L’Alsace pendant la guerre - Journal d’un artiste alsacien/01

Charles Spindler
L’Alsace pendant la guerre - Journal d’un artiste alsacien
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 515-548).
L’ALSACE PENDANT LA GUERRE
JOURNAL D’UN ARTISTE ALSACIEN


I. — LES TROIS PREMIERS MOIS DE GUERRE


KRIEGSZUSTAND ET MOBILISATION

Aux premiers bruits de guerre qui circulent en Europe, après l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, M. Spindler se refuse, comme tant d’autres, à croire la catastrophe inévitable.


Dimanche, 25 juillet 1914. — Au sortir de la messe, ce matin, je vais comme d’habitude à la poste prendre mon courrier. J’y rencontre Laugel. Très agité, il m’interpelle : « Eh bien ! qu’est-ce que vous en dites ? — Et de quoi ?— Mais de la guerre, parbleu ! car nous allons avoir la guerre. — Et pourquoi ? — Mais vous ne lisez donc pas les journaux ? Il y a que la Russie s’oppose à ce que l’Autriche envahisse la Serbie ! — Ça s’arrangera ! » Il me tourne le dos en haussant les épaules.

Mon beau-frère Auguste qui vient me rejoindre, ne croit pas non plus à la guerre. Lui et les siens sont arrivés la veille de Paris, tout heureux à l’idée de passer de bonnes vacances en Alsace.


Cinq jours plus tard, M. Spindler se rend à Strasbourg où déjà l’on respire une atmosphère de guerre. Là un fonctionnaire allemand lui déclare que l’événement est « sûr et certain. »


Jeudi, 30 juillet. — Je suis forcé d’aller à Strasbourg à cause d’un concours de bijoux et de petits objets que la Ville a organisé pour éliminer la bimbeloterie de mauvais goût qu’on offre actuellement aux touristes comme souvenirs d’Alsace.

Je ne remarque le long de la voie ferrée ni soldats ni aucune mesure qui pourrait faire soupçonner la gravité de la situation. Cependant les gares sont encombrées de permissionnaires qui vont rejoindre leurs régiments. A Strasbourg, la foule est considérable, et tout le monde a l’air d’attendre quelque chose.

Je me rends aussitôt à la Kunstschule où les concurrents ont exposé leurs maquettes. Il y a le peintre Schneider, Bucher, le Ministerialrath Schütz et quelques autres messieurs qui composent avec moi le jury. On s’efforce de discuter les mérites des exposants, mais sans conviction. Les préoccupations sont d’une autre sorte. Je serre la main de Schütz et lui demande ce qu’il pense de la situation. « La guerre, me dit-il, est absolument sûre et certaine. Au ministère, tout le monde en est convaincu : du reste, nous avons ordre de faire partir nos familles pour l’intérieur de l’Allemagne, et, tel que vous me voyez, je suis en train de faire mes paquets. Je retourne de ce pas à la maison surveiller mon déménagement. » Tout cela me donne h réfléchir.

Aussitôt la séance terminée, je me joins à Bucher, et ayant pris congé de nos collègues, je fais un bout de chemin avec lui.

L’animation a pris des proportions inusitées en ville. Les officiers arpentent les rues avec une certaine arrogance ; j’en suis quelques-uns chez mon ami, le libraire W. Ils demandent avec quelque nervosité des cartes d’état-major. W. me confie ses craintes : son personnel serait obligé de partir presque au complet. Quant à la guerre, il me dit que les officiers avec lesquels il a eu l’occasion de causer font peu de cas de la Russie ; ils comptent la battre sans peine. C’est la France qui subira les premiers coups : ils espèrent l’écraser dès le début sous une avalanche de troupes.

Je fais quelques emplettes ; la monnaie a disparu comme par enchantement ; on ne voit plus que du papier.

Sur la place Gutenberg, je suis tout à coup interpellé par Mme T. [1], très pimpante, très coquette dans son costume de jeune veuve. « Wir schlagen los ! me crie-t-elle du plus loin qu’elle m’aperçoit en agitant son ombrelle. Es yeht nach Paris ! » Je l’accoste pour lui demander ce qu’elle compte faire. « Moi, je vais, comme d’habitude, passer mon été à B... ; mais il est évident que la ville offre plus de sûreté que la campagne. » Elle ajoute d’un air convaincu : « Du reste, ça ne sera pas long ! » L’issue de la guerre ne fait évidemment pour elle aucun doute, et je suis un peu indigné de la désinvolture avec laquelle elle envisage la question. Dans mon for intérieur, je me dis qu’il n’est pas encore si sûr que les Allemands aient le dessus.

Au café où je me rends ensuite, je me trouve vis à vis du peintre C., passablement triste. Il est Allemand ; sa femme est Alsacienne ; il a des cousins et des beaux-frères dans l’armée française. Je le console en lui disant qu’il partage le sort de beaucoup d’autres de nos compatriotes.

Au retour, je remarque que déjà la voie est gardée par des militaires. Long arrêt à la gare de M. Je fais les cent pas avec le curé R. Il est feu et flamme pour la juste cause de l’Allemagne. II ne comprend pas l’attitude de la France qui, après avoir acquitté Mme Caillaux, se fait le champion d’un Ziginervolk [2], les Serbes, persécuteurs enragés des catholiques. Je n’essaie pas de disculper Mme Caillaux, et je m’embarque.

Malgré la gravité des nouvelles que j’apporte et que confirme un télégramme de M. Appell, de l’Institut, enjoignant aux siens de venir le rejoindre aussitôt, nos Parisiens ne peuvent encore se décider à sacrifier leurs bonnes vacances. Ma belle-sœur se propose d’aller demain en ville (à Strasbourg) et, selon les nouvelles qu’elle apportera, on prendra une décision définitive.


Le 31 juillet, le doute n’est plus permis, et voici que déjà apparaît, dans sa sombre réalité, le grand déchirement que la guerre va causer au sein de tant de familles alsaciennes.


Vendredi, 31 juillet. — A une heure, ma belle-sœur part pour Strasbourg. On attend avec impatience son retour. Tout le monde est à la gare, anxieux de ce qu’elle va nous apprendre.

Elle nous dit, — et l’on devine au tremblement de sa voix combien elle est encore émue, — que la guerre est imminente : à Strasbourg, l’effervescence est à son comble ; l’état de guerre, Kriegszustand, est proclamé, la nouvelle en est affichée sur des placards rouge sang ; des patrouilles ont, toute la journée, parcouru la ville pour l’annoncer dans les divers quartiers ; les roulements de tambour étaient d’un effet saisissant ; la foule est plutôt triste et anxieuse, à quelques exceptions près ; tout grouille de soldats ; les officiers roulent en auto ; l’individu n’est plus rien, on se sent pris dans un engrenage, la force militaire prime tout. Les chemins de fer sont dirigés par des soldats reconnaissables au brassard blanc... Ma belle-sœur ne peut croire qu’il y ait maintenant moyen de revenir en arrière : le déclenchement est fait ; nos parents devraient prendre le chemin de Paris plutôt aujourd’hui que demain. Ils s’occupent donc en hâte des préparatifs de départ... On passe encore quelques moments ensemble, mais tout le monde a la mort dans l’âme.

Mes nièces Marguerite et Rosette ne cessent de parler de leur frère Jean [3] qui, étant sous les drapeaux, devra marcher en première ligne. Ma sœur Elisa s’inquiète pour ses fils Georges et Maurice qui seront aussi appelés, l’un étant du landsturm et l’autre de la réserve, mais du côté allemand. Et dire que la plupart de nos familles alsaciennes sont dans la même situation !


C’est la tragédie de l’Alsace. Dans la bourgeoisie et dans le peuple, elles furent innombrables, les familles où des parents, des frères se trouvaient amenés à servir dans les deux armées ennemies. Au cours de la guerre, un soldat alsacien envoyé sur le front russe et dont le frère servait au Maroc, écrivait à ses parents, paysans du Sundgau, ces quatre lignes d’une si poignante tristesse : « Puisse mon frère qui est soldat en Afrique vous revenir en bonne santé. Envoyez-lui les meilleures salutations de son frère du front oriental qui, jour et nuit, pense à lui et prie pour lui. » Qu’ils méditent là-dessus ceux qui croient pouvoir résoudre les questions alsaciennes par mesure administrative !


Samedi, 1er août. — A sept heures du matin, rendez-vous général pour les adieux à la gare de Saint-Léonard. On essaie un peu de blaguer, mais ça ne prend pas. On voudrait faire croire aux partants, que dans quinze jours peut-être, cette menace d’orage sera dissipée, qu’on a déjà vu des horizons politiques plus sombres, que l’« état de guerre » n’est pas encore la mobilisation ; on parle d’une intervention probable du Pape. En face de nous, Sainte-Odile s’étend calme dans le soleil du matin. Nos voyageurs embrassent encore d’un coup d’œil le panorama. Le sifflet du train se fait entendre. On se dit adieu, tout le monde sanglote. Chacun, dans son for intérieur, se demande : Quand nous reverrons-nous ? et nous retrouverons-nous tous, tant que nous sommes ? Au moment où le train s’ébranle, je serre encore la main de mon beau-frère en lui disant : « Quand tu reviendras, le drapeau tricolore flottera sur la cathédrale. »

Nous remontons lentement le chemin de la gare, et tout en n’étant pas convaincu de la réalisation du souhait que je viens d’exprimer, nous nous disons que, lorsqu’on se reverra, la carte de l’Europe sera bien changée...

