L’Alsace pendant la guerre - Journal d’un artiste alsacien/02

Charles Spindler
L’Alsace pendant la guerre - Journal d’un artiste alsacien
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 878-899).
L’ALSACE PENDANT LA GUERRE
JOURNAL D’UN ARTISTE ALSACIEN

II[1]
1914-1918

Dès octobre 1914, les Alsaciens étaient à peu près dans l’état d’esprit où les trouvera la signature de l’armistice ; ils attendaient avec impatience la victoire des Alliés. Désormais, ils suivront avec anxiété les vicissitudes de la guerre, dissimulant plus ou moins leurs sympathies, leurs dégoûts, leurs angoisses ; mais, tous en appelant ardemment la paix, sous-entendront la paix de la délivrance, la paix française : à chaque page du manuscrit de M. Charles Spindler, on en découvrirait la preuve.

Cette preuve est-elle encore à faire ? Au risque de leur vie, 20 000 Alsaciens et Lorrains se sont dérobés au service militaire allemand. Beaucoup avaient gagné la France à l’heure de la mobilisation. Le plus grand nombre, sans doute, demeure jusqu’à la fin dans l’armée allemande ; mais, mal sûr de leur fidélité, le commandement les dirigeait sur le front oriental où ils ne cherchaient qu’une occasion de passer à l’ennemi. Pendant quatre ans, des listes de déserteurs furent affichées dans toutes les mairies de l’Alsace ; elles se seraient encore allongées, si la plupart de ceux qui souhaitaient déserter, n’avaient craint d’exposer à de terribles représailles leurs parents demeurés au pays. Elles ont aussi leur éloquence, les condamnations que des conseils de guerre, établis tout exprès dans les principales villes du Reichsland, infligèrent pour Deutschfeindlichkeit. À cause de ce délit nouveau, 8 000 personnes furent arrêtées et jugées de 1914 à 1918 (ces chiffres ont été donnés par M. Hœgy, député au Reichstag, eu octobre 1918) : ces « ennemis de l’Allemagne » étaient des paysans, des bourgeois, des ouvriers, des prêtres, des religieuses, des fonctionnaires, et jusqu’à des ralliés notoires, tous coupables d’avoir douté de la victoire allemande, parlé le français, chanté des chants français, lacéré des drapeaux allemands, bafoué l’Allemagne, etc... Ils encombraient les prisons ; l’on était obligé de leur faire subir leur peine par fournées successives. La presse allemande constatait elle-même, avec indignation, cet irrésistible mouvement populaire. La Strassburger Post ne cessait de morigéner les Alsaciens, parce qu’ils mettaient en doute la véracité des communiqués allemands. Selon elle, l’Alsace vivait dans « une atmosphère de réserve, de négation et de sarcasme » (août 1915). Elle recherchait tristement les motifs de l’« étrange métamorphose » et croyait les trouver dans « le renchérissement de la vie, la difficulté des communications, les charges matérielles de la guerre, » l’influence du clergé catholique (16 novembre 1915), — incapable, et pour cause, de reconnaître que, si l’Alsace se retrouvait française, c’était qu’en dépit des apparences, elle n’avait jamais cessé de l’être. Un autre jour, ces pangermanistes s’en prenaient aux femmes d’Alsace, les accusant de « welchiser » leurs maris (13 mai 1916), et ils avaient raison, car les Alsaciennes mirent toujours à exprimer leurs sentiments français une audace et une ardeur qui parfois déconcertaient leurs maris : de cela, le journal de M. Spindler est un bon témoignage. Enfin, quelle preuve plus décisive que les aveux contenus dans les mémoires officiels rédigés, en 1917, par les plus hautes personnalités de l’Empire ! II s’agissait alors de régler la question d’Alsace-Lorraine et de choisir entre les diverses solutions proposées : autonomie, maintien du statu quo, réunion à la Prusse, partage entre la Prusse et la Bavière. Les avis différaient sur le remède ; mais tout le monde tombait d’accord sur le mal : la fameuse germanisation avait fait faillite, l’Alsace était moins allemande que jamais.

Pour cette longue période, les notes quotidiennes d’un Alsacien ne nous apprennent pas grand chose que nous ne sachions déjà par les comptes-rendus des Conseils de guerre, les articles des journaux et les papiers officiels. En revanche, à feuilleter le journal de M. Charles Spindler, nous nous faisons une idée du modus vivendi auquel devait se résigner, bon gré mal gré, un Alsacien peu soucieux d’aller en prison ou en exil. Tout était alors à redouter : l’inimitié d’un voisin, la sottise d’un gendarme, le mécontentement d’un officier en cantonnement. Le soir venu, dans le secret de sa maison, M. Spindler se rappelait les inquiétudes et les rancœurs de la journée. Des humiliations qu’il avait dû subir pour ne pas compromettre sa liberté et celle des siens, il tirait alors la seule vengeance qui lui fût permise : il écrivait. Encore ne le faisait-il pas sans péril : il pouvait toujours craindre qu’une délation ne conduisit la police chez lui et n’amenât la découverte de son manuscrit : il fallait sans cesse imaginer de nouvelles cachettes pour mettre à l’abri le corps du délit.

Parmi ces feuillets, nous en choisissons quelques-uns tirés du journal des années 1915 et 1917. Les premiers, — ceux de 1915, — forment un petit tableau de la vie militaire des Allemands en Alsace. Avec la verve narquoise de ceux de son pays et le coup de crayon d’un bon dessinateur, l’artiste y esquisse quelques types d’officiers. Ses croquis ne sont point des charges grossières ; il raille quelques fantoches, mais discerne avec terreur les mérites et la force de cette armée allemande dont il souhaite la défaite de tout son cœur.


OFFICIERS ALLEMANDS

Au mois d’avril 1915, des troupes viennent cantonner au pied de Sainte-Odile pour y réparer les pertes et les fatigues qu’elles ont éprouvées en Champagne ou en Argonne. Pendant toute la guerre, du côté allemand comme du côté français, on envoyait se reposer en Alsace les divisions fatiguées. A Saint-Léonard, où l’on avait conservé un fâcheux souvenir du passage d’un régiment wurtembergeois en août 1914, on n’était point sans appréhension.

