L’Aménagement du Rhône, après le voyage de M. Millerand

Louis Bordeaux
L’Aménagement du Rhône, après le voyage de M. Millerand
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 625-652).
L’AMÉNAGEMENT DU RHÔNE

APRÈS LE VOYAGE DE M. MILLERAND

Le 9 août dernier, un projet de loi relatif à l’aménagement du Rhône a été déposé sur le bureau de la Chambre, qui l’a voté le 16 octobre. Il est actuellement soumis au Sénat. D’après l’exposé des motifs de ce projet, « l’ordre de grandeur » de la dépense à prévoir est de deux milliards et demi. Cette dépense serait faite, non par l’Etat, mais par une Compagnie privée ; selon les prévisions, l’affaire doit rapporter l’intérêt du capital engagé et amortir ce capital.

Un milliard d’aujourd’hui n’est pas un milliard d’avant la guerre. Nous avons perdu l’habitude de nous étonner en présence de chiffres qui naguère eussent fait reculer le plus hardi des financiers. Cependant, même aujourd’hui, il y a de quoi réfléchir quand il s’agit de deux milliards. L’aménagement du Rhône présente-t-il tant d’importance qu’il justifie une pareille dépense ? Est-il possible que ce capital puisse recevoir son intérêt et être amorti en 75 ans ? Ce sont là des questions qui, si graves qu’elles soient, ne font pas l’objet essentiel de cet article. Sans les négliger cependant, nous rechercherons surtout quelle importance économique pourra présenter l’aménagement du Rhône.

M. Millerand, président de la République, vient de montrer l’intérêt national qui s’attache à la réalisation du projet. Le 13 mars dernier, avant de descendre le Rhône de Lyon à Avignon, il s’est rendu à Bellegarde, où il a été reçu par M. de Sancey, maire, président de la Société générale d’entreprise des travaux d’aménagement du Rhône. Il a fait connaître que le projet de loi serait vraisemblablement discuté et voté très prochainement par le Sénat. Il a ajouté : « Nous verrons enfin ce projet admirable, depuis si longtemps étudié, entrer dans la voie de la réalisation. Ce sera une date nouvelle pour votre région et pour la France entière. »

Qu’est-ce l’aménagement du Rhône ? C’est l’exécution des travaux propres à rendre le fleuve commodément navigable de la Méditerranée au lac Léman, et à capter en même temps, la puissance hydraulique du fleuve pour que cette puissance, transformée en électricité, soit utilisée par l’industrie et par le commerce. En outre, les travaux doivent permettre l’irrigation de vastes plaines infertiles.

C’est l’importance économique de ce travail que nous désirons faire connaître. Nous chercherons à montrer ce que sera le fleuve comme voie navigable française, comme voie navigable internationale jointe au Rhin, au Danube et au grand réseau européen, comme source de puissance hydraulique et aussi comme moyen de fécondation de terres françaises.


Le Rhône voie commerciale française. ― Le Rhône est, actuellement, une voie navigable d’une certaines importance. Cette importance croîtra, lorsque sera achevé le nouveau canal d’Arles à la Mer, dont les travaux sont très avancés. Mais il suffit de citer quelques chiffres pour monter que le Rhône n’est pas ce qu’il devrait être, et que, malgré les travaux exécutés vers 1880, et bien qu’il puisse recevoir des chalands de fort tonnage, les conditions de la navigation et les jonctions du fleuve aux autres artères navigables sont très défectueuses pour que la voie du Rhône soit considérée comme pratique par le commerce. Alors qu’en 1852, avant la construction des chemins de fer parallèles au Rhône, le fleuve, de Lyon à Arles, recevait un tonnage de 635 000 tonnes [1] et cela bien que la navigation fût très difficile, ce tonnage tombait, en 1859, après la construction des chemins de fer, a 273 000 tonnes. En 1880, le tonnage était descendu a 173 000 tonnes. Les travaux faits en exécution d’une loi du 13 mai 1878 améliorèrent la situation, et, en 1913, le fleuve recevait 281 000 tonnes.

Or, sans comparer le Rhône a certains fleuves du Nord, au Rhin notamment, qui reçoivent un tonnage colossal, il suffit d’observer que, pendant la même année 1913, la Seine, de Conflans à Rouen, recevait 3 803 000 tonnes, treize fois plus que le Rhône.

Il est certain que le Rhône, mis en bon état de navigabilité, et considéré comme voie navigable française et non pas, pour le moment, comme voie internationale, rendra au commerce français des services très importants.

En prenant le fleuve isolement, tel qu’il est actuellement, et en le supposant simplement mis en bon état de navigabilité entre Lyon et Marseille, par le nouveau canal d’Arles et par l’aménagement du fleuve de Lyon à Arles, il est facile de voir quels avantages en retireront, outre les ports fluviaux, Lyon particulièrement, les ports de mer de Marseille et de Cette, celui-ci joint au Rhône par le canal actuel en voie d’amélioration.

La carte économique du Sud-Est montre aisément l’importance des produits qui auront intérêt à emprunter la voie du Rhône : marchandises manipulées ou produites par le commerce et l’industrie de Cette et de Marseille, produits de la viticulture du Midi et des bords du Rhône, produits miniers et industriels du Gard, produits miniers et industriels, produits agricoles, matériaux de construction, bois de construction et de chauffage de la Savoie et du Dauphiné, produits miniers et industriels des régions de Saint-Étienne et de Lyon. Enfin, puisque le Rhône aménagé doit fertiliser de vastes espaces stériles, ce seront encore des produits agricoles qui auront avantage a prendre la voie fluviale.

Voici donc, en ne prenant qu’un côté de la question, en ne considérant que le Rhône de Lyon à la mer, avec son prolongement naturel la Saône, la preuve que cette voie fluviale, à elle seule, présente un très grand intérêt économique, par son action sur les transports intérieurs, et en donnant à nos ports méditerranéens l’arrière-pays qui leur manque.

Enfin, sans parler des marchandises venant de paye lointains, le Rhône sera une voie de pénétration pour d’importants produits de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc. Des minerais, par exemple, emprunteront la voie fluviale pour être conduits dans des usines de Savoie ou du Dauphiné, où l’énergie hydraulique du fleuve et des autres cours d’eau permettra de les transformer en produits métallurgiques. Ce transport ne nuira en rien au chemin de fer, et lui profitera en lui faisant transporter une partie des produits manufacturés.

En cessant de considérer le seul Rhône de la mer à Lyon, avec la Saône qui le prolonge, nous constatons que le fleuve est destiné à prendre une importance bien plus grande encore s’il devient une artère d’un vaste réseau de voies navigables françaises auxquelles il serait réuni par de bonnes communications, ce qui est très différent de la situation présente.

Actuellement, disait-on <ref> Chambre des députés, 7 juin 1912, M. Paul Boncour, </ef>, une diagonale de Rouen à Lyon sépare la France en deux régions : au-dessus de la ligne, les régions industrielles ; au-dessous, les régions agricoles. Au-dessus, les canaux ; au-dessous, rien. Ce n’est pas absolument exact. L’agriculture existe au Nord de la ligne, l’industrie au Midi. Il y a des canaux au Sud de la ligne. Surtout, cette division laisse à l’écart les régions du Dauphiné et de la Savoie, les unes très industrielles, les autres qui commencent à l’être. Mais il est exact qu’au Nord de la diagonale, il existe de bonnes communications par eau qui manquent au Sud. La création d’un réseau complet des voies navigables françaises donnerait au pays un instrument économique dont la crise des transports suffit à démontrer l’utilité.

Ce réseau, une fois créé, complété et rendu propre à une navigation sérieuse, serait ainsi constitué :

1° Ligne Nord-Est, de la frontière à la Saône, par le canal d Rhône au Rhin.

2° Ligne Nord, de Givet à la Saône, par le canal de l’Est.