...Vers le soir, Mme O. vient nous apporter la nouvelle que l’Empereur a ordonné la mobilisation. Quelques instants après, l’appariteur de Bœrsch armé de sa sonnette se plante au milieu de la cour collégiale et, d’une voix qu’on sent émue, transmet le message impérial aux populations. C’est le soir, et les gens de Saint-Léonard sont sur le pas des portes. Il y a d’abord un silence ; peu à peu les langues se remettent en mouvement et jusque tard dans la nuit on entend des groupes discuter. Finalement, André, le fils de nos voisins, d’une voix éraillée, essaie d’entonner un refrain militaire ; mais cela sonne faux, le cœur n’y est pas.


ALSACE ET FRANCE

Non. M. Spindler ne croyait guère à la réalisation de son souhait, et ils étaient bien rares les Alsaciens, même parmi les meilleurs amis de la France, qui avaient alors des doutes sur l’issue d’un conflit entre la France et l’Allemagne. Leurs raisons ? M. Spindler les enregistrera dans son journal, pendant les premières semaines de la guerre.


Dimanche, 2 août. — En allant à Bœrsch ce matin, j’aperçois les Mobilmachungsbefehle affichés à la maison commune. De nombreux groupes stationnent sur la place et font des commentaires. Je ne sais si c’est une illusion, mais il me semble qu’on met plus d’empressement à nous rendre nos saluts : c’est comme si le danger commun renouait les liens d’amitié.

Je m’approche des affiches. Partout je remarque, surtout chez les femmes, des traits tirés ; certaines pleurent.

Ce qui me frappe à la lecture de ces affiches, c’est la mobilisation complète des hommes valides de dix-sept à quarante-cinq ans. Cela fait donc vingt-huit classes qui vont être convoquées d’un jour à l’autre... Ce seraient quelques millions d’hommes que l’Allemagne mettrait aussitôt en ligne. Je commence à comprendre pourquoi les officiers de Strasbourg paraissaient si sûrs d’écraser la France, car jamais celle-ci ne pourra mettre autant d’hommes en ligne.

Je remarque le ferblantier qui pérore au milieu d’un rassemblement. J’entends qu’il est question d’une grande bataille qui doit se livrer en ce moment à Scherwiller : « Je vous le certifie, ce n’est pas une invention, le gendarme l’a raconté lui-même. » Il paraît qu’en effet les gendarmes ont passé en auto, se sont arrêtés sur la place et ont raconté à qui voulait l’entendre que les Français avaient envahi les vallées de Villé et de Sainte-Marie, qu’ils avaient débouché sur Scherwiller où se livrait en ce moment une grande bataille. En effet, l’on croit entendre le canon. Cependant, comme il n’y a pas encore eu déclaration de guerre, une entrée en campagne aussi rapide nous laisse un peu sceptiques. Les gendarmes ont encore raconté qu’on a fusillé le maire de Saales, dans la maison duquel on avait découvert dix officiers français revêtus d’uniformes allemands...


Lundi, 3 août. — ... A Obernai, en passant devant le bureau de l’Oberehnheimer Anzeiger, mon attention est attirée par une dépêche écrite à la main : Die Revolution in Paris ausgebrochen, die Stadt steht in Flammen ! Præsident Poincaré ermordet ! Cet assassinat, après celui de Jaurès, que les journaux nous ont annoncé, me parait un de ces canards dont la tendance saute aux yeux. Le banquier S..., qui m’accoste un peu plus loin, n’y croit pas non plus.

Le mouvement de la foule se porte vers la gare, nous la suivons… Il y a un long train en partance. Par les portières largement ouvertes, on aperçoit une cohue de jeunes gens passablement avinés, les uns en uniforme, les autres en civil. Des cris, des chants. Sur le quai des femmes pleurent. Le plus grand nombre des partants manifeste peu d’enthousiasme...

Nous rebroussons chemin, à la suite des pauvres femmes qui rejoignent lentement leurs logis. Et les prochains jours vont voir se renouveler ces départs, jusqu’à ce que les 600 hommes qui forment le contingent d’Obernai aient rejoint leurs corps.


Mardi, 4 août. — Le soir, notre voisin D... revient du fort de Mutzig. Il est déjà équipé en feldgrau. Deux compagnies de son régiment, le 90e de Saverne, sont exclusivement formées d’Alsaciens. On leur permet de se grouper par communes ; les officiers sont convenables. Il ne croit pas encore à la guerre. On lui raconte que les Anglais, les Belges, les Japonais sont du côté de l’Allemagne, et qu’avec la France rien n’est encore fait, que les pourparlers continuent. Je lui dis qu’il n’y a rien de vrai dans tout cela, si ce n’est que la guerre n’est pas encore déclarée entre l’Allemagne et la France.

Ils ont dans leur compagnie plusieurs Alsaciens revenus de France ; l’un d’eux raconte qu’il a été maltraité et chassé à coups de pied. Ce serait en contradiction avec ce que le fils de notre cuisinière a raconté le matin [4]. En cas de guerre entre la France et l’Allemagne, c’est bien l’Alsace qui sera l’enjeu. Des gens qui risquent leur peau pour nous délivrer, doivent trouver mauvais que les Alsaciens quittent leur patrie d’adoption pour renforcer leurs ennemis. Il faut croire que, de leur côté, les Allemands ne pensaient pas que les Alsaciens répondraient avec un tel ensemble à l’appel aux armes, car un ordre du jour du colonel les félicite hautement de cette preuve de patriotisme. Pour qui a assisté à la mobilisation, le contraire eut été étonnant : l’auraient-ils voulu, les Alsaciens n’auraient pu se soustraire au service : les frontières étaient gardées, les gendarmes étaient continuellement dans les villages et terrorisaient le pauvre monde. Puis, il faut bien le dire, à part quelques rares exceptions, vieux soldats de 70, le peuple ne sait plus grand chose de la France.


Ces lignes ne traduisaient pas fidèlement le sentiment profond du peuple alsacien. Quelques semaines plus tard, les événements allaient le démontrer avec une évidence à laquelle M. Spindler se rendra facilement, car il aura en lui-même senti s’accomplir un revirement pareil. De l’Allemagne, l’Alsace ne connaissait, le 1er août 1914, que des dehors de puissance et de force ; tout le reste lui était caché par un voile que la guerre allait brusquement déchirer.


5 août. — Les journaux nous apprennent qu’un avion français a laissé tomber des bombes sur Nuremberg, qu’on a essayé de faire sauter le tunnel de Cochem, mais sans succès ! Décidément, c’est comme en 70 ! Les efforts français sont toujours erfolglos.


7 août. — Depuis deux jours, des soldats sont occupés à démolir la voie ferrée qui va d’Erstein à Ottrott, dans la crainte sans doute que les Français, en cas d’invasion, ne puissent s’en servir pour atteindre le Rhin. Les soldats chargés de ce travail sont logés chez les habitants. À midi, deux sous-officiers arrivent avec quatre hommes, tous Alsaciens. L’un des sous-officiers, très intelligent, est attaché au Baumamt[5], à Strasbourg, et marié depuis six semaines. Je le fais un peu causer : la campagne sera courte ; dans six semaines, tout au plus trois mois, on entrera dans Paris ; c’est le vieux comte Hæseler qui prendra le commandement de l’armée de Lorraine, malgré ses quatre-vingts ans. Mon homme s’exprime comme le ferait n’importe quel Allemand. Aucune trace de répugnance à l’idée de se battre contre des Français, et ses compagnons tiennent le même langage. Ils parlent d’en finir une fois pour toutes avec ces fauteurs de désordre qui empêchent l’Allemagne de jouir en paix des fruits de son travail, etc. ; enfin, tout ce que nous lisons dans nos journaux.

Le brave père B…, qui, ce matin, est venu poser les fenêtres de ma nouvelle bâtisse, déplore lui aussi la guerre : un de ses fils est appelé sous les drapeaux, un autre est réformé. Il me dit : « À Obernai, il y a des gens qui prétendent qu’à la suite de cette guerre, nous redeviendrons Français. Des nigauds qui ne savent pas ce qu’ils disent ! Les affaires marchaient bien ces dernières années. Que voulait-on de plus ? Qui voulait se donner de la peine avait son pain assuré ; qui sait si, redevenus Français, nous pourrons en dire autant ? Moi, je crois toujours qu’on s’arrangera. » Je lui réponds : « Ça n’en prend pas la tournure. » Et il en a l’air tout triste.


Tel était, d’après M. Spindler, l’état des esprits au jour de la déclaration de guerre.


FAUSSES NOUVELLES ET IMPRESSIONS CONTRADICTOIRES

Dès le 7 août, on apprend que l’agression des Français à Sainte-Marie avant toute déclaration de guerre est une fable ; M. de Bethmann-Hollweg aurait donc trompé le Reichstag. Ce mensonge étonne un peu M. Spindler, mais il ne trouble pas beaucoup l’aimable compagnie qui, dans une jolie villa du Klingenthal, par une belle soirée d’été, souhaite la paix prochaine et calcule les chances des adversaires. Le lendemain, le canon tonne dans les Vosges, et le bruit se répand que des batailles se livrent dans le Haut-Rhin...


7 août. — Pour nous dérouiller un peu les jambes, nous allons ce soir, mon frère et moi, à K., chez nos amis S. Nous y trouvons nombreuse compagnie. On écoute les récits que fait un employé de notre ami venu à bicyclette de Colmar. Fausse, la nouvelle de l’invasion des Français à Sainte-Marie ; mais alors, cette agression dont la France se serait rendue coupable en pleine paix, au dire du chancelier, ne serait qu’un mythe, une invention dont le but saute aux yeux !

