L’Alsace pendant la guerre - Journal d’un artiste alsacien/03

Charles Spindler
L’Alsace pendant la guerre - Journal d’un artiste alsacien
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 111-138).
L’ALSACE PENDANT LA GUERRE
JOURNAL D’UN ARTISTE ALSACIEN

III [1]
LES DERNIERS MOIS DE LA GUERRE

Quatre années se sont écoulées, quatre années pendant lesquelles l’Alsace n’a point cessé de maudire ses maîtres et d’appeler leur défaite de tous ses vœux. L’heure est enfin venue de la grande débâcle de l’Allemagne. Les Alsaciens la contemplent avec un sentiment de joie et de revanche qui éclate à chaque page du journal de M. Spindler. A mesure qu’approche la délivrance, une folle allégresse fait bondir tous les cœurs : on se délecte au spectacle de la déconfiture du « Boche ; » la pensée que désormais il n’y aura plus de douane à Avricourt met en branle toutes les imaginations ; on fait mille rêves d’avenir ; on se prépare à redevenir Français. Rancunes et enthousiasmes feront explosion dans ces jours extraordinaires, où l’Alsace accueillera les soldats de la France avec de prodigieux transports d’amour et de reconnaissance.

Pour mesurer le chemin parcouru, il faut se rappeler ce qu’écrivait M. Spindler en 1914. Alors pour lui, « la différence de race n’était pas si grande, » et « l’on avait tort de s’acharner bêtement sur certains travers des Allemands, dont on avait exagéré l’importance. » Ces travers, nous l’avons vu y attacher quelque importance, lorsqu’il a été forcé de déguster la cuisine de l’étonnant Bieberstein. Quant à la « différence de race, » les procédés de guerre des Allemands, leurs perpétuels mensonges, les vexations dont ils ont accablé l’Alsace, lui ont révélé qu’elle était beaucoup plus grande qu’il se l’imaginait. Et, chose singulière, la rédaction même de son journal .porte la trace du changement qui s’opère au fond de son esprit : comparez les dernières notes aux premières, on y sent je ne sais quoi de plus souple, de plus libre, de plus intimement français. De quel cœur maintenant il partage la foi et l’espoir du peuple alsacien ! Cette dernière partie du journal n’est pas seulement la plus passionnante, elle est aussi la plus instructive. Elle mériterait d’être publiée intégralement, car elle abonde en détails qu’il faudra recueillir, si l’on veut un jour retracer l’histoire du moral allemand pendant la guerre. Ces croquis pris sur le vif, ces propos saisis au vol par un observateur qui a l’oreille fine et la mémoire sûre, mettent en lumière l’état de désagrégation où était tombée l’Allemagne dès ses premiers revers. Des menus faits qu’il rapporte, l’auteur du journal se garde de tirer des conclusions générales, il joint seulement quelques réflexions à ses anecdotes, mais il y met toujours tant de bonne foi, un si vif désir d’impartialité qu’on le croit sur parole. On ne donnera ici que les plus significatives de ces notes, elles suffiront, pensons-nous, à composer un tableau assez imprévu.

Un curieux épisode tient une grande place dans le journal, c’est la présence en Basse-Alsace de troupes hongroises vers la fin de la guerre. Quand après avoir engagé des négociations secrètes avec le Gouvernement français, l’empereur d’Autriche se vit obligé de fournir à l’Allemagne des gages de sa fidélité, il dut envoyer quelques éléments de son armée sur le front occidental. Ce fut ainsi que des divisions de honveds vinrent cantonner au pied des Vosges. On doutait, non sans raison, de leur ardeur à se battre contre les Français, on les avait donc envoyées dans un « secteur de tout repos. » Puis, comme l’empereur d’Autriche avait à expier une phrase particulièrement compromettante touchant les droits de la France sur l’Alsace-Lorraine, on avait jugé bon de prouver aux Alsaciens qu’à Vienne comme à Berlin, nul ne songeait à reconnaître ces prétendus droits. Il advint naturellement qu’excédés de la guerre, vite édifiés sur les véritables sentiments des Alsaciens, les honveds ne perdirent pas une occasion de montrer en quel mépris ils tenaient leurs alliés vaincus. De leur côté, les Alsaciens, charmés de ne plus avoir affaire à des troupes allemandes, traitèrent les Hongrois en messagers de la paix, — bien qu’ils pillassent les champs de pommes de terre. Cette occupation de la Basse-Alsace par les Magyars fut comme une transition du régime allemand au régime français. M. Spindler la décrite dans une suite de scènes pittoresques et d’amusantes conversations.

Ce qui frappera surtout dans ces récits alsaciens des mois de septembre et octobre 1918, c’est l’imperturbable confiance des Alsaciens, non dans l’issue de la guerre, — alors elle ne faisait plus doute pour personne en Europe, — mais dans la fin très prochaine des hostilités. Alors qu’en France et jusque dans les États-majors, tant de personnes croyaient encore à une nouvelle campagne d’hiver, l’Alsace savait à quoi s’en tenir : elle voyait le découragement des Allemands et l’effroyable désordre qui régnait à l’arrière des armées ; sous ses yeux gisait l’organisation allemande dont tous les ressorts étaient maintenant brisés, la formidable machine n’était plus que ferraille. Tandis que les soldats continuaient de se battre avec une bravoure qui ne s’est presque jamais démentie, la nation était frappée à mort.


L’ALSACE EN SEPTEMBRE 1918

18 septembre 1918. — En ouvrant son cours ce matin dans la classe de Paulot, le professeur leur a dit : « Beaucoup d’entre vous se réjouissent de voir bientôt le drapeau tricolore flotter sur le Kapellthurm, mais nous n’en sommes pas encore là... » Malgré ce petit discours, toute la classe est convaincue que le professeur attend cet événement avec non moins d’impatience que les élèves... Quant au docteur B..., le professeur de français, il leur enseigne des petites phrases « pour que quand les Français arriveront, vous sachiez au moins leur répondre. » Décidément, il y a quelque chose de changé !

Ce matin, le jeune Dubois m’écrivait de Kovel en Russie : « Une nouvelle qui vous surprendra, est que je fais mes paquets pour aller sur le front de l’Ouest. Voilà que, nous autres Alsaciens, on nous juge dignes de ce front : on a de nouveau confiance en nous... Je croirais plutôt qu’on fait de nécessité vertu... »

Mon ami B... que je rencontre sur la route me dit : « Les voilà sur le bord de l’abime. — En effet, mais ils ont quelque mal à se faire à cette idée. — Pas tant que ça ! je me suis entretenu dernièrement avec quelques commerçants allemands : ils voient clair. »


Vendredi, 30 septembre. — Voyage à Strasbourg. Dans le train, M. H. en uniforme de sergent, chargé d’un gros havresac. Il me parait bien vieilli et l’air si triste qu’il fait pitié. Il vient aussitôt à moi : « Dites-moi, M. Spindler, si ça ne va pas finir bientôt. Je ne puis vous dire combien le métier que je fais me dégoûte ! Je retourne en Russie. Mais n’est-ce pas que ça va bien ? — C’est ma conviction ! — Ah ! quelle veine ! » Et il se serre contre son fils, un petit collégien, qu’il enveloppe d’un regard où l’on sent toute l’angoisse de l’adieu prochain.

A la gare de Dachstein, le compartiment est envahi par une vingtaine de soldats bavarois et aussitôt l’un d’eux, en avisant sur la voie un grand train chargé de canons qu’on expédie vers Saales, dit : « Ça c’est pour MM. les Français ! Des bêtises ! N’empêche que nous autres Bavarois nous aimerions mieux être Français que Prussiens. Avec les Français nous aurions aussi de quoi vivre ! » Et il continue sur ce ton sans qu’aucun de ses compagnons fasse mine de le contredire.