Passe d’abord un régiment de la garde ; il se comporte décemment, et les officiers se contentent des bouteilles qu’on leur donne. Dans la maison de M. Anselme Laugel loge un officier de réserve, que M. Charles Spindler portraicture ainsi :


3 avril 1915. — Je me rends dans la maison de Laugel. L’un des officiers se présente à moi, comme Oberlehrer Z. Z. im Felde. Il vient de se lever frais et dispos. Il m’aborde en me serrant la main. Pour un officier de réserve, il a une tournure très militaire, bien que sans pose. Pas de morgue et l’air bon garçon. Il parait enchanté de son logement, et je lui fais faire un tour de jardin... Il admire beaucoup la propriété de mon ami et ne demanderait pas mieux, la paix une fois signée, que d’en devenir le propriétaire : « Une pareille propriété, avec une gentille petite femme, cela ferait bien mon affaire. » Il me dit que le commandant est venu, la veille, visiter la maison et en a beaucoup admiré les peintures et l’aménagement. La devise de la cheminée : Vieux tisons, vieilles amours durent toujours, l’intrigue, et je lui en explique le sens. Là-dessus, il me fait l’éloge des Français qui trouvent, mieux que les Allemands, le ton pour faire leur cour aux dames ..


4 avril 1915. Je rencontre le lieutenant, et fais quelques tours avec lui sur la route. Il me raconte que la déclaration de guerre l’avait surpris au moment où il débarquait d’un voyage d’étude qu’il avait fait en Angleterre ; il n’avait même pas pris le temps de défaire ses malles et était parti... Je lui dis qu’à le voir, on ne le prendrait pas pour un officier de réserve. Il me répond : « J’ai en effet, pour en imposer à mes hommes, pris l’habitude de parler haut et sec, mais au fond, je suis d’une nature trop sensible pour ce métier. Si je vous disais que les premiers jours où nous avons envahi la Belgique, j’ai pleuré des nuits entières comme un gosse, tellement j’étais épouvanté des horreurs de la guerre. »


Le régiment de la garde est bientôt remplacé par des troupes venant de la Champagne. L’état-major d’un régiment, des chevaux, des officiers et quantité de soldats doivent être logés dans les maisons de Saint-Léonard. Après quelques désordres et quelques portes enfoncées, tout le monde se case. Le commandant occupe la maison de M. Laugel.


25 avril. — Je tombe dans la salle à manger sur le commandant qui est déjà installé, en compagnie d’autres officiers, devant une cruche de bière ; sa litewka ouverte permet à son abdomen de développer toute son ampleur, il fume une grosse pipe et m’invite aussitôt à boire avec eux. Je refuse sous prétexte d’occupations pressantes. Le commandant s’appelle von Schimmelmann et a l’air d’un bon type, gros mangeur et gros buveur. Il a la croix de fer, il n’est pas le seul, car je remarque que les autres officiers l’ont aussi... Ils admirent la vue, et je suis obligé de leur expliquer ce que c’est que Saint-Léonard. Quand je leur dis que c’est un ancien couvent, le commandant fait une sortie contre ces fainéants de moines, mais reconnait qu’ils avaient le chic pour choisir de beaux sites comme résidences...


1er mai 1915. — Je trouve le commandant installé dans la salle à manger devant son café. La tunique largement ouverte sur une chemise de flanelle grise, il ressemble à un brave garde forestier. La veille, le colonel a donné une fête, et il a dû boire considérablement, car son haleine pue encore le vin... Je veux me retirer, mais il ne me lâche pas. Je suis obligé de m’installer vis à vis de lui et il se met à me parler de ses voyages, car il a fait le tour du monde. Il raconte bien et aime à bavarder… Il me fait passer au salon et me demande de lui expliquer les peintures du salon de musique, puis s’arrêtant devant les Quatre saisons de Laugel, il me dit : « J’ai appris que les modèles de ces ravissantes images sont natifs du pays ; je crois bien que j’ai rencontré l’un d’eux en me promenant à Saint-Nabor : une délicieuse jeune fille ! » Je lui dis que ces tableaux devaient dater de quelque vingt ans, et que les modèles doivent être bien fanés à l’heure qu’il est... Il ne me lâche pas encore et me fait faire le tour de la propriété qu’il ne se lasse pas d’admirer : « Je le regrette pour M. Laugel ; mais il ne pourra plus revenir. Nous sommes résolus à faire table rase en Alsace. Les Français sont à bout, ils sont saignés à blanc. Et pour qui ? Pour les Anglais. Du reste, ils se battent mal. Ils ont un peu d’élan, mais ça ne dure pas. »


Intarissables bavardages du commandant sur ses souvenirs de guerre, sur les relations « très bonnes » qu’il a entretenues avec les Français des régions occupées, sur la soumission de la France aux « calotins, » etc... Son interlocuteur subit tout sans mot dire.


Je ne sais si le silence prudent que j’oppose à son bavardage lui semble suspect, car il me demande à brûle-pourpoint : « Avez-vous fait du service ? — Mais oui, dans l’artillerie. — Ici ou de l’autre côté ? — Naturellement ici. » S’il s’imagine qu’un Alsacien qui aurait fait son service militaire en France, pourrait librement se promener ici ! Enfin je parviens à prendre congé.


UNE SOIRÉE CHEZ LE COLONEL VON BIEBERSTEIN

Le colonel von Bieberstein occupe Léonardsau, chateau qui appartient au baron de Dietrich. Il se présente chez M. Spindler.


2 mai. — Il est de taille moyenne, 55 ans environ, à peu près chauve, petite moustache grise, très vif d’allure, du reste très aimable. Je le fais entrer dans mon atelier. « Vous êtes Français ? » me dit-il. Je lui réponds que non, que j’ai fait mon service militaire en Allemagne.— « Bien, bien ! mais, si vous étiez Français, ça me serait parfaitement égal. » Puis il se met à me parler de ses voyages au Chili qu’il a longtemps habité : « car, comme vous le savez, ce pays cultive les traditions prussiennes. » Il connaît aussi parfaitement la France… Il est venu m’inviter, entre amis, à un petit souper ; il a aussi invité le curé de Bœrsch ; on pourra causer et jouir d’une excellente musique, car il a, parmi ses hommes, un ténor de l’Opéra de Berlin. À défaut d’une excuse plausible, je me vois forcé d’accepter…

Les invités arrivent. Il y a un grand escogriffe à figure peu avenante qui porte un nom polonais, puis un autre, grand et fort, à tournure martiale, dont j’ai oublié le nom, puis un petit blondin, tout jeune et timide, paraissant sorti tout frais d’une école de cadets. Le colonel offre son bras au curé, moi je prends celui du Polonais, et à travers le vestibule brillamment éclairé, nous passons à la salle à manger, à laquelle l’abat-jour rouge donne des colorations de feux de bengale. La dernière fois que j’y dinai, c’était comme convive de M. de Dietrich. Rien ne me faisait prévoir que quelques années plus tard, j’y serais l’hôte d’un certain Bieberstein, lieutenant-colonel allemand.

Sur la table, grand luxe de fleurs, mais vaisselle et argenterie ordinaire. Je vois que le jardinier H. à qui a été confiée la garde de la maison, ne s’en laisse pas imposer, et ne donne que ce qu’il faut. On débute par un verre de malaga et par des croûtons de pain grillé qui entourent quelque chose de mou et de gélatineux qu’on me dit être de la terrine de foie gras. Le colonel convient que c’est un peu raté, je le console en lui disant que la saison est déjà avancée pour ce genre de mets..