Les journaux nous apprennent la déclaration de guerre de l’Angleterre et la résolution de l’Italie de rester neutre. Tout le monde s’accorde à dire que ces nouvelles sont un appoint formidable pour l’Entente. Comme il est à prévoir que la neutralité belge ne sera pas respectée, il faut s’attendre à une grande bataille dans le Nord. Dieu veuille que cela finisse bientôt ! Tel est le vœu de chacun. On suppute les chances des antagonistes. L’armée allemande est formidable, admirablement outillée, le soldat brave et plein d’entrain, puis la nation a pris un essor industriel et commercial tellement colossal que j’ai peine à croire à sa défaite. D’un autre côté, les Français doivent être bien outillés aussi, quoi qu’en ait dit le sénateur Humbert ; puis ils sont les descendants des soldats qui, sous Napoléon Ier, ont vaincu l’Europe. Surgira-t-il un de ces capitaines qui attachent la victoire au drapeau, ou bien la guerre se déroulera-t-elle indécise, jusqu’à ce qu’elle cesse, faute d’argent et de combattants ? Personne ne le sait. On le discute dans le grand salon de mon ami, et cela me rappelle l’introduction des contes de Boccace, ou, pour fuir la peste, quelques nobles dames de Florence se sont retirées dans un château merveilleux, loin des horreurs de la grande mort. Le décor de K. n’est pas celui d’un jardin italien, mais il n’en est pas moins beau : par les fenêtres ouvertes, on plonge sur le parc, dont les grands arbres se reflètent dans l’étang.


8 août. — Ce soir, mon frère et moi nous sommes montés au Steinberg. Tout à coup nous entendons distinctement plusieurs coups de canon dans la direction de Saales. Ce ne seront probablement pas les derniers, mais ils nous impressionnent. L’effet de ces six détonations est d’autant plus saisissant qu’autour de nous règne un profond silence. La nature n’a jamais été plus belle, les arbres plient sous la charge de leurs fruits, le ciel est sans nuages. Nous échangeons des réflexions tristes et amères sur la guerre et sur son dénouement probable : on en revient toujours au problème de la responsabilité.

Près de Saint-Léonard, quelques hommes rentrent harassés du fort. Parmi eux, mon ouvrier K., armé d’une scie. Il me rend compte de ses impressions. Tous ces soldats allemands ont le diable au corps, surtout les Rhénans. Ils prétendent que dans quinze jours, ils seront à Paris, le comte Hæseler l’a déclaré. K. n’est pas éloigné de le croire... Il faudra voir !


10 août. — ... Tout le monde à Obernai se tient sur le qui-vive ; on évite de se compromettre par une appréciation quelconque des événements, car on moucharde partout. L’impression générale est que l’écrasement de la France, dont les Allemands s’étaient flattés au début, pourrait être plus difficile qu’on ne le prévoyait.


11 août. — Les bruits les plus contradictoires circulent dans la contrée ; 60 000 Français seraient cernés dans la vallée de Saint-Amarin, et on les aurait sommés de déposer les armes. D’un autre coté on travaille jour et nuit à des tranchées entre Niedernai et Obernai ; on a même démoli le toit d’une maison pour y installer des mitrailleuses, et percé de meurtrières les murs de clôture ; cela indiquerait que l’on s’attend à une attaque venant de la direction du Haut-Rhin. Pourtant nos journaux ont annoncé une grande victoire des Allemands à Cernay : ils auraient repoussé trois corps d’armée français. C’est à n’y rien comprendre ! Comme le disait mon ami P., nous saurons la vérité par les journaux américains, c’est-à-dire dans six mois. Tout ce que nous lisons ici est faussé, truqué...

Je crains bien que la France ne résiste pas au choc qui se prépare. Je veux bien admettre que le terrain sur lequel va se porter la bataille est familier aux Français qui ont dû étudier le problème sous toutes ses faces, mais les Allemands ont à leur disposition un instrument de guerre tellement formidable, ils ont dépensé à le perfectionner tant de milliards depuis quarante ans, que j’ai idée que rien ne leur résistera. Puis la guerre est populaire en Allemagne, tandis qu’elle ne l’est pas en France.


12 août. — Cet après-midi, j’ai eu la visite du maire d’Ottrott. Nous avons cherché à nous rendre compte des changements que produirait, au point de vue alsacien, une victoire des Allemands. Elle aurait pour premier résultat de lier l’Alsace irrévocablement à l’Empire. L’esprit frondeur qu’on tolérait jusqu’à présent serait mis hors la loi. Il est peu probable que les Français qui, dans les dernières années, avaient pris l’habitude de revenir aux pays annexés voudraient, après une défaite, rechercher le contact de leurs vainqueurs. Ils renonceraient donc à ces voyages, et sous ce rapport nous perdrions évidemment. L’Alsace ne serait plus un champ d’observation pour l’historien curieux d’y retrouver les traces des deux cultures qui s’y sont fixées. Au bout de quelques années, elle deviendrait semblable à toute autre province d’Allemagne. Peut-être, — et ce serait sans doute un avantage appréciable, — le vainqueur imposerait-il un désarmement partiel et se l’imposerait-il à lui-même.


LES WURTEMBERGEOIS A SAINT-LÉONARD

La guerre se rapproche ; les Français sont à Schirmeck. On fortifie le Nationalberg devant Saint-Léonard. Les Allemands ont, dit-on, essuyé une défaite à Saint-Blaise. Une patrouille de dragons harassés et affamés traverse Saint-Léonard, L’officier qui la commande raconte que les Français vont déboucher par le Klingenlbal, que le plan de l’État-major est de les attirer dans la plaine afin de les cerner. Saint-Léonard sera donc en pleine bataille. L’officier recommande aux habitants de se réfugier dans leurs caves et les avertit de la venue d’un régiment. Le régiment arrive et son passage suggère à M. Spindler des réflexions intéressantes. Ce premier contact avec l’armée allemande en campagne lui a paru fâcheux. Il faut transcrire ce récit, car de toutes les causes de colère et de dégoût que la guerre apporta aux Alsaciens, une des premières fut l’attitude des soldats allemands. Ces troupes qu’ils contemplaient naguère, — non sans ironie, — défilant au pas de parade, se ruaient maintenant sur le pays, comme si elles eussent été chez l’ennemi.


15 août. — On annonce à Bœrsch que la grande bataille d’hier a été perdue par les Allemands, qu’elle s’est étendue depuis Lorquin jusqu’au Donon et que les Français sont à Schirmeck. La lecture de nos journaux, depuis le début de la guerre, nous a si peu habitués aux succès français que notre premier mouvement est l’incrédulité. Cependant nous sommes bien obligés de nous rendre à l’évidence quand nous voyons déboucher une patrouille de dragons allemands qui s’informent au village si personne n’a vu de soldats français. Si on en cherche ici à vingt kilomètres de la frontière, c’est qu’ils ne doivent pas être très loin.


16 août. — Voici qu’arrive le régiment annoncé... Ils ont l’air exténué, beaucoup traînent la jambe, tous puent la sueur d’une longue étape. Ils viennent du Wurtemberg, et, depuis quatre jours, ils ne cessent de marcher, la plupart du temps à travers la montagne... Ils ont vu les Français, mais il n’y a pas eu d’engagements.

Après avoir fait à la hâte de la place pour dix-huit chevaux dans la grande écurie de Laugel, je me rends chez moi. C’est une invasion. A tous les balcons, à toutes les fenêtres, pendent des loques, chemises, caleçons, chaussettes, toute la friperie du soldat. Les hommes se promènent dans un costume plus ou moins sommaire ; les environs de la fontaine sont changés en piscine... Quand ils aperçoivent le bout de mon nez, c’est une autre chanson. Ils réclament du pain, du vin ; leurs cuisines roulantes ne sont pas encore arrivées... Du reste, ils ont l’air bon enfant ; il s’agit de leur établir une literie. Déjà, ils ont, sans doute sur l’indication de nos voisins, trouvé le chemin du grenier à foin de Laugel, et, en un clin d’œil, sa belle réserve de foin et de paille a disparu : elle s’éparpille maintenant dans mes ateliers, dans mes nouveaux bâtiments, dans les escaliers, dans le vestibule. Heureusement, on avait eu la précaution de fermer les pièces du haut ; autrement, les chambres à coucher eussent été envahies. Dans mon bureau, une vingtaine d’hommes sont étendus par terre. Une grande glace est déjà brisée en plusieurs morceaux. On ne se sent plus chez soi ; c’est à peine si l’on peut se faufiler au milieu d’un fouillis de bottes et d’objets d’équipement.

Le diner est expédié en grande hâte ; j’allume ma pipe, et je lie un peu connaissance avec nos défenseurs.

Bientôt je suis entouré d’un cercle, et chacun de me raconter ses Kriegserlebnisse. A les entendre, les Français font la guerre en sauvages : un officier français aurait achevé un capitaine allemand blessé en lui coupant le cou ; un blessé français aurait tué à bout portant un camarade allemand venant à son secours ; puis ils prétendent qu’on a trouvé un de leurs morts les yeux percés de coups de baïonnette, le cœur arraché et un casque mis à sa place. Il est cependant difficile de contrôler la vérité de ces récits, car peu d’entre eux ont vu l’ennemi, et ils tiennent ces faits de camarades qui ont pris part aux batailles du val de Villé... Je réponds à ces récits de cruautés qu’il y a des brutes partout. Je serais assez porté à croire que ces contes sont mis en circulation pour inspirer la haine de l’ennemi aux soldats. Nos journaux se chargent aussi de cette propagande.

Voyant tout le monde à peu près satisfait, je m’enferme dans mon atelier.