Je déjeune à la Robertsau chez Georges avec Doyen et le docteur Sieffermann, les fidèles du vendredi. Le docteur s’enfonce après le café dans la lecture d’un Temps du mois de juillet, qui relate les fêtes qu’on a données à Paris à propos du Centenaire de la libération de l’Amérique. Doyen me pousse du coude pour me faire remarquer de grosses larmes que la lecture du journal arrache à notre vieil ami. Tout à coup, il jette son journal et se mouche à grand bruit. « Je crois, ma foi, que je pleure. Mais c’est qu’il est rudement bien, le discours de l’ambassadeur des Etats-Unis ! » Et s’étant remis de son émotion, il est tout guilleret et fredonne de vieilles marches françaises. Tout le monde est enchanté de la tournure des événements, et l’on cite un propos que, lors d’un dîner officiel, Falkenhausen a échangé dernièrement avec Hindenburg : « Eh ! bien, mon petit Hindenburg, au front de l’Ouest, c’est tout de même autre chose qu’au front de l’Est ! » La conclusion est que les Allemands sont irrémédiablement perdus. M. M. est revenu ces jours-ci de Berlin : les représentants de la haute banque et de l’industrie conviennent maintenant que c’est la faillite et qu’elle prendra les proportions d’un désastre sans précédent dans l’histoire. Et il n’y aura personne pour les plaindre ! Nous nous délectons de leur déconfiture prochaine : c’est notre revanche à nous autres Alsaciens ! Il n’y a qu’une ombre au tableau : c’est la nouvelle de l’évacuation de la ville de Metz.... Nous nous rappelons les sourdes menaces qu’on pouvait de temps à autre lire dans les journaux : avant qu’ils ne redeviennent Français, on ferait payer cher aux Alsaciens cette satisfaction ! Je crois que, se sachant perdus, ils hésiteront tout de même à allonger la note déjà passablement corsée des frais : dévastation de la Belgique, de la France, tonnage coulé, etc.


LES HONGROIS EN ALSACE

22 septembre. — ...Je reprends le chemin de Saint-Léonard. Toutes les gares du parcours sont occupées par des soldats hongrois. Un sous-off allemand, qui lit debout, appuyé contre la portière de notre compartiment, un bouquin : Kant nnd der Krieg, rigole en les voyant : « En voilà qui vont ouvrir les yeux quand ils seront sur le front de l’Ouest ! Les Français leur en feront voir de toutes les couleurs ! Oh je ! Oh je ! »

... Toute la famille m’attendait à la gare et c’est à qui me donnera des détails sur l’entrée des Hongrois dans la bonne ville de Bœrsch. Tout le village était dans la rue, les enfants en chemise, hommes et femmes surpris au milieu des apprêts de leur toilette de dimanche avaient dégringolé les escaliers et écarquillaient les yeux au défilé bizarre de ces Ziginer dont l’aspect était si différent des troupes allemandes. Ce n’était qu’une avant-garde : on attend les fourriers cet après-midi.

La cour de Saint-Léonard offre un coup d’œil des plus pittoresques. Autour de la fontaine un fouillis de petites voitures ; accroupis dans l’herbe, des bœufs des Carpathes aux longues cornes recourbées. Les soldats, pour la plupart de vieux territoriaux grisonnants, marquent assez mal : sous leurs uniformes très variés de coupe et de couleur, mais tous également crasseux, ils ressemblent plutôt à des bandits qu’à des militaires. Tous ont une expression mélancolique, et la petite pluie fine qui s’est mise à tomber n’est pas pour les mettre en joie... J’évoque en rentrant chez moi le souvenir des nombreux cantonnements qui se sont succédé depuis quatre ans, Wurtembergeois, Prussiens, Bavarois et maintenant pour la clôture : des Magyars.

... Tout à coup la bonne nous annonce l’arrivée des fourriers. Je vais au-devant d’eux : ils sont trois, très différents de type et de race. Le porte-parole est un gros blond, il parle l’allemand en articulant chaque syllabe et enroulant les r. Ses compagnons sont, l’un un grand noir aux traits réguliers, l’autre aussi grand, a une physionomie particulière, le teint verdâtre et bourgeonné, les pommettes saillantes, les yeux en coulisse : un vrai type de Hun. Tandis que les deux premiers m’expliquent avec volubilité le but de leur démarche, le Hun reste silencieux. Il s’agit de loger ici 200 hommes et 450 chevaux pour une durée approximative de cinq semaines. Jeanne leur dit en riant : « J’espère que vous n’allez pas livrer bataille par ici. Vous n’allez pas nous faire évacuer ? — Pas de danger ! La paix sera là avant que vous ne vous en doutiez. »

Après leur départ, tout le monde est d’accord pour les trouver beaucoup plus sympathiques que les Allemands que nous avons eus jusqu’à présent.

Mon neveu Maurice est venu passer quelques jours de congé avec nous. Il nous dit qu’à Carlsruhe, où il est pour le moment en garnison, les officiers racontent que l’offensive sur Château-Thierry avait été insuffisamment préparée, et que cet échec a fortement compromis la réputation de Hindenburg et de Ludendorff.


23 septembre. — ... Un bruit de ferraille sur la route attire notre attention. C’est la division hongroise qui arrive. Les hommes, pour s’abriter de la pluie qui tombe en ondée, ont mis leur Sturmhauben sur la tête, et n’en paraissent pas plus crânes. Défilé interminable, dans lequel il y a surtout des voitures de toutes formes, des troupeaux de vaches, des cochons, des mulets, on dirait la migration d’une tribu nomade. Les officiers à cheval ont l’air plus fringant. Mais quand ils lancent un commandement, ce n’est pas avec cette voix de coq qu’affectent les officiers prussiens. A vrai dire, on n’entend rien : tout ce monde est silencieux, comme si la pluie l’avait figé. Si l’on pouvait deviner leurs pensées !

Je rentre dans la maison pour veiller au grain, car nous attendons nous-mêmes deux sous-officiers. Je les trouve en train de parlementer avec la bonne : l’un d’eux, un noir, parlant allemand, me dit être de son métier valet de chambre ; l’autre, un roux, sourit toujours et ne parle que le hongrois. — Vous venez pour nous affamer ! leur a dit la bonne en guise de bienvenue.

— Nous avons bien vu qu’en ce pays non plus les vivres n’abondent pas : c’est comme en Roumanie d’où nous venons. La Hongrie, elle, est un pays riche, et nous ne connaîtrions pas le besoin, si nous n’avions pas été forcés d’approvisionner l’Allemagne.


24 septembre. — Nos deux hommes sont d’une discrétion rare : on ne les entend pas. Le matin, pour ne pas réveiller la maison, ils ont descendu les escaliers pieds nus.

Un officier supérieur entre chez moi avec une suite assez nombreuse et demande à me voir. Je me trouve en présence d’un vieux militaire, à l’expression bienveillante, moustache taillée à la française, qui me tend la main et se présente à moi comme le colonel du régiment. « Je suis venu, me dit-il, pour m’informer si vous n’avez pas eu de désagréments avec mes hommes qui ont pris leurs quartiers chez vous. — Jusqu’à présent aucun. » Il parait satisfait de la réponse. Je l’obligerais beaucoup en lui permettant de faire un tour dans mon atelier : il s’intéresse aux beaux-arts, et comme le régiment restera au moins trois semaines au repos, et qu’il n’a rien à faire, il aimerait bien voisiner. Il habite à Ottrott, le château appartenant à M. de Witt. Je l’interromps : « Vous voulez dire au prince de Sigmaringen. » Alors lui, avec un petit sourire malicieux : « Je dis de Witt, car vous pensez bien, cher monsieur, que ces ventes ne comptent pas, et je ne comprends pas qu’un prince se soit fait le complice d’un acte que je considère comme une indélicatesse, pour ne pas dire un vol. » Jusqu’ici, la conversation s’était faite en allemand et il s’est excusé de le parler avec quelque difficulté. Je lui réponds que nous avions dû nous y habituer, notre langue maternelle étant le français. « Alors n’est-ce pas ? il vous est défendu de parler français. — En effet ! Du moins en public ! » Alors, changeant tout à coup de ton, il me dit, mais en français : « Eh bien ! nous allons parler français. » Et, à partir de ce moment, la conversation continue en français. Les officiers de la suite gardent un silence respectueux. Il prend congé en me serrant la main comme à une vieille connaissance...


25 septembre. — ...Au carrefour de Léonardsau, un peloton de honveds débouche sur la route ; l’officier en tunique blanche précède ses hommes de quelques pas. Est-ce leur uniforme, est-ce leur démarche plus légère ? Toujours est-il qu’ils ressemblent plutôt à des Français. Ils chantent à l’unisson une chanson hongroise : rythme et mélodie très étranges. Cette chanson a d’innombrables couplets. Chaque couplet se compose de deux phrases. Une fraction de l’escouade chante la première qui s’arrête subitement sur une note aiguë ; l’officier scande à haute voix les temps du silence, et l’autre fraction donne la réponse. C’est neuf pour nos oreilles et très beau.

