L’Alsace et la Lorraine retrouvées/02

Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 825-844).

II

LE PÈLERINAGE À METZ

Le soleil s’est levé ce matin dans un ciel de victoire. La lumière de ce jour d’automne, presque d’hiver, est plus douce qu’une aube de printemps. Tout le long de cette route qui s’en va directement vers l’Est, au cœur de nos provinces délivrées, on voit resplendir aux façades rustiques des plus humbles maisons les couleurs triomphantes de la patrie. Au-delà des collines harmonieuses de l’Île-de-France, au creux des combes de la Brie champenoise, sur les rives de la Marne illustrée par l’histoire d’autrefois et par l’épopée d’hier, plus loin, aux bords de l’Ornain et de la Saulx, sur les chaumes du Barrois qui est, en quelque sorte, le seuil de la Lorraine, il n’y a pas un village, pas un hameau qui n’arbore avec fierté le faste de nos drapeaux illuminés de gloire. Et l’on voit que, dans ces agrestes logis où les bonnes gens de France ont tant travaillé, tant peiné pendant la Grande Guerre, les cœurs sont si heureux maintenant ! — si heureux parce que désormais, au-dessus des tombes récentes et des douleurs inapaisées, la patrie, relevée de ses humiliations d’hier, confiante dans son labeur de demain, se sent plus forte que jamais, et sûre de l’avenir.

Cette route, qui nous conduit à Metz, est une voie historique, illustrée, d’un bout à l’autre, par les images d’un passé plein de rayons et d’ombres. Aux endroits marqués par les stations douloureuses de l’Année terrible, on reconnaît aujourd’hui les étapes qui ont jalonné, pour les soldats de la Marne, le chemin de la victoire. On voit, au bord de la route, les cimetières où se pressent les croix de bois, indicatrices du coin de terre française qui a recueilli les restes sacrés des héros et des martyrs de la grande bataille où l’ennemi fut frappé d’un coup décisif. On voudrait pouvoir s’arrêter devant toutes ces tombes glorieuses, lire pieusement tous les humbles noms qui sont inscrits sur ces croix, afin de remercier personnellement, du fond du cœur, chacun de ces enfants de France, dont le sacrifice volontairement consenti, héroïquement accepté, nous permet de trouver maintenant, au terme de cet austère et doux pèlerinage, l’accueil de la terre promise.

De Verdun à Briey, dimanche, 17 novembre.

On sort de Verdun par la rue Chevert en ruine, la place d’Armes bordée de décombres, la rue Saint-Pierre démolie ; on franchit la porte Chaussée, et l’on suit jusqu’au delà des faubourgs, l’avenue d’Alsace-Lorraine.

Cette avenue rejoint la caserne Chevert et se prolonge par la route nationale de Paris à Metz, laissant à gauche les forts de Souville, de Tavannes et de Vaux. À chaque instant, sur cette route, on voit ce qu’a souffert ce pays meusien. Des fragments de maisons, des épaves de villages jonchent, comme après un naufrage, la fluctuation des collines et l’ondulation des plaines. La rafale de feu et de fer a écrêté tous les murs, écimé tous les arbres.

Des bâtisses, des vergers et des habitants de la commune d’Eix nous n’avons pas retrouvé d’autres traces visibles que deux ou trois pans de murailles lézardées, qui achèvent de s’effriter sur un sol encombré de cailloutis, de plâtras et de charpentes chavirées.

Étain, gros chef-lieu de canton, que peuplaient, avant la guerre, trois milliers d’habitants, n’est plus qu’un désert où, par des brèches béantes, on devine péniblement le labeur commercial et industriel d’autrefois. Quelques enseignes, encore accrochées, dans la rue principale, aux façades trouées des boutiques et des magasins vidés de toute marchandise, racontent le négoce d’antan, l’époque déjà lointaine et quasi préhistorique où l’hôtel de la Sirène et les dix auberges de cette localité abritaient, chaque vendredi les nombreux clients attirés par le marché aux grains. Les panonceaux des trois notaires ont disparu avec leurs études et leurs archives. Les deux banques d’Étain ont été pillées. Les trois pharmacies sont introuvables. Rien ou presque rien ne reste plus du collège où les agriculteurs de la contrée aimaient à faire éduquer paternellement leurs enfants. Le néant de toutes ces choses mortes, cette abolition totale du passé, l’absence de tous ceux qui ont vécu, travaillé, souffert dans ces maisons, tous les détails de cette désolation complète ont quelque chose de poignant, qui rend cette visite particulièrement pénible. On ne peut savoir ce qui s’est passé à Étain pendant cette nouvelle occupation de quatre années, puisqu’on ne trouve personne à interroger. L’horloge du clocher a perdu son cadran, de sorte que la notion du temps s’abolit au milieu de ces ruines qui n’ont plus d’âge, ni de forme, ni de voix.

Il est visible que les Allemands ont séjourné longtemps à Étain, et que, pour s’y mieux installer, ils avaient multiplié, autour du bourg, les organisations défensives. À peine a-t-on franchi la passerelle qui traverse la petite rivière d’Orne, venue de la Woëvre, qu’aussitôt on entre dans une zone où s’enchevêtrent les ronces rouillées du fil de fer barbelé. L’avenue de platanes par laquelle on arrive à Étain est camouflée. Au tronc des beaux arbres, plus ou moins écorchés, nos ennemis ont suspendu des rideaux de clayonnage qu’enlèvent les pionniers américains occupés à la réparation de la route crevassée.

