L’Alliance autrichienne (Traité de 1756)/05

L’Alliance autrichienne (Traité de 1756)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 481-518).
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ÉTUDES DIPLOMATIQUES

L’ALLIANCE AUTRICHIENNE
(TRAITÉ DE 1756)

V.[1]
LE TRAITÉ

Le retour de Nivernais mettant fin à l’une des deux négociations que le ministère de Louis XV avait engagées et tentait de poursuivre simultanément, l’autre demeurait seule et devait marcher rapidement à une solution qui, dans quelque sens qu’elle eût lieu, ne pouvait plus se faire attendre.

Ce récit est donc arrivé à l’instant où fut prise la résolution qui, de la part de presque tous les historiens, a été l’objet d’un blâme sévère. Pour bien apprécier dans quelle mesure ce jugement est fondé, il importe de se rendre un compte exact de la situation dans laquelle se trouvaient placées, à ce moment suprême, les deux cours appelées pour la première fois depuis des siècles à faire alliance.


I

Dans la conférence tenue à Vienne au mois d’août 1755 et qui avait précédé l’envoi des propositions faites à Louis XV, Kaunitz, on peut s’en souvenir, avait tenu à établir que, par suite des exigences excessives de l’Angleterre et de sa réconciliation suspecte avec la Prusse, l’Autriche n’avait plus que le choix entre un complet isolement ou un rapprochement avec la France.

Par le rappel de Nivernais, la France se trouvait réduite à son tour à une alternative pareille. Du moment où elle avait dû renoncer à renouveler avec Frédéric une alliance dont l’esprit était dénaturé, et qui n’aurait présenté qu’une apparence sans dignité, il ne lui restait plus à choisir qu’entre l’isolement ou un rapprochement avec l’Autriche.

C’était cette similitude de position, aperçue d’avance par le chancelier autrichien, qui lui avait inspiré la confiance de mettre la main à l’exécution du grand dessein dont il méditait depuis tant d’années l’accomplissement. L’alliance des deux cours de Vienne et de Paris leur était, suivant lui, conseillée, presque commandée par un intérêt égal et des dangers de même nature auxquels ni l’une ni l’autre ne pouvaient rester insensibles.

Il y avait pourtant sous cette ressemblance, si justement prévue par le coup d’œil politique de Kaunitz, deux différences considérables, tout à l’avantage de l’Autriche.

D’abord, on n’avait à Vienne aucune nécessité de se préoccuper pour l’heure présente d’une lutte armée à soutenir. Si la solitude en face d’un voisin hostile et sans scrupule était regardée à juste titre comme un état incommode et inquiétant, on avait le temps de se préparer au danger encore éloigné qui pouvait en sortir, et de se pourvoir d’avance de toutes les ressources possibles pour y faire face. La France, au contraire, était sous le poids d’une charge très lourde : c’était une guerre déjà engagée contre un ennemi redoutable avec des chances douteuses et dans des conditions inégales. L’issue même en fût-elle heureuse, le lendemain trouverait le vainqueur épuisé d’hommes et d’argent, hors d’état pour longtemps de soutenir aucune épreuve nouvelle. C’était l’avenir seul qui menaçait l’Autriche : la tâche imposée à la France était présente et pressante.

De plus, la convention conclue à Westminster entre la Prusse et l’Angleterre causait à la France un dommage grave et immédiat, puisque son adversaire se trouvait par là délivré du soin de veiller à des possessions germaniques qui lui étaient chères, et recouvrait la libre disposition des auxiliaires de toute nature qu’il pouvait recruter en Allemagne. C’était, en réalité, une intervention indirecte faite en pleine guerre en faveur d’un des combattans contre l’autre.