Le soir, ma belle-sœur est revenue de Strasbourg où l’on sent déjà comme un souffle de liberté. Les Alsaciens se promènent la tête haute et s’imaginent déjà être à peu près Français.


26 septembre. — Le colonel est venu frapper à ma porte et m’a demandé de faire son portrait ; j’accepte, et nous prenons jour pour le lendemain.

Le colonel est de Presbourg, où habite sa famille. Ils ont une institutrice française depuis de longues années, ses enfants parlent. parfaitement le français... « Beaucoup mieux que moi, ajoute-t-il, qui, en somme, ne m’en sers que quand nous sommes réunis à table. »

« La Hongrie, dit-il, est un riche pays qui avait un grand avenir : malheureusement, cette guerre nous a été néfaste : elle a tout mis entre les mains des Juifs qui, auparavant, jouaient déjà un assez grand rôle... » Je l’interromps : « C’est comme ici ; chez nous, les Juifs ont aussi tiré un admirable parti des circonstances. — Je sais bien, mais incomparablement moins que chez nous. En Hongrie, ils sont les maîtres absolus du commerce, de la presse, du gouvernement, bref de tout... Les Allemands sont détestés et je dois dire avec raison. Lors de l’invasion des Roumains en Septimanie, nos Alliés sont venus soi-disant à notre secours, mais ces prétendus libérateurs se sont conduits d’une façon odieuse, saccageant et incendiant tous nos villages que pourtant les Roumains avaient épargnés ; exactement comme s’ils avaient été en pays ennemi ! — En Alsace, ils ont agi de même, et ils sont cause du revirement qui s’est produit, car je ne vous cache pas que tout le pays attend avec une impatience non déguisée l’arrivée des Français. »

Le colonel aime beaucoup les Français. Leur malheur, me dit-il, est d’être liés aux Anglais, qui, somme toute, ont toujours été leurs ennemis. Il est vrai que, dans les circonstances actuelles, ils ne pouvaient agir autrement. Il est épouvantable de voir cette pauvre France obligée à un sacrifice aussi sanglant, mais c’est elle qui est notre adversaire le plus sérieux. »

Nous discutons ainsi pendant près d’une heure, le colonel très heureux de se documenter près de moi sur la question d’Alsace, qui est le nœud de cette guerre, et nous nous quittons les meilleurs amis du monde.

Après dîner, le beau temps m’incite à aller à Obernai. Sur les prés de Saint-Léonard, les honveds font l’exercice. Un lieutenant, assis sur le talus du ruisseau, surveille la manœuvre. Comme je m’arrête pour regarder, il s’approche de moi. « Vous ignorez les beautés du Parademarsch, lui dis-je. — Mais non ! nous le pratiquons aussi ; seulement, ce terrain ne s’y prête pas. Du reste, nous sommes un régiment de pionniers, et nous allons prochainement exécuter des travaux très importants sur le Buhl. » Ils ont avec eux quatre sous-offset un officier détachés de l’armée allemande pour leur enseigner le maniement d’un nouveau minenwerfer. Tout en m’accompagnant au bout du chemin, le lieutenant me confie ses embarras pour assurer la subsistance du mess des officiers dont il est responsable. Il voudrait pouvoir se procurer sous-main toutes les semaines quelques kilos de viande. Je ne puis lui donner grand espoir. Voici trois semaines que nous n’en avons pas sur notre table, et on parle de la supprimer complètement pendant trois mois.

Près du moulin, les Hongrois ont envoyé paître leurs belles vaches blanches aux longues cornes. Appuyés contre des saules dans des poses de bergers de la Puszta, deux ou trois soldats les gardent : par ce beau soleil d’automne, le tableau est charmant. Un peu plus loin, quelques autres poussent devant eux un troupeau de cochons noirs comme de l’encre. Pour peu que la guerre continue et avec les difficultés du ravitaillement, une armée ressemblera de plus en plus à une tribu nomade.

Les rues d’Obernai sont devenues intéressantes. A côté de l’ancienne garnison allemande, il y a maintenant les Hongrois, mais les Bundesbrüder passent les uns à côté des autres sans se saluer, on sent qu’ils n’ont aucun contact. En revanche, je crois remarquer que les Hongrois ont complètement évincé leurs alliés auprès du beau sexe. Un de leurs officiers, tout pimpant et la badine à la main, lance des œillades à une plantureuse Obernoise en corsage rouge qui se tient à une fenêtre ; d’autres petites Obernoises entourent de simples honveds et ont l’air de s’entendre parfaitement avec eux.

J’entre chez mon ami Blickast le libraire. « Eh bien ! lui dis-je comment s’arrange-t-on chez vous des Hongrois ? — Ma foi, très bien, ces gens pensent comme nous. A l’instant, l’un d’eux venait faire emplette d’un cahier. Je lui en ai présenté un dont la couverture était ornée d’un portrait du kaiser. — N’en avez-vous pas d’autres ? me dit-il. — Non, je le regrette. — C’est que je ne veux pas de cette image. Du reste, il est facile d’y remédier. » Et il arrache la couverture.

A Obernai, les Hongrois sont les héros du jour, l’Allemand sent confusément qu’il y a un courant de sympathie qui les porte vers les Alsaciens ; il se méfie d’alliés venus soi-disant pour rétablir ses affaires, et qui font cause commune avec nous. A ce propos, mon ami me raconte une scène amusante dont il a été témoin hier soir.

II se trouvait à l’auberge avec trois fonctionnaires allemands. Entre tout à coup un maréchal des logis hongrois, grand type d’allure martiale, tête intelligente, qui s’assied à une table non loin d’eux en commandant une chope. Les Allemands brûlaient du désir de lier connaissance avec l’allié. « N’est-ce pas que honved veut dire « territoriale ? » demande l’un d’eux pour entrer en conversation. — Honved signifie « réserve, » répond assez sèchement le Hongrois. — Eh bien ! territoriale ou réserve, toujours est-il que vous vous êtes bravement battus, reprend l’Allemand. — Possible ! Mais nous ne savons ni pour qui ni pourquoi. » Mouvement de stupeur chez les Allemands : « Mais enfin, vous avez pourtant aidé à défendre la monarchie autrichienne. » Là-dessus, le Hongrois qui, selon toute apparence, avait fait ses études, car il possédait suffisamment l’allemand, se décide à parler : « Il y a, dit-il, des mariages heureux, mais il y en a aussi de malheureux. Tel celui qui unissait la Hongrie et l’Autriche. Nous avons été exploités par l’Autriche ! » Aussitôt l’Allemand d’interrompre : « Vous ne nierez toutefois pas que sous le gouvernement de l’empereur François-Joseph, la Hongrie était devenue florissante ? — L’empereur François-Joseph ! Il eût mieux valu pour nous si, au lieu de mourir à l’âge de quatre-vingt-six ans, il était mort à l’âge de six ans. La Hongrie s’en porterait mieux. Mais au point où en sont les choses, nous n’avons plus qu’un espoir, et cet espoir, c’est la France ! Quant à ce scélérat de Tisza, ce vendu, le gibet est de jà dressé où on le pendra, quand le moment sera venu de régler les comptes. Et ce moment viendra. »

Les Allemands, interdits de cette sortie, piquaient le nez dans leurs verres. Alors, le Hongrois continue : « Quant à moi, je me félicite que les hasards de la guerre m’aient fait échouer dans un pays dont le monde entier s’occupe en ce moment. Nous en a-t-on débité des sornettes sur l’Alsace ! On nous disait que c’était un peuple de bolchévistes, de traîtres, d’assassins, que sais-je ? Or, les gens nous ont reçus comme si nous avions été leurs compatriotes ; nous n’aurions pas trouvé meilleur accueil en Hongrie. Et pas trace de révolution ! Vrai, si les Allemands, pendant quarante-cinq ans, n’ont pas réussi à se concilier ce peuple, c’est qu’ils sont de foutues bêtes : mais la faute n’en est pas aux Alsaciens ! » Là-dessus, les Allemands se sont empressés de payer leur écot et de disparaître.