3° Ligne Nord-Nord-Ouest, de la mer du Nord à la Saône, par les canaux du Nord, de la Somme, de Saint-Quentin, de l’Oise à l’Aisne, de l’Aisne à la Marne, de la Marne à la Saône.

4° Ligne Nord-Ouest, de la Manche à la Saône, par la Seine, l’Yonne, le canal de Bourgogne.

5° Ligne Ouest, de l’Océan à la Saône et au Rhône, par la Loire, le canal du Centre et un nouveau raccordement de la Loire au Rhône.

6° Transversale Sud, par la Garonne, le canal du Midi, le canal de Cette au Rhône.

7° Ligne Nord-Sud, par la Saône et le Rhône jusqu’à la Méditerranée.

Ce réseau s’appuie tout entier sur la ligne Saône-Rhône. Nous le prolongerons plus loin par la grande artère du Rhône, de Lyon au lac Léman, suivi de la jonction du Léman au Rhin par le lac de Neuchâtel, et de la jonction du Rhin au Danube.

Non seulement le réseau français est actuellement incomplet, mais il ne peut recevoir que très rarement le chaland moderne de 1 200 tonnes. Le canal actuel du Rhône au Rhin ne pouvait même pas jusqu’à présent recevoir de bateaux de 300 tonnes. Quant au Rhône, s’il est capable de recevoir de grands chalands, la navigation y est difficile, malgré les travaux exécutés vers 1880.

Il y a longtemps que la nécessité d’organiser un bon réseau de navigation. intérieure a frappé les économistes, les industriels, les commerçants, les hommes d’Etat. Rendons hommage à M. de Freycinet qui a compris cette nécessité à une époque où les chemins de fer paraissaient devoir rendre inutiles les voies navigables.

Quels services ne rendra pas un réseau complet de voies navigables françaises permettant le transport régulier et à bas prix des marchandises de faible densité commerciale et n’exigeant pas un transport rapide ! Un tel moyen de transport ne nécessite ni matériel coûteux et compliqué, ni personnel nombreux et exigeant un long apprentissage ; quant à son utilité pratique, les personnes le moins au courant de la question la sentiront aisément quand elles considéreront qu’un seul chaland moderne transporte le contenu de trois trains de marchandises à pleine charge.

L’art de l’ingénieur permet de résoudre les difficultés qui eussent auparavant empêché l’exécution du travail. L’exploitation de la puissance des fleuves transformée en force électrique permet de résoudre le problème financier. :


Le Rhône voie internationale jointe au Rhin. — Nous n’avons abordé qu’un côté peu important de la question. C’est, en effet, comme voie internationale que le Rhône aménagé sera surtout utile, en permettant de réduire les frais de transport qui sont un des principaux éléments du coût des marchandises. Un seul exemple suffit à démontrer quels services peut rendre une voie de navigation prolongeant un port de mer vers l’intérieur du pays. Une très grande quantité de marchandises qui devraient normalement débarquer dans les ports de la Méditerranée, surtout à Marseille et à Gênes, allaient débarquer dans les ports de la mer du Nord, à Anvers, à Rotterdam, à Hambourg. De plus, ces ports conduisent les marchandises qui ont ainsi effectué ce long trajet maritime jusque dans des régions plus rapprochées de la Méditerranée que de la mer du Nord, par exemple en Suisse. En 1904, la Suisse recevait son blé d’importation de provenance lointaine :

1° Des Balkans et de Russie, à concurrence de 350 000 tonnes ;

2° Des États-Unis, à concurrence de 90 000 tonnes ;

3° De l’Amérique du Sud, à concurrence de 53 000 tonnes.

Or, le port de Rotterdam, à lui seul, en expédiait 180 000 tonnes, c’est-à-dire plus qu’il n’en arrivait des États-Unis et de l’Amérique du Sud. Il en résulte à l’évidence que des blés russes et balkaniques, au lieu d’emprunter la voie de terre, ou de débarquer à Marseille ou à Gênes, pour être conduits en Suisse, à quelques centaines de kilomètres de ces derniers ports, passaient par le détroit de Gibraltar, remontaient jusqu’à Rotterdam, et de là étaient dirigés sur la Suisse.

Cette anomalie, qui fait que des marchandises, dont Marseille serait le port de débarquement naturel, font un long parcours de mer par Gibraltar pour effectuer ensuite dans les terres un trajet plus long qu’il n’aurait à l’être depuis Marseille, ne peut s’expliquer que par l’existence d’excellentes voies de pénétration prolongeant vers l’intérieur des terres les ports de la mer du Nord. Les principales de ces voies sont le Rhin pour Anvers et Rotterdam, l’Elbe pour Hambourg. La situation changerait si les ports méditerranéens avaient, eux aussi, une bonne voie de pénétration vers l’intérieur pour les marchandises lourdes. Marseille et Cette deviendraient alors les ports de débarquement de la plus grande partie des marchandises de cette nature en provenance ou à destination de Suez, ce qui comprend tout l’Extrême-Orient et toute l’Afrique orientale, de celles en provenance ou à destination des ports de la mer Noire et de la Méditerranée, et même de nombreux ports des Amériques et de l’Afrique occidentale. Ceci suppose naturellement le Rhône joint dans de bonnes conditions au Rhin, soit par le canal actuel agrandi, soit par le lac de Neufchâtel. Il est même probable que cette grande artère fluviale joignant la Méditerranée à la mer du Nord prendra une telle importance que, non seulement la navigation du Rhin n’en sera pas atteinte, mais en sera accrue.

C’est ici le moment d’examiner une étrange objection qui a été formulée par plusieurs parlementaires. La jonction du Rhône au Rhin, spécialement par la Suisse, aboutirait à prolonger jusqu’à Lyon les canaux du Rhin au bénéfice de Hambourg. N’insistons pas sur la situation de Hambourg, fort éloignée du Rhin. Si l’objection était sérieuse, il faudrait supprimer toutes les voies ferrées internationales et clore le pays par une muraille. Il faudrait que les importations fussent toujours nuisibles ; or, personne ne contestera qu’elles sont souvent nécessaires. En outre, les importations de produits qui se réexportent après avoir été manufacturés sont toujours utiles. Enfin, la grande voie d’une mer à l’autre recevra un fort transit qui ne s’arrêtera pas en France, mais qui y laissera un bénéfice net.

La vérité, c’est que la France doit développer puissamment son commerce et son industrie, soit à l’intérieur, soit dans ses rapports avec l’étranger, et que, pour atteindre ce but, de bonnes voies commerciales intérieures et internationales sont indispensables.

Puisque nous parlons du Rhin, une comparaison du Rhône avec lui s’impose.

Les deux fleuves présentent de nombreux points de ressemblance. Tous deux proviennent de glaciers voisins, sont régularisés et épurés par de grands lacs, ont, dans leur cours supérieur, leurs hautes eaux à la fonte des glaciers, reçoivent ensuite des affluents provenant des régions tempérées, et dont les hautes eaux se produisent en d’autres saisons, ce qui régularise le cours inférieur du fleuve. En revanche, il faut noter que le Rhin, né au même niveau que le Rhône, présente un cours deux fois plus long, donc une pente deux fois moins rapide, et que ses eaux sont beaucoup plus abondantes. Pour ces deux motifs, le Rhin s’est prêté plus facilement à la navigation que le Rhône. En revanche, la pente plus rapide du Rhône permettra de capter plus aisément sa puissance hydraulique.