La bonne vient me prévenir qu’un officier supérieur me réclame... C’est un homme de haute taille, assez gros, avec une excellente figure, cheveux et moustaches gris. Il se présente comme étant le commandant du bataillon. Il est grand amateur d’art, surtout d’art gothique : il admire beaucoup la Vierge qui est au fond de ma cour, et fait un petit speech aux soldats pour leur recommander de ne pas l’endommager. Dans le jardin, il s’arrête longuement devant les restes de l’église romane. Nous faisons ensuite le tour de la propriété de mon ami, et tout naturellement nous parlons de la guerre. Il affecte une grande sympathie pour la France, et elle me parait sincère : « Quel malheur pour la France, me dit-il, que cette guerre ! Ce n’est certes pas nous qui l’avons voulue. Si, comme j’en suis à peu près sûr, elle est battue, qu’en adviendra-t-il ? Engagée en Russie pour des milliards qui sont d’ores et déjà perdus, on lui imposera une énorme contribution de guerre qui achèvera sa ruine. Et puis, son armée n’est plus ce qu’elle était. J’ai eu l’occasion de la voir à l’œuvre tout récemment. Elle n’a plus cet élan qui avait fait sa réputation. J’ai vu des soldats, saisis de panique, jeter non seulement leur fourniment, mais aussi leurs armes. Puis, ils ne savent plus se servir de leurs fusils. Exactement comme en 1870, ils les prennent sous le bras et lâchent la détente sans viser, ce qui donne des résultats déplorables. »

... Je venais à peine de rentrer quand Mlle Laugel (sœur de M. Anselme Laugel) me fait chercher : des difficultés ont surgi à propos du logement des chevaux. Au lieu de dix-huit qu’on nous avait assignés le matin, il y en a maintenant près de trente. La cour de Laugel offre un étrange aspect. Le sol est jonché de foin et de paille. Une cohue d’attelages, de chevaux et de soldats, ces derniers appartenant presque tous au bataillon des tire-au-flanc : Stallbürche, brosseurs, ordonnances, cuisiniers, la plus détestable engeance. Un de ces soldats a eu l’idée de mettre les chevaux de son capitaine, deux énormes bêtes, dans l’écurie aux vaches. Ces dernières sont affolées par ce voisinage, elles ne veulent plus se laisser traire. Par suite de leurs gambades, les licous se sont enchevêtrés et manquent de les étrangler. Appuyé contre le montant de la porte, un homme d’écurie fume impassiblement sa grosse pipe. Je lui dis : « Voyons, vous ne pouvez pas laisser ces chevaux ici. » Pas de réponse. « Cette écurie a été expressément réservée aux vaches par les fourriers ! — Ce sont les ordres du capitaine ; je n’ai le droit d’y changer quoi que ce soit ; autrement, il serait furieux. Parlez-lui vous-même. »

Au bout d’un quart d’heure, le capitaine arrive. C’est une espèce de colosse, sanglé dans un uniforme flambant neuf et dont le visage n’est guère avenant. « Qu’est-ce qui se passe ici ? » Je m’explique en le saluant poliment. Aussitôt il monte sur ses ergots. « Etes-vous le régisseur ? » Je lui dis que non, mais qu’en l’absence de mon ami, je m’occupe de ses propriétés ; puis je lui explique de quoi il s’agit. Je lui montre la grande écurie où il y aurait encore de la place pour six chevaux, s’il voulait bien ordonner à ses hommes de donner un coup de main. Il y jette un coup d’œil, et du ton dont il aurait apostrophé un de ses subordonnés : « Tout ça ne me regarde pas. Mes chevaux resteront ici. Quant à vos vaches, faites-en ce que vous voudrez. Mettez-les dans votre salle à manger ou dans votre salon ! » Je suis abasourdi de cette sortie, et comme la moutarde me monte au nez, je lui réponds que, somme toute, il n’est pas ici en pays conquis. là-dessus il ne se possède plus de rage et se met à hurler : « Mais non plus en pays ami ! Et ce n’est pas d’aujourd’hui que je le constate ! » Et il m’envoie au diable au milieu des ricanements des soldats témoins de cette scène.


17 août. — A mon retour, je trouve toute la maison en émoi. Quelques-uns de nos hommes ont fracturé la clôture d’un soupirail et ont pénétré dans la cave où ils ont tiré du vin et fouillé dans la caisse où nous avions réuni nos objets de valeur. Je me disposais à porter plainte au commandant, quand au même moment on sonne l’alarme. Au bout d’une demi-minute, tous les soldats qui depuis quelque temps se tenaient sur le qui-vive, ont disparu comme par enchantement. Les compagnies se rangent le long de la route, les capitaines, d’un ton nerveux, font des allocutions à leurs hommes ; un hoch, des hurrahs, et le régiment se met en marche vers Grendelbruch. Il pleut à torrents.

Les voitures attelées et munies de leurs bâches sont restées à Saint-Léonard. Les soldats qui les accompagnent, immobiles sous leurs longs manteaux, sont bientôt, par suite de la pluie battante, mouillés comme des rats. La cour du Chapitre offre du reste un aspect lamentable : la paille et le foin, les os de cuisine, les boites de conserve font un véritable fumier. A l’agitation a succédé le calme, et au milieu du silence la longue file des voitures a l’air de corbillards...

Nous allons faire un tour à travers les diverses propriétés dont la garde nous a été confiée. Nous commençons par la maison Ott, et le spectacle qui s’offre à nous dès les premiers pas, est peu réjouissant. Je ne parle pas du jardin qui parait avoir servi de latrines à tout le bataillon et dont le gazon est piétiné, arraché, mais l’intérieur de la maison ! Il faut l’avoir connue dans sa méticuleuse propreté pour juger ce qu’en une nuit quelques hommes, et encore des officiers ! ont réussi à en faire. Les chambres à coucher présentent l’aspect d’une écurie ; il a plu toute la journée ; tapis et parquets conservent la trace indélébile des bottes de leurs hôtes : le départ a été précipité, les eaux de toilette et autres non vidées accentuent l’impression de désordre ; on a fouillé dans toutes les armoires, déchiré toutes les publications françaises, sans doute par un sentiment de patriotisme. Quant aux cabinets... La baignoire du joli cabinet de bain a servi de vomitorium ; les cuvettes et les prises d’eau ont partout servi de déversoir pour les gamelles ; tous les conduits ont été bouchés par la soupe au riz que les hommes ont dédaignée. Dans tous les coins il y a des bouteilles vides dont nous ne devinons pas la provenance. En descendant à la cave, nous avons l’explication. On a forcé la porte, vidé un tonneau, démoli le cadenas de l’armoire aux vins fins dont les casiers présentent partout des vides. Il y avait du champagne, des vins vieux, des eaux-de-vie fines. Impossible d’estimer dès à présent la quantité de bouteilles chipées. L’armoire aux conserves a subi le même sort.

Nous racontons au peloton des équipages les méfaits de leurs camarades. Notre indignation n’a pas l’air de les émouvoir ; je suppose qu’ils étaient au courant.

Chez mon beau-frère, c’est le même désordre, mais les papiers des chambres n’ont pas souffert ; cependant ils ont forcé les portes du grenier et de la cave. Dans cette dernière, ils ont vidé toutes les bouteilles, mais comme il n’y en avait qu’une trentaine, le dommage n’est pas grand. Au grenier, ils se sont emparés d’un canapé fraîchement recouvert, l’ont démonté, et s’en sont servi en guise d’oreiller.

Chez Laugel, l’état de la maison est assez satisfaisant, sauf qu’on a fouillé dans les armoires où l’on a découvert un album de Hansi que je vois étalé sur la table. Quant au grenier à foin, il est complètement vide.

Je retourne vers mes hommes qui sont tous étendus dans le garage. Un sous-officier excuse la conduite des soldats, disant qu’ils s’imaginaient être en pays ennemi, qu’en arrivant en Alsace ils avaient déjà commis une méprise analogue, que dans un village, Dieboldsheim, le commandant et une partie de la troupe avaient été logés dans un château, qu’ils étaient descendus à la cave et avaient commencé à piller. Il y avait notamment dans cette maison des panoplies d’armes et d’armures de prix que plusieurs des hommes avaient décrochées, quand tout à coup le régisseur était survenu et les avait traités de voleurs, disant que sa maîtresse n’était pas française, mais italienne..


18 août. — Ce matin, les équipages sont enfin partis. J’avoue que ce premier contact avec les troupes me laisse une impression assez peu satisfaisante. Si les hommes se comportent ainsi chez nous, comment seront-ils en France ? Ce n’est point avec des gens qui mettent à votre disposition ce qu’ils ont de mieux qu’on se conduit de la sorte ! Que Dieu nous préserve à l’avenir de pareilles visites...


APRÈS LA BATAILLE DE SARREBOURG

La brusque avance des Français a jeté quelque désarroi parmi les Allemands qui s’imaginent avoir été espionnés et trahis. Mais, le 21 août, l’on apprend que, battus à Sarrebourg, les Français ont repassé la frontière. La bataille paraît donc s’éloigner de la Basse-Alsace. Au premier instant, tout le monde s’imagine que le sort de la guerre est désormais fixé, que la France est perdue. La nouvelle de la prise de Bruxelles confirme cette impression. Devant la certitude du désastre, M. Spindler tâche d’en distinguer les causes. Pour lui, le parti militaire de l’Empire est responsable de la guerre, et il conte à ce propos une très curieuse anecdote. Mais que n’a-t-on cherché à s’entendre, quand il en était temps encore ? Et il revient à cette vieille chimère d’un rapprochement franco-allemand que lui et quelques autres Alsaciens ont si longtemps caressée : la différence de race, après tout, n’est pas si grande ; en Alsace, on s’est trop acharné sur certains travers des Allemands dont on a exagéré l’importance... Quelques jours encore : lui-même la sentira cruellement, cette « différence de race, » et nous verrons comment il qualifiera ces légers « travers. » D’ailleurs, la visite des Wurtembergeois à Saint-Léonard lui avait déjà fait perdre quelques-unes de ses illusions.