« N’est-elle pas magnifique, ma salle à manger ? s’exclame-t-il pour faire diversion, et c’est maintenant que je comprends la puissance des Notables ! On lisait cela autrefois dans les journaux, mais on n’y croyait pas. À chaque pas, on trouve ici de ces magnifiques châteaux et de ces ameublements ! le tout d’un goût exquis. » Le Polonais lui donne la réplique : « Mon colonel devrait aussi venir voir ma résidence. L’habitation est moins somptueuse que celle-ci, bien qu’il y ait aussi quelques beaux meubles anciens… mais le parc ! il est unique dans son genre[2]. » Puis s’adressant à moi : « Qu’est-ce que vaudrait cette propriété, la maison et le parc ? — Mais, autant que je sache, rien n’est à vendre. — Pas maintenant, bien entendu, mais après la guerre quand tous ces biens seront mis en vente, car notre Gouvernement ne sera pas assez aveugle pour laisser rentrer tous les Notables. — Eh bien ! pas moins de 800 000 marks : l’ensemble a coûté trois fois autant. — Si cher ! j’aurais cru 100 000 marks environ. » Alors Bieberstein : « Après la guerre, il y sera mis bon ordre. L’Alsace sera irrévocablement unie à l’Empire par un ciment fait de sang. » Et je pense en moi-même : « S’il savait que cette guerre aura tout justement l’effet contraire ! »

Entre temps on sert le potage : c’est une soupe douce au citron. Moi qui ai un peu l’habitude de ces cocasseries de la cuisine allemande, j’arrive à l’avaler, mais je vois le docteur Fr... faire la grimace ; il a du mal à s’en tirer. Ensuite on sert, dans une sauce vague, une viande bouillie. Je la prends pour de la langue, le curé m’a dit par la suite qu’il l’a classée dans le genre mouton. Enfin de la volaille avec de la salade et un soufflé au citron comme entremets. Pour clore : des petites tartines minuscules au pain noir saupoudrées de safran. Le colonel parait enchanté du menu et nous vante le mérite de son cuisinier qui, de sa profession, est serrurier. Pendant tout le diner il y a un va et vient d’ordonnances autour de la table ; à un certain moment, une dégringolade de vaisselle derrière mon dos me fait sauter sur mon siège. Comme boisson, on a servi un vin doux en carafon, qui n’étanche pas la soif, et du champagne Henkell, genre lavasse.

La conversation est à peu près nulle. La hiérarchie militaire mate les convives, et c’est Bieberstein qui tient le crachoir. Il ne traite que des questions militaires, ou rappelle des souvenirs personnels de la guerre ; comme ni le curé, ni moi n’y entendons grand chose, nous nous contentons d’approuver.

Enfin on se lève, on se serre la main avec le Mahlzeit de rigueur et l’on se dirige vers la terrasse à travers le petit salon aux toiles de Jouy. On sert le café. Sous la calme lumière de la lune, le paysage serait de toute beauté ; malheureusement, une centaine de lampions multicolores attachés à des fils de fer nous aveuglent. Au fond du parc, un concert de grenouilles ne cesse de se faire entendre ; j’adore cela, mais tel n’est pas le goût du colonel, car il fait un signe et aussitôt la musique cachée dans un bosquet éclate comme un feu d’artifice, et ce sont des zim-boum à vous rompre le tympan. Notre amphitryon doit avoir eu la même impression, car dès que la marche est terminée, il fait dire au chef de musique d’aller vers le fond du jardin. Puis il se tourne vers moi. « Que dites-vous de ma musique ? Elle est parfaite, n’est-ce pas ? Et je l’ai créée en huit jours. Nous avons recollé les instruments à droite et à gauche. Mon maître de chapelle est un volontaire hanovrien de cinquante-huit ans, il m’a offert ses services la semaine dernière, je l’ai tout de suite engagé. J’ai eu de la veine, car c’est un musicien de première force, et il déploie un zèle juvénile... »

Les grenouilles, remises de leur effarement, reprennent leur concert. Bieberstein, étendu dans un fauteuil, le regard au ciel, passe de temps en temps sa main chargée de bagues sur son front dénudé et se donne l’air d’un homme écrasé de besogne.

Comme le café tarde un peu, le grand officier au nom polonais me demande de lui faire voir les appartements du château. Le grand salon est fermé ; je le fais entrer dans l’atelier du baron de Dietrich. Je remarque que, sur les murs tapissés de vieux Gobelins, on a fixé avec des punaises une espèce de frise en papier représentant, dans une suite de caricatures grossièrement enluminées, un gros homme en uniforme, toujours accompagné d’un téléphone. Mon compagnon m’explique que le colonel de Bieberstein est célèbre dans toute l’armée comme un fanatique du téléphone. Ces dessins sont une charge faite par un de ses officiers. On le voit en effet endormi sur son lit de camp, mais maintenant le récepteur du téléphone à son oreille ; plus loin, dans le Hexenkessel de Perthe, debout et impassible au milieu d’une pluie d’obus, mais toujours avec le téléphone ; enfin, — plaisanterie bien tudesque, -— gardant jusque dans l’abort son récepteur à la main.

Nous nous arrêtons devant les portraits de famille. J’explique que l’aïeul du propriétaire actuel de ce château a été le fameux maire de Strasbourg chez lequel Rouget de l’Isle a chanté pour la première fois la Marseillaise, et qu’il a été guillotiné sous la Révolution. Mon interlocuteur a l’air d’ignorer tout cela. Ce qu’il sait, c’est que, quand on porte « einen gut deutschen Namen wie Dietrich, » on doit aussi être Allemand. En quoi il se trompe, car d’abord lui qui a un nom bien polonais porte l’uniforme prussien, et M. de Dietrich devrait s’appeler Didier, car tel était le nom de ses ancêtres.