Le mouvement et la vie n’ont reparu dans ces parages qu’aux approches de l’armée du général Dickman en marche vers les points d’occupation qui lui sont assignés sur la rive gauche du Rhin. Cavalerie, infanterie, artillerie défilent en bel ordre. C’est un long déploiement d’uniformes khaki, sortis hier des tranchées de l’Argonne, et cheminant d’étape en étape, en colonnes ininterrompues, sur cette grande route de l’Est. Les hommes, confortablement équipés, munis de gilets en cuir fauve, gantés de mitaines ont le teint vif, la mine avenante, l’air grave et enjoué tout ensemble. Ces robustes garçons, ces boys aux joues roses, aux dents blanches, aux yeux clairs, sont plus jeunes et plus alertes que jamais, sous le bonnet de police, le « calot » léger qui se penche crânement sur l’oreille, et qui remplace le casque, désormais suspendu à l’une des nombreuses courroies du havresac. Les officiers, habillés comme les hommes, reconnaissables seulement à quelques discrètes pattes d’épaule en or ou en argent, cheminent en serre-file, une badine à la main. Les cavaliers, bien montés sur des bêtes vigoureuses, ont des selles au pommeau garni de métal, au troussequin surélevé, avec des étriers de cuir à la mexicaine. On nous montre, sous un fanion rouge, une batterie du 6e régiment, dont les canons ont tiré les premières salves de l’artillerie américaine sur les positions allemandes. La plupart des soldats américains ont piqué à leur vareuse ou à leur casaque la cocarde tricolore. On voit de petits drapeaux bleu, blanc et rouge, arborés à l’affût des pièces légères ou lourdes, aux ridelles des voitures régimentaires, au capot des camions automobiles, au frontail des chevaux. Les cuisines roulantes elles-mêmes sont pavoisées.

Chemin faisant, les colonnes de l’armée américaine rencontrent des prisonniers qui vont en sens inverse, venant des camps plus ou moins éloignés d’où les Allemands nous les renvoient dans un pêle-mêle savamment bariolé. Ces pauvres gens sont lamentables avec leurs brassards jaunes, leurs casquettes jaunes et noires, leurs nippes déguenillées, leur allure éreintée de besaciers errants. Quelques-uns de ces malheureux ont des bonnets d’astrakan à la mode cosaque. Pourquoi cet arrivage de Russes dans nos lignes ? Serait-ce une des conséquences de la rupture du traité de Brest-Litowsk ? Quoi qu’il en soit, nos amis d’Amérique les accueillent, les ravitaillent, les réchauffent. Plus d’une fois, nous avons vu des groupes de prisonniers, mêlés, autour d’un feu de bivouac, à des équipes de soldats américains. On découpe, pour eux, des tranches de pain blanc. On vide à leur intention le contenu des boîtes de conserves ou des pots de confitures. On ajoute à ces secours matériels le réconfort moral d’une bonne poignée de main. Et nos gens, heureux enfin de l’aubaine qui s’ajoute à leur délivrance, oublient pendant quelques instants les geôles d’Allemagne, détournent de leur mémoire le souvenir obsédant des camps de représailles et s’en vont, appuyés sur leurs bâtons, prenant d’un pas moins lourd et d’une démarche moins lasse le chemin de la prochaine étape sur la route où ils auront besoin d’une rééducation progressive pour goûter pleinement les bienfaits de la liberté.

Rouvres, le dernier village du canton d’Étain, en allant vers Briey, est en ruine. C’est là qu’on entre dans la partie du département de Meurthe-et-Moselle qui fut occupée par les Allemands jusqu’à ces derniers jours. Les quelques habitants qui ont pu rester à Fléville sont là, guettant notre auto, nous obligeant à stopper. Et ce sont des mains tendues, des yeux qui pleurent, des voix qui se réjouissent doucement, de bonnes figures d’enfants à embrasser. Et que de questions !

— Aurons-nous bientôt la poste ?

— Avez-vous des journaux de France ?

— Qu’est-ce qui se passe ?

Ces braves gens ne connaissent à peu près rien des événements récents qui ont retourné la face de la guerre et changé à notre profit, le cours des choses. Ils ont vu les Allemands partir. Les jeunes garçons du village, envoyés en reconnaissance, à bicyclette, ont annoncé l’approche de nos alliés, la délivrance. Alors, on a fait un drapeau avec des bouts d’étoffe bleue, blanche et rouge. On l’a hissé tout au haut du clocher, si haut qu’il domine toute la commune.

Et nous repartons à regret, au milieu des souhaits et des bénédictions :

— Bonjour !… Bonjour !… Revenez bientôt ! Dites à Paris qu’on rétablisse la poste, qu’on nous envoie des lettres, des journaux, des nouvelles !

À Lubey, petite commune du canton de Briey, il y a deux habitants et un drapeau. La commune de Lantéfontaine, jadis prospère et florissante par ses laiteries, ses exploitations de carrières, sa scierie mécanique et ses entreprises de transports, est encore marquée de l’empreinte des Boches. Au bout du village, on trouve une villa Totermann. Mais que dirait ce Totermann, s’il pouvait revoir sa « villa ? » Elle est toute fleurie de drapeaux tricolores.

Une descente assez rapide, où l’auto route doucement, entre deux rangées de maisons dont les fenêtres s’ouvrent comme des yeux inquiets. Ce cri :

— Des Français !

C’est Briey, la cité industrielle, le centre du bassin minier, le réservoir du fer lorrain que l’Allemagne employait, depuis plus de quatre ans, à fabriquer des armes contre la France. L’aspect de Briey n’a rien qui ressemble aux traits habituels des paysages métallurgiques. La présence des hauts fourneaux ne gêne pas les voyageurs, satisfaits de rencontrer en ce canton réputé surtout pour la fécondité de son sous-sol, pour la puissance de ses forges et de ses aciéries, une petite ville accueillante et douce, aimablement située entre le bois des Chèvres et le bois Saint-Martin, dominée par le clocher carré d’une vieille église qui semble faite à souhait pour le plaisir des paysagistes. Mais aujourd’hui, en ce beau dimanche libérateur, les impressions se succèdent si rapides, les sensations se suivent, si fortes, les émotions se multiplient, si profondes, qu’on ne saurait en suivre à loisir le cours précipité. Nos regards lisent en même temps, sur un écriteau allemand : Achtung ! et sur une pancarte française : Soyez les bienvenus ! L’Ortskommandantur est parée de lanternes vénitiennes, sorties sans doute d’une kantine qui les destinait à célébrer d’autres solennités.

