour l’étranger, l’une des plus agréables résidences de l’Amérique méridionale. Valparaiso est la métropole commerciale, l’un des ports importans du Pacifique, point de relâche obligé des navires qui, doublant le cap Horn, remontent vers le nord. Les produits du monde entier, les bâtimens de guerre et de commerce sous tous pavillons y affluent. Ville essentiellement cosmopolite, mais d’apparence plus anglaise qu’espagnole, commerçante et cultivée. Valparaiso est appelée à un grand avenir ; à l’étiage de son commerce se mesure la prospérité du Chili.

En fermant à la Bolivie, par la conquête de la province d’Atacama, tout accès à l’Océan-Pacifique, le Chili l’a réduite à une situation quelque peu analogue à celle du Paraguay. Enfermée entre le Brésil, la République Argentine, le Chili et le Pérou, forcément repliée sur elle-même, la Bolivie a su mettre à profit la période de paix qui a succédé aux désastres de la guerre de 1870. Dans son élégant pavillon, qui rappelle par son architecture originale et bizarre les constructions boliviennes modernes, elle expose ses riches échantillons d’argent, de cuivre et de manganèse, le café, le caoutchouc et le coca, ses importantes collections anthropologiques et zoologiques, sa faune et sa flore, son couloir de mines construit avec des minerais d’argent d’un poids de 25,000 kilogrammes et d’une valeur de 70,000 francs.

Sur une superficie double de celle de la France, 2,300,000 habitans ; sous la zone tropicale, le sol le mieux arrosé de l’Amérique méridionale ; sous un climat brûlant, un massif de 4,000 mètres de hauteur formé par la Cordillère des Andes ; de grands lacs et de nombreux cours d’eau, une terre fertile et les plus riches mines autrefois connues, tels sont les traits caractéristiques que met en relief un examen attentif de l’exposition bolivienne. Le sucre et le café, l’or et l’argent, la vanille et le quinquina, les bois précieux et le tabac exquis, le coca, la laine, le coton et le salpêtre se coudoient sur ses étagères, s’étalent dans ses vitrines et attestent la richesse de cette terre de Potosi, d’où depuis 1545 on a extrait plus de S milliards d’argent.

Ici, la Cordillère des Andes dresse ses sommets les plus altiers, son pic de Sorata de 7,000 mètres de hauteur. Les forêts tropicales de la Bolivie n’ont rien à envier à celles du Brésil et de l’Amérique centrale. On y trouve, avec la plus grande variété de serpens et de reptiles connus, une innombrable variété d’insectes et d’animaux, une intensité de vie, une sève de végétation, que possèdent seules les terres vierges du Nouveau-Monde, de l’Australasie et de l’Océanie.


V

De cette revue rapide des richesses qu’étalent aux bords de la Seine, dans leurs palais luxueux ou dans leurs coquets pavillons, les nations des deux Amériques, un grand fait se dégage : l’accroissement prodigieux des matières premières, capital social de l’humanité, l’élan extraordinaire imprimé au commerce et à l’industrie, les résultats obtenus dans ces dix dernières années, gages assurés de ce que l’avenir, et un avenir prochain, tient en réserve. Le branle est donné, le mouvement lancé. Que l’on ne s’y trompe pas, nous assistans ici aux débuts d’une évolution économique et agricole, et non plus seulement financière comme celle qui, il y a quarante années, entraînait les aventuriers du monde entier sur les plages de la Californie. D’aucuns, les incrédules et les pessimistes, les hésitans et les sceptiques estiment que, dans quelques-uns de ces états, l’on va trop vite et trop loin, qu’on entreprend trop à la fois, que la fièvre de la spéculation a plus de part, dans les hausses formidables de terrains qu’ils enregistrent avec orgueil, que la prévoyance et le calcul ; qu’on se ruine parfois à vouloir trop vite s’enrichir et, qu’à trop emprunter, on court, risque d’employer en improductives dépenses des capitaux qu’il faut rémunérer tout de suite et rembourser plus tard. A quoi les optimistes de répondre : que la viande et le blé sont plus nécessaires que les métaux précieux ; que l’on affirmait aussi, au début de l’exploitation des placers californiens et australiens, qu’à trop extraire de l’or on avilirait sa valeur ; qu’à la hausse des terrains à San-Francisco succéderait une baisse formidable le jour où, le Pactole tari, une population, nomade par instinct, sédentaire par occasion, irait ailleurs chercher fortune ; qu’il n’en a rien été, et que le succès a été pour ceux qui eurent alors la foi robuste.