19 août. — L’espionnage sembla en général inquiéter beaucoup les Allemands. Eux qui, en 70, ne pouvaient assez se moquer des Français qui attribuaient leurs défaites à la trahison, tombent maintenant dans le même travers, et c’est surtout nous autres Alsaciens qu’ils accusent de ce crime. Si quelque part un factionnaire essuie un coup de feu, c’est un Alsacien-Lorrain qui a fait le coup ! Le résultat de cette manœuvre, c’est que tous nous devenons suspects et qu’officiers et soldats se croient chez nous en pays ennemi.


21 août. — Aujourd’hui a eu lieu la grande bataille impatiemment attendue. Les Français l’ont perdue !

Je vais à Bœrsch lire la Post. Ultimatum japonais et mort de Pie X. A tout autre moment, la mort du Pape aurait ému l’opinion publique. Dans les journaux, l’ultimatum prend une importance bien plus grande.

Hier, le général Daimling a dû passer par Bœrsch sans doute pour porter son quartier général plus en avant. C’est signe que les Français sont refoulés sur toute la ligne. On nous dit aussi que Schirmeck a été brûlé par les Allemands, parce que les habitants avaient accueilli les Français par des ovations et leur avaient donné des renseignements. Impossible de contrôler la vérité de ces faits ; mais l’insistance que mettent les journaux à les publier me fait croire qu’on cherche un prétexte pour nous appliquer des mesures draconiennes.

Les blessés continuent à affluer à Rosheim. On a vu aussi passer des prisonniers par Molsheim et par Strasbourg : ils sont pour la plupart des environs de Lyon. Cette quantité de prisonniers ne me dit rien qui vaille sur la force de résistance de l’armée française.

... Cet après-midi, à Obernai, je vais voir la femme du garde-général : « Nos affaires, me dit-elle, sont rétablies. » Elle proclamait d’autant plus son triomphe qu’au moment de l’alerte, les Allemands n’avaient pas précisément fait preuve de résolution. Elle nous avait dit à sa dernière visite : « Si les Français arrivaient, je me recommanderais de vous. » Maintenant, c’est un autre son de cloche. Je ne me gêne nullement pour lui raconter les exploits de nos garnisaires. Elle insinue que les hommes nous ayant entendus parler français, se sont crus sans doute en pays ennemi. Elle nous dit qu’elle a eu sa maison pleine d’officiers, et qu’ils étaient on ne peut plus charmants. Je n’ai aucune peine à le croire : après les inquiétudes mortelles qu’elle avait eues, lors de l’avance des Français, elle les avait certainement reçus en sauveurs. Il parait que ces messieurs étaient venus avec toute espèce de préjugés contre l’esprit des Alsaciens. « Est-ce que la population est loyale par ici ? » était leur première question.

Pour qui connaît les Obernois, cette question ne se discute même pas. Frondeurs, ils l’ont été de tout temps, mais ennemis de tout désagrément. « Mais enfin, lui dis-je, qu’auriez-vous fait, si les Français étaient venus ? Les auriez-vous bien reçus ? » Elle ne sait trop que répondre. C’est cependant le dilemme qui, au cours de cette malheureuse campagne, s’est posé souvent aux Alsaciens sous ses deux faces. Tantôt ce sont les Français qui apparaissent, prenant des otages ; puis, au bout de quelques jours, les Allemands réapparaissent et prennent encore des otages.

En sortant de chez Mme H... je vois qu’on est en train de recouvrir de linges l’inscription : « Société générale d’Alsace-Lorraine. » C’est idiot !

Impatient de voir le communiqué du jour, je courais vers la poste, quand je me trouve au coin de la rue nez à nez avec le notaire. Sa figure est rayonnante, et aussitôt qu’il me voit, il s’écrie : « Grande victoire à Sarrebourg ! Les Français complètement battus, huit corps d’armée en fuite, 10 000 prisonniers, pertes énormes en morts et en canons. »

Ainsi, la première grande bataille a été perdue : nous allons assister à la répétition de 70...

Mon ami le père W... qui de loin avait observé mon conciliabule avec le notaire se dirige vers nous, et, pour le prévenir, je vais à sa rencontre en lui disant à voix basse : « Ça va mal ! Les Français sont battus ! » Ayant rejoint le notaire, celui-ci nous invite tous deux à prendre un verre de bière. J’avoue que j’aurais préféré rester seul dans un pareil moment ; cependant un refus pouvait paraître suspect. Ce n’est pas que le notaire soit précisément enragé ; mais, ne trouvant pas à l’instant même d’excuse plausible, j’accepte.

J’ai tout de suite occasion d’admirer l’aisance avec laquelle l’Alsacien fait face à toute nouvelle situation. Je sais très bien que le père W..., un ancien moblot de 70, a dû recevoir le coup en plein : il n’en laisse rien paraître, et, pour éviter de parler de la guerre, il s’attaque aux affaires municipales, et notamment au maire qu’il sait être la bête noire du notaire. Ils sont tous deux Westphaliens et catholiques ; ils auraient donc toute sorte de raisons pour être amis, mais il faut croire que le vieux levain de discorde que Tacite reprochait déjà aux Germains, n’a pas été extirpé par l’unification de l’Empire. L’antagonisme de ces deux coryphées du fonctionnarisme de la petite ville est partagé par leurs amis allemands, et les deux clans évitent tous rapports entre eux.

Nous nous installons sous la tonnelle du Coq blanc. La grande nouvelle qui vient seulement d’être affichée ne s’est pas encore répandue, les soldats attablés dans le jardin sont bien calmes, et ce n’est qu’au bout de quelque temps qu’ils sortent de leur apathie, quand de nouveaux arrivés leur ont communiqué l’Extrablatt donnant des détails sur la grande victoire. Ce sont alors des félicitations, des ovations au Kronprinz bavarois, et l’enthousiasme se manifeste surtout par des libations...

Sur ces entrefaites, nous sommes rejoints par ma femme et ma belle-sœur qui de la rue nous avaient vus installés au jardin. Avant qu’elles soient assises, je leur glisse la nouvelle de la défaite qu’elles ignoraient encore. Elles en sont atterrées, mais gardent pour elles l’impression de leurs pensées intimes.

Toujours cette malheureuse comédie !


21 août. — Les discussions au sujet de l’origine de cette malheureuse guerre sont à l’ordre du jour. Les Allemands prétendent qu’elle leur a été imposée. Cependant je me rappelle une conversation que j’avais eue il y a peu de mois avec M. de T... qui avait passé quelques semaines à Berlin. C’était après le procès Reuter [6]. Par son beau-frère le général d’A..., M. de T... avait eu occasion de fréquenter les cercles d’officiers, la haute aristocratie prussienne, tous conservateurs, gens à idées assez étroites, mais dévoués à l’Empereur et à la grandeur de la Prusse. Il me disait que dans ces milieux on était outré contre les Alsaciens à propos de l’affaire de Saverne. Il n’avait rencontré qu’un homme bien disposé en notre faveur et désapprouvant les agissements du colonel Router, et cet homme, c’était le chancelier. Tous les autres voulaient que cette question d’Alsace-Lorraine fût une bonne fois liquidée, et ils parlaient d’une guerre comme de l’unique moyen d’arriver à une prompte solution : tout se terminerait par une entente avec la France. C’est ce parti-là qui a eu raison des hésitations de l’Empereur et du chancelier et qui nous vaut la guerre.

Si, comme les apparences le font croire, la France était vaincue, ils arriveraient sans doute à ce résultat. Maintenant, les choses étant ainsi, n’eût-il pas été préférable pour la France d’accepter l’alliance que l’Empereur lui offrait, et y mettre des conditions, plutôt que de se la laisser imposer après l’humiliation d’une défaite ?

J’avoue que bien d’autres de mes amis, bons Alsaciens, eussent salué avec satisfaction une alliance franco-allemande où nous aurions été le trait d’union entre ces deux nations. Nous y aurions gagné sous tous les rapports, et je n’hésite pas à dire qu’en Allemagne cette alliance eût été chaleureusement saluée par tout le parti démocratique. La crainte d’un envahissement pacifique de la France par les Allemands n’eût guère été à craindre ; l’Allemand perd très facilement sa nationalité au contact d’une autre, et il était tout disposé à faire sien le dicton que tout homme a deux patries, la sienne et la France. Quelques-uns d’entre nous se sont bêtement acharnés sur certains travers des Allemands dont on a exagéré l’importance ; ils ne m’ont jamais empêché de trouver parmi eux d’excellents amis qui, dans les discussions, apportaient un esprit large et accessible aux arguments adverses.

Ces réflexions sont provoquées chez moi par la lecture des journaux d’aujourd’hui qui relatent de nouveaux succès des Allemands : la prise de Bruxelles, trois généraux français prisonniers, etc. Nos journaux jubilent et se plaisent à faire le relevé des nombreux ennemis auxquels l’Allemagne fait victorieusement face : l’Angleterre, la France, la Russie, la Belgique, le Japon, la Serbie, le Monténégro. En réalité, l’Allemagne n’en a pour le moment qu’un seul à combattre, et c’est la France. Toute la partie est concentrée sur les champs de bataille français.

La Belgique ne compte pas. Ce malheureux pays ne pensait pas plus à être englobé dans cette guerre que la planète Mars. Il s’est vu envahi tout à coup par un ennemi formidablement outillé et qui avait de longue main préparé son coup. Dans l’histoire de la guerre, cette page ne sera pas un titre de gloire pour l’Allemagne.

La route de Paris est maintenant libre, et à moins d’un miracle, la France doit être vaincue.