Autre scène. Quelques honveds groupés devant la boulangerie de campagne prennent livraison du pain de munition, un magnifique pain blanc. Mon ami s’approche d’eux : « Mâtin ! En avez-vous un beau pain blanc ! Qu’est-ce que cette farine ? — Double zéro. — Ah ! mais dites donc ! Il me semble qu’il n’y a pas réciprocité de traitement entre les alliés si vous vous nourrissez de beau pain blanc, tandis que nous sommes obligés de nous contenter d’un infect pain noir. » Là-dessus ils se mettent à rire, et l’un d’eux prend la parole : « Avant la guerre, on nous disait : « La Hongrie est un pays agricole, donc faites de « l’agriculture ; » et on nous empêchait de faire de l’industrie, cette dernière devant rester réservée aux Allemands. Maintenant qu’à la suite de la guerre la famine est survenue et que la Hongrie doit se dépouiller en faveur des Allemands de toutes ses provisions, nous leur répondons : « Nous mangeons notre pain, vous, bouffez vos machines ! »

À propos de la guerre, un autre dit : « Nous ne nous battrons pas contre les Français. Que les Allemands leur rendent l’Alsace, et la guerre sera finie. — Oui-da, ajoute un autre, c’était une proposition à faire en 1916, mais, maintenant, le moment est passé. Ce n’est plus en sacrifiant l’Alsace que les Allemands achèteront la paix : il faudra qu’ils se résignent à sacrifier bien autre chose. »


27 septembre. — Le colonel, en se promenant hier à cheval à travers la forêt, a remarqué qu’il y poussait des quantités incroyables de cèpes. Il les a fait cueillir par ses hommes. — « Les aimez-vous ? me demande-t-il.— Je crois bien. — Eh bien ! Vous allez me donner un panier que je vous ferai remplir et rapporter par un de mes hommes. Seulement, comme nos soldats en sont très friands, je les compterai ; autrement, il pourrait s’en égarer en cours de route. En hongrois, nous appelons ces champignons fungi, mot latin. Et en français comment dites-vous ? — Cèpes ou bolets. » Il note le mot dans un calepin. Puis, le panier passé au bras, il prend congé de moi, et arrivé dans la cour enfourche son cheval. À ce moment-là passe un soldat et il lui donne un ordre en hongrois. Le soldat ayant fait signe qu’il ne comprenait pas, il lui répète sans plus de succès l’ordre dans une autre langue, et finalement en allemand : « Vous voyez qu’il faut être polyglotte dans notre armée ! Je ne pensais plus que cet homme était de nos contingents allemands. » Puis il met sa monture au trot, et s’étant encore une fois retourné pour me faire un signe amical, il disparait sous la voûte suivi de son ordonnance. Un quart d’heure après, le soldat revenait avec mon panier, d’où débordaient des cèpes de toute beauté accompagnés d’un petit mot : « Bon appétit pour vingt-huit pièces de bolet ! Amitiés. »

— Mes enfants ! dis-je, en me mettant à table, il me semble que nous sommes déjà Français. Le bon Dieu a voulu nous ménager une transition…

Mlle Cécile Laugel, que je vais voir le soir, est aussi enchantée de ses Hongrois. Ils nettoient les allées du jardin de son frère pour son arrivée prochaine. Quant au colonel, elle lui trouve l’air si français quand il apparaît le matin sur son cheval, que, pour un peu, elle lui sauterait au cou.

Et ce qui fait notre joie, fait le souci des Allemands. Un de mes amis, professeur à Obernai, me racontait hier que, pendant la récréation, son collègue allemand le professeur M…, tout en se promenant, chantonnait entre ses dents, et comme mon ami s’informait du motif de cette belle humeur, l’autre lui avait répondu : « Je chante, mais c’est de désespoir. — À cause de la défection de la Bulgarie ? — De la Bulgarie, et ce qui est plus grave, de l’Autriche. Je sais de source certaine que les Autrichiens vont faire une paix séparée. Nous sommes perdus, irrémédiablement perdus. On n’ose pas penser aux conséquences. Nous sommes acculés à un abime. » C’est l’opinion générale des professeurs, car celui de Paulot a dit aux élèves : « Si nous sommes battus, à la garde de Dieu ! il faut se résigner ! »


2 octobre. — Je me rends après diner à Barr. La vendange bat son plein et le village de Heiligenstein que je traverse offre l’animation accoutumée à cette époque, sauf qu’elle est aujourd’hui plus diverse à cause de la présence simultanée des soldats allemands et hongrois et des prisonniers russes. Ces derniers, hébergés comme manœuvres par les vignerons, les aident dans les travaux de la campagne, tandis que les soldats allemands et hongrois sont consignés dans le village dont les abords sont gardés par des factionnaires. Ces soldats attendent le passage des vendangeurs pour mendier quelques raisins. Le mélange de tous ces idiomes produit une impression bizarre : c’est comme une réédition de l’invasion de 1814. A Barr, même tableau, mais plus d’encombrement. Toute la monarchie austro-hongroise y est représentée avec sa bigarrure de races. De ce mélange se dégage une vague couleur orientale. Le général qui loge chez nos amis S... a fait fi de l’appartement somptueux que son prédécesseur, un général allemand, avait occupé, et se contente d’une modeste petite chambre. Comme on s’en étonnait, il a haussé les épaules : « Les Allemands sont une bande organisée de brigands. Chez nous, en Hongrie, ils ont fait main basse sur l’argenterie, sur les bijoux ; ils ont volé jusqu’à nos pianos. »

Mon ami D... est revenu hier de Cambrai pour un congé de vingt-cinq jours, mais il doute de retrouver à son retour sa division où il l’a laissée. Je lui demande la raison de cette retraite continue : « Nous avons, dit-il, pénurie d’hommes et de matériel. Les effectifs des régiments ne peuvent être complétés ; dans des secteurs que 1 200 hommes suffiraient avec peine à tenir, il faut se contenter de 600. Il en est de même des munitions, mais ce qui manque surtout, ce sont les chevaux, les attelages, les autos. Nos canons, dont l’âme est complètement usée, ne valent plus rien, et les pièces neuves qu’on nous envoie valent encore moins. Tout est fabriqué avec des Ersatz.— Alors, dis-je, vous croyez qu’on n’arrêtera plus les Français ? — Je ne le crois pas. Ils ont déjà pris pied dans la Siegfriedstellung que depuis quatre ans on n’avait cessé de fortifier en enfouissant des milliards dans des travaux de bétonnage ; or, cette ligne une fois franchie, ils n’auront plus devant eux que des ouvrages insignifiants. — Vous estimez donc la situation des Allemands mauvaise ? — Je la crois désespérée. Les Français se battent comme des lions, leurs officiers sont excellents, bien meilleurs que les Anglais. Ils se rendent parfaitement compte de la situation des Allemands qui, pour boucher un trou, sont forcés d’en ouvrir un autre ; c’est pourquoi ils ne lâchent pas prise et nous infligent des pertes irréparables. Tenez, notre division est sortie du bois d’Havrincourt au nombre de 300 fusils en y laissant la moitié de son artillerie. »

Mon ami avait été plus d’un an à Saint-Mihiel ; aussi je lui demande des détails sur la dernière affaire. « Si les journaux disent maintenant, pour excuser la déroute, que l’évacuation de ce secteur était une chose arrêtée depuis longtemps, ils ne mentent pas ; seulement, ils omettent de dire que cette évacuation devait, selon les plans de l’État-major, s’effectuer en sept jours. Par suite de l’attaque subite des Américains, on a dû exécuter cette opération en un jour. Alors, vous voyez ce qui s’en est suivi, — Mais, dis-je, on n’a fait que 13 000 prisonniers, — 23 000, corrige-t-il : cela représente la valeur de quatre divisions, et il n’y avait guère plus de troupes dans ce secteur. Ce qui a réussi à s’échapper, c’était le personnel des bureaux, le train, les embusqués de l’étape : mais on n’a pas pu sauver le matériel, ni faire sauter les ponts, ni mettre à exécution les projets que l’Etat-major avait prévus pour cette éventualité. — Alors, vos conclusions ? — Nous aurons la paix avant la fin do l’année, peut-être même beaucoup plus tôt. »