Notre promenade terminée, nous repassons par le petit salon. Le fameux opernssünger dont le colonel m’a vanté la belle voix, un guitariste, un mandoliniste et un pianiste y attendent le moment où ils devront se produire. Aussitôt que nous sommes de nouveau installés sur la terrasse, le colonel fait signe de commencer : « Nous débutons par une sonate de Beethoven pour piano et mandoline. » J’ignorais que Beethoven eut composé des sonates pour ces deux instruments ; mais du moment que le colonel le dit, cela doit être vrai. Le ténor entonne ensuite une chanson populaire : Je vais à la fontaine, mais ce n’est pas pour y boire. La voix ne serait pas mauvaise ; mais cette chanson qui devrait être dite simplement, il la chante avec une lenteur crispante, il en débite les innombrables couplets avec les afféteries d’un ténor de bastringue. Le colonel se pâme d’admiration et murmure : « Ah ! la chanson populaire allemande ! les Français sont bien incapables de l’imiter. La chanson populaire et Wagner, ils n’y comprennent rien. Tenez, je me souviens d’avoir assisté à Paris à une représentation de la Walkyrie... Connaissez-vous la Walkyrie, monsieur le curé ? « M. le curé ayant dit que non, il continue : « Ça ne fait rien... Imaginez-vous qu’à Paris, dans cette scène merveilleuse où Siegmund salue l’apparition du printemps, le décor glisse avec un bruit terrible : impossible de conserver aucune illusion... Et le Faust de Gounod ! quelle parodie du chef-d’œuvre de notre Gœthe. Et Marguerite chantant l’air des bijoux ! » A cela j’objecte qu’entre l’opéra de Gounod et le drame de Gœthe il n’y a d’autre rapport que la similitude du sujet ; que cet opéra n’est pas une interprétation musicale du drame, que l’un et l’autre sont des chefs-d’œuvre absolument différents.

Le ténor interrompt notre discussion en chantant, mais cette fois sans accompagnement, le Heidenröslein [3]. Le colonel, qui décidément nous prend pour des Ostrogoths, nous explique : « C’est de Gœthe. « Il a le programme du concert devant lui, et, après chaque morceau, un soldai se met en position et demande : « Mon colonel veut-il du sérieux ou du gai ? » Accoudé sur ses coussins, le colonel murmure : « Commencez par la romance à l’Etoile ; ensuite (il élève la voix), mon chant favori, le Chant de haine, que je ne me lasse pas d’entendre. » C’est le chant de Lissouer contre les Anglais. J’aurais assez aimé l’entendre ; mais les circonstances que je vais rapporter m’en empêchèrent.

Après le café, on passe un gobelet en argent qui contient du kirsch ; à tour de rôle, chacun des convives y trempe ses lèvres. Le curé et moi, nous faisons semblant d’y goûter comme les autres, bien que cette façon de déguster l’alcool nous dégoûte un peu. Ensuite on apporte, dans un broc en cuivre repoussé, « un trophée français, » nous dit Bieberstein, une boisson qu’on allonge avec du champagne, « la boisson favorite du 74e. » On en remplit les verres, et sous l’effet de ce breuvage, la conversation s’anime un peu.

Le colonel parle de la population française des provinces occupées avec laquelle il a été dans les meilleurs rapports. Il ne peut assez dire combien elle était polie : « Ce n’était pas comme ici où l’on sent dans l’air quelque chose d’hostile ; les gens ne vous saluent pas sur les routes ; on nous refuse les égards qui nous sont dus. Voici, par exemple, le régisseur de ce château ; il fait en somme son devoir, ce n’en est pas moins un Français enragé. J’ai dû me chamailler avec lui. Maintenant il me semble être devenu un peu plus raisonnable. » H. est bien loin d’être Français ; tout au contraire. Mais ce qu’exigent les officiers, c’est de la servilité. En France, les malheureux des pays occupés sont à la merci d’un Ortscommandant, qui a sur eux droit de vie ou de mort ; alors, ils préfèrent plier. Ici nous restons encore quelque peu protégés par la loi, nous n’avons pas encore abdiqué toute dignité, et c’est ce que ces messieurs nous reprochent.

M. le curé pose sur Reims quelques questions qui n’embarrassent nullement ses interlocuteurs. Lorsqu’ils ont quitté cette ville, il y a quelques mois, elle était à peu près intacte ; la cathédrale, en revanche, avait une tour furieusement endommagée. Mais ils rendent les Français responsables de ce désastre : « Pourquoi les Français ont-ils fait leurs tranchées à 2 kilomètres devant la ville ? Comme s’ils n’avaient pas pu établir leurs lignes en arrière ! » Il est probable que les Français les ont placées là où ils ont pu. Ce raisonnement est très caractéristique de la mentalité allemande. Toujours la fable du loup et de l’agneau. Ils persistent à dire que les Français avaient placé leurs canons derrière la cathédrale, qu’un officier faisait des signaux du haut de la tour, et qu’il a été descendu par un obus. Et voilà.

Le colonel dit : « Maintenant nous allons définitivement rejeter les Français hors de l’Alsace. » Le Polonais, qui décidément aime la contradiction, réplique : « Je trouve cela parfaitement superflu ; la question d’Alsace-Lorraine sera réglée par le traite de paix. — Assurément, répond le colonel, mais il est de la plus haute importance qu’au moment des négociations, l’Empire soit intact. »

M. le curé, qui a entendu dire que Saint-Mihiel avait été repris par les Français, demande à brûle-pourpoint à qui cette ville appartient maintenant. Mais nos officiers n’ont pas l’air de savoir où se trouve Saint-Mihiel ; ils ne connaissent que la petite partie de la ligne où ils ont été engagés.

Le colonel fait ensuite passer le Regiments album dont plusieurs fois déjà dans la soirée il m’a promis la surprise. C’est un recueil de dessins d’amateur faits par un officier, le plus souvent des caricatures à la vue desquelles le colonel se tord, puis des photographies assez peu intéressantes, je dois le dire. J’en remarque une représentant Bieberstein et son état-major attablés avec un bon vieux curé français sous une gloriette. Sur la nappe ils ont mis en évidence une pancarte portant : « C’est nous, les Barbares allemands, » comme pour dire : « Vous voyez, nous ne tuons pas tous les curés, nous sommes de bons enfants. » Cet acharnement à se disculper pourrait bien être l’effet d’une conscience mal sûre.

Le colonel a plus que de raison usé de la « boisson favorite du 74e. » Le petit officier blanc bec a pour mission de veiller à ce que les verres soient pleins, et il s’acquitte de ses fonctions avec une attention au-dessus de tout éloge. Sous l’influence de ces libations plusieurs fois répétées, Bieberstein devient élégiaque : « J’estime, dit-il, qu’il est de notre devoir de porter la santé du maître de céans, le baron de Dietrich, créateur de ces magnifiques jardins. » Puis il décide qu’on lui enverra une carte postale pour le remercier de l’hospitalité qu’il offre à de pauvres guerriers éreintés par une dure campagne [4].