LES DÉSILLUSIONS

Aux derniers jours d’août, un changement soudain se produit dans l’esprit de M. Spindler. Avec une franchise émouvante, il va, jour par jour, confesser ses désillusions. Son honnêteté se révolte contre la mauvaise foi et la sauvagerie des Allemands ; son bon sens proteste contre les vexations absurdes que le pouvoir militaire inflige aux Alsaciens ; des soupçons et des délations mettent sa liberté en danger. En même temps, il voit, tout autour de lui, sourdre des sources de colère et de haine. Il constate que chez les paysans, chez les bourgeois d’Obernai ou de Strasbourg, chez les vieux comme chez les jeunes, chez ses propres enfants, un sentiment nouveau s’est fait jour : tout le monde est devenu « très français, » — étrange évolution d’un peuple qui, en apprenant à connaître ses maîtres, apprit à se connaître lui-même, et dans un mouvement de révolte silencieuse, prit conscience de sa véritable hérédité.


27 août. — Malheureusement, la tuerie et l’incendie de Saint-Maurice ne sont pas un fait isolé. Il y en a eu bon nombre d’autres du même genre dans le Haut-Rhin et en Lorraine. J’avoue que tout cela modifie du tout au tout l’opinion que je me faisais jusqu’à présent de l’armée allemande et de sa discipline. L’arrêté du major, commandant de Saverne, donne aussi à réfléchir : défense de parler français aux prisonniers de guerre, de se servir de cette langue dans les lazarets, d’envoyer des lettres de faire-part en français, etc. Puis les cafés de Strasbourg forcés de changer de nom : le Westminster s’appelle maintenant Kaiser-Caffee ! la Ville de Paris, Fürstenhof ! que sais-je ? Je croyais jusqu’à présent l’Allemand au-dessus de ces petites mesquineries.

Mme H..., pour excuser les troupes allemandes d’avoir saccagé les fermes du Kilbs, prétendait qu’elles avaient été frappées du nom de l’un des fermiers, Dollé, à cause de la désinence française. Avec ce système-là on peut aller loin, et s’il n’en faut pas plus pour exciter la passion de destruction des soldats, je me demande comment ils se conduiront en France. Il me semble que cette guerre a pris dès le début un caractère de sauvagerie qu’elle n’avait pas en 1870. On dirait que les Allemands veulent produire une impression sur les peuples non seulement par leur force incontestable, mais aussi par l’intimidation et la terreur. C’est seulement ainsi que je m’explique les faits qui se passent en Belgique. Nos journaux ont beau vouloir excuser ou nier ces actes : c’est peine perdue, l’impression est faite à l’étranger. Mais pour l’instant ils s’en f….. ; ils se disent que le succès excuse tout ; dans quelques mois, on n’y pensera plus...


28 août. — On rentre par la forêt en cueillant des chanterelles, on s’entretient de la guerre. Mon ami est comme moi d’avis que notre situation sera intenable après la guerre. Comme nos affaires ne nous permettront pas de nous expatrier, que nos sentiments, nous ne pourrons pas les changer, nous serons forcés de les dissimuler ; de là un jeu de cache-cache qui fera de nous tous des espèces de Herr-Maire [7]. Les Allemands nous reprochent à l’heure qu’il est d’être faux, comme si on pouvait changer tout à coup sa mentalité sur commande. J’ai toujours ressenti Sedan comme une défaite ; pourquoi ? Je n’en sais rien. Je n’avais guère que cinq ans lorsque cette bataille se livra ; depuis, au lycée, nos professeurs d’histoire nous l’ont toujours enseignée comme une victoire. Pourquoi n’ai-je pas adopté leur manière de voir, et pourquoi ai-je toujours eu de la satisfaction quand, dans le cours d’histoire, il était question de la bataille d’Iéna ? Et mes amis Alsaciens étaient comme moi.


Et mes amis Alsaciens étaient comme moi : ces simples mots écrits par un Alsacien qu’on ne peut assurément soupçonner de germanophobie, éclairent le mystère que n’ont pu pénétrer tous les docteurs dît pangermanisme. Si les « résignés » d’Alsace se sont un matin réveillés mortels ennemis de l’Empire, si, pendant quatre années, ils ont attendu leur délivrance avec impatience, sans doute les humiliations, les avanies et les souffrances contribuèrent à les dresser contre l’Allemagne. Mais au fond des âmes, couvait une flamme mal éteinte, toujours prête à se rallumer : la guerre fut l’étincelle. L’école allemande était parvenue à dénationaliser l’Alsace ; elle ne lui avait pas donné la nationalité allemande, elle ne lui avait pas inculqué l’idée que Sedan avait été une victoire. C’est pourquoi, au bout d’un mois, l’Alsacien espérait la défaite de l’Allemagne, alors qu’elle n’osait pas encore y croire, sachant la supériorité de l’instrument de guerre forgé par le Grand Etat-major.

Et les désillusions suivent les désillusions, à mesure que l’on apprend l’incendie de Louvain, les massacres de Belgique, le bombardement de Reims. Puis à l’indignation viendra bientôt s’ajouter l’inquiétude. Chacun craindra de passer pour suspect : un régime de terreur et de délation s’organisera en Alsace.


29 août. — Il paraît que les Allemands possèdent un mortier du calibre énorme de 42 centimètres, capable de détruire d’un seul coup les revêtements d’acier les plus épais ; c’est grâce à lui qu’on a pu réduire au silence les forts de Liège en si peu de temps. C’est sur lui que l’on compte pour mettre en miette ceux de Paris. Les journaux sont pleins de détails sur ce monstre dont la fabrication et les essais ont pu se faire sans que l’étranger en ait eu vent. Il n’était connu que de quelques initiés, et tout le monde admire qu’un pareil engin ait pu être fabriqué sans qu’aucun ouvrier ait trahi le secret. Le sort de Paris me parait décidé, et je trouve justifiées les mesures que prend la direction du Louvre pour déménager ses tableaux. Après Louvain, tout est à craindre. Nos journaux passent sur l’incendie de la bibliothèque, sur la destruction des choses les plus belles, avec une aisance qu’on pourrait croire inconsciente si, d’autre part, ils n’établissaient par a plus b que ces actes de vandalisme sont le châtiment mérité des crimes d’une population qui ne connaît pas les lois de la guerre.

Il m’est impossible de décider si les habitants de Spa, Dinan, Louvain ont vraiment fait le coup de feu sur les Allemands. Il y a des Belges qui prétendent que non, d’autres qu’ils étaient dans le cas de légitime défense. La question que je me pose est celle-ci : ces coups de feu méritaient-ils vraiment d’être punis par l’incendie d’une ville comme Louvain et d’une pareille bibliothèque ? Combien de savants allemands ont maudit depuis 1870 le bombardement de la bibliothèque de Strasbourg, arrêtés qu’ils étaient dans leurs études historiques par le manque de documents, détruits lors de l’incendie, documents qui avaient fait de cette bibliothèque une source unique de notre histoire ?

Puis n’a-t-on pas célébré les exploits des bandes espagnoles contre les Français pendant la guerre d’Espagne ? C’étaient pourtant des francs-tireurs ! Et les massacres des débris de la Grande-Armée, par les paysans prussiens ? C’est le cas de dire Wenn zwei dasselbe thun, ist es nicht dasselbe...

Je ne désire plus qu’une chose : c’est qu’on fasse la paix. La partie est perdue pour la France ; eh bien ! que cela finisse ! Plus que jamais la France a une mission à remplir. On voit par cette guerre où mène l’exagération de la force. Ordre, discipline sont assurément de belles choses, mais poussés à ce point, elles deviennent ennemies de la liberté. C’est à se demander si le désordre a jamais accumulé des ruines aussi grandes et en aussi peu de temps. Et dire que cette guerre n’en est encore qu’à sa troisième semaine !


3 septembre. — Le matin, tandis que je travaillais au portrait de tante Mathilde, la bonne tante Hortense, qui épluchait des noix à côté de nous, ne cessait de gémir sur les malheurs de la guerre et la misère des pauvres gens. Elle déteste maintenant les Allemands. Pourtant autrefois elle ne manifestait pas ces sentiments. Mais de toutes parts je sens un revirement qui se fait dans le peuple. Ce qui horripile le plus ma tante, c’est cette germanisation à outrance qui va jusqu’à changer les noms des villages et des personnes.

— Dire que dans mes vieux jours je suis obligée de m’entendre appeler Hortensia !

... A notre retour de promenade, la bonne me dit que le gendarme fait une enquête à mon sujet. Il a passé chez notre voisine, la laitière, pour s’informer auprès d’elle si j’avais des sentiments allemands et si elle savait ce que je pouvais bien faire tous les deux jours à Klingenthal chez mon ami S.


UN RÉGIME DE TERREUR ET DE DÉLATION

4 septembre. — ... Rencontré sur la route mon ami le tanneur avec lequel je fais un brin de causerie. Il me recommande de prendre garde à ne rien dire qui puisse être mal interprété : que dans chaque village il y a des mouchards chargés de renseigner les gendarmes sur la mentalité des habitants. Ce poste de confiance est tenu à Rosheim par un ex-huissier, destitué pour faux et abus de confiance et revenu depuis quelques semaines de la maison de correction où il a purgé sa condamnation.


5 septembre. — … Les bonnes nous disent d’un air inquiet que le gendarme est resté plus d’une heure en observation devant la maison… Sûrement, il se trame quelque chose contre moi, mais je ne sais au juste quoi. Je me creuse en vain la tête pour savoir si je n’ai pas dit quelque parole imprudente. Il n’en faut pas plus pour vous créer les pires ennuis.