LA DÉBÂCLE DE L’ALLEMAGNE

4 octobre 1918. — Voyage à Strasbourg. Comme d’habitude, pénurie de place. Dans le compartiment où j’arrive à me caser tant bien que mal, un sous-officier allemand pérore : c’est un de ces nombreux embusqués du service des étapes pour lesquels la guerre n’a rien de terrible ni même de fastidieux. Sa figure rayonne de contentement, et, lorsqu’il rit, sa bouche ne rayonne pas moins grâce aux magnifiques couronnes en or qu’en garçon avisé il s’est fait mettre aux frais de l’administration militaire. Il a pris sur ses genoux l’enfant de sa voisine, une jeune Lorraine de Düss, — comme on dit maintenant pour Dieuze. — « Alors, vous allez à Düss ! Moi, je vais à Bruxelles : vous ne devineriez pas pourquoi ? Je suis commandé par mes supérieurs pour acheter des raisins. On les paie là-bas 90 pfennigs le kilo, tandis qu’à Strasbourg le prix est de 2,80. J’aime beaucoup Bruxelles, mais je préfère encore Budapest, la vie y est moins chère. » Pour étonner la compagnie, il énumère toutes les stations entre Francfort et Bruxelles, sans trop estropier les noms. A la station suivante, un soldat alsacien taillé en hercule grimpe dans notre compartiment. Outre son fourniment, il est chargé d’un immense « rucksack » et de caisses qu’il manie avec une aisance qui fait honneur à ses biceps. Bien qu’il n’ait apparemment aucune envie de causer, notre hâbleur l’y oblige. « Et vous, où allez-vous ? — À Kiev. — Ce que je vous envie ! Voilà une ville que j’aimerais bien voir. — Vous n’y verriez pas grand chose ! De loin, ça a l’air assez pittoresque, mais une fois qu’on y est… Il m’est arrivé d’y faire des séjours assez prolongés : je respirais chaque fois que je pouvais lui tourner le dos. Du reste, on ne vous permettrait pas d’y pénétrer. — Et pourquoi donc ? — Parce que des types de votre trempe s’y font journellement assassiner. — Mais nous avons pourtant la paix avec les Russes ? » — L’Alsacien d’un ton méprisant : « La paix ? Parlez-en à ceux qui reviennent de là-bas. Si je vous disais qu’arrivé à Kiev, je ne pourrais même pas aller d’une gare à l’autre sans me faire escorter, et il n’y a pas dix minutes de distance. Car je ne reste pas à Kiev, le quartier de ma compagnie est encore à quatorze heures de chemin de fer de la ville, une petite voie militaire que nous avons faite. De là on nous envoie dans les villages environnants, à sept ou neuf heures de marche du quartier : des escouades de douze à vingt hommes qui ne peuvent se maintenir contre les paysans qu’en étant continuellement sur leurs gardes. Je pourrais vous en raconter. Plus d’une de ces escouades n’est jamais revenue ! Et voilà ce qu’on appelle la paix avec les Russes ! Des blagues ! Quant à moi, j’attends la paix, mais c’est dans l’Ouest que je l’attends. Et je la crois si proche que j’ai même outrepassé de cinq jours ma permission, tellement je la croyais imminente. » — Le sous-officier paraît estomaqué. » Qu’est que vous dites ? La paix ? Parce que nous avons lâché aux Français quelques kilomètres de terrain complètement dévasté et où il n’y a aucune ressource ? Maintenant les Français sont dans la moutarde, nous les avons où nous les voulions. — C’est sans doute pour la même raison, reprend l’Alsacien, que nous leur abandonnons un jour 40 000, un autre jour 50 000 prisonniers ? — Tout ça, c’est des menteries ! Il faut lire la Rheinisch-westphälische Zeitung. Là vous apprendrez la vérité, et pas dans vos feuilles de chou alsaciennes. Attendez encore deux ou trois jours, il se produira quelque chose qui portera la stupeur dans le monde entier. Je le tiens d’officiers ! » L’Alsacien hausse les épaules : « Vos officiers savent moins que rien. Chez nous, au village, il y a un peloton de Flammenwerfer, qui reviennent du front ; eh bien ! ils racontent à qui veut l’entendre que la paix sera là d’ici peu de jours, parce que les soldats en ont assez et qu’ils ne veulent plus se battre... Voilà la vérité et non pas ce que racontent vos officiers ! » — Alors l’autre : « Tout cela, c’est des paroles en l’air. Ce qui prouve bien que nous ne pensons pas à faire la paix, c’est que notre haut-commandement prépare à Epfig une position inexpugnable. — Sans doute une nouvelle l Hndenburgstellung ? complète, en blaguant, l’Alsacien. — Et vous ne savez pas ? continue l’autre. Nous allons dédoubler la ligne de Strasbourg à Epfig. — Pourquoi cela ? — Mais pour pouvoir jeter le plus de troupes possible dans les Vosges. — A moins que ce ne soit pour les retirer. Cela me parait beaucoup plus probable... Mais, continue l’Alsacien en débouchant son bidon de vin, tout cela n’a plus aucune importance.


6 octobre. — Strassburger Post ! Reichskanzlerrede !... Puis un mot dont je ne saisis pas bien le sens. Voilà ce que de mon lit j’entendais ce matin crier par les camelots. M’étant habillé sans hâte, je descends pour le déjeuner et jette un coup d’œil indifférent sur le journal... Je n’en crois pas mes yeux lorsque je lis que le Gouvernement allemand s’adresse au président Wilson pour devenir l’arbitre de la paix. Ils sont fichus ; autrement, ils ne réclameraient pas l’entremise de l’homme d’Etat qu’ils ont le plus vilipendé. Quelles conditions va-t-il leur poser ? Evacuation de la France, de la Belgique, peut-être même de l’Alsace-Lorraine. Mais alors, nous verrons peut-être d’ici quelques jours les Français faire leur entrée à Strasbourg...

Au kiosque de la gare, Paul me fait remarquer une méchante caricature du Kladderadatsch contre Wilson affichée bien en évidence, et qui le représente en Peau-Rouge armé jusqu’aux dents. Tout à côté, la dépêche du jour, d’après laquelle le Gouvernement allemand réclame l’arbitrage de ce même Wilson !

Dans mon compartiment, un officier supérieur de honveds, traits énergiques, teint basané, mordille sa moustache grise en regardant par la fenêtre. Il affecte de ne point remarquer quelques jeunes officiers allemands. L’un d’eux, beau comme Antinoüs, le monocle dans l’œil, raconte des drôleries qui font éclater de rire ses camarades. En voyant cette gaité, je me demande si c’est bien l’attitude qui convient aux soldats d’une nation venant d’abdiquer tous ses rêves de conquêtes et se trouvant en face d’une situation pire que celle de la France après Sedan. Inconscience ? Crânerie ?

A Saint-Léonard, tout le monde est dans la joie. Quand après vêpres mes sœurs viennent prendre le thé avec nous, pour la première fois peut-être depuis la guerre on se reprend à former ensemble des projets d’avenir. -


7 octobre. — Je travaillais paisiblement dans mon atelier, quand Marie-Jeanne vient me dire qu’il se prépare évidemment quelque chose, que l’on voit circuler des soldats dans la cour collégiale avec des instruments de musique. Ils ont emprunté des chaises chez nos voisines et les ont placées en face de notre maison. Presque en même temps le brave colonel entrait en souriant et me disait qu’il s’était permis, comme il s’en allait en congé, de nous offrir avant son départ une petite surprise : un concert de tziganes... Les musiciens se sont réunis entre temps, le cymbalon est au centre. Tandis qu’ils accordent leurs violons, je fais préparer le thé que le colonel accepte avec grand plaisir... Le colonel commande lui-même ses morceaux de prédilection... Des valses lentes alternent avec des airs populaires hongrois d’une mélancolie captivante. Heureux du plaisir que nous manifestons, le colonel cause avec nous comme avec de vieilles connaissances et ne se gêne nullement pour parler de l’arrivée prochaine des Français. Attirés par la musique, les soldats arrivent de tous côtés et forment cercle autour de l’orchestre. Je fais distribuer des rasades aux musiciens. Les morceaux se succèdent sans interruption. Peu à peu les soldats se prennent à la taille pour essayer un pas de valse. On entraîne aussi les bonnes. Pour que les soldats qui assistent à la fête y trouvent leur compte, le colonel a donné l’ordre de mettre en perce un tonnelet de bière. Les tziganes jouent avec plus de verve encore. L’obscurité est à peu près complète. Et cette musique, interrompue par les rires et les acclamations des soldats, produit sur nous une impression singulière. C’est comme la fin d’un épouvantable cauchemar, la fête de la Paix...


8 octobre. — Ce matin, Victor Laugel est venu de Strasbourg, pour voir ses sœurs. On ne croit pas en général que les Allemands accepteront les conditions de Wilson. Ils continueront la guerre, et, pour compléter leurs effectifs, ils se rabattront sur les hommes de cinquante ans. En attendant, on remet les abords de la ville en état de défense, tout comme en 1914 ; on y établit des batteries en plein champ...