Sur ces entrefaites, un soldat apporte un message téléphonique à Bieberstein, et aussitôt le visage de celui-ci de s’épanouir, et le voilà qui enfourche son dada : l’éloge du téléphone. Avec le téléphone, plus de surprises, donc plus de défaites ; sans se déranger, oui, même de son lit, un général peut diriger une armée, suivre tous les mouvements de ses hommes, etc. Le commandant, qui parait visiblement agacé, ne méconnaît pas certains avantages du téléphone ; mais, dit-il, le chef qui se dispenserait d’aller voir de ses propres yeux ce qui se passe et de juger par lui-même des accidents de terrain, risquerait fort d’avoir des déconvenues, car il est à la merci des fausses nouvelles : tout le monde sait que les téléphonistes sont pour la plupart des « embusqués, » qui ayant peur des coups se tiennent à une distance respectueuse du feu et ne voient pas grand chose. Le colonel devient rouge de colère, et, tremblant d’émotion, il s’adresse au petit officier : « Racontez, je vous prie, à ces messieurs ce qui est arrivé à Perthes. » Alors celui-ci, flatté, mais aussi ennuyé, se met à faire, du ton qu’il aurait pris pour réciter une leçon, le récit suivant : « Le... mai, nous avions relevé la garde et occupé les tranchées ; tout dormait, quand, au milieu de la nuit, un message téléphonique nous avertit qu’il y avait entre deux régiments une brèche de 600 mètres... » Alors Bieberstein : « Oui, parfaitement, 600 mètres. Je vous avoue qu’en recevant ce message, je me sentis glacé d’épouvante et que je ne pensai plus à dormir. Aussitôt je fis alarmer la brigade, et il y eut un moment d’émotion indescriptible. » Le commandant très calme l’interrompt : « Vous auriez pu laisser la brigade dormir tranquillement. Du reste, depuis huit jours, on connaissait l’existence de cette brèche ; personne ne songeait à s’en émouvoir ; d’ailleurs elle n’était pas de 600 mètres, mais seulement de 300. » Le colonel, furieux de ce démenti : « Je vous invite à ne pas me contredire. J’avais moi-même fait mesurer l’espace, il était de 600 mètres. » L’autre hausse les épaules : « Il n’y avait pas 600 mètres. » La discussion s’envenime de plus en plus. Maintenant le colonel est blême ; il ne parle plus, ce sont des hoquets : « Je m’étonne qu’un commandant se permette de contredire son supérieur en ancienneté et en grade, qui, de plus, a une autre expérience de la guerre que lui. Vous avez l’air d’insinuer que j’aurais dû aller moi-même, le mètre en main, mesurer la distance. Ou bien pensez-vous que, par cette nuit noire, un bicycliste aurait trouvé le chemin de mon abri ? Non ? Ce n’est que grâce au téléphone qu’un désastre inouï a pu être évité, que dis-je ? une catastrophe qui aurait pu compromettre toute la campagne. » Le commandant s’efforce de garder son calme et de faire des concessions. Peine perdue. Une fois lancé, Bieberstein ne s’arrête plus.

Il avale coup sur coup plusieurs grogs. La musique ne recevant plus d’ordres s’est tue. Au milieu du silence, le commandant se lève tout à coup : « Il ne me reste plus qu’une chose à faire, c’est de prendre congé. » Puis, s’étant incliné, il met sa casquette et s’en va.

Tout le monde est pétrifié. Les deux autres officiers fixent le fond de leurs verres ; le curé et moi en faisons autant. On n’entend plus que le concert monotone des grenouilles. La brise s’est levée et chasse les lanternes chinoises comme des feux follets le long des fils de fer ; enfin la porte du salon s’ouvre et un des soldats paraît : « Mon colonel veut-il du sérieux ou du gai ? -— Non, s’écrie le colonel, en le congédiant violemment de la main, c’est moi-même qui maintenant vais vous déclamer quelque chose ; qu’on appelle Karl. »

Karl, son ordonnance, lui apporte un volume de Wilhelm Busch qui est sa lecture de chevet, et il nous déclame en scandant chaque syllabe une poésie intitulée la Critique de soi-même, poésie appropriée à son cas, qu’il nous dit de mémoire, ce qui me fait croire qu’elle lui a déjà servi à pallier l’effet de ses algarades. Somme toute, le départ brusque du commandant n’a étonné personne que lui ; je voyais arriver la chose depuis cinq minutes, — une vraie querelle d’Allemands. S’adressant à l’un de ses officiers : « N’ai-je pas été trop loin ? dit le colonel Je ne pouvais pourtant pas permettre un pareil démenti. Cet officier est-il seulement de l’active ? » Il feuillette fébrilement le petit volume qu’on vient de lui apporter, et choisit une autre poésie intitulée l’Ane, qu’il applique évidemment à son adversaire.

Cependant ce départ a jeté un froid, et le curé s’étant réclamé de l’heure avancée pour prendre congé, je me joins à lui sous prétexte de l’accompagner. Le colonel est au fond très contrarié de ce qui vient d’arriver, le programme du concert comportait encore bien des morceaux, et c’est en vain qu’il essaye de nous retenir. Au fond, c’est un alcoolique et un bravache.

Une fois sur la route, le curé et moi, nous éclatons d’un rire homérique. « Eh bien ! vrai, dis-je, si les Français ne sont pas des J...-f..., ils auront raison de ces gens-là ! — Je n’ai pas eu occasion de fréquenter beaucoup les officiers français, mais je me rappelle avoir dîné avec le général de D. chez Laugel : c’étaient tout de même d’autres types que les Schimmelmann et les Bieberstein. » Le curé me dit : « Ce qui fait la force des Allemands, c’est le simple soldat. J’ai entendu nos hommes à confesse ces jours-ci : eh bien ! je vous assure, ce sont de braves gens, mais de tout à fait braves gens. »


UNE FÊTE DE RÉGIMENT

Quelques jours après, le colonel invite M. Spindler à assister au Regimentsfest : les soldats doivent représenter le Camp de Wallenstein de Schiller dans une clairière de la forêt.