Nous nous arrêtons au bas d’une rue, sur une place. La conversation s’engage :

— Quand sont-ils partis ?

— Hier soir.

Et c’est une rapide énumération des procédés vexatoires dont les habitants de ce pays ont pâti durant les quatre longues années où ils furent prisonniers des Allemands. Défense, sous peine d’amende, de circuler en ville sans une carte d’identité. Règlements incessants et taquins, enquêtes fréquentes, investigations indiscrètes, espionnage continuel, mainmise sur les moindres détails de la vie sociale et même de la vie privée ; quel régime !

Et c’est ainsi que nos malheureux compatriotes de l’arrondissement de Briey ont vécu depuis le mois d’août 1914.

— Nous étions accablés de réquisitions, nous dit l’un d’eux. Les billets de logement étaient de plus en plus nombreux, à mesure que les années s’écoulaient. Ils avaient établi chez nous une école d’officiers qui se renouvelaient sans cesse, occupant nos maisons à tour de rôle. Nos maisons d’ailleurs ont été pillées. De plusieurs il ne reste plus que les quatre murs.

M. Reblé, maire de Moûtiers, commune toute proche de Briey, nous donne des renseignements sur la manière dont ils ont exploité les mines pendant tout le temps de l’occupation. La plupart des mines sont endommagées par leurs malfaçons. Ils ont « saboté » tous les appareils et outillages, gâché les laminoirs, les machines soufflantes, les moteurs électriques.

Au moment où nous quittons Briey, nous sommes rejoints, au tournant de la route de Spincourt, par un groupe de jeunes gens à bicyclette. L’un d’eux crie joyeusement :

— Ils ont laissé à Mancieulles tout un dépôt de munitions !

De Spincourt à la frontière, lundi, 18 novembre.

Encore une jolie matinée, un peu froide, mais si pure ! Ciel de saphir et de perle. Atmosphère limpide où les arrière-plans teintés de carmin et de mauve prennent des tons de fraîche aquarelle. Un étang, parmi les terrains d’ocre et de bistre, a des miroitements bleus. Dans ce décor, qui semble arrangé pour une vie paisible, on ne voit que des troncs d’arbres sciés, des réseaux de fil de fer barbelé, des poteaux de télégraphe aux godets innombrables, des pylônes métalliques surmontant des observatoires, toute la machinerie de guerre, tout le mécanisme barbare dont les Allemands avaient combiné les engrenages pour l’écrasement de la civilisation et pour l’anéantissement de nos libertés. Quelle profusion d’inscriptions boches, d’avertissements, de défenses ! Spurfahren verboten… Et plus loin : Achtung ! Feldbahn. Il y avait ici un camp de Saxons, encore indiqué par un écriteau et par une flèche : Zum Sachsenlager.

Dans le village de Spincourt, qui est occupé par des fantassins américains, et où l’on ne rencontre pas un seul habitant, voici une baraque en planches qui servait de salle de bain aux officiers du roi de Saxe : Offizierbad. Plus loin, c’est un grand cimetière allemand, près du cimetière de la paroisse. Enfin, c’est la limite du cantonnement : Ortsgrenze.

À Nouillon-Pont, petite commune qui comptait, avant la guerre, une population de trois cents âmes, nous ne voyons personne, mais deux drapeaux français flottent sur une maison dont la façade est encore barbouillée de grimoires germaniques.

Un vieux clocher, coiffé d’ardoises surgit au milieu de maisons de Rouvrois-sur-Othain, posées de guingois aux abords d’une rue que les sujets de l’ex-roi de Saxe ont dénommée gracieusement Barbarastrasse, en l’honneur d’une des princesses de la dynastie qui a cessé de régner au château de Dresde. Maisons rustiques à souhait, dont les toits de tuiles moussues et les murailles criblées de crevasses pourraient offrir des nids à tous les oiseaux de la création. Mais les oiseaux sont partis, chassés, eux aussi, par les Boches. Plus de poules aux poulaillers ; plus de pigeons aux pigeonniers. Pas un chat dans les rues, pas un chien même. Où sont les habitants ?

Tandis que nous mettons pied à terre pour examiner un parc d’énormes pièces lourdes que les ennemis ont laissées là, toutes camouflées de badigeon vert et brun, embourbées dans le sol durci par le gel, une porte s’ouvre, timidement. Une jeune fille apparaît au seuil d’un humble logis. Figure douce, de ce type meusien que le peintre lorrain Bastien-Lepage aimait à célébrer dans la beauté simple de ses tableaux d’histoire ou dans la probité véridique de ses portraits. Ces yeux bleus, très doux, ce teint clair, pâli par des années de tristesse, ce sourire chargé de mélancolie, la nuance tendre de ces cheveux blonds, tressés en lourdes nattes, mêlent une vision de grâce et de jeunesse à la désolation de ce village presque entièrement déshabité. Nous saluons cette jeune fille. Nous entrons dans la maison. Ses parents sont là, craintifs encore et comme hésitants devant l’évidence de leur libération. Précocement vieillis, endoloris par les interminables jours de ces quatre années d’épreuves et de catastrophes, ils semblent brisés par une sorte de courbature morale. Comment ont-ils pu vivre tout ce temps, en exil sur leur propre domaine, séparés de leur patrie, sans autres nouvelles que les rumeurs mensongères dont la propagande ennemie multipliait savamment les échos ? Ils ont deviné la victoire ; ils ont vu le départ des envahisseurs ; ils ont compris la signification de l’armistice, puisque, par une fenêtre de leur pauvre maison, nous apercevons un drapeau qui flotte à la fenêtre d’un de leurs voisins. Un gendarme, à bicyclette, est venu leur apprendre la bonne nouvelle. Mais ce brave homme, obligé de continuer sa tournée et d’aller plus loin réconforter les cœurs, n’a pas pu leur en dire bien long. Que de choses ils ignorent ! De combien de soins matériels et de quel ravitaillement moral n’auront-ils pas besoin, encore mal éveillés de l’horrible cauchemar, pour comprendre tout à fait, pour reprendre goût à la vie, au travail, à l’espérance, pour continuer, après cette sinistre interruption qui fut une douloureuse coupure, leur existence de Français !