Ce qui préoccupe beaucoup les esprits, c’est la question de savoir si les Allemands pourront rester ici après la désannexion. La plupart de nos compatriotes seraient d’avis, au dire de Victor, de les expulser tous, et de confisquer leurs biens. Je ne suis pas aussi radical. Si l’on veut sévir, qu’on sévisse contre les Alsaciens qui ont dénoncé leurs compatriotes, ou manifesté en public des sentiments allemands qu’on ne leur demandait pas. Il est vrai qu’il sera toujours malaisé de démêler les motifs qui les ont fait agir. Une fois qu’on sera entré dans la voie des enquêtes, il sera très difficile de s’arrêter. Qui nous dit par exemple qu’on ne fera pas un crime aux nombreux fils de familles alsaciennes, qui ont été forcés de combattre dans les rangs allemands ? Je ne dis pas que cela sera, mais cela se pourrait.

Mon ami B... vient me voir. L’arrivée prochaine des Français le met en joie : « Mais, dit-il, qu’ils ne viennent pas avec leurs uniformes de poilus ! C’est en pantalons rouges qu’ils doivent défiler sur la place Kléber, et pas autrement ! » Cependant il ne croit pas que cette entrée se fera avant Noël : « Ces sacrés Schwobs, il faut qu’ils soient encore plus fouettés ; sinon, ils ne croiront pas qu’ils ont été battus ! »

Ensuite, c’est Muller : « Sont-ils abjects et dégoûtants dans la défaite ! Et toujours aussi jésuites ! Wir haben uns zu einer Friedensaction entschlossen. Ils appellent Friedensaction une démarche qui est tout simplement l’aveu de leur défaite. Les français sont encore à 150 kilomètres de leur frontière du Rhin, du moins à certains endroits ; et les voilà qui geignent et qui canent, comme si tout était perdu. Perdus, ils le sont pour nous qui voyons clair ; — mais leurs Berichte sont toujours triomphants ; alors, pourquoi tout à coup ce désespoir ? Les Français étaient autrement crânes, quand les Allemands étaient aux portes « de Paris... »


13 octobre. — Les lettres des soldats qui sont dans la mêlée dorment l’impression d’un épouvantable gâchis. Les permissionnaires se refusent à reprendre le chemin du front, mais, comme les gendarmes ne leur permettent pas de rester au village, ils s’embusquent dans les gares du parcours, font la navette entre deux villes et contribuent à augmenter l’encombrement et le désarroi, La machine militaire allemande est complètement détraquée.

Je monte en passant chez Tante. On avait fini de dîner. Tout à coup mes sœurs font irruption dans la salle à manger avec une figure où se lit une grande émotion. Elles me tendent la dépêche : les Allemands acceptent toutes les conditions de Wilson ! — « Eh bien ! tu avais raison, me dit Marie. Quelle joie il doit y avoir à Paris ! Mais quelle peine en pensant au pauvre Jean [2] ! »


17 octobre. — Les soldats qui reviennent du front racontent que le désordre est indescriptible. Les trains chargés bien au delà du tonnage réglementaire s’efforcent de sauver le matériel et encombrent les voies. Partout sur les routes d’étapes on voit des soldats débandés traînant des objets volés, portés sur leur havresac ; puis, quand les avions ennemis les harcèlent, ils abandonnent leur butin dans les fossés des routes.

Anna W... est revenue ce soir de Strasbourg, où elle a pris sa leçon de musique. Son professeur lui a dit dès son arrivée : « Eh bien ! l’Alsace va redevenir française ! J’en suis charmé pour votre vieux papa. Pour nous, c’est un coup terrible. J’ai mes élèves et mon avenir ici ; il va falloir abandonner tout cela. Et ce que nous allons être obligés de payer ! Mais nous n’avons que ce que nous méritons. Nous avons été des ânes de nous laisser berner pendant quatre ans. Les conditions que nous feront les Français seront dures ; mais, si nous avions été vainqueurs, les nôtres l’auraient été aussi... »

Pierre me racontait qu’étant ce matin en conférence avec un maquignon pour l’achat d’un cheval un officier allemand qui assistait aux pourparlers, l’avait pris à part, lui- disant : « N’en achetez donc pas pour le moment. D’ici quelques jours, on vous offrira les plus beaux chevaux pour une bagatelle ! car notre front s’émiette, nous sommes fichus... »

On essaie maintenant de faire de la réclame auprès du peuple pour une Alsace neutre, et ce sont, parait-il, les cercles protestants qui lancent cette idée ; mais cette solution de la dernière heure n’a aucune chance d’aboutir. Personne n’en veut.


18 octobre. — Le gendarme continue à faire de la propagande pour l’emprunt de guerre, traitant de sornettes les bruits de défaite qui circulent au village : « Jamais nous ne rendrons l’Alsace ! »


19 octobre. — Les Hongrois ont fêté je ne sais quel anniversaire à l’auberge de St-Nabor. La musique des tziganes en était. Tout à coup un des officiers a ordonné de jouer la Marseillaise, et aux sons de l’hymne de la liberté, ils se sont rués sur les portraits de la famille impériale, les ont lardés à coups de sabre et en ont jeté les débris par la fenêtre.


20 octobre. — Aujourd’hui nous avons été surpris par une nombreuse société de nos amis de Selestat. Nos hôtes sont étonnés de nous voir si convaincus de la paix imminente et de la prochaine arrivée des Français. Je leur propose même le pari qu’avant un mois ces derniers seront ici. A Selestat on n’est pas aussi optimiste ; aussi sont-ils stupéfaits de mon assurance. Cette stupéfaction devient de l’ahurissement quand, arrivés dans mon atelier, je leur montre les sujets patriotiques auxquels je travaille : une grande composition représentant l’Alsace réveillée par les accents de la Marseillaise ; une autre assez analogue, une Alsacienne surprise à son réveil de voir la plaine d’Alsace colorée en rouge, blanc, bleu. Ce n’est pas bien méchant, mais mes visiteurs en sont impressionnés.


21 octobre. — « ... Voilà que la Hongrie est séparée de l’Autriche ! » dis-je à un sous-officier hongrois. Il me répond ; « Mais oui, nous sommes de nouveau indépendants, avec notre armée à nous, nos finances. C’est dommage que nous n’ayons pas obtenu cela il y a dix ans ; alors nous n’aurions pas été entraînés dans cette malheureuse guerre. »

Malheureuse guerre ! détestable guerre ! Voilà ce qu’on lit maintenant dans les journaux ; mais quand on parcourt d’anciens numéros de ces mêmes feuilles, comme cela m’est arrivé ce matin, on est estomaqué de l’impudence de leur langage.


25 octobre. — Voyage à Strasbourg... Dans le train, je remarque au cours du voyage que les Alsaciens n’ont plus le même air timoré, ils relèvent la tête. Les dames surtout ont une assurance provocante ; elles discutent politique et tout le monde parle français...


26 octobre. — Ce soir, à Strasbourg, le libraire allemand S., qui pendant toute la guerre avait été enragé, lâche sa comptabilité en me voyant entrer, et Venant à moi, il me dit d’un air détaché : « Qu’en pensez-vous ? messieurs les Français nous laisseront-ils liquider nos affaires, ou nous flanqueront-ils tout de suite à la porte ? — Je n’en sais rien. — Nous accordera-t-on le plébiscite ? — Trop tard ! » Puis changeant de ton : « Non, ce qu’on nous a trompés ! »


27 octobre. — Nous ne sommes pas encore Français, et déjà certains de nos compatriotes s’inquiètent de la politique que feront les Français en Alsace. Mon ami S... craint que les cercles protestants ne se taillent la meilleure part, lors de la nouvelle répartition des places. « Ce serait, me dit-il, contre toute justice, si ces messieurs qui, somme toute, ont toujours été choyés par l’administration allemande parvenaient à éliminer les martyrs de la cause alsacienne. — Vous croyez que ces petites querelles vont renaitre après la terrible leçon de cette guerre ! — Mais assurément, et ce qui me fait enrager, c’est que ces protestants n’ont guère souffert. — Mais enfin le pasteur Gerold et d’autres ? — Ce sont des exceptions. » Je rencontre plus loin mon ami W... qui, lui, est protestant et exprime exactement les mêmes craintes, mais pour ses coreligionnaires. « Vrai, pensé-je, le monde n’est pas changé. » Pour moi, la nouvelle la plus importante est la démission de Ludendorff...