Et ils affirment qu’il en sera de même pour ceux qui, fondant leurs calculs sur l’augmentation régulière de la population du globe, prévoyant qu’avant peu l’équilibre sera rompu entre la production et la consommation tant des céréales que de la viande, estiment que la dépense la plus rémunératrice, le placement le plus avantageux est d’ouvrir à l’activité humaine des terres riches et fertiles, d’améliorer les semences, de multiplier les engrais. M. Grandeau, dans son intéressante communication au congrès international des grains et des farines, M. de Foville, dans ses curieux calculs statistiques, aboutissent aux mêmes conclusions. Sur notre globe, actuellement peuplé de près de 1,500 millions d’êtres humains, la population suit une marche ascendante de 7 1/2 pour 1,000 en moyenne, ce qui, dans dix siècles d’ici, porterait le chiffre de la population à 2,025 milliards, soit 200 habitans par hectare !

Que des calculs aussi compliqués et à aussi lointaine échéance préoccupent peu des hommes de nos jours et des spéculateurs avant tout soucieux de résultats immédiats, cela ne saurait faire doute. Ce qui les touche et ce qui les frappe, c’est l’inéluctable nécessité de faire face à des besoins plus proches, c’est ce fait que l’Europe ne suffit pas à sa consommation avec ses 475 millions d’hectolitres de blé, soit 1 hectolitre 45 par an et par tête ; que la France, qui y tient le premier rang avec une production moyenne de 100 millions d’hectolitres à l’année, est obligée de recourir à l’importation étrangère ; c’est que le reste du monde ne fournit encore qu’un appoint de 350 millions et que ces 825 millions d’hectolitres au total sont insuffisans. L’Exposition universelle met en lumière un autre fait incontestable : c’est que les états d’Amérique sont appelés à figurer en première ligne dans la production des céréales et de la viande.

De là l’intérêt particulier qu’ils provoquent, l’attention soutenue dont leur évolution est l’objet, tant de la part des économistes que de tous ceux que préoccupe l’avenir de l’humanité. De là aussi les encouragemens qu’on leur prodigue, leur croissance rapide, leurs développemens inattendus. Nulle hésitation dans leur marche en avant, rien qui trahisse l’effort, incertain du résultat. Si, devant les somptueux dehors de quelques-uns de ces palais d’Amérique, on s’arrête, ébloui de tant de faste, se demandant si l’on foule le seuil de la demeure d’un parvenu, subitement enrichi, un coup d’œil jeté dans l’intérieur rassure et convainc. Ces amoncellemens de matières premières et de produits alimentaires ne sont ni une fantasmagorie ni un rêve. Le capital social, la richesse vraie de l’humanité, s’accroissent chaque année. Une lueur apparaît dans l’ouest, et cette lueur n’est pas un mirage. Le Nouveau-Monde se révèle enfin, et sa merveilleuse fécondité dissipe de légitimes appréhensions. Que cette prospérité soudaine se heurte, elle aussi, à des crises possibles, que des temps d’arrêt se produisent, ralentissant un mouvement trop rapide, cela n’est ni pour mettre en question le présent ni pour faire douter de l’avenir. Le monde marche, et l’Amérique prend les devans ; tout seconde son élan, auquel sourit la fortune, amie de la jeunesse et de l’audace.


C. DE VARIGNY.

  1. Étude sur le congrès des trois Amériques (Bulletin de la chambre syndicale des nègocians-commissionnaires).
  2. Voyez la Revue du 15 juillet et du 1er décembre 1881.