Nous réitérons nos questions coutumières :

— Quand sont-ils partis ?

— Avant hier, à dix heures.

— Ont-ils pillé ?

— Ils ont brûlé des meubles. D’ailleurs, auparavant, ils avaient pris tout ce qui leur convenait en fait de mobilier, de linge.

— Combien ont-ils laissé de personnes sur le territoire de la commune ?

— Environ soixante-dix. Autrefois, nous étions près de trois cents. Au mois de mars 1915, ils ont commencé les évacuations.

— Ils vous faisaient travailler ?

— Oh ! pour ça, oui ! répond le père, avec un soupir qui révèle toute l’accablante fatigue de ces corvées.

Il reprend :

— La petite était obligée de travailler dans les champs, du matin au soir, avec les autres enfants du village, garçons et filles. Elle a beaucoup souffert. Avec ça, elle a eu la fièvre typhoïde, dont elle n’est pas encore bien remise.

Nous quittons ces pauvres gens, le cœur serré. Mieux, hélas ! que par leurs paroles dolentes, les maux qu’ils ont subis se révèlent par le silence poignant de la route déserte où nous devons continuer ce pèlerinage et poursuivre cette enquête. Quel spectacle plus pénible qu’une terre sans terriens, un labour sans laboureurs, un pays sans paysans ! Ah ! les Allemands sont décidément passés maîtres dans l’art de faire le vide autour d’eux. Ils ont d’ailleurs laissé derrière eux beaucoup d’épaves, une ferraille considérable et une grosse quantité de matériel. Au sortir d’Arrancy, voici, près d’un cheval mort, une de leurs locomobiles routières en panne. C’est une machine appartenant à la Baudirektion no 5. À l’entrée de Longuyon, la rue est bordée d’une interminable file de canons de tout calibre, laissés là par leurs artilleurs, et rangés à la queue leu leu. Les Allemands sont partis hier matin.

— Vous arrivez, pour ainsi dire, sur leurs talons ! nous dit, à l’entrée de l’hôtel de ville, une pauvre femme qui semble avoir gardé de leur présence un souvenir particulièrement douloureux.

Cette femme est un témoin, dont nous avons recueilli, sur-le-champ, la déposition tragique. Son mari, un honnête artisan de la ville, âgé d’une cinquantaine d’années, a été fusillé par les Allemands, avec plusieurs centaines d’autres habitants de Longuyon, dans la sanglante journée du 24 août 1914. Elle raconte ce drame simplement, posément, sans gestes ni éclats de voix. Mais on sent qu’elle éprouve un sentiment de consolation et de réconfort, à pouvoir enfin dénoncer le crime et demander justice.

Dans une rue à laquelle nos ennemis ont donné le nom de Ludendorff, nous rencontrons des personnes qui précisent quelques détails de cette tuerie préméditée par le grand état-major de Berlin, conformément aux doctrines de son manuel de guerre (Kriegsbrauch im Landkriege), exécutée, sur place, avec une incroyable sauvagerie.

— Si vous allez au cimetière, nous dit-on, vous y trouverez les tombes des deux plus jeunes victimes de ces assassinats. Ce sont deux petits garçons, l’un de onze ans, l’autre de neuf ans, les enfants de Mme Chrétien, fusillés sous les yeux de leur mère, qui elle-même fut blessée par les bourreaux de ses fils qu’elle voulait couvrir de son corps.

— De plus, ajoute un autre témoin, la maison de Mme Chrétien a été brûlée.

M. Jules Collignon, retraité des chemins de fer, âgé de cinquante-six ans, le meilleur des hommes, ils l’ont fusillé, le 24 août, dans sa propriété de la Gaillette.

— L’abbé Braux, notre curé-doyen, l’abbé Persyn, vicaire, ont été fusillés le même jour, en même temps que Louis Martin, facteur ; Eugène Valentin, chauffeur des chemins de fer ; Pierre Toussaint, rentier ; Jean Burtin, retraité ; Nicolas Reinalter, garde-frein ; François Delcourt, comptable ; et le vieux père Leroy, âgé de quatre-vingt-quatre ans…

Les noms des victimes se pressent ainsi sur les lèvres des témoins qui n’ont échappé que par miracle au même sort. La liste funèbre s’allonge sans cesse, dans sa tragique vérité. Impossible de douter du crime monstrueux. Les noms, les lieux, le détail des circonstances sont trop précis, trop accablants.

Un jeune homme de dix-sept ans, rencontré sur la place de l’Hôtel-de-Ville, nous dit :

— Ils m’avaient emmené, moi aussi, avec d’autres qu’ils ont fusillés aux casernes. Mais j’ai pu réussir à sauter du camion et à me cacher dans la forêt. Plus tard, ils m’ont attaché cinq fois, au poteau, sur la route.

Mme Pierre, veuve d’un coiffeur de Longuyon, qui fut tué le 24 août, au matin, par un officier allemand, nous apporte son témoignage :

— Ils sont venus à la maison, nous dit-elle, sous prétexte de chercher un soldat. « Un soldat ? leur ai-je dit, mais mon mari est âgé de cinquante ans !… » Alors, sans répondre, ils m’ont battue comme plâtre, ils m’ont traînée dans la chambre. Je me suis sauvée au grenier, ils m’ont battue encore. Ils m’ont lancée du haut en bas de l’escalier. J’ai alors vu mon pauvre mari. Un officier l’a tué d’un coup de revolver. C’était le lundi 24 août, au matin.