Au moment de se mettre à table, un coup de sonnette nous fait tressaillir, et la bonne de me prévenir que ce sont messieurs les gendarmes. Je jette ma serviette et j’avoue que j’ai au premier moment une certaine émotion quand je me vois en présence de mes deux lascars dans tout l’appareil guerrier de leur buffleterie jaune, hausse-col en métal, revolvers, etc. Ils me présentent une lettre anonyme qui me dénonce comme ami politique de Laugel, pour lequel j’aurais dessiné et répandu autrefois des feuilles volantes le représentant un drapeau français à la main. La puérilité de l’accusation me rend aussitôt mon sang-froid. Ils me demandent si je soupçonne qui peut avoir écrit la lettre. — « Sûrement pas un ami ! » est ma réponse. Mais d’ennemis je ne m’en connais d’autre que mon voisin avec lequel je suis en procès ! » Ils s’empressent de me dire que si l’auteur de la lettre pouvait être découvert, il serait sévèrement puni. Mais alors, pourquoi y attacher de l’importance et faire des enquêtes ? Ils me disent que le préfet et le sous-préfet sont bombardés tous les jours de dénonciations anonymes. Ils me demandent encore si je n’ai pas de parents dans l’armée française. Évidemment j’en ai, mais j’en ai aussi dans l’armée allemande. En fin de compte, je parle de mon ami S. et je demande ce que signifie cette défense qu’on me fait d’aller le voir. Alors, d’une voix forte, le brigadier me dit : « Vous êtes un homme libre et personne ne saurait vous défendre de fréquenter qui vous voulez ! » là-dessus ils prennent congé, et j’avoue que je n’en suis pas fâché. J’aime beaucoup l’ « homme libre, » — le freier Mann ! Qui est-ce qui peut se vanter de l’être à l’heure qu’il est ?

Cette visite me laisse sous une impression désagréable, je me sens humilié d’être obligé de me disculper devant des individus dont il y a un mois j’ignorais l’existence, et qui sont devenus les arbitres de nos destinées.


7 septembre. — Pour ne pas donner matière aux racontars, je n’avais pas voulu aller hier au Klingenthal chez mon ami, mais ce matin, je n’y tenais plus. Pour m’y rendre, j’ai pris par la forêt, délicieuse par cette belle matinée de septembre. Quelques petites filles y ramassaient du bois mort. De gens valides on n’en voit plus beaucoup, ils sont tous à la guerre. Une violente canonnade se faisait de nouveau entendre, et tout en cheminant, je me disais : « La drôle de guerre ! Voilà les Allemands devant Paris, et on se bat encore dans les Vosges. Et Nancy la coquette, comme l’appelait ironiquement la Post de Strasbourg, ne s’est toujours pas rendue. »

Mon ami S... que je trouve assis sur un banc du jardin, où il se fait griller par le soleil, me dit que lui aussi avait eu la visite des gendarmes et qu’ils avaient fouillé toute la maison pour rechercher un espion qu’elle devait abriter. Cet espion, d’après la lettre, ne serait autre qu’un commandant français, mon beau-frère. Nous ne pouvons nous empêcher de rire de ce conte invraisemblable. Mais les gendarmes le prenaient au sérieux et avaient placé les gardes-champêtres en faction devant les issues du jardin, pour empêcher l’évasion du commandant. Après avoir poussé leurs investigations depuis la cave jusqu’au grenier, sans avoir rien trouvé de suspect, les gendarmes étaient repartis, non sans dire à mon ami que je leur avais été signalé comme ami politique de Laugel.

J’avoue qu’avant la guerre, je taxais d’exagération les idées de mon ami, qu’il puisait dans les ouvrages de Bernhardi et consorts. A mon avis, elles étaient l’expression d’une infime minorité. Ce qui s’est passé depuis me fait croire que Laugel avait raison, car tous nos journaux ont bien dépassé la note des Bernhardi et autres.


La vérité, cependant, commence à poindre en Alsace, et la vérité est que les Allemands ont échoué devant Nancy. Aussitôt, le ton des journaux a changé.


8 septembre. — ... Hier soir, le journal nous apprenait que le kaiser était devant Nancy et qu’il se disposait à prendre d’assaut les positions françaises. Cependant, le bruit circule ici que les Allemands ont subi une grosse défaite et qu’ils ont même été forcés d’abandonner Lunéville.

Le père H... qui est venu ce matin charger les outils de son fils sur une charrette, me raconte que celui-ci est de nouveau dans la Lorraine allemande. Ces jours derniers, il leur écrivait de Lunéville. Il faut croire qu’il y a du vrai dans les rumeurs publiques. Pourtant, après la bataille de Sarrebourg, nos journaux prétendaient que l’armée française était en débandade et qu’elle ne pouvait plus se reformer. Somme toute, de ce côté-là, la campagne ne me paraît pas compromise.


14 septembre. — M’étant rendu ce matin au Klingenthal, je vois en passant l’ami H... en train de bêcher son jardin. J’entre, et tout naturellement, on parle de la guerre, des vexations que les Allemands nous font subir, etc. Personnellement, mon ami n’a pas à s’en plaindre ; en ville, on est moins inquiété par les gendarmes qu’au village, et puis il a des fournitures militaires. La possibilité d’un retour de l’Alsace à la France, à la suite de cette guerre, commence à germer dans certaines cervelles strasbourgeoises, et nous envisageons, sans y croire du reste, les conséquences. Ayant tous deux des situations indépendantes, un changement de nationalité n’est pas fait pour troubler notre existence matérielle, mais il n’en serait pas de même pour les nombreux Alsaciens qui ont fait leurs études en Allemagne, et qui ignorent la langue française... Le moment n’est pas encore venu de se casser la tête sur un problème qui sans doute ne se posera pas.

La défaite de Nancy se confirme, les Français sont de nouveau sur la frontière.

Durant quelques jours nos journaux n’ont pas publié de communiqués ; le 10, ils ont avoué la retraite d’une aile ; depuis, on reste dans le vague sur l’issue de la grande bataille. Le public allemand est un peu déçu, il était si habitué à lire tous les jours au dessert la nouvelle d’une victoire, qu’il a du mal à supporter cette immobilité.

Les journaux n’ont plus ce langage insultant mêlé à l’ironie qu’ils avaient au début en parlant de la France.

Delbrück, dans son dernier discours, parle avec estime des Français tt compare la guerre à un champ clos où deux nations également policées sa mesurent en un combat chevaleresque. Tout le mépris est maintenant pour les Anglais.

Tout cela, ce sont des symptômes : je ne pense pas que ce changement soit provoqué par une plus juste appréciation de la France, je croirais plutôt qu’il est le résultat des difficultés de l’entreprise. L’écrasement de l’ennemi héréditaire devait être l’affaire de quelques semaines et l’on s’aperçoit qu’on s’était trompé. Si vraiment les Allemands devaient être vaincus, je ne sais comment ils en supporteraient l’humiliation. Plutôt que de céder l’Alsace, ils la mettraient à feu et à sang.


18 septembre. — ...L’enquête clandestine du gendarme se poursuit contre moi. Il a interviewé notre vieille cuisinière sur mes faits et gestes : c’est le soir et dans une petite ruelle de Bœrsch que l’interrogatoire a eu lieu, — sous le sceau du plus grand secret naturellement.

C’est maintenant moi qui suis soupçonné de cacher le fameux commandant. Une voisine prétend avoir vu la nuit un individu qui se promenait dans ma cour, — évidemment le commandant qui prenait de l’air. Mes bons amis racontent dans l’endroit que je ne vais pas tarder à être coffré...


19 septembre. — ...Ce matin, nous avons eu par la Suisse des nouvelles de Paris. Mon neveu Jean va partir pour le front, mon beau-frère Léon se bat dans les Vosges ; sa femme, qui reste avec nous, se fait d’amers reproches de ne pas être allée en temps opportun à Paris où elle ne serait pas aussi sevrée de nouvelles. .. Et l’on n’entrevoit toujours pas la fin de la guerre... L’énervement de cette longue attente, puis l’atmosphère de suspicion et de délation qui nous enveloppe, fait qu’on se sent mal à son aise. Les conversations dégénèrent, sous l’influence des nerfs, en controverses. Tout cela nous donne un avant-goût de ce que seront après la guerre les réunions de famille. Je vois déjà mes neveux Georges et Maurice, — ce dernier est maintenant incorporé aux dragons à Fribourg, — narrer leurs prouesses devant leur cousin Jean qui leur donnera la réplique, en admettant toutefois que chacun en réchappe.

On a beau faire, l’avenir se présente sous les couleurs les plus sombres, et on se demande ce qui sortira de tout ce gâchis. Et toujours la pluie fait rage ! Si seulement elle pouvait dégénérer en déluge et forcer, comme après Valmy, les envahisseurs à déguerpir au plus vite. Mais l’histoire n’aime pas enregistrer les répétitions d’un même fait ; et puis, ce sont si souvent les coquins qui réussissent !


LE REVIREMENT DE L’ALSACE

24 septembre. — Je passe à Bœrsch chez Hück. La vieille mère âgée de quatre-vingt-neuf ans est assise au coin du feu dans l’attitude d’une personne qui n’a plus souci des affaires de ce monde. Je lui exprime mes condoléances pour la mort de son petit-fils, le jeune Andlauer. Alors elle se met à parler, mais c’est pour maudire les Allemands. Pourtant, ce sont les Français qui lui ont tué son petit-fils ; elle ne leur en veut pas, au contraire !...

Le même esprit souffle à Strasbourg, dans les campagnes, dans les petites villes, dans la maison même de M. Spindler.


30 septembre. — ... Je vais à Strasbourg : nous avons mis cinq heures pour faire un trajet qu’avant la guerre on faisait en une heure. Je me rends à La Vignette pour retenir une chambre. Mon ami le père N..., propriétaire de ce vieil hôtel, a l’air tout guilleret et m’attire aussitôt dans un coin pour me communiquer la grande nouvelle du jour : le Kronprinz a été fait prisonnier avec toute son armée. On les a laissés s’engager entre les forts de Verdun et on les a cernés. « Pas plus difficile que cela ! Ce sont de fameux lapins que les Français et ils ont plus d’un tour dans leur sac ! » Comme j’ai l’air de douter un peu de l’authenticité de la nouvelle, il me dit la tenir d’une personne très bien informée...