Le tort causé par la même convention à l’Autriche, sans être nul assurément, était loin pourtant de présenter le même caractère. Sans doute il était pénible pour Marie-Thérèse de voir son ancienne alliée rechercher l’intimité d’un rival qui l’avait dépouillée : c’était un dangereux encouragement donné à des visées ambitieuses qu’elle n’avait que trop de motifs de craindre. Souveraine d’un État catholique, elle avait aussi raison de s’alarmer de l’ébranlement que pouvait causer à l’équilibre religieux, toujours instable, de l’Allemagne, l’union des deux grandes puissances protestantes. Mais c’était là, soit affaire de sentiment, soit vues de prudence lointaine. Prise à la lettre dans ses termes exprès et dans son application immédiate, la convention de Westminster ne contenait rien qui atteignît directement l’impératrice, rien qui fut contraire aux conditions qu’elle avait dû accepter elle-même à Aix-la-Chapelle, et à la place encore très considérable que le nouvel état de l’Europe et de l’Allemagne assurait à sa maison impériale. L’Angleterre prétendait même et se croyait en mesure de lui démontrer que rien n’avait été fait ni signé qu’en vue de prévenir toute agression prussienne contre ses États et de faire respecter le territoire de l’empire dont son époux était le chef. Aussi tenait-on avec soin, à Londres, le protocole ouvert pour attendre une adhésion de l’Autriche que le ministre britannique à Vienne ne cessait pas de solliciter. Et de fait, une vaste coalition, où la Prusse et l’Autriche auraient siégé aux deux côtés de l’Angleterre et dont une hostilité commune contre la France eût été le lien, c’était le rêve de tous les politiques anglais, car c’eût été l’accord complet fait à Londres entre les prédilections royales et les sympathies populaires : en sorte qu’à l’argumentation favorite de Kaunitz, un contradicteur aurait pu répondre que, si l’Autriche était réduite à l’isolement, c’est qu’il lui avait convenu de s’y mettre et qu’il lui convenait d’y rester.

Tant que la négociation commencée avec la France se poursuivait avec un espoir de succès, l’Angleterre frappait inutilement à la porte et avait peu de chance d’être écoutée. Une trop forte répugnance éloignait l’impératrice d’une combinaison dont la condition préliminaire et indispensable eût été la franche acceptation d’un état de choses qui lui était odieux, l’oubli de ses injures passées, la perte de tout espoir de vengeance. Mais que la France intimidée, hésitante ou dominée par des habitudes de méfiance invétérées, vînt, à la dernière heure, à refuser ou à mettre à trop haut prix sa signature, il était certain qu’à l’instant tout devait à Vienne changer de face. Les vieux conseillers, qui n’étaient entrés qu’à regret dans des voies nouvelles, et dont l’événement aurait justifié les fâcheuses prévisions, allaient relever la tête : l’empereur, resté au fond de l'âme en sympathie avec eux, eût peut-être cette fois, par extraordinaire, élevé la voix dans son intérieur conjugal. Et qui pouvait répondre de ce qu’aurait ressenti l’impératrice elle-même en voyant ses avances repoussées, sa confiance méconnue, ses espérances trompées, ses intentions mises en suspicion à Versailles par un parti pris de froide et incrédule hostilité ? Après tout, malgré son génie, elle était femme, c’est-à-dire impétueuse et mobile, une blessure nouvelle faite à son orgueil pouvait lui faire oublier, au moins pour un jour, de plus profondes et de plus anciennes. Si la France se détournait d’elle avec dédain, elle pouvait, de dépit ou par découragement, dût-elle s’en repentir peut-être plus tard, se jeter dans les bras toujours ouverts que lui tendait l’Angleterre. Le sort de Kaunitz eût été alors celui qui attend tous les novateurs malheureux : son crédit n’aurait pu se maintenir contre la réaction des préjugés qu’il avait froissés, et la conjuration des rivaux qu’importunait sa faveur, et l’ancien système rentrait au conseil aulique avec les honneurs de la victoire.

Que ce retour d’opinion fût possible et sérieusement à craindre, il n’en faut d’autre preuve que l’émotion ressentie par Kaunitz, quand il vit que le moment était arrivé où de la dernière résolution de la France allait dépendre le succès de l’œuvre à laquelle il avait attaché sa fortune et son nom. Sa correspondance avec Stahremberg, ordinairement froide et réservée, prend alors un caractère inaccoutumé d’irritation et d’impatience. À la première nouvelle de la convention prussienne, il saluait cet événement comme « le plus heureux et le plus décisif qui pût arriver pour le bien de l’Autriche » ; mais il ajoutait déjà : « Il est probable que nous allons voir l’Angleterre s’efforcer d’entraîner la Russie dans son accord avec la Prusse et réaliser ainsi son ancien projet, de faire du roi de