Ce récit nous est fait en présence de M. Finot, adjoint, faisant fonctions de maire, sûr garant de la sincérité du témoin. Peu s’en fallut que l’honorable adjoint ne rejoignît dans leur fosse sanglante les pauvres gens, ainsi assassinés à coups de fusil ou de revolver. N’ayant jamais quitté ses administrés, il s’était « habitué à cette idée. »

Nous demandons à cet honnête homme s’il serait possible de connaître les noms des officiers allemands qui ont commandé ces atrocités.

— C’est difficile pour l’instant, répond-il. Car, au commencement de la campagne, cela changeait quelquefois dans l’espace d’une demi-journée. Si l’un d’eux ne voulait pas fusiller la population, un autre venait…

Ce témoignage établit clairement que l’ordre réglant ces carnages méthodiques venait de très haut. Si quelque subalterne répugnait à l’horrible besogne, l’autorité supérieure le remplaçait aussitôt par un instrument plus docile ou moins dégoûté. C’était le temps où, dans cette même ville de Longuyon, le soldat Louis Farger, du 46e régiment d’infanterie, a parfaitement vu les Allemands achever des blessés français à coups de crosse, tandis que son camarade Henri Simonet, du 161e, blessé, le 24 août 1914, à Billy-sons-Mangiennes, assistait, de son côté, non loin d’ici, à des scènes toutes pareilles, et ne devait son salut qu’à l’épaisseur des blés parmi lesquels il s’était caché.

Nous avons entre les mains la liste nominative et complète des personnes assassinées à Longuyon par les officiers de l’armée allemande. Cette liste nous est remise par M. le maire, qui a bien voulu la faire relever, à notre intention, séance tenante, sur les registres de l’état civil. On y trouve, entre autres victimes, une petite servante de quinze ans, Pauline Gœury, un ouvrier de dix-huit ans, Gaston Rollin, un écolier de quinze ans, Auguste Thomas, Albert Welter, ajusteur, âgé de vingt ans, Marcel Thomas, manœuvre, âgé de dix-neuf ans, Camille Siméon, dix-sept ans, et son frère cadet, un jeune menuisier de seize ans, Marius Mouter, quelques maçons italiens, parmi lesquels un enfant de quatorze ans, Joseph Cornelio… Innocentes victimes, dont le sang laisse une empreinte ineffaçable, une tache indélébile sur l’armée allemande.

Avant de s’en aller, le général-lieutenant von Seydewitz, inspecteur des Étapes, a éprouvé le besoin d’adresser une proclamation à ses camarades de la 5e armée et de leur expliquer l’armistice à sa façon, disant que le monde presque entier, (fast die Ganze Welt) étant jaloux du développement militaire et commercial des Allemands, s’est attaqué brusquement à cette inoffensive Allemagne, qui ne désirait que la paix… On connaît le thème. Il a été développé à satiété par la presse officieuse d’outre-Rhin.

En allant de Longuyon à la frontière, on traverse Tellencourt et Villers-la-Chèvre, deux petits villages à peu près déserts. La porte fortifiée de la citadelle de Longwy, timbrée d’un écusson du temps de Vauban, s’ouvre sur un amoncellement de ruines. Mais, un peu plus loin, le dernier village de la Lorraine française, Mont-saint-Martin, est en fête. Pas une fenêtre qui n’ait son drapeau. Les gens sont sortis sur la route, causent avec animation, commentent les événements, se réjouissent de voir qu’il n’y a plus un soldat allemand en Lorraine.

Juste à ce moment, en effet, un dernier détachement de l’armée du Kaiser franchit la frontière, entre deux rangées de maisons blanches, toutes pavoisées aux couleurs de la France et de la Belgique. La population est dehors, afin de voir partir, pour toujours, ces intrus, qui s’en vont enfin, au milieu des signes évidents de la joie unanime et du soulagement universel que suscite partout leur départ. Ce sont des fantassins de la landwehr, vêtus de tuniques en gros drap grisâtre, coiffés de calots plats à bande rouge. Ils ont généralement de grosses barbes roussâtres ou blondasses, des yeux pâles, des figures inexpressives et dures, comme fermées à toute influence de lumière et de joie. L’un d’eux, un vétéran au poil grison, porte sur sa tunique l’insigne noir de la croix de fer. Ils font halte, un instant, au bord de la route, comme pour se compter, s’alignent vaguement, puis reprennent leur marche pesante et traînante, capitaine en tête, sergent en serre-file, s’en allant, le fusil en bandoulière, d’un pas de défaite, sur ce chemin qu’ils avaient parcouru, en sens inverse, d’une allure conquérante, en ordre de bataille, sous l’œil arrogant du Kronprinz.

Dans la ville de Longwy, ressuscitée, nous assistons à l’entrée de la 102e division américaine. Les couleurs du drapeau étoilé et de notre drapeau sont les mêmes, ce qui rend très facile un pavoisement aussi fraternel qu’instantané. Les habitants du pays se sont assemblés en foule sur les trottoirs de la rue principale où doit passer le défilé. On voit de gentils enfants, habillés en zouaves, en chasseurs alpins. Comment les mères françaises ont-elles pu confectionner ces costumes, aux moments douloureux de la surveillance ennemie ? Tout à coup, un silence, un grand émoi, suivi des acclamations de plusieurs milliers de poitrines… La musique de nos alliés a joué la Marseillaise. Le jour de gloire est arrivé…

Metz, mardi, 19 novembre.

Tous les villages, aux abords de Metz, sont parés comme pour une fête attendue depuis longtemps. Les drapeaux, frissonnant au vent de cette matinée d’extrême automne, déjà glacée par l’approche du vent d’hiver, mais radieuse tout de même sous la pâleur lumineuse du ciel lorrain, voisinent encore avec les enseignes gothiques et les écriteaux barbares dont quarante-sept ans d’invasion allemande ont encombré, infesté ce paysage si doux, si avenant !