Je m’en vais, pas très convaincu, je l’avoue... Au cours de ma promenade à travers la ville, je rencontre tour à tour des amis Alsaciens et dos Allemands. Tous sont avides de nouvelles et s’imaginent qu’étant plus à proximité de la frontière, je dois en savoir plus long qu’eux. Je ne manque pas de raconter aux Allemands la façon dont leurs compatriotes wurtembergeois s’étaient conduits chez nous : ils n’ont pas l’air d’y attacher grande importance. L’un d’eux, qui a passé de longues années en Amérique, émet les opinions les plus outrées et les plus ridicules : il s’étonne même que je n’aie pas encore été interné.

Le résultat de ma petite enquête est qu’il y a à Strasbourg depuis quelques semaines une scission profonde entre Alsaciens et Allemands : les uns ne jurant que par les communiqués du grand quartier général, les autres n’en croyant pas un traître mot ; ceux-ci estimant tous les Alsaciens des traîtres et des espions, ceux-là traitant les Allemands de gens sans foi ni loi.

Rentré à la Vignette fort tard dans la nuit, je repasse avant de m’endormir les multiples impressions de la journée, et je rêve, ma foi, que les Français sont à Strasbourg et que l’hôtel du père N... est plein d’officiers.


6 octobre. — Nos enfants, qui avant la guerre se souciaient fort peu des questions politiques, sont devenus depuis très français. Ces jours-ci nous avions la visite d’un monsieur, et Paulot s’approcha de sa mère pour lui demander à voix basse : « Est-ce que ce monsieur a des sentiments français ? »


8 octobre. — Une carte de George [8] datée de Montigny. Il s’attend à partir pour la Belgique. Tout cela me laisse un peu rêveur. D’abord il était devant Épinal dont il nous annonçait la chute comme imminente ; puis devant Toul, même chanson., Je ne comprends rien à ces allées et venues.


10 octobre. — Lienhardt [9] a cru devoir publier dans la Frankfurter un article sur l’Alsace. Il dit que, depuis la guerre, et cela du jour au lendemain, elle a été métamorphosée. Finies les conversations en français : tout le monde s’aborde en allemand ou en alsacien ; on est heureux d’être débarrassé des nationalistes qui exerçaient une tyrannie sur l’opinion publique, on se sent irrévocablement uni à l’Allemagne et l’on fait des vœux pour sa victoire.

En lisant cela, tout lecteur s’imagine que cet abandon du français a été spontané : or, il n’est que l’effet d’arrêtés idiots : ces sentiments allemands, si vraiment ils se manifestent tels que Lienhardt les décrit, sont de pure surface. Par suite de toutes les mesures vexatoires qu’on leur impose, de toutes les injures dont on les gratifie dans les journaux, depuis la Post jusqu’au Schwarzwælder Bote, les Alsaciens n’ont qu’un désir, c’est de voir les Allemands battus et humiliés. Ces derniers ont réussi, grâce à leur dictature, à annihiler ce que quarante-quatre ans d’administration civile avaient fait pour le rapprochement, et c’est en neuf semaines qu’on a obtenu ce magnifique résultat !

Si nous avions la liberté de la presse, on en entendrait de belles ! Pas de village où journellement les civils ne soient victimes d’abus de pouvoir. Mais, pour le moment, notre presse n’est là que pour exciter l’opinion publique contre Belges, Anglais, Français et Russes, par toute espèce de récits de blessés, de prisonniers, récits qui, — s’ils ne sont pas inventés de toutes pièces, — n’ont qu’un but : détourner l’attention des massacres belges, du bombardement des villes ouvertes, de la destruction de la cathédrale de Reims, etc...


11 octobre. — Paul me raconte comment des mitrailleuses ont été hissées sur la cathédrale. Les soldats qui avaient fait ce travail, avaient dû prêter serment de n’en point souffler mot. Mais, comme des passants avaient assisté à la manœuvre, c’était le secret de Polichinelle. Une heure après, tout Strasbourg était au courant et l’on devine les commentaires après le communiqué du 24 septembre racontant, pour justifier le bombardement de la cathédrale de Reims, que les Français avaient établi sur la tour un poste d’observation. Le Simplicissimus avait à ce propos publié une image de la cathédrale de Reims où l’on voyait un gros canon hissé entre les tours. Il me semble que les Allemands réalisent assez bien à Strasbourg ce qu’ils voudraient nous faire accroire pour Reims...


Ces quelques extraits du journal de M. Spindler sont assez significatifs. Mais voici qui va encore mieux nous renseigner sur ce que pensait et souhaitait l’Alsace au milieu du mois d’octobre 1914 : c’est le récit d’une promenade à Sainte-Odile, récit dont la saveur alsacienne est délicieuse. Deux heures de lente montée sous les sapins de la forêt par une matinée d’automne ; au couvent, un bon feu de bois, un déjeuner plantureux dont vous saurez le menu, et un petit verre de framboise ; le bon accueil des deux abbés, maîtres de céans ; enfin, l’assurance que les murs n’ont point d’oreilles et que les gendarmes sont occupés ailleurs ; en voilà plus qu’il n’en faut pour que les langues se délient et que les gens parlent à cœur ouvert.


18 octobre. — A dix heures, Pierre Weissenburger vient me proposer de monter avec lui à Sainte-Odile... Malgré le temps brumeux, je me décide à l’accompagner, d’autant plus volontiers que je n’ai pas été là-haut depuis trois mois et que je ne demande pas mieux que de me dérouiller un peu les jambes. Nous ne rencontrons pas un chat, et, tout en devisant comme les deux disciples d’Emmaüs sur les graves événements qui se passent autour de nous, nous gravissons la montagne sainte.

Grâce au bagout de Pierre nous arrivons presque sans nous en apercevoir au couvent qui a l’air de dormir déjà de son sommeil d’hiver. On ne voit dans la cour ni sœur ni frère. Après une longue attente, une portière répond à notre coup de sonnette, et nous entr’ouvre l’huis du couvent. Reconnaissant des figures amies, elle esquisse son plus aimable sourire, tout en nous prévenant que MM. les directeurs sont déjà à table, mais qu’on tâchera de nous trouver quelque chose tout de même. Nous ne demandons pas mieux, car la promenade a aiguisé notre appétit ; puis on nous fait entrer dans la grande salle où brûle un bon feu de bois, et, le dos tourné au feu, nous faisons honneur au repas dont le menu ne se ressent encore nullement des rigueurs des temps : un potage mousseline, une boite de sardines avec du beurre frais, civet de lièvre avec purée de pommes de terre, carottes, rissoles de cervelle, jambon et salade, tarte de quetches. Il y en a plus qu’il n’en faut pour apaiser noire vigoureux appétit. Un bon café avec petit verre de framboise accompagné d’une bonne pipe et la verve inépuisable de Pierre qui ne tarit pas, nous font passer quelques bons moments. A la guerre comme à la guerre ! Quand on n’est pas sûr du lendemain, autant vaut profiter des courts instants de joie qu’on peut attraper par ci par là. Puis la sœur vient me prévenir que le directeur nous attend dans son bureau. Nous montons : l’abbé Caspar installé dans son fauteuil, fume sa petite pipe. Il a toujours son sourire narquois et ses yeux malicieux. Quant à l’abbé Hans, son digne acolyte, les deux mains sur les genoux, le corps penché en avant, il a l’air d’un grand enfant naïf et curieux. Leur première question est : « Et les nouvelles ? Pas celles des journaux, mais les autres, les bonnes ! » Nous vidons notre sac, et, comme il est bondé, ils en oublient presque l’heure des vêpres. Pierre leur fait un tableau fantastique des magnifiques destinées qui attendent le couvent, une fois que... « Avez-vous pensé aux grandes fêtes qu’il y aura ici, quand le général Joffre et le Président Poincaré et Gallieni et Castelnau et tous les autres viendront, à la tête des chasseurs alpins, assister ici à la messe d’actions de grâces ? Pour ne pas être pris au dépourvu, préparez votre sermon de circonstance, et surtout arrangez-vous pour avoir assez de vin dans vos caves, afin d’éviter la mésaventure des Noces de Cana et de ne pas avoir besoin d’un miracle. » Et, en bon vigneron qu’il est, Pierre ajoute : « Je vous avertis que mes vins ne supportent pas du tout le mélange avec l’eau de Sainte-Odile, et vous ferez bien de me faire dès à présent une forte commande. » Le brave directeur rit de la faconde gasconne de son jeune ami : « Si tu crois que les Français se contenteront de tes vins ! » Mais deux heures et demi ont sonné et, à leur grand regret, les deux abbés sont forcés de prendre congé de nous. Quand nous passons devant l’église, nous entendons la voix de l’abbé Hans entonner un vigoureux Deus in adjutorium, et nous croyons deviner en faveur de quelle nation l’officiant implore l’adjutorium du Dieu des armées...


CHARLES SPINDLER.

  1. Allemande, veuve d’un Alsacien.
  2. Peuple de romanichels.
  3. Tombé au Chemin des Dames, le 25 février 1918.
  4. Ce jeune homme, ouvrier dans une usine parisienne, venait de rentrer en Alsace sans que personne en France se fut opposé à son retour.
  5. Bureau d’architecture municipal.
  6. L’affaire de Saverne.
  7. Personnage d’une comédie en dialecte alsacien de Stoskopf.
  8. Un des neveux de M. Spindler qui servait dans l’armée allemande.
  9. Poète alsacien et pangermaniste.