C’est vers 1879, alors qu’en France les pouvoirs publics commençaient à préparer les grands travaux de chemins de fer et de voies navigables, que le Rhin a commencé à être l’objet de vastes travaux pour son aménagement et pour l’organisation de grands ports fluviaux. Peu à peu, les chalands do 300 à 600 tonnes faisaient place à des bâtiments de 1 000 à l 200 tonnes, puis à des porteurs de minerais de plus de 2000 tonnes. Le fleuve recevait aussi de légers navires de mer et des allèges ou chalands pontés pouvant être remorqués en mer, ce qui permettait d’éviter la rupture de charge entre les ports de mer et les ports du Rhin. Le trafic, de la frontière suisse à la frontière hollandaise, faisait plus que de quadrupler, de 1885 à 1910. Le tonnage, ramené à la distance entière, était alors de 12 millions de tonnes, soit plus de quarante fois le trafic du Rhône. Dès 1903, le port de Duisbourg-Ruhrort présentait des bassins de 113 hectares ; ceux de Mannheim-Ludwigshafen couvraient 278 hectares alors que les surfaces d’eau de Marseille étaient de 150 hectares seulement. La progression des fortunes dans les villes prospères riveraines du Rhin, attestée par les déclarations pour l’impôt sur le revenu, et la progression des impôts perçus suivent une marche parallèle à celle de la navigation.

Sans prétendre que le Rhône puisse arriver, dès qu’il sera aménagé, à une semblable prospérité, il est certain que, s’il est joint au Rhin, il formera une moitié de la grande artère navigable unissant les deux mers, et qu’il recevra un tonnage incomparablement supérieur à son tonnage actuel.

Le transport vers le Midi des potasses et des autres produits de l’Alsace et de la Sarre, ainsi que le transport des marchandises de Marseille et de Cette vers la Suisse, pays d’importation et d’industrie, fourniront rapidement à la voie du Rhône un trafic important, dont une partie notable sera nouvelle et ne sera pas prise au chemin de fer.

Le Rhin lui-même, ainsi raccordé à la Méditerranée par le Rhône, s’il voit échapper le tonnage qui lui venait de la mer du Nord dans les conditions paradoxales que nous avons indiquées, profitera certainement de sa nouvelle situation d’artère de jonction entre deux mers, artère qui, sur toute sa longueur, traverse des pays extrêmement prospères ou appelés à le devenir.


Le Rhône voie internationale jointe au Danube et au réseau navigable européen. — Quelle que soit l’importance qu’aura le Rhône aménagé comme voie navigable conduisant à la Méditerranée le réseau des voies fluviales françaises, quelle que soit son importance comme voie navigable jointe au Rhin et unissant la Mer du Nord à la Méditerranée, le fleuve présentera dans l’avenir une importance bien plus grande encore, si, uni au Rhin par le lac de Neuchâtel, il est en outre uni au Danube par la création d’une voie navigable du lac de Constance à Ulm, après que le Rhin aura lui-même été aménagé dans tout son parcours.

Ce n’est pas tout : les Empires centraux, avant la guerre, avaient préparé un vaste projet de jonction du Danube au Weser, à l’Elbe, à l’Oder, à la Vistule, et de la Vistule au Dniester. Cet immense réseau raccordé au Rhin, à la Seine, au réseau français complété, comme nous l’avons dit, au Rhône, unirait la Baltique, la mer du Nord, la Manche, l’Océan, la Méditerranée et la Mer Noire, Il couvrirait toute la partie dense de l’Europe. Sans entrer dans les détails, il suffit de consulter la carte pour voir que la plupart des grands centres maritimes et intérieurs, que presque toutes les régions industrielles et agricoles communiqueraient par ce réseau dont la partie orientale serait en outre une voie de communication pour une grande partie de l’Europe avec le Nord de l’Asie-Mineure, l’Arménie et la Caucasie du Nord et du Sud.

A vrai dire, le travail à exécuter serait immense : non seulement il y aurait à faire les jonctions des fleuves, mais ceux-ci devraient être aménagés sur certains parcours, par exemple le Rhin de Strasbourg à Constance, l’Oder supérieur, le Danube, aux Portes-de-Fer et dans le parcours Bratislava-Devin-Gonye qui lui donne l’accès de la Tchéco-Slovaquie. Même tel qu’il est, le Danube, avant la guerre, était loin d’avoir l’importance qu’il aurait pu avoir ; la voie de terre, imposée par la Russie, lui enlevait beaucoup de son utilité ; la rivalité des États voisins lui nuisait.

En pleine guerre, les Empires centraux préparaient ce que l’on a appelé « l’offensive des canaux. » A Nuremberg, le 13 février 1917, un congrès d’économistes et d’ingénieurs allemands prévoyait, avec la jonction des canaux bavarois, la création de la voie Rhin-Main-Danube. Une société, favorisée par le gouvernement impérial, se constituait, au capital de 5 millions de marks, pour les études techniques et financières. Le 5 septembre 1917, fut réuni le « Congrès du Danube » entre délégués allemands, austro-hongrois et bulgares. En pleine guerre, et sans doute avec le travail de nos prisonniers, l’Allemagne résolvait un irritant problème en achevant le Mittellandkanal qui unit le Rhin au Weser et à l’Elbe. Ce travail s’était heurté à l’opposition des agrariens allemands, qui admettaient volontiers que la nouvelle voie emportât vers l’Est les produits industriels de la Westphalie, mais n’admettaient pas qu’elle amenât de l’Est les produits agricoles. En même temps, l’Allemagne étudiait l’aménagement du Rhin jusqu’au lac de Constance.

Quant à l’Autriche, une loi de 1901 avait décidé la construction, aux frais de l’Etat, d’un réseau comprenant :

1° Un canal du Danube à l’Oder, prolongé par la Galicie, jusqu’à la Vistule et au Dniester ;

2° Un canal, relié au précédent à Prerau, et rejoignant l’Elbe par Pardubitz et Melnik ;

3° Une voie navigable rattachant le Danube, vers Vienne, par un canal et la Moldau aménagée, à l’Elbe, par Prague ;

4° Une jonction de Bâle au lac de Constance, et de là, au Danube par Ulm et Ratisbonne.

Non seulement la défaite des Empires centraux n’enlève rien à l’utilité de ce programme, mais elle fait de son exécution une nécessité vitale pour les Etats créés dans l’Autriche-Hongrie morcelée.

Traçons ce réseau complet sur une carte d’Europe. Nous voyons qu’à part trois transversales, le Miltellandkanal, la ligne Rhin-Main-Danube, et la ligne Vistule-Dniester, le réseau tout entier s’appuie au Sud sur une grande artère formée par le Danube, la jonction du Danube au Rhin par Ulm et le lac de Constance, la jonction du Rhin au Rhône par le lac de Neuchâtel, enfin le Rhône jusqu’à la Méditerranée. Le Rhône est donc une partie essentielle de l’ensemble, d’autant plus essentielle qu’il en est le seul accès à la Méditerranée.

Prenant la question en sens contraire, si nous supposons le Rhône isolé du réseau, la grande artère du Danube se prolongera par le Rhin seul, n’aura pas d’accès à la Méditerranée, et la France se trouvera, comme l’Espagne, séparée des grands courants commerciaux.

Nous avons dit que ce réseau navigable recevrait son trafic de toutes les régions industrielles et agricoles de l’Europe centrale et de la France. N’oublions pas qu’il doit être uni aux ports de mer, et recevra aussi les marchandises propres à prendre la voie navigable en provenance et à destination des Amériques, de tous les ports de la Méditerranée, de Suez et de l’Extrême-Orient, d’une grande partie de l’Afrique. Outre les importations en France, une grande partie du transit passera par noire pays.

Il est vrai que les exportations françaises, produits manufacturés et articles de luxe, prendront plutôt la voie ferrée. Mais une partie notable de ces exportations auront été obtenues avec des matières premières amenées par la voie navigable, de sorte que celle-ci servira, tout au moins indirectement, à favoriser les exportations.