10 mai 1915. — Les enfants se promettent monts et merveilles d’une représentation théâtrale en plein air et, pour leur faire plaisir, je me mets en route avec eux. Dans la forêt, on n’entend aucun bruit, rien qui puisse faire soupçonner la présence de plusieurs milliers de soldats en liesse. Enfin, à un tournant du sentier nous les apercevons, étendus en plein soleil, dans une clairière. Je ne vois ni tonnelet de bière, ni buvette ; dans les feldküchen bout le café. C’est plutôt maigre ! Aussi il n’y a aucune manifestation de joie bruyante et je me glisse à travers les rangs, à la recherche de mon Bieberstein, que je trouve enfin, attablé avec d’autres officiers, sur des bancs rustiques. C’est au milieu d’un fourré de pins rabougris où le soleil tape en plein. Il fait une chaleur caniculaire. Du plus loin qu’il nous aperçoit, le petit homme nous souhaite la bienvenue. Il regrette que ma femme ne lui ait pas fait l’honneur de répondre à son invitation et nous offre une place à sa table. Je me retrouve en pays de connaissance : d’abord le commandant Schimmelmann, dont la tête aux teintes de brique a vraiment du caractère, puis les autres officiers de Saint-Léonard, enfin le curé, le maire, le greffier et l’unique Allemand de la commune, un ancien combattant de 70, qui, ayant épousé une Alsacienne, s’est établi à Bœrsch. Quant à moi, je me demande à quel titre je suis de la fête. Nos autorités municipales ont l’air assez empoté ; mais Bieberstein, le front nu, sur lequel perlent des gouttes de sueur, parle pour dix. Il ne tient pas en place. J’avais fait mine de m’asseoir à côté du curé, mais il y met le holà et m’offre une place à sa droite et me fait aussitôt verser un verre de Maibowle. Le breuvage manque de fraîcheur, ce qui n’empêche pas messieurs les officiers d’y faire honneur. Ils s’efforcent, par toute espèce de prévenances et d’amabilités, de se montrer sous le meilleur jour, faisant des caresses à Paulo, qui est assez désappointé de ne rien voir des merveilles que je lui ai promises. Quant à moi, appuyé sur ma canne, je contemple le spectacle. Notre banc est à mi-côte ; devant nous, dévalant vers la route, d’autres petites tables sont occupées par des officiers ; un va et vient continuel d’ordonnances apportant des papiers à signer tantôt à Bieberstein, tantôt à Schimmelmann. La musique cherche un tertre pour s’y placer, puis un sous-off à lunettes, qui a la tournure d’un instituteur de village, prend ses dernières dispositions en vue du chœur qu’il doit diriger. Au fond, le Guirbaden dresse sa fière silhouette et a l’air de dire : j’en ai vu bien d’autres ! Dans ce paysage où mes souvenirs d’enfance me rappellent Cocotte traînant à grand peine la carriole de grand papa, ou les retours de la Fischhütte sur la grande voiture de foin, la vue de ces soldats me fait l’effet d’une invasion d’intrus.

Schimmelmann interrompt mes réflexions pour me demander quelques détails sur la contrée. Il ne savait pas que j’étais né ici ; il trouve extraordinaire qu’on puisse naître, vivre et mourir dans le même endroit. Lui-même serait embarrassé de dire où est sa vraie patrie. Son père était militaire aussi, et avec les changements de garnison continuels, il n’a eu le temps de s’enraciner nulle part. Il est en somme de la race de ces soudards du XVIe siècle, et il en a aussi l’aspect et la mentalité ; sa devise est : ubi bene, ibi patria. D’après ce que ses soldats ont raconté, il ne recherche pas le danger, et on ne court aucun risque quand, pendant les batailles, on se trouve près de lui. Malgré l’antipathie qu’il m’a dit éprouver pour tout ce qui est pfaffe, il fait l’aimable avec le curé. Celui-ci a toujours son aspect rébarbatif : il est coiffé d’un chapeau de paille qui n’emboîte qu’une partie du crâne ; l’occiput est à l’air, et cela lui fait une étrange silhouette.

Cependant on passe de nouveau le fameux gobelet de schnaps, où chacun, à tour de rôle, trempe les lèvres. Le curé et moi nous sommes déjà au courant de la manœuvre, mais nos notables paraissent visiblement étonnés. Ils continuent à observer un prudent silence... Depuis un instant, Bieberstein ne tient plus en place. Il se lève à tout instant pour disparaître dans les fourrés Enfin il en revient brandissant un récepteur téléphonique : « Un record ! en vingt-deux minutes la communication a été établie entre ici et Léonardsau, soit deux kilomètres et demi ! » Et il insiste pour que je téléphone à ma femme de nous venir rejoindre. Je décline l’offre, prétextant que je n’ai pas le téléphone à la maison... Derrière un arbre, je vois installé à demeure un soldat qui a tout le temps le récepteur à l’oreille, vu qu’on n’a pas encore eu le temps de munir l’appareil d’une sonnerie d’appel.

On nous photographie ; le colonel distribue des prix à une équipe de coureurs... Moi qui suis surtout venu pour la représentation théâtrale, je commence à trouver qu’elle se fait bien attendre ; les enfants paraissent de mon avis...

A trois heures, nouvelle agitation. Bieberstein nous annonce qu’il va passer son régiment en revue... Peu à peu la colline se vide. Tout le régiment se masse de l’autre côté de la route de Gendelbruch dans les prés. Les chefs de bataillon ont rejoint leurs formations... Nous voici, le curé et moi, formant l’état-major du colonel et nous avançant à sa suite, tandis que trois ou quatre appareils ne cessent de nous prendre au passage. Le régiment est massé en Compagniefronten ; le drapeau, porté par un sous-officier barbu, est placé au premier bataillon. Défilé en Parademarsch sur la route. Les hommes sont en général de grands gaillards frisons, hanovriens, et oldenbourgeois. Schimmelmann, qui est venu nous rejoindre, me fait remarquer que c’est déjà le neuvième ersatz ; neuf fois déjà l’on a complété l’effectif décimé par la guerre. « Et voyez quels hommes ! Ah ! l’Allemagne est inépuisable, et nous pouvons faire face à un an de campagne. » Puis il me prend par le bras et nous faisons un tour sur la colline où ses soldats ont de nouveau repris leur place dans l’herbe. On ne leur a toujours point fait de distribution. Tandis que les officiers se versent des rasades de vin et de bière, ils les regardent faire...

Un capitaine vient nous inviter à assister à des exercices de gymnastique exécutés par un acrobate de profession qui est dans sa compagnie... Puis paraît un volontaire de Bischoffsheim ; il est en clown, le nez et le menton peinturlurés en vermillon. Bieberstein ne manque pas d’offrir, avec ses félicitations, des verres de bière aux exécutants... Les soldats sont toujours à sec et attendent patiemment qu’arrivent les tonnelets de bière promis. Derrière se pressent quelques femmes et filles de Bœrsch et de Klingenthal.

Entre temps, le soleil est descendu vers l’horizon et lance ses rayons les plus ardents. Toutes les têtes paraissent enluminées. Les tonnelets de bière pour les soldats sont enfin mis en perce, et la fête devient plus bruyante. En me promenant de ci et de là, je remarque, derrière un buisson, le petit enfant du garde forestier installé tout seul dans sa petite voiture. Il a perdu son biberon et pousse les hauts cris. Un officier s’approche, le console, et l’ayant tiré de sa voiture, s’accroupit dans l’herbe à côté de lui, se fait tirer la barbe et embrasse les menottes de l’enfant à pleine bouche. Schimmelmann me montre ce tableau touchant : « Et l’on nous traite de Barbares ! » Pour ma part, je trouve que l’officier le fait un peu à la pose.