Les Allemands s’en vont. Eux partis, on se sent délivré d’une sujétion permanente, que rappellent seulement ces mots indésirables, encore inscrits sur des pierres, sur des planches de bois ou sur des plaques de fonte, dans la campagne lorraine : Achtung !… Verboten… Mais c’est fini, maintenant… On n’aura plus besoin d’une permission pour mettre le nez dehors, d’une permission pour allumer une lampe ou pour l’éteindre, d’une permission pour sortir et d’une autre pour rentrer, d’une permission pour veiller et d’une permission pour dormir. Le mauvais génie du Germain, chagrin et morose par nature, espion par goût, garde-chiourme par vocation, a quitté ce coin de France où va refleurir, en épanouissements merveilleux, après tant d’efforts contrariés et d’espérances déçues, la sève de notre race immortelle. Metz, qui n’a jamais cessé d’appartenir à l’histoire de France, Metz avait cessé de faire partie du territoire français ! Jamais peut-être il n’y eut de violence plus opposée à la nature des choses, à l’instinct des gens, à toutes les lois ethniques, nationales, sociales. Tout, chez le Boche, répugne au Messin. On se réveille ici, après un cauchemar qui laisse encore flotter des ombres sur les âmes allégées et rajeunies par le retour de la liberté. C’est ce qui donne un accent si pénétrant, si tendre à la voix des enfants qui, du seuil des portes ouvertes désormais sans crainte, disent aux amis retrouvés :

— Bonjour !… Bonjour !…

— La route de Metz ?

L’enfant interrogé répond, avec un émouvant accent de terroir :

— C’est tout droit qu’il faut marcher. À Auboué, on monte une côte…

Au haut de cette côte, encore un écriteau allemand : Nach Metz… Mais, cette fois, nous lisons avec satisfaction cette indication routière de nos ennemis. Plus qu’une vingtaine de kilomètres à parcourir, et l’on reverra la porte Serpenoise, l’Esplanade, sans un seul casque à pointe, la cathédrale Saint-Étienne et sa haute flèche, dominant toute la vallée de la Moselle et annonçant de loin aux voyageurs la cité française qui revient au foyer de la mère patrie après une séparation si longue et si cruelle. Quelle émotion que d’avancer ainsi, à travers ce pays de fonds boisés et de collines ondulées, dans l’agreste décor de ces villages naïvement et pieusement pavoisés en l’honneur de la France ! Et quelles pages d’histoire nationale très ancienne et toute récente racontent les noms des localités rencontrées en chemin : Sainte-Marie-aux-Chênes, Amanvillers, Saint-Privat, Borny ! À droite de notre route, c’est Rezonville, Gravelotte, évoquant les combats épiques où notre armée d’autrefois a mérité de vaincre. Les morts de l’Année terrible tressaillent dans leurs tombes sanglantes, en assistant au triomphe des soldats nouveaux, — leurs fils, — qui ont repris leur effort, soutenu leur querelle et consolé leur douleur. En vérité, ce qu’on éprouve ici ne pourrait se dire. On regarde, sans parler, ces villages, ces hameaux, décorés de bleu, de blanc, de rouge, ces guirlandes suspendues à des ruines, ces signes affectueux des mains agitées en gestes de bienvenue, on entend ce cri, sans cesse répété comme la formule d’une litanie : « Bonjour !… Bonjour !… » Et l’on ne sait comment exprimer le charme poignant de ce jour, en effet si bon, si beau, si longtemps attendu, enfin venu pour le réconfort de nos cœurs, pour le relèvement de nos ruines et pour la réalisation de nos plus légitimes espérances.

Plus on avance sur la route qui longe les bois de Saulny et de Vigneulles, moins on regarde les enseignes allemandes, indiquant les maisons d’où vont bientôt déguerpir les intrus. On n’y fait plus attention. Ces tristes vestiges d’un passé définitivement aboli s’effacent dans la splendeur de gloire qui environne, comme une auréole, nos armes victorieuses.

Et voici Metz, au-delà des bois, à l’horizon, dans la vallée. La cathédrale profile ses formes imposantes sur la grisaille d’un ciel ouaté de nuages légers, dans un paysage dont les discrètes et pénétrantes harmonies font penser aux plus émouvants chefs-d’œuvre de Claude Lorrain. Les clochers aux flèches aiguës ont un élan effilé, svelte, que semble encore alléger l’atmosphère de joie spirituelle où plane cette vision de la terre promise. Revoir Metz, non plus comme hier captive et voilée, mais libre, fière, victorieusement rendue à sa vocation historique, à sa destinée nationale, quel rêve ! Et cela est vrai. On se demande encore, par instants, si ce rêve est bien conforme à la réalité, si l’on ne va pas se réveiller d’un songe trop flatteur et retomber dans les deuils et dans les renoncements supportés, jour par jour, au cours d’un demi-siècle d’amertume. Mais non. Le bleu tendre, si joli, des uniformes français éclaire ce décor longtemps assombri par la présence odieuse du feldgrau, couleur morose des uniformes allemands. Quelle brave figure a ce territorial casqué d’acier, qui, posté en faction à l’entrée d’un pont, s’avance vers nous avec un large sourire, sous prétexte d’examiner nos passeports ! D’un œil cordial, il regarde rapidement nos papiers. Il ne demande pas mieux que de les trouver en règle. Il serait désolé, cela se voit, si l’oubli de quelque formalité administrative nous empêchait d’assister à l’entrée des troupes françaises dans la ville de Metz reconquise. Sa bonne face de soldat-paysan s’éclaire d’une expression de contentement intime. Heureux de constater, du premier regard, que nos pièces sont parfaitement régularisées, authentiquement visées, dûment signées, paraphées, timbrées, il nous les rend d’un geste sympathique, affectueux comme une poignée de main.