29 octobre. — Depuis trois jours, on confectionne chez nous des drapeaux tricolores. Comme nous manquons de percale blanche, on me charge d’en acheter à Obernai...

Les Hongrois jubilent et crient dans les rues : « Voilà le Michel allemand fichu ! »


31 octobre. — Mlle de B..., de Strasbourg, est venue me consulter au sujet d’un costume alsacien. Toutes ses amies ont déjà confectionné le leur. A Strasbourg, on arbore déjà par ci par là des drapeaux tricolores. On entend aussi des Allemands se vanter d’avoir déjà le leur en réserve. Les Boches, — on les appelle ainsi maintenant, — filent doux ; on les bouscule dans les tramways et dans les rues. La police laisse faire et ne s’en mêle pas.

3 novembre. — Les Hongrois ont reçu l’ordre de partir...


Il fait mauvais temps, comme à chaque départ de garnisons : de la pluie et du brouillard. Des fenêtres de mon atelier, j’observe nos pauvres Hongrois trempés jusqu’aux os, remettre en état leur carriole et harnacher leurs chevaux. Tout à coup, je vois déboucher sous le porche un autre cortège, mais cette fois des Boches : dépenaillés, piteux, menant en laisse des haridelles qui n’ont plus que la peau sur les os. Ils portent sur le dos des havresacs de toutes formes, auxquels pendent des Sturmhauben et des Gasmasken. Ils avancent lentement sous la pluie dans des accoutrements qui rappellent les gueux de Callot.

Les Hongrois semblent stupéfaits de cette irruption et interrompent leur besogne, puis reconnaissant leurs alliés de la veille, ils éclatent de rire : « Da kommen die Marmeladebrüder » (Voilà les compagnons de la Marmelade !) Cela est dit sans méchanceté sur le ton d’un miséreux qui souhaite la bienvenue à un plus malheureux que lui.

Les Hongrois, n’étant pas sûrs de leur départ, ne semblent pas pressés de céder la place aux Allemands. Jusqu’au soir, je vois les nouveaux venus errer comme des âmes en peine quêtant un gite, les chevaux restant exposés à la pluie.


3 novembre. — Les demoiselles W... viennent me consulter pour la confection de leurs costumes alsaciens. On vend déjà partout, — en cachette, bien entendu, — des cocardes tricolores en soie au prix de 3 et 4 marks. On me cite un juif qui a payé 8 000 marks pour huit pièces de soie. Des comités se forment aussi pour organiser la mise en scène. On s’en dispute la présidence. Ces petites rivalités dégénèrent en dispute, chacun ou chacune voulant être plus pur que l’autre. Quant aux mairies, elles ont déjà leurs drapeaux cachés quelque part dans une armoire.

Les Allemands sont au courant de cette activité, mais ils se taisent. Leurs ennuis sont d’un autre genre. « Que devons-nous faire de tous nos meubles ? — Laissez-les ici, leur répond quelque âme charitable, vous repasserez le fleuve exactement comme vous êtes venus... »

Mlle W..., qui occupe une chambre garnie à Strasbourg chez une dame allemande, me raconte que la fille de cette dame avait été féroce pendant toute la durée de la guerre et montrait une joie délirante après chaque victoire. Maintenant que la roue a tourné, elle est aplatie, et sa mère a supplié Mlle W... de ne pas témoigner une satisfaction trop expansive : « Ma fille est trop abattue, et votre joie lui ferait trop de peine. » C’est très bien ! mais quel est l’Allemand qui ait eu de ces délicatesses vis à vis de nous pendant ces quatre années ? Et pourtant nous ne leur demandons pas d’arborer les couleurs françaises, ni de prier pour la victoire française ; nous ne leur défendons même pas de crier contre les Français, si cela les soulage.


LA RÉVOLUTION A STRASBOURG

Au moment où les Alsaciens préparent cocardes et drapeaux tricolores, le bruit court que la révolution qui vient d’éclater en Allemagne commence à se propager sur la rive gauche du Rhin. Les uns s’effraient de ces rumeurs, les autres les accueillent avec la plus tranquille indifférence. Les Allemands prédisent naturellement les pires catastrophes. Cependant des matelots venus de Kiel finissent par pénétrer dans Strasbourg, et ils y instituent un Conseil des soldats. Comment les matelots quittèrent Strasbourg après avoir fait hisser un drapeau rouge sur la flèche de la cathédrale, comment le Conseil des soldats où s’étaient faufilés d’excellents Alsaciens, fit le simulacre d’une révolution et comment, malgré quelques émeutes et quelques pillages, cet étrange gouvernement parvint à maintenir l’ordre dans la ville, avec le concours de la police régulière, il faudra qu’un jour on nous conte cette histoire tragi-comique dont le dénouement, fiévreusement attendu de tous les Strasbourgeois, fut l’apparition des hussards de Gouraud à la porte de Schirmeck. En attendant, voici ce que M. Spindler a vu et pensé de ces journées troublées. Il semble n’avoir pas pris au sérieux cet accès de soviétisme : « Les Allemands s’en vont et les Français arrivent, cela seul importe, » pensait-il très sagement... Tout de même, il était temps que les Français arrivassent.


8 novembre. — Je prends le premier train pour Strasbourg. A Rosheim, M. B., industriel israélite, vient se joindre à moi. Il est radieux de l’arrivée des Français, mais enchanté surtout d’avoir pu rester embusqué, pendant toute la guerre, à fabriquer des munitions. Cependant il redoute qu’un mouvement révolutionnaire ne se produise entre la retraite des Boches et la venue des Français. La populace de Rosheim est, parait-il, assez mauvaise, et pour parer au danger il propose la création d’une garde civique...

À Strasbourg, les guichets des banques sont assiégés par une foule qui cherche à se débarrasser des valeurs allemandes. Les banques allemandes ont déjà déménagé. La police a donné l’ordre d’enlever aux devantures les portraits de l’Empereur pour éviter des manifestations. Beaucoup d’Allemands font des démarches, afin d’obtenir la nationalité alsacienne... On voit par ci par là des voitures de déménagement : MM. les Allemands font leurs paquets. Les voitures sont rares : Un déménagement pour Stuttgart coûte 3 000 marks. Beaucoup de villas sont à vendre, et les propriétaires strasbourgeois manifestent quelque crainte de la baisse que cette émigration va entraîner sur les valeurs immobilières...

Les journaux tels que la Neue Zeitung et l’Elsässer proclament l’attachement de l’Alsace à la France. J’éprouve une singulière impression à lire imprimé ce que jusqu’à présent on ne se disait qu’à voix basse entre amis. Il y a bien quelques partisans de la neutralité ayant à leur tête un docteur alsacien : ils ont essayé de coller de petites affiches rouges avec une proclamation. Au bout d’une heure, elles étaient toutes arrachées...

Après souper, étant remontés, Jeanne et moi, dans notre chambre d’hôtel, nous nous mettons sur le balcon pour voir déboucher des boulevards et passer sous nos fenêtres un millier de gamins donnant le bras à des filles, quelques-uns avec des lampions, faisant escorte à un jeune garçon qui porte fièrement le drapeau tricolore. Les voix fraîches au timbre clair qui chantent librement l’hymne national si longtemps proscrit, nous font vibrer d’émotion. Parmi les manifestants, quelques-uns seulement savent les paroles, la plupart se contentent de chanter la, la, la...

Le cortège s’étant enfoncé dans la Grande Rue, nous nous pressons de prendre la queue pour nous rendre chez nos amis H... qui nous ont invités à passer la soirée chez eux... Notre ami vient de laver un vieux drapeau tricolore qu’il fait sécher autour du poêle. Il me raconte que la plupart des communes ont conservé leurs drapeau d’avant 70. Lors d’une tournée de collectionneur qu’il avait faite dans le Haut-Rhin, on les lui avait montrés, Soigneusement pliés dans des armoires... « Ils serviront encore, » lui avait-on dit.


9 novembre. — C’est aujourd’hui samedi et je suis attendu chez mon ami George à la Robertsau. À la fin du dîner, un des comptables, la figure toute décomposée, vient nous annoncer que la révolution est à Kehl, qu’on s’est battu près du pont pour empêcher les délégués du Soldatenrath de Kiel de passer, mais que l’émeute a triomphé : les marins sont en route pour Strasbourg et probablement déjà arrivés.