La puissance hydraulique du Rhône <ref> Nous emploierons tantôt le mot « puissance, « tantôt le mot « énergie. » Ils ne sont pas synonymes ; la puissance est, peut-on dire, « de l’énergie par seconde. » Dans certains cas, les deux termes peuvent être employés indifféremment. </ef>. — Non seulement, dans l’état actuel de la science de l’ingénieur, l’aménagement d’un fleuve pour le captage de la puissance hydraulique ne nuit pas à son aménagement pour la navigation, mais encore il est souvent possible d’exécuter des travaux qui servent à la fois aux deux fins. De plus, il est permis de dire que, plus un fleuve, par sa pente rapide, était autrefois difficile à rendre navigable, plus il est facile maintenant de résoudre le problème, puisque, par sa pente même, le fleuve se prête aisément au captage de sa puissance, et que la facilité de vendre cette puissance transformée en électricité permet de trouver les ressources nécessaires pour le rendre navigable. Le captage de la puissance aide même à la navigation, en permettant commodément et à peu de frais d’organiser la traction des bateaux, la manœuvre des vannes et celle de l’outillage des ports. Inversement, la création de la voie navigable place, à proximité des usines qui emploient la puissance hydraulique, une voie et un port pour amener leurs matières premières et emmener leurs produits.

Avant la guerre, la France était, avec la Norvège, le pays qui avait capté la plus grande puissance hydraulique. Elle avait aménagé 750 000 à 1 000 000 de chevaux [2]. Pendant la guerre, selon M. le commandant Cahen, dans son rapport général sur l’industrie française pour 1919, la France a encore installé 850 000 chevaux, en y comprenant les installations en cours destinées à être achevées en 1920. Le total des installations serait donc de 1 600 000 chevaux. C’est déjà beaucoup, mais il y a encore plus à faire, car, selon M. l’inspecteur général de la Brosse, qui dirigeait le service d’étude des forces hydrauliques au Ministère de l’Agriculture, la France peut aménager de 9 à 10 millions de chevaux dont le tiers environ pour la région des Alpes, en y comprenant le Rhône. Pour ce fleuve, un mémoire publié en 1919 par le Conseil supérieur des Travaux Publics évalue sa puissance pouvant être aménagée à 784 000 chevaux en eaux moyennes.

Or, il n’existe sur le Rhône qu’un très petit nombre d’usines génératrices : la Coulouvrenière et Chèvres en Suisse, Bellegarde et Jonage en France. La plus importante emploie au maximum 20 000 chevaux.

L’importance du captage de l’énergie hydraulique, de la « houille blanche, » est facile à saisir. En effet, la houille blanche et la houille noire se remplacent l’une l’autre dans beaucoup de cas. L’électricité provenant d’une chute d’eau peut être transformée en chaleur. Surtout, cette électricité, de même que la houille noire brûlée dans une machine à vapeur, peut se transformer en force mécanique. Il est donc possible de comparer l’énergie d’un fleuve à celle que peut produire le charbon d’une mine de houille. Voici, à cet égard, les résultats auxquels arrive M. l’inspecteur général Tavernier.

En 1912, la France a consommé environ 40 millions de tonnes de charbon français et 20 millions de tonnes de charbon étranger, au total 60 millions de tonnes. En ne prenant que le charbon employé à donner de la force (machines à vapeur industrielles, chemins de fer), il a été consommé 9 millions de tonnes par les chemins de fer, et 18 millions par l’industrie, soit au total 27 millions de tonnes.

Or, à eux seuls, les cours d’eau des Alpes permettraient de remplacer ces 27 millions de tonnes de houille par l’énergie hydraulique. Et la France entière permettrait facilement de capter le triple de cette énergie.

Pour ne prendre qu’une partie du Rhône, la partie située entre la frontière franco-suisse et Seyssel, où le fleuve devient théoriquement navigable, l’énergie pouvant être captée annuellement équivaudrait à la production de tout le bassin houiller de Blanzy, à la moitié de celle des bassins de Lens ou d’Anzin. Et la houille noire s’épuise, tandis que la houille blanche est éternelle.

Il faut reconnaître cependant que l’électricité obtenue en aménageant les chutes d’eau, si elle remplace avantageusement la houille quand il s’agit d’obtenir un travail mécanique, ou certains effets chimiques nécessitant un courant électrique, ne peut en général la remplacer quand il s’agit d’obtenir de la chaleur ou certaines réactions chimiques nécessitant la présence du carbone.

L’importance du captage de la puissance des cours d’eau n’est donc plus à démontrer. Cependant une objection a été formulée : si l’on capte trop de puissance hydraulique, il sera impossible d’en trouver l’emploi. Il est exact qu’il y a eu des crises de surproduction de la houille blanche. En revanche, pendant la guerre, il y a eu un énorme déficit, manifesté par la nécessité d’aménager hâtivement un grand nombre de chutes.

La crise de surproduction sera facilement évitée en répartissant l’aménagement du Rhône sur une assez longue période. Les travaux généraux pour la navigation et pour le captage de la puissance hydraulique dureront un bon nombre d’années, de sorte que la puissance captée ne se placera que peu à peu. Les débouchés ne manqueront pas : la métallurgie du fer, qui emploiera les minerais de l’Afrique du Nord, occupera de nombreuses usines des bords du Rhône. Il en est de même de la métallurgie de l’aluminium et de l’industrie électro-chimique, produits azotés, soude, etc. Les Chambres de Commerce de l’Isère, de la Savoie et de la Haute-Savoie ont dressé un important tableau des industries ayant intérêt au captage de la puissance hydraulique, particulièrement dans le Sud-Est.

La possibilité de diviser à l’infini la puissance d’un fleuve transformée en électricité permettra de l’employer à actionner de petits moteurs dans les fermes, dans les familles, ce qui contribuera à restaurer la vie familiale.

L’éclairage et le service hydraulique des villes fournira aussi un débouché. La puissance captée servira encore, nous l’avons dit, à la fraction des bateaux, à la manœuvre des vannes et des appareils de ports. Enfin, un emploi très important est réservé à la houille blanche, c’est la traction des trains de chemins de fer et des tramways, ceux-ci extrêmement utiles pour le développement de l’industrie touristique et hôtelière. Quant aux chemins de fer, ils seront rendus incomparablement plus pratiques quand il sera possible de composer d’énormes trains de marchandises qui se subdiviseront à chaque bifurcation sans que les tronçons aient besoin de locomotives. Les trains de voyageurs pourront être, en revanche, rendus plus nombreux et plus légers. En somme, les chemins de fer finiront par trouver dans les grands cours d’eau, leurs rivaux depuis de longues années, un puissant auxiliaire.

Une question brûlante s’est posée au sujet de l’emploi de l’énergie du Rhône. Cette énergie, transformée en électricité, doit-elle être consommée près du Rhône, ou convient-il de la conduire à Paris, qui le demande ? La réponse est facile à trouver, et la solution probable de la question sera favorable à tous. Si les régions voisines du Rhône reçoivent une quantité de puissance électrique suffisante, il est parfaitement légitime que Paris ou d’autres villes éloignées reçoivent le reste. Mais nous considérons que les pays riverains d’un fleuve ont un droit de priorité sur l’énergie de ce fleuve. L’État, qui est formé de l’ensemble des provinces, n’a pas le droit d’envoyer dans des directions arbitraires les richesses d’une région, particulièrement la houille blanche, qui ne laisserait à proximité du lieu du captage qu’une usine employant un nombre très faible d’ouvriers et n’apporterait autour d’elle aucune prospérité. Il y a encore un danger social, particulièrement redoutable avec la force électrique qui se dirige aisément où l’on veut ; c’est que cette force ne se concentre sur certains points, en y groupant capitaux, capitalistes et ouvriers. Agglomérations excessives, avec la crise inévitable du logement, insalubrité, mauvaise moralité, alcoolisme et tuberculose, telles seraient les conséquences de la centralisation excessive dans l’emploi de la force électrique d’un pays.

Il faut ajouter à ce motif celui de l’économie. Le transport de l’énergie à longue distance nécessite des conducteurs très coûteux, qui immobilisent inutilement un capital. En outre, il se perd en route une quantité considérable d’énergie, qui ne profite à personne.