Le général Mangin, commandant la 10e armée, vient d’adresser à ses compatriotes de Metz une ardente proclamation, affichée sur les murs de la ville en fête : on devine les sentiments et les pensées que font naître dans le cœur et dans l’esprit des Lorrains de Metz, ces nobles paroles où rien ne manque, et qui résument, par leur volontaire brièveté, vaillamment persuasive comme un appel de clairon, ce qu’il faut dire aux populations qui, tout à l’heure, vont admirer, acclamer, sur l’Esplanade, le défilé triomphal de nos soldats libérateurs.

Hélas ! Une fâcheuse nouvelle se répand dans la foule et nous attriste. C’est un contre-temps imprévu, c’est un accident qui, Dieu merci, n’aura pas de suites graves. Mais les habitants de Metz seront privés du plaisir de saluer, tout à l’heure, dans sa Lorraine natale, l’intrépide soldat qui fut, dès sa première jeunesse, avec les Gouraud, les Marchand, les Baratier, un des initiateurs de l’œuvre française en Afrique, — le chef prévoyant et résolu, l’entraîneur d’hommes, qui, préparé à toutes les formes de la guerre, se haussant au niveau de toutes les situations, surmontant tous les obstacles, grandissant avec les circonstances, força, sous Verdun, la fortune des armes à se retourner en notre faveur, et sut déclencher, au bon moment, par sa vigoureuse contre-offensive du 18 juillet dernier, l’avance irrésistible dont nous voyons le magnifique aboutissement. Le général Mangin, blessé, ne sera pas là, pour présenter au maréchal commandant en chef les armées françaises, les troupes d’élite qu’il a menées à la victoire ; il ne recevra pas aujourd’hui sa part du triomphe mérité : ses compatriotes seront bientôt consolés de cette déception en trouvant une autre occasion de lui témoigner leur affectueuse reconnaissance et leur admiration fraternelle.

L’enthousiasme du Lorrain, notamment du Messin, est d’autant plus profond qu’il est plus intime, plus secret, moins enclin aux manifestations extérieures. Dans la cité natale du maréchal Fabert, dans ce milieu où la bourgeoisie parlementaire des siècles passés a su maintenir par voie d’héritage une tradition de vertus aussi solides que discrètes, on n’aime pas beaucoup les vociférations inutiles ni les excessives gesticulations. Ici on admire volontiers en silence, on acclame quelquefois en dedans. C’est pourquoi tous les mouvements que font les gens d’ici, tous les mots qu’ils prononcent après mûre réflexion et connaissance de cause, prennent une portée singulière et un sens particulièrement significatif.

Les jeunes filles de Metz ont épinglé la cocarde tricolore à leurs bonnets lorrains. Le costume des aïeules, tout ennobli de souvenirs et fleuri de grâces héréditaires, sied merveilleusement à la fraîcheur de leur teint rose, à l’éclat de leurs yeux clairs, au charme de leur sourire. On se sent au milieu d’une fête de famille, à qui le tempérament du pays et de la race donne un caractère de touchante gravité. On voit briller des cocardes toutes neuves sur des redingotes cérémonieuses qui, longtemps enfermées, sont sorties de l’armoire des ancêtres pour célébrer ce grand jour. Voici, près du Palais de Justice, à l’entrée de l’Esplanade, un vieux Messin qui porte sur sa poitrine la médaille de bronze, le ruban vert et noir de l’Année terrible, et qui, étant infirme, paralysé, ne pouvant marcher, s’est fait conduire par ses enfants et petits-enfants, en petite voiture, à l’endroit où il sera le mieux placé pour voir défiler la jeune armée française, aux fanfares de nos clairons vainqueurs. Autour du grand-père qui, ce jour-là, n’a pas pu rester dans sa chambre et qui a voulu, lui aussi, prendre sa part de la fête libératrice, se groupe un cortège de femmes et de jeunes filles. Elles lui parlent d’un ton infiniment doux et tendre. Elles ont entrepris, avec tous les égards que peut inspirer l’amour filial, de mener d’abord le cher vieillard devant le spectacle qui, à ce moment, peut lui causer le plus vif plaisir et la plus agréable surprise.

La foule, qui grossit de minute en minute aux abords de l’Esplanade, s’est amassée autour d’un piédestal, maintenant vide, où les Allemands avaient hissé, comme le colossal symbole de leur domination, une énorme statue équestre de Guillaume Ier, roi de Prusse, empereur d’Allemagne, coulée en bronze par un sculpteur qui désirait sans doute faire de son ouvrage une sorte de machine de guerre, comparable en tous points aux plus modernes engins de Krupp. Or, cette nuit, les enfants de Metz ont déboulonné le géant germanique. Ils sont venus sur cette place. Ils ont attaché des câbles aux jambes du cheval monstrueux, au torse du cavalier gigantesque. Ils se sont attelés au bronze injurieux, pour le renverser. De tout l’effort unanime de leurs jeunes bras ils ont tant tiré, tant travaillé, que voilà par terre cette majesté impériale, déchue et risible, précipitée du haut de son orgueil, gisante sur le sol, humiliée, impuissante, comme toutes les prétentions démesurées du césarisme prussien. Symbole saisissant de l’écroulement de l’empire, le sombre colosse d’airain est tombé à la renverse, gaiement piétiné par des garçonnets et par des fillettes en costume bleu, blanc, rouge. Le monument du germanisme oppressif s’est effondré dans la poussière. L’édifice que Bismarck se vantait d’avoir fondé sur des monceaux de cadavres, par le feu et par le fer, est abattu. Sur le marbre du piédestal dédié au fondateur de l’empire allemand, on lit encore ces mots, dont la mensongère flagornerie ressemble à une ironie suprême : « À Guillaume Ier, ses peuples reconnaissants. » Le peuple lorrain vient d’exprimer son sentiment d’une manière qui équivaut au plébiscite réclamé par les derniers courtisans de Sa Majesté germanique. Autour de ce spectacle instructif, la jeunesse rit de contentement, la vieillesse pleure de joie. On se souvient. On espère. On échange des regards émus, des paroles brèves. J’entends distinctement mon voisin, le vieux Messin paralysé, impotent, infirme, joyeux, qui dit, comme se parlant à lui-même : « Allemagne, te voilà par terre, maintenant. »

À l’autre bout de l’Esplanade, au bord de l’avenue où les soldats français vont défiler sous les yeux d’une population attendrie et reconnaissante, la statue du maréchal Ney se dresse en un geste héroïque. On a mis un drapeau entre les mains du « Brave des Braves, » qui naquit en Lorraine. Le maréchal Pétain, s’avançant, magnifique et calme, en manteau bleu horizon, au pas d’un cheval blanc, a eu l’heureuse pensée de se placer, suivi de son état-major, avec les généraux Buat, Fayolle, Leconte, auprès du glorieux soldat lorrain. Et tout à coup, dans le recueillement d’une attente pleine d’émotion religieuse, nous entendons le bourdon de la cathédrale, le carillon lent et grave de la grosse cloche, sonnant à pleine volée.

— C’est la Mute ! nous disent les Messins.

La Mute ! Grande voix de la cité messine, qui n’a jamais sonné que dans la détresse ou dans le triomphe, pour l’annonce des deuils fraternels ou des réjouissances publiques, pour l’appel des échos lointains qui viennent à nous du fond de la légende et de l’histoire. En même temps retentissent les salves des canons qui tonnent ensemble, dans tous les forts du camp retranché de Metz, en l’honneur de la France. Et soudain, le roulement des tambours de l’infanterie française, les sonneries vibrantes de nos clairons, la cadence du pas de nos fantassins, le scintillement des baïonnettes, l’approche des régiments mis en marche au rythme entraînant de Sambre-et-Meuse. Vision de gloire et d’épopée, moment unique dont les plus nobles mots de notre langue, si riche pourtant d’éloquence et de poésie, seraient incapables d’exprimer complètement l’émouvante beauté. Les visages de nos soldats, de nos enfants, sous le casque d’acier qui précise leurs traits en des images historiques et déjà légendaires, sont graves et doux. Ils semblent dire, ces grands soldats silencieux, ils semblent dire aux Français enfin retrouvés dans la Lorraine longtemps captive : « Voilà. Nous avons travaillé. Nous avons combattu. Nous avons souffert. Nous sommes contents si vous êtes contents de notre ouvrage. » Ils rapportent la France dans les plis de leurs drapeaux acclamés. Ils sont les bons ouvriers de l’œuvre nécessaire. Ils sont la jeunesse de la patrie, la fleur de la nation, l’élite des familles qui les ont donnés au pays, depuis plus de quatre ans, pour défendre simplement, héroïquement nos foyers menacés. C’est pourquoi, sous leurs armes de guerre, ils sont à la fois si glorieux et si magnifiquement modestes. On voit briller au passage des bataillons, des escadrons et des batteries, le salut étincelant des épées, frissonner les drapeaux et les étendards salués par le maréchal qui, sans rien dire, immobile et pensif, porte la main à son képi, d’un geste lent et grave, au passage des couleurs de la patrie, tandis que sous ses yeux défilent ceux qui ont eu l’honneur d’être, sous ses ordres, les combattants du bon combat, sur le chemin de la victoire.

La Lorraine regarde. Elle regarde plus qu’elle ne parle. À quoi bon parler ? Quelle parole rendrait l’émotion qui étreint les cœurs ? Et les régiments défilent sous des yeux extasiés. On les reconnaît au passage. On distingue leurs numéros, on signale leurs fanions. On nomme les généraux et les colonels qui passent à cheval. Ce sont des régiments du 20e corps d’armée, si populaire au pays lorrain, et qui s’est rendu célèbre par de si éclatants exploits, au cours de la guerre. C’est Foch qui le commandait, à Nancy, au moment de la mobilisation.

La 39e division, sous les ordres du général Pougin, a été désignée pour ouvrir la marche en cette entrée solennelle des troupes françaises dans la cité messine. L’infanterie divisionnaire commandée par le colonel Moisson, un des combattants de Verdun, comprend le 146e et le 153e, de Toul, régiments dont les capotes bleues sont illustrées de fourragères et de croix de guerre. Vient ensuite le 121e, qui combattit à Sarrebourg, au mois d’août 1914, et qui représente la 26e division, digne également d’être à l’honneur, puisqu’elle fut à la peine. Le 156e se souvient de Maixe, de Lironville et de cent autres combats. Le 39e régiment d’artillerie de campagne, décoré de la fourragère aux couleurs de la médaille militaire, rejoindra bientôt Thionville où il tenait garnison avant la guerre de 1870. Hier, il est venu de Nancy, avec ses batteries légères, par la route de Pont-à-Mousson, suivant le cours de la Moselle, tour à tour rose de soleil et bleue de crépuscule. Ensuite, ce sont les dragons du 1er  corps de cavalerie, avec leurs lances hautes et droites, pareils à des chevaliers d’autrefois en quête d’une belle aventure ; les tirailleurs, les chasseurs cyclistes, les artilleurs des batteries lourdes et des chars d’assaut, une prodigieuse variété de jeunesse vaillante et de force vive, qui représente, pour la ville de Metz, quelque chose de nouveau et d’ancien tout ensemble, la patrie retrouvée et embellie, la France rajeunie par les vertus de ses enfants et par leur inépuisable capacité de prouesse, tout notre passé et tout notre avenir, une réalité, un idéal, visibles à tous les yeux dans cette résurrection lorraine et dans cette renaissance française.

Gaston Deschamps.