Enfin le signal de la représentation est donné, et tout le monde dévale vers l’endroit choisi pour la mise en scène. Quelques bancs, fixés en terre, forment le parterre des spectateurs. J’étais déjà installé avec les enfants quand le colonel fait apporter des chaises et nous oblige à prendre place à ses côtés. Le point de vue est bien choisi, c’est sur la lisière d’un bois de jeunes pins. Entre les arbres on voit brouter les chevaux blancs : une tente, quelques tables et chaises complètent le décor. Le soleil a disparu ; tout parait estompé ; les feux de bivouac, qu’allument les soldats de Wallenstein, découpent leurs flammes rouges sur le fond noir des pins. L’illusion est complète et obtenue avec peu de chose. J’attendais avec une certaine méfiance la déclamation des acteurs. Mais, dès les premiers mots, mes douter étaient dissipés. Acteurs, diction, tout est parfait.

A 8 heures et demie, tout est terminé. Je félicite Bieberstein du succès de la soirée ; il jouit de son triomphe. Il veut nous obliger à profiter de sa voiture, mais je suis saturé de relations militaires, et nous préférons rentrer par la forêt.


LA FÊTE DE L’EMPEREUR SUR LA PLACE KLEBER

Durant toute la guerre, l’Allemagne, experte en mise en scène militaire, s’est efforcée de frapper les imaginations ; mais, à la vérité, en 1915, en 1916, les forces morales et matérielles de son armée étaient encore intactes. M. Spindler n’était pas dupe d’un mirage en voyant défiler les soldats de Bieberstein. Cependant ce sentiment de la grandeur militaire de l’Allemagne ne diminuait en rien la certitude mystique qui animait toute l’Alsace et la faisait croire éperdument à la victoire des Alliés. Cette sorte de foi née en octobre 1914, n’a fait que grandir. Voici ce que pense M. Spindler en janvier 1916.

Se trouvant de passage à Strasbourg, il a vu, sur la place Kléber, les préparatifs de la fête de l’Empereur, et il a eu la curiosité d’assister à cette « manifestation qui pourrait bien être la dernière de ce genre que les Alsaciens verront. » — Trois ans plus tard, Kléber devait voir défiler les soldats français. Et ce jour-là nous retrouverons, encadré dans la fenêtre de la même mansarde, le visage joyeux de notre Alsacien.


26 janvier 1916. — Mme B... ayant mis à ma disposition la petite mansarde qu’elle occupe au coin de la place Kléber et de la rue de l’Outre, je me dirige à neuf heures et demie vers la place. C’est à dix heures que doit avoir lieu l’office public en l’honneur du Kaiser. Aux abords de la place la foule est déjà si dense que je suis obligé de faire un circuit par les ruelles avoisinantes. En voyant tout ce monde se porter vers la fête, j’ai l’impression que Strasbourg est une ville tout allemande. Les types à la Knatschke [5] foisonnent. Ils marchent fièrement tenant d’une main un petit drapeau, traînant de l’autre à la remorque un ou deux marmots. Ils étalent sur leurs poitrines tout le clinquant des décorations officielles depuis la simple dienstschnalle jusqu’aux aigles rouges de toute classe.

Je grimpe au pigeonnier de Mme B... : le long boyau qui lui sert de chambre est gentiment arrangé et orné de gravures surtout de Carrière, qui était un vieil ami de la famille. Deux petites fenêtres donnent le jour à ce réduit. L’une d’elles est déjà occupée par deux jeunes amies de mon hôtesse, l’autre m’est réservée. Je m’empresse de gravir les deux marches en bois qui donnent accès à mon observatoire, et je jette un coup d’œil sur la place.

Mon regard l’embrasse tout entière et, vue de si haut, elle me paraît immense : elle est débarrassée des arbres et kiosques qui l’encombraient autrefois. Je comprends maintenant que, du temps français, toute la garnison de Strasbourg pouvait y manœuvrer à l’aise. Vis à vis de moi se dresse la statue du général Kléber et, grâce au vide qu’on a fait autour d’elle, elle domine toute la place.

La tête rejetée en arrière, la poitrine cambrée, il est vraiment crâne, et toute son attitude paraît protester contre les oripeaux dont il est entouré. Il a l’air de dire : « Que me veulent donc ces gens ? Je n’ai rien de commun avec eux. F...-les moi dehors ! »

Devant le piédestal on a dressé un autel : au centre un crucifix flanqué de quelques candélabres, ceci pour les catholiques ; au-dessous du Christ la Bible, ceci pour les protestants ; la guerre a réalisé l’union des cultes dans la confession d’une seule et même foi en la suprématie et en la mission divine de la race allemande contre laquelle ne prévaudront pas toutes les forces réunies de l’enfer, c’est-à-dire des Français, Anglais, Russes, Italiens, etc. Cet appareil religieux produit un effet un peu disparate aux pieds du général de la République. Celui-ci domine de sa taille gigantesque le petit crucifix et personnifierait parfaitement le dieu de la guerre... s’il n’était, avec plus de raison, l’emblème de la victoire française.

Ce n’est évidemment pas sans une intention narquoise que, pour fêter l’anniversaire du Kaiser, les Allemands ont porté leur choix sur une place consacrée au souvenir français, et où, il y a deux ans à peine, nos étudiants alsaciens organisaient leurs monômes de protestation. La Kaiser-Wilhelmstrasse, avec les vastes espaces qui entourent le monument de l’Empereur, eût formé un cadre plus en harmonie avec la fête ; mais ils tenaient sans doute à bien affirmer leur possession à la barbe du vainqueur de Héliopolis.

Lui, le regard fixé vers le lointain, n’a pas l’air de voir la fourmilière qui s’agite à ses pieds, et quand par hasard les oriflammes rouge, blanc, noir qu’agite le vent, menacent de lui voiler la face, d’un mouvement énergique des épaules il les rejette avec mépris.

Il n’est plus éloigné, — et peut-être plus proche qu’on pense, -— le moment où de tous ces balcons flotteront d’autres étendards et où de toutes parts s’élèveront les cris de : Vive la France ! Vive la liberté !

De toutes les rues débouchent peu à peu des régiments, infanterie et artillerie ; ils se frayent un passage à travers la foule qui reflue vers les extrémités de la place. Les soldats sont en tenue de campagne, tous uniformément vêtus de leurs manteaux gris. Ils se placent en rangs serrés autour du monument. laissant libre un long quadrilatère que divisent en forme de croix trois sentiers de tapis étendus sur le sol, et qui mènent à l’autel.

Un tapis plus somptueux désigne.la place réservée au grand lama, autrement dit von Falkenhausen. En attendant, les comparses s’entretiennent, je suppose, de la pluie et du beau temps. J’ai tout le loisir de les passer entrevue.