Enfin, pour les fleuves en général, et pour le Rhône en particulier, il y a un argument puissant en faveur de l’utilisation de la puissance hydraulique à proximité de son captage. Les usines placées près du fleuve aménagé auront leur voie navigable et leur gare d’eau à leur portée immédiate, de telle sorte que, les travaux de captage de la puissance hydraulique ayant permis l’aménagement de la navigation, la navigation, de son côté, facilitera l’emploi de cette puissance.


L’aménagement du Rhône et l’agriculture. — Les projets d’aménagement du Rhône prévoient l’irrigation de vastes espaces infertiles du Sud-Est. Bien que ce soit là une affaire d’importance, nous ne ferons que la mentionner sommairement, car elle est d’un intérêt plutôt régional.

Dès 1847, l’irrigation de ces espaces, au moyen du Rhône, était à l’étude. Des projets très détaillés avaient été établis par les ingénieurs Dumont, Chambrelent, Léger et d’autres encore. Si ces projets avaient été réalisés, de quelle utilité ne serait pas maintenant la production agricole des régions irriguées !

Ces anciens projets tendent tous à prélever les eaux d’irrigation sur le Rhône, ou sur certains affluents, au moyen de canaux, et parfois au moyen de siphons. Actuellement, avec la possibilité de transporter à distance l’énergie des cours d’eau transformée en électricité, une nouvelle solution est envisagée. Le Rhône, ou certaines rivières, donnerait la force nécessaire à des usines qui pomperaient l’eau d’irrigation, ce qui permettrait de prendre cette eau dans le cours inférieur et d’éviter que le débit du fleuve ne fût diminué au préjudice de la navigation pendant les basses eaux.


Procédés techniques proposés pour ï aménagement du Rhône. — Lorsqu’il s’agit, non pas d’ouvrir une nouvelle voie navigable, comme un canal de jonction, mais de rendre possible ou commode la navigation sur un fleuve, trois procédés peuvent être employés.

Le fleuve peut être régularisé ; ou bien il peut être canalisé dans son propre lit ; ou bien encore le fleuve sera abandonné par la navigation et servira à alimenter un canal latéral navigable.

Le Rhône présente, pour la canalisation dans le lit même, des difficultés qui en avaient fait rejeter l’idée. En effet, la méthode consiste à établir dans le fleuve une série de barrages qui remplacent la pente par un escalier dont les bateaux franchissent les degrés par des écluses. Or, la forte pente du Rhône, sa vitesse, ses berges parfois basses rendent les barrages difficiles à placer ; les barrages risquent d’étendre les inondations, s’ensableront, nécessiteront de puissantes digues. Ces difficultés n’ont cependant pas arrêté les auteurs de certains projets. D’autre part, le canal latéral, très sûr pour la navigation, est coûteux et ne permet pas le captage de l’énergie hydraulique du fleuve, au moins dans une proportion importante.

Avant de décrire sommairement les procédés proposés pour aménager le Rhône, nous aborderons certaines questions qui se posent, quel que soit le procédé adopté.

Quel est le type de bateau pour lequel il faut prévoir les écluses et autres ouvrages ? Car il faut construire la voie pour les bateaux qui rendront le plus de services, et non pas pour des bateaux trop petits, qui ne permettraient pas un trafic sérieux, ou trop grands, nécessitant de vastes et coûteuses écluses et un large canal, alors que ces grands bateaux ne devront jamais exister. Il n’est pas actuellement question de faire porter au Rhône les grands chalands de 2 000 tonnes et plus qui naviguent sur le Rhin. Les conditions de la navigation sont trop différentes.

La discussion porte sur le point de savoir si le Rhône doit être propre à recevoir des bateaux de 600 tonnes ou des bateaux de 1 000 à 1 200 tonnes. Les projets récents prévoient le bateau de 1 000 à 1 200 tonnes. Un maximum est, dès à présent, fixé par les dimensions de l’écluse du nouveau canal d’Arles à Marseille, longue de 160 mètres, large de 16 mètres, profonde de 2 m. 50, pouvant être approfondi à 3 mètres, ce qui permettra l’accès de bateaux dépassant largement les 1 200 tonnes.

S’il convient d’aménager le fleuve lui-même, et aussi dans le cas où il serait décidé de construire un canal latéral, la question se pose de savoir si le mieux est de faire des biefs courts séparés par de faibles chutes, ou de longs biefs séparés par de grandes chutes. Le grand bief et la haute chute permettent mieux le captage de l’énergie du fleuve, mais rendent difficile le passage des bateaux. Cependant, cette dernière solution est en faveur auprès d’éminents ingénieurs, comme M. l’inspecteur général Tavernier et M. le commandant Le Vallois. Celui-ci préconise le passage des grandes dénivellations en faisant entrer les bateaux dans un bassin mobile porté par des roues et pouvant parcourir un plan incliné. Ce bassin, ce sas-chariot, serait mû par l’électricité ou par un moyen mécanique quelconque. Il viendrait se plaquer à l’extrémité du plan incliné contre le bief supérieur ou contre le bief inférieur et, en ouvrant les portes étanches du bief et du bassin mobile, le bateau n’aurait qu’à passer du bief dans le bassin, ou inversement. Ce système évite les pertes d’eau nécessitées par les écluses.

Comme il faut prévoir la jonction du lac Léman au Rhin, et la traversée de ce lac sur 40 kilomètres, les chalands, pour n’être pas arrêtés par les gros temps, devront être toujours pontés, et les remorqueurs devront être munis de machines bien abritées.

Enfin, il faut dire quelques mots d’une question qui, sans être essentielle, est cependant importante. Il serait très utile, pour la réalisation des divers projets, de pouvoir mieux régulariser le débit du Rhône en augmentant la tranche d’eau réglable du lac Léman. Actuellement, ce lac est fermé, à Genève, par un barrage qui permet normalement de disposer d’une tranche d’eau de 0 m. 60, ce qui donne une réserve disponible de 349 368 000 mètres cubes. Cette réserve est accumulée à l’époque où la fonte des glaciers alimente largement le Haut-Rhône valaisan, qui forme le lac. Pendant les basses eaux, en hiver, quand les glaciers ne fondent plus, cette réserve est employée pour ajouter au fleuve, à sa sortie du lac, 100 à 150 mètres cubes à la seconde, au grand avantage des usines hydrauliques existantes et de la navigation. Des pourparlers avec la Suisse pour l’augmentation de la tranche réglable se sont heurtés à certaines objections, surtout de la part du canton du Valais. Ces pourparlers seront vraisemblablement repris prochainement.

Examinons maintenant, très brièvement, les solutions qui ont été proposées pour l’aménagement du Rhône, depuis le lac Léman jusqu’à la mer.

La traversée de Genève présente une première difficulté., Les quais de la ville, et par suite les ponts, sont trop bas pour permettre aux bateaux de passer du lac dans le Rhône sans de grands travaux. Certains projets abandonnent franchement le Rhône et comportent des canaux, des tunnels, des écluses ou des ascenseurs à bateaux. Ces projets ont été soumis à l’arbitrage de M. Le Vallois ; celui-ci a indiqué sa préférence pour le projet de M. l’ingénieur Autran, qui comporte le passage par la rive droite. D’autres projets suivent le Rhône sur une certaine longueur et traversent Genève en tunnel, avec une ou plusieurs écluses. Un projet tout récent consisterait à approfondir le Rhône sous les ponts, de manière à permettre aux bateaux de passer. En ce cas, le Rhône cesserait de remplir sa fonction d’exutoire du lac, et serait remplacé dans cette fonction par un tunnel.

En aval de Genève se pose le grand problème. C’est là que le Rhône, du fort de l’Écluse à Seyssel, est un torrent violent plutôt qu’un fleuve. Dans la plus grande partie de ce parcours, il traverse une gorge profonde, un canon, et même, vers Bellegarde, un peu en amont de cette ville, il coule au fond d’une très étroite fissure, et passe parfois, lors des basses eaux, au fond de cette fissure dont le haut est obstrué par des rochers, de sorte que le fleuve est invisible. C’est la « Perle du Rhône. »

Cette difficulté, insurmontable aux yeux d’un profane, appelle cependant d’elle-même sa solution, qui a été vue, dès 1774, par l’ingénieur Céard. Puisque le Rhône est encaissé entre des parois rocheuses, il n’y a qu’à appuyer contre ces parois un grand barrage qui créera un lac dont les eaux tranquilles iront en amont jusqu’à la frontière suisse. Des écluses, des ascenseurs ou d’autres appareils permettront aux bateaux de passer des eaux du fleuve en aval jusque dans ce lac.

L’idée a été reprise et transformée en un projet sérieux par MM. les ingénieurs Blondel, Harlé et Mähl. Le barrage, placé à Génissiat, aurait une hauteur de 69 à 72 mètres. La chute ainsi créée serait de pareille hauteur et pourrait même atteindre 85 mètres en approfondissant le fleuve en aval. Une puissante usine électrique capterait 324 000 chevaux. Un ascenseur ferait monter les bateaux jusqu’au lac artificiel.

Un autre projet consisterait à établir deux barrages, de 45 mètres et 30 mètres, l’un à Bellegarde, l’autre à Malpertuis, un peu en amont de Génissiat, La chute totale serait sensiblement la même qu’avec le barrage unique, mais elle serait fractionnée en deux. Avec ce projet, la navigation, étudiée par M. Armand, ingénieur en chef du service du Rhône, aurait encore à parcourir des gorges profondes, et nécessiterait des coupes de falaises, des tunnels, outre des écluses et des ascenseurs.

M. Maillet, de Grenoble, propose un canal, partie à ciel ouvert, partie en tunnel. Le canal et les tunnels seraient divisés dans leur longueur par un plancher horizontal de béton armé. La navigation passerait au-dessus du plancher, les eaux destinées au captage de l’énergie passeraient au-dessous. Des ascenseurs permettraient aux bateaux de passer du Rhône situé en aval jusque dans le canal qui, commençant près de la frontière suisse, aboutirait près de Seyssel, à 70 mètres environ plus haut que le niveau actuel du Rhône.

Ces divers projets prévoient le passage de bateaux de 1 000 tonnes environ. La puissance captée varie naturellement avec la partie des eaux du fleuve utilisée, mais elle est du même ordre dans les divers projets. Nous avons dit que celui de M. Mâhl prévoyait 324 000 chevaux.

Plusieurs objections ont été présentées contre le projet du grand barrage. Cependant des barrages plus élevés encore existent : aux États-Unis, le barrage Roosevelt a 79 mètres, celui de la Shoshone 100 mètres. Quant à la grave question de la solidité de l’appui que les parois offriraient au barrage, et à celle de l’étanchéité des rochers retenant le lac formé par le barrage, elles sont, en ce moment, soumises à l’étude d’une commission de spécialistes.

A partir de Seyssel, l’aménagement du Rhône cesse d’exiger de si grandioses efforts d’imagination. Ce parcours a été étudié par le service spécial du Rhône et en particulier par M. l’ingénieur en chef Armand, qui dirige ce service. La solution proposée consisterait à couper le fleuve par une série de barrages d’où partiraient des dérivations navigables quittant le fleuve pour le rejoindre plus bas. En plusieurs endroits, le Rhône lui-même servirait à la navigation. Les chutes obtenues aux barrages donneraient 171 350 chevaux recueillis par des usines génératrices d’électricité.

M. Autran, de Genève, propose, pour cette partie du fleuve, de régulariser simplement le fleuve et de le mettre en bon état de navigabilité par des travaux de dragage et de colmatage. M. Màhl propose aussi d’utiliser le fleuve lui-même sur ce parcours, sans faire de dérivations, mais en faisant une série de barrages réunis par des écluses et donnant des chutes dont la puissance serait captée par des usines électriques. Dans son dernier projet, il propose de diviser cette partie du fleuve en huit biefs, et pense capter, en eaux moyennes, 310 000 chevaux.

Avant de poursuivre, nous devons aborder rapidement une question intimement liée à celle de l’aménagement du Rhône. C’est la question de l’aménagement de l’Isère, pour la navigation et pour le captage de la puissance hydraulique. L’Isère, réunie au Rhône par le lac du Bourget, rendue navigable jusqu’à Valence, établirait une communication par eau entre la grande voie du Rhône et les régions du Dauphiné et de la Savoie. Le Dauphiné est le pays natal de la houille blanche. Grenoble est devenu une véritable capitale industrielle, rachetant sa situation désavantageuse, à l’écart des routes commerciales, par l’initiative de ses habitants et par les trésors naturels de sa région. Le Dauphiné est déjà un pays de grande industrie ; la Savoie est appelée à le devenir.

Plusieurs projets d’aménagement de l’Isère ont été étudiés ou esquissés par MM. Mähl, Bouchayer et Viallet, Frédet, Charpenay.

Revenons au Rhône, qui nous présente la grande difficulté de la traversée de Lyon. Plusieurs projets ont été élaborés, sur la demande de la Chambre de commerce de cette ville. Le dernier de ces projets, étudié par M. l’ingénieur en chef Armand, consiste à brancher sur le canal de l’usine électrique de Jonage un canal de 22 kilomètres, contournant la ville à l’Est, et aboutissant à un grand port industriel placé à 2 kilomètres en aval du confluent de la Saône.

La section du Rhône entre Lyon et la mer, à laquelle nous arrivons, est la seule qui, à la date actuelle, soit parcourue par une navigation sérieuse. C’est celle pour laquelle l’aménagement du fleuve pour la navigation donnera des résultats immédiats, en diminuant considérablement le coût des transports par eau, et en développant par là le tonnage transporté. Des calculs de prévisions très sérieux ont été faits à ce sujet par la Chambre de commerce de Lyon et par les Ponts-et-Chaussées. Le canal d’Arles à Marseille, en voie d’achèvement, présentera déjà de sérieux avantages pour la navigation dans ce parcours.

Voici plus d’un siècle que les ingénieurs étudient cette partie du Rhône pour la mettre en bon état de navigabilité. Citons les travaux de François de Neufchâteau en 1779, de Céard en 1808, de Cavenne en 1821, des ingénieurs des Ponts-et-Chaussées Josserand, Surell, Bouvier en 1843, plus tard des ingénieurs en chef Kleitz, puis Tavernier ; citons encore le projet de l’ingénieur Dumont en 1877, de l’ingénieur en chef Jacquet en 1878, le projet de Douhet et Pech en 1888, celui-ci tendant à créer un grand canal latéral accessible à des bâtiments de mer, le projet Souleyre, le projet Perre en 1898, le projet Denèfle, en 1900. Les travaux préparatoires n’auront pas manqué.

Plus récemment, des études très complètes ont été faites par les Ponts-et-Chaussées, sous la direction de MM. Barlalier de Mas, Girardon, Armand. L’administration n’a pas prétendu présenter un projet dont elle tenait à voir l’exécution, mais bien une étude d’un canal latéral de 19 m, 50 de largeur au plafond, 27 mètres au plan d’eau, 2 m, 50 de profondeur. En 1909, la dépense prévue était d’environ 500 millions.

A la même époque, M. Chambaud de la Bruyère, ingénieur, conseiller général du Rhône, présenta un autre projet, moins coûteux selon lui, de canal latéral traversant à plusieurs reprises le Rhône par des ponts-canaux. De son côté, M. le commandant Le Vallois proposait de faire le canal latéral avec de très longs biefs, séparés par de hautes chutes franchies au moyen des plans inclinés à bateaux que nous avons décrits.

M. Mähl, dans cette section comme dans les autres, propose de couper le fleuve par des barrages écluses, chaque barrage captant la puissance hydraulique. Il compte couper le fleuve en quinze biefs et capter plus de 1 million 400 mille chevaux.

Tous ces projets attribuent une part de l’eau à l’irrigation.

En résumé, il y a trois solutions : le canal latéral des Ponts-et-Chaussées, de M. Chambaud de la Bruyère ou de M. Le Vallois, les dérivations de M. Armand, avec utilisation de certaines parties du fleuve lui-même, enfin l’utilisation du fleuve tout entier de M. Mähl.

Le canal latéral présente pour la navigation une solution de tout repos, mais il laisse le fleuve abandonné à lui-même, de telle sorte qu’il faudrait des travaux entièrement distincts pour le captage intégral de l’énergie hydraulique. L’aménagement intégral du fleuve lui-même, proposé par M. Mähl, est une solution théoriquement excellente. Il reste à savoir si, en pratique, les conditions de la navigation seront bonnes et si les difficultés techniques pourront être vaincues. Un argument sérieux que fait valoir cet ingénieur, c’est qu’avec sa méthode, les deux rives bénéficieront également des avantages de la voie navigable et que les barrages pourront être établis de manière à constituer des ponts carrossables.

Nous n’avons pu examiner tous les projets, notamment ceux qui ont été présentés, en 1911, au concours de l’Office des Transports. Et les indications que nous avons données sont nécessairement très sommaires. Il est impossible de se former une opinion au sujet des avantages et des défauts des divers projets d’aménagement du Rhône dans ses diverses sections sans procéder à une étude approfondie des travaux de leurs auteurs.


La réalisation de l’œuvre. Efforts tendant à cette réalisation. — Les ingénieurs ont terminé leur travail de préparation. Ils auront à mettre au point ce travail quand, parmi les projets, un choix définitif aura été fait. Même si un projet entièrement différent des leurs vient à être adopté, leurs travaux en auront été la préparation. Mais, il manque une étude d’ensemble de la question économique. Une vaste enquête s’impose pour rechercher l’origine et la destination, ainsi que le tonnage des marchandises que le Rhône aménagé est destiné à transporter, et quelle est l’utilité économique probable du placement de la puissance hydraulique du fleuve. Nous avons cherché, ailleurs[3], à donner quelques indications propres à faciliter ce grand travail.

Les ingénieurs n’ont pas été les seuls à préparer les voies. Il faut rendre hommage à ceux qui ont uni leurs efforts pour faire connaître l’importance de la question du Rhône et en chercher la solution pratique. Dès le 1er septembre 1899, M. Gourju, sénateur et conseiller général du département du Rhône, proposait à son Conseil général de constituer, conformément à la loi du 10 août 1871, une Commission interdépartementale entre les Conseils généraux des onze départements riverains du fleuve. La Commission fut constituée, non sans de longs et méritoires efforts, et commença à fonctionner le 2 février 1901. Depuis lors, son activité ne se ralentit point. Elle tient ses assises tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre des chefs-lieux des départements. La dernière assemblée s’est tenue à Grenoble le 2 juin 1919. Présidée jusqu’à cette date par M. Gourju, qui s’est volontairement retiré, elle l’est depuis lors par M. Léon Perrier, député de l’Isère. La Commission interdépartementale a nommé, pour simplifier le travail, une commission exécutive de onze membres, un par département. Lors de ses assemblées générales, elle s’adjoint des délégués des villes, de plusieurs autres départements, de la Suisse, ainsi que des personnes compétentes, économistes, géographes, géologues, ingénieurs, de telle sorte que les assemblées générales sont précédées d’un véritable congrès, procédé absolument légal, bien qu’il se soit heurté d’abord à l’opposition de quelques hommes politiques. Quand l’œuvre sera achevée, le mérite en reviendra en grande partie aux membres de la Commission, parmi lesquels il convient de citer M. Herriot, maire de Lyon.

De leur côté, les Chambres de commerce du Sud-Est ont étudié attentivement la question ; plusieurs d’entre elles ont organisé des concours de projets. Elles ont créé, pour coordonner leurs efforts, « l’Office des Transports du Sud-Est. »

En Suisse, outre les Pouvoirs publics, plusieurs associations ont étudié l’aménagement du Rhône. Il faut citer la Commission centrale de navigation de Bâle, l’Association romande pour la navigation intérieure, et surtout l’Association suisse pour la navigation du Rhône au Rhin, qui a procédé à des études techniques et économiques remarquables sur la jonction des deux fleuves par les lacs de Neuchâtel et de Bienne.

Indépendamment des diplomates officiels, la question de la jonction des efforts entre la France et la Suisse a été étudiée par la Chambre de commerce française de Genève et par le Comité franco-suisse du Haut-Rhône.

Il y a cent vingt ans qu’un accord diplomatique est intervenu entre la France et la Suisse pour l’aménagement du Rhône. L’article VI du traité du 4 fructidor an VI engageait les deux États à faire, chacun sur son territoire, les travaux nécessaires pour assurer une communication par eau entre le lac de Genève et la partie navigable du Rhône. Récemment, des conversations ont été engagées dans le même sens. Elles ont été arrêtées par l’opposition d’une partie de la Suisse à l’augmentation de la tranche réglable du lac Léman, mais seront sans doute prochainement reprises. Le Conseil supérieur des Travaux publics a préparé un projet d’accord franco-suisse prévoyant l’aménagement du Rhône simultanément dans les deux pays, avec des écluses permettant le passage de bateaux de 1 000 tonnes. Il faut que le traité oblige la Suisse à procéder à la jonction du Rhône au Rhin, avec des ouvrages du même type, de même que la France s’engagera à aménager le Rhône jusqu’à la mer, car la jonction des deux fleuves par la Suisse est un élément essentiel du problème.


La question financière. — Avant la guerre, des études très sérieuses ont été faites pour rechercher quelle était la dépense à effectuer pour l’aménagement du Rhône. Il y a lieu, naturellement, de majorer considérablement les prévisions ainsi faites.

De nouvelles prévisions ont été faites plus récemment. Nous ne donnerons que les résultats généraux obtenus. M. Jean Maître, ingénieur au corps des Mines, conseiller général du Haut-Rhin, prévoit, pour l’aménagement intégral du Rhône jusqu’à la mer, avec le grand barrage de Génissiat et des dérivations du type Armand, une dépense de 1 600 millions, en y comprenant les frais de constitution d’une société, le fonds de roulement, les intérêts intercalaires et une somme pour l’imprévu. M. Armand, ingénieur en chef du Service du Rhône, et M. l’inspecteur général de la Brosse arrivent, en majorant les chiffres pour tenir compte de l’augmentation des prix, à 1430 millions. M. Mähl, dont nous avons examiné les projets, arrive à 1 300 millions, chiffre qu’il porte à deux milliards pour tenir compte des nouvelles augmentations des prix. Enfin, l’exposé des motifs du projet de loi déposé par le gouvernement le 9 août 1919, certainement rédigé d’accord avec l’administration des Ponts et Chaussées, indique que « l’ordre de grandeur » de la dépense à envisager est de deux milliards et demi. Les prévisions sont complètes et comportent un ou deux barrages et une dérivation éclusée entre la frontière suisse et Seyssel, cinq dérivations éclusées en amont de Lyon, douze de là à la mer, des usines électriques à chaque dérivation, des ouvrages permettant le passage de bateaux de 1 200 tonnes, les travaux nécessaires pour l’irrigation de 260 000 hectares, un collecteur d’énergie unissant les usines et une ligne de transport de la force à Paris. Le total, en majorant les prix en raison de leur récente augmentation, est de deux milliards 270 millions, soit deux milliards et demi avec les frais accessoires et les intérêts intercalaires.

Quant aux recettes, celles de la navigation sont difficiles à prévoir, et seront toujours faibles, car il ne faut pas décourager le commerce par des droits de navigation élevés. L’exposé des motifs du projet de loi ne les prévoit que comme devant couvrir les frais d’exploitation, l’aménagement des ports et du halage, la fourniture d’eau aux canaux primaires d’irrigation et la fourniture d’eau aux stations de pompage pour l’agriculture.

M. Jean Maître, en comptant sur la vente de 750 000 chevaux seulement, et en établissant des tarifs différents suivant la nature de la force placée et les divers types de clientèle, estime la recette à 99 818 000 francs, chiffre qui peut être majoré de 20 pour 100 pour couvrir les frais généraux. La recette serait alors de 120 millions, ce qui correspond, selon lui, au prix de 37 fr. 50 la tonne de charbon, évaluation incontestablement modérée. M. Mähl évalue, lui aussi, les recettes à 120 millions, dont 8 millions seulement fournis par la navigation et l’irrigation, et cela en minorant fortement les prévisions, par prudence. Plus récemment, il escompte une recette de 160 millions, en augmentant la quantité de force qu’il espère placer.

L’exposé des motifs du projet de loi du 9 août 1919 considère comme raisonnable et modéré le prix de 10 centimes pour la vente du kilowatt-heure. Le bénéfice net est réduit de moitié, soit 5 centimes. En ne plaçant que 3 milliards 750 millions de kilowatts-heure, ce qui est de beaucoup inférieur à ce que peut donner le fleuve d’après divers projets, la recette nette serait de 148 millions.


Le projet de loi du 9 août 1919 sur l’aménagement du Rhône. — Avec une prévision de dépense de deux milliards et demi et une prévision de recettes de 148 millions, l’aménagement du Rhône apparaît comme une affaire réalisable financièrement. Selon les prévisions, l’intérêt et l’amortissement du capital ne dépasseraient pas 132 millions par an.

Le projet prévoit une avance de 300 millions à faire par le Trésor pendant l’époque des travaux, où il n’y aura pas de recettes. Cette avance est comprise dans les deux milliards et demi. Le projet prévoit le remboursement de cette somme, ainsi qu’une participation de l’Etat aux bénéfices. Il faut ajouter ceci que l’État bénéficiera encore des impôts ordinaires qu’il percevra, et que toute augmentation de l’industrie et du commerce se traduira par un bénéfice pour lui.

Le projet de loi prévoit l’aménagement du Rhône, de la frontière suisse à la mer, au triple point de vue de la navigation, de l’utilisation de la puissance hydraulique, de l’irrigation et autres emplois agricoles. L’ensemble des opérations fera l’objet, autant que possible, d’une concession unique. La durée de la concession sera de soixante-quinze ans. La concession sera accordée à l’ensemble des collectivités riveraines, qui se substitueront une société. Le capital sera souscrit par les départements, villes, établissements publics intéressés, par les industries régionales et par les particuliers. Le capital-obligations pourra atteindre les neuf dixièmes du capital total. L’intérêt et l’amortissement des obligations sont garantis par l’Etat. Les actions recevront un intérêt maximum égal à celui de la rente française majoré de deux points. Les « superbénéfices, » c’est-à-dire les bénéfices nets après déduction de l’intérêt et de l’amortissement des obligations, et de l’intérêt des actions, sont attribués 20 pour 100 aux actions et 80 pour 100 à l’État, jusqu’à ce que celui-ci soit remboursé de la dette de garantie, après quoi ces superbénéfices seront partagés par moitié. Des délais et des clauses de déchéance sanctionnent les obligations de la société concessionnaire. Les régions riveraines du Rhône auront un droit de priorité sur une partie de la puissance captée. Un droit d’option est prévu pour le département de la Seine.

Sans entrer dans les détails, ce projet appelle quelques remarques. Le capital-obligations peut être très important, puisqu’il peut atteindre les neuf dixièmes du total. Ce n’est pas une anomalie, car il s’agit d’un capital garanti par l’État, et gagé sur une valeur dont les revenus sont sensiblement fixes, et peuvent être prévus avec assurance. Les actions doivent se placer facilement, car elles seront, en général, souscrites par des personnes intéressées personnellement à l’entreprise. Les superbénéfices donnent aux actions une marge sérieuse d’espérances, alors surtout que le capital-actions est relativement faible.

La participation à la société de collectivités publiques, départements, villes, Chambres de commerce, est presque une nouveauté en droit français. Il en est autrement à l’étranger, en Suisse et en Belgique notamment.

Une disposition du projet que nous considérons comme très regrettable est celle qui donne à l’État, en cette qualité, et non comme actionnaire, car, en principe, il ne le sera pas, le droit de nommer un certain nombre d’administrateurs qui, déclare l’exposé des motifs, auront une « action déterminante, sans, cependant, que l’État ait la gestion de l’entreprise. » La contradiction est flagrante. En réalité, il s’agit de donner à l’Etat la gestion de l’affaire. Le motif indiqué est que l’État apporte son crédit, indispensable à la Société. C’est bien exact, mais l’État donne son crédit, non comme associé, mais comme un prêteur faisant une avance remboursable. Et s’il reçoit une part de bénéfices, c’est comme souverain et comme auteur de la concession. La concession n’est pas un apport d’associé, mais un acte de souveraineté.

Nous rejetons cette idée de l’intervention de l’État dans le Conseil d’administration pour deux motifs. D’abord, il est à craindre que la politique ne dicte le choix des représentants de l’État. De plus, et surtout, l’État ne doit pas être, à la fois, souverain et industriel. L’État souverain a un droit de contrôle et de surveillance que personne ne conteste, et qui est très nécessaire et très large. Surveillance de la constitution et du fonctionnement de la société, contrôle des travaux, contrôle de la situation financière, application des clauses de déchéances et des autres sanctions, exercice des poursuites au criminel, perception des impôts, prélèvement d’une part importante des bénéfices, c’est beaucoup et c’est suffisant. Tous ces droits qu’a l’État souverain seront gênés, paralysés par la présence dans l’administration de l’affaire de représentants de l’État industriel. Et c’est à l’État souverain seul qu’il appartient de veiller à l’intérêt général, en établissant un bon cahier des charges, et en le faisant appliquer rigoureusement.

Si ce grave défaut est corrigé, le projet de loi apparaît comme très sérieux, surtout lorsqu’on rappelle qu’il a pour base des études techniques approfondies faites par l’Administration des Ponts-et-Chaussées et par des ingénieurs d’une grande compétence.

Certes, avant que l’œuvre soit menée à bonne fin, avant même que les travaux ne puissent être commencés, il y a encore à faire beaucoup d’études scientifiques, industrielles et économiques. Mais, dès maintenant, nous croyons, et nous espérons avoir démontré que l’aménagement du Rhône donnera à la France une voie commerciale de la plus haute importance et sera pour elle une source de prospérité.


LOUIS BORDEAUX.

  1. Il s’agit de tonnage ramené à la distance entière, obtenu de la manière que voici : on prend le tonnage kilométrique, c’est-à-dire le poids de toutes les marchandises transportées multiplié par le nombre de kilomètres que fait chacune d’elles. On divise ce tonnage kilométrique par la longueur de la voie navigable, et le « tonnage ramené à distance entière » ainsi obtenu représente le chargement de bateaux qui auraient tous parcouru tout le fleuve ; il donne donc bien une idée exacte de l’intensité de la navigation. Le tonnage kilométrique peut être plus important sur un long fleuve que sur un fleuve court où cependant la navigation est plus intense proportionnellement asa longueur. Le mouvement de la batellerie, représenté par le poids de toutes les marchandises chargées, peut être intense entre doux villes voisines alors que la reste du fleuve est désert. Ces deux éléments ne permettent donc pas de comparer la. navigation de deux fleuves.
  2. Le chiffre le plus fort est cité par M. Marius Richard, le plus faible par M. le commandant Cahen. Les divergences proviennent de la difficulté de procéder aux évaluations, et des méthodes différentes employées.
  3. La Question du Rhône, Payot éd.