Mon ami n’est pas sans inquiétude : au lieu des Français, nous allons avoir des Conseils de soldats, et Dieu sait à quels excès ils vont se livrer. L’unique chose qui pourrait nous sauver, ce serait de hâter l’arrivée des Français. Mais alors la fameuse réception que les Strasbourgeois leur préparent serait compromise : c’est à coups de canon qu’ils seraient obligés de se frayer la voie… Puis, après quatre années de guerre, les idées bolchévistes ont sans doute aussi contaminé l’armée française, cela peut amener la révolution en France. Mon optimisme naturel se refuse à admettre un dénouement aussi tragique. Les Français ne sont pas si bêtes : ils perdraient tout le bénéfice de la victoire…

Au retour, je monte chez mon ami S… Il me confirme l’arrivée du Soldatenrath : « Les marins parcourent la ville en auto et haranguent les soldats dans les casernes… Et puis vous ne savez pas ? On prétend qu’une grande partie de la ville est minée. Il suffirait de presser sur un bouton et nous sauterions tous ! »

Ces paroles ne semblent pas faire impression sur sa fille, car elle me déballe un ravissant costume qu’elle compte mettre pour l’arrivée des Français…

En me rendant à mon hôtel vers les onze heures, je rencontre des soldats ivres qui jettent leurs casquettes par terre et marchent dessus en hurlant des chansons antimilitaristes ; plus loin, vers le Broglie, je remarque une grande animation : c’est le même défilé qu’hier soir, mais ils ne chantent pas la Marseillaise, et parmi les manifestants il y a beaucoup d’Allemands. Les flâneurs, très nombreux malgré l’heure tardive, se tiennent au milieu de la place et regardent ce spectacle avec indifférence.


10 novembre. — Ce matin, au moment où je m’installais devant ma tasse de café, un grand type de soldat, la casquette sur l’oreille, entre à l’hôtel et s’approche de bureau, puis s’adressant à Mme Noth, il lui dit : « Veuillez prévenir les officiers qui restent chez vous que, par ordre du Conseil des soldats, ils sont tenus d’enlever de leurs uniformes les cocardes, les épaulettes, les porte-épées, bref, tous les insignes de leur grade ; autrement ils risquent qu’on ne les leur arrache dans la rue ! » Ceci dit, il sort. C’est ainsi que j’ai su que la Révolution était maîtresse de la ville ; mais cela parait si peu sérieux que nous en rions, Mme Noth et moi. Les officiers qui descendent peu à peu de leurs chambres font d’abord comme nous, mais au fond ils sont vexés. Tandis qu’ils tergiversent, se demandant s’ils doivent obéir à cette injonction, un de leurs camarades rentre à l’hôtel et leur montre en riant sa casquette et son manteau dont on vient d’arracher, la cocarde et les épaulettes. Il parait que c’est dans la nuit que le Conseil des soldats s’est emparé du gouvernement. Cela s’est fait sans effusion de sang et, comme partout en Allemagne, les autorités militaires ont plié sans faire opposition : il n’y a eu des voies de fait que chez le gouverneur, qui a été malmené et dont on a jeté les meubles par la fenêtre.

Je me dépêche d’aller dans la rue : la plupart des gens se rendent paisiblement aux offices, tout comme s’il n’y avait pas de révolution. La place Kléber est à peu près déserte, sauf un rassemblement que j’aperçois de loin autour du corps de garde. Kléber lui-même est drôlement attifé ; sur la tête il a une petite casquette qui doit probablement figurer un képi rouge français ; dans la main, on lui a mis un lampion tricolore, et des gamins s’amusent à lancer sur lui des serpentins bleu, blanc, rouge qui l’entourent comme d’une toile d’araignée.

Je me dirige vers le corps de garde et j’arrive pour la fin d’une harangue qui est accueillie par les hourras de la foule : on me dit que c’est une proclamation du nouveau gouvernement. Nous emboîtons le pas derrière une demi-douzaine de soldats, et un civil en chapeau de feutre ; tous ont le fusil passé en bandoulière.. Ils paraissent obéir à un jeune marin qui a une alluré assez crâne et résolue : tout cela a l’air d’une fumisterie. Le passage de la Pomme de pin et les trottoirs sont envahis par des gens endimanchés qui regardent d’un air goguenard cette manifestation d’un nouveau genre. La chaussée est tenue par des soldats, la plupart très jeunes et l’air embarrassé d’être les maitres de l’heure. Sans armes et les mains dans les poches, ils s’efforcent de se donner des attitudes crânes, mais le public ne les prend pas au sérieux. Une demi-douzaine de meneurs, un couteau de poche à la main, guettent tout ce qui porte un uniforme et en un clin d’œil, ils décousent les cocardes et les épaulettes. Les victimes se prêtent en riant à cette opération. Pourtant, l’un ou l’autre rouspète et a le sentiment de subir une-dégradation. Mon ami V. vient à moi : « Il me semble qu’il serait temps que les Français arrivent. Pour le moment, ce n’est encore que de la comédie, mais il n’est point dit que cela ne tournera pas à la tragédie. Déjà ils défendent aux voyageurs de quitter la ville et arrêtent les trains... »

On fait queue au guichet, donc on peut voyager ; mais au moment où je veux prendre mon billet, un jeune soldat fend les rangs et apostrophe l’employée : « Le Conseil des soldats vous donne l’ordre de fermer votre guichet. On ne voyage plus ! » La demoiselle, sans tenir compte de l’injonction, continue sa distribution en haussant les épaules. Les Alsaciens, qui savent que déjà les Français sont en route, considèrent cette révolution comme une mascarade, une dernière bêtise venant s’ajouter à bon nombre d’autres. Aussi le soldat se défile, de peur qu’on ne lui fasse un mauvais parti.

Je voyage avec le fils de l’instituteur d’O. et quelques Allemands. L’un de ces derniers, qui lit la Gazette de Francfort, se mêle à notre conversation qui a trait à la révolution : « L’Allemagne est perdue, nous dit-il, mais les autres auront aussi la révolution : car elle est l’œuvre d’une vaste conjuration qui étend ses ramifications sur le monde entier, c’est ce qui explique la rapidité avec laquelle elle s’est établie. — Malgré tout, dit un Alsacien, il est incompréhensible que des généraux, des officiers supérieurs se soient laissé intimider par quelques voyous, car ils sont très peu nombreux à Strasbourg, les délégués des Soviets. — C’est vrai ! Mais nos officiers avaient eu l’ordre de Berlin de ne pas faire opposition. A la station de Holzheim, entre un officier ; il nous dit qu’il revient de Metz. Là aussi ils ont constitué un soviet, mais c’est un commandant qui est à la tête, les officiers exercent la police, tout marche comme par le passé, sauf que cela porte un autre nom. Du reste, pour me rendre compte de la mentalité de nos hommes, j’ai exprès voyagé en troisième ce matin, j’ai pu m’entretenir avec les soldats et je dois dire qu’il m’ont traité avec respect : ce qu’ils disaient était très raisonnable. Ils sont surtout mécontents de constater que, tandis qu’ils sacrifiaient leur peau, d’autres restaient tranquillement chez eux et s’enrichissaient. Il y a encore maintenant des milliers d’embusqués dans les bureaux, qui n’ont jamais senti la poudre. »

L’Allemand qui lit la Gazette de Francfort, un fonctionnaire, regarde tristement le paysage : « Dire que nous allons être forcés d’abandonner aux Français ces belles provinces que nous avons mises en valeur ! Mais par suite des terribles bêtises que nous avons commises, il ne nous reste pas d’autre alternative. Moi, ce qui me console, c’est qu’ils auront aussi la révolution... » Au changement de train, mon ami, l’Alsacien, me dit : « Qu’est-ce qu’ils ont donc toujours à parler de la révolution en France ? Il n’en est pas question. »

J’oubliais de dire que dans notre train une députation des Soviets avait pris place et qu’à chaque station un type descendait sur la voie pour haranguer les soldats qui gardent les gares. Ceux-ci écoutaient le boniment d’un air ahuri, mais se prêtaient sans objection à la cérémonie de l’ablation des cocardes et des épaulettes. Ils n’avaient pas l’air de comprendre la portée de la chose.

La nouvelle de la révolution est déjà parvenue à Bœrsch avec des détails plus ou moins fantaisistes : on n’y attache pas grande importance et on la considère comme une manœuvre machiavélique inventée par les Boches pour éluder l’armistice.


CH. SPINDLER.

  1. Voir la Revue des 1er et 15 avril.
  2. Neveu de M. Spindler tué au Chemin-des-Dames.