Il y a d’abord l’Armeeoberpfarrer catholique, très entouré d’officiers de tout grade. Engoncé dans un manteau militaire qui, à partir des genoux, laisse à découvert la soutane, il a l’air passablement grotesque, mais la casquette à visière, dont il est coiffé, achève de faire de lui un personnage absolument ridicule. Je dois dire qu’il n’est pas responsable de cet uniforme, et que sa personnalité m’est très sympathique : dans la situation difficile où la guerre l’a mis, il a rendu d’éminents services à beaucoup de ses confrères du clergé compromis par des manifestations intempestives. Son collègue protestant a, sauf quelques détails, le même accoutrement. Je ne remarque pas de rabbin, c’est évidemment une lacune.

Un remue-ménage qui se produit dans la foule, fait prévoir l’arrivée de Falkenhausen, et je le vois en effet s’avancer, facilement reconnaissable à son large collet rouge et aux grosses torsades de ses épaulettes : la tête au nez busqué, très colorée dans l’encadrement que lui fait sa barbe blanche. Présentations, salamalecs, poignées de main, gratulations, effusions, le tout accompagné de cliquetis de sabres et d’éperons.

Il prend sa place au beau milieu du tapis, face à Kléber, le pied droit en avant, immobile et figé dans une pose de statue.

Aussitôt tous les officiers qui jusque-là étaient réunis par petits groupes autour de l’autel vident la place, et il ne reste plus en présence que les deux aumôniers. Placés en symétrie aux deux coins de l’autel, ils attendent pour entrer en scène la fin d’un choral exécuté par la musique. Je croque, en passant, la silhouette et le geste cocasse du chef de musique.

Falkenhausen, qui sent probablement sa jambe gauche s’ankyloser, change de pied, et le pasteur, après le petit toussotement de rigueur, débite une homélie à laquelle je ne comprends rien.

C’est maintenant le tour de l’aumônier catholique. D’une voix forte, il déclame son allocution. Je crois deviner qu’elle est très pathétique, mais, par suite de la mauvaise acoustique de la place, il ne m’en revient que des lambeaux de phrase, des grands mots tels que : « Notre Empereur aimait la paix ! Nos ennemis voulaient la guerre ! » Et encore : Frieden, Gott, Sieger. Du reste il n’abuse pas de notre patience. A peine a-t-il terminé sa péroraison par une invocation au Dieu des victoires que la musique attaque un choral : tout le monde écoute en silence. Alors Falkenhausen secoue son immobilité et d’une voix bien articulée, cinglante comme un coup de fouet, il harangue les troupes, puis il déplie un message télégraphique de l’Empereur dont il fait la lecture. Tout se termine par un triple hoch. Au même instant, une taube, qui sans doute épiait le moment, fait plusieurs fois le tour de la place. Pendant ce temps, Falkenhausen fait une distribution de croix de fer qu’il puise dans une caisse que lui présente un officier, et chacun des bénéficiaires est honoré d’un vigoureux shake-hand du général.

J’attendais toujours qu’on célébrât la messe, ainsi que, paraît-il, cela s’était fait l’an passé, mais tout à coup retentissent de toute part des commandements brefs et saccadés, et je vois les colonnes qui se mettent en marche. Finita la Commédia !

Mme B. qui, pendant toute la durée de la cérémonie, n’a cessé de faire des commentaires peu charitables pour le héros de la fête, nous a versé des petits verres d’un cassis de sa fabrication ; je trinque avec ces demoiselles à la victoire prochaine de la France, puis je dégringole en bas des escaliers. Arrivé sur la place, je vois qu’il y a un rassemblement devant la maison : il parait qu’un amateur avait installé un appareil à photographie dans une lucarne au-dessus de ma mansarde ; un officier, l’ayant aperçu d’en bas, l’avait signalé à un sergent de ville qui avait appréhendé au passage le délinquant, et confisqué ses plaques. Il ignorait qu’il fallait une autorisation de la A. A. F. pour avoir le droit de photographier, à moins d’être officier.

Dans la rue de la Mésange, il y a foule pour escorter les régiments qui rentrent à la caserne. C’est pourtant un spectacle qui, à force de se répéter, devrait être devenu banal, mais il n’y parait pas. Le civil fait la haie sur les trottoirs pour admirer au passage la Jugendwehr qui exhibe avec fierté ses uniformes khaki, mi-sportsmen, mi-soldats. Pas un seul de tous ces Allemands qui ne soit persuadé que la victoire est à eux : on le voit à la façon dont ils se rengorgent et dont ils battent le pavé. Tous s’engouffrent dans les brasseries, pour fêter, par un Frühschoppen patriotique, le triomphe prochain et définitif de l’Allemagne. Le temps, qui s’était maintenu pendant la durée de la cérémonie, a tout à coup tourné à la pluie. Je me réfugie au Tiefen Keller. La brasserie est bondée de clients, et c’est un brouhaha infernal qui vous frappe dès l’entrée. Le hofbraü produit son effet. Les buveurs, presque tous Allemands, sont des hommes posés, et la fête de l’Empereur fournit, avec la guerre, le thème des conversations et des discussions. Ils mâchent leurs cigares avec force, roulent des yeux blancs, et avec des figures grimaçantes et des gestes terribles, ils partagent l’Europe, l’Asie, l’Afrique ; on les sent fiers d’appartenir à la nation la plus forte, la plus puissante, à celle qui a les plus gros canons, les bataillons les plus nombreux, les soldats les plus braves. L’un d’eux, que je devine être un instituteur, crie à son compagnon en trinquant ; Auf den deutschen Schulmeister ! — Ja, der deutsche Schulmeister ! Si vraiment il était pour quelque chose dans cette guerre, ce Schulmeister mériterait autre chose que des toasts !...

Je ne regrette pas d’avoir vu ce Kaiserfest, sans doute le dernier que je verrai, et je n’ai pu m’empêcher, pendant que j’assistais à ce spectacle, d’évoquer le souvenir d’une fête pareille que tout enfant, — en 69 ou 70, — j’avais contemplée d’une échauguette de la mairie de Bœrsch ; c’était le soir, il y avait illumination sur la place, et mon père me tenait dans ses bras. Les cris de : Vive l’Empereur ! Vive la France ! les détonations des crapouillots me faisaient frissonner d’enthousiasme.

On nous eut bien étonnés, mon père et moi, si l’on nous avait dit, à ce moment-là, qu’un an plus tard, le héros de cette manifestation subirait une des pires catastrophes qu’ait eues h enregistrer l’histoire.

Qui sait ce que nous préparent les événements ? Quel sera le cri de ralliement en 1917 ou en 1918 ?


CHARLES SPINDLER.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Il habitait à Ottrot le château de M. de Witt-Guizot.
  3. L’églantine, chanson de Gœthe devenue très populaire et dont il n’est pas permis d’ignorer l’auteur.
  4. Bieberstein ignorait que le baron de Dietrich était en France et servait dans l’armée française.
  5. Le professeur Knatschke, type de pédant pangermaniste créé et popularisé par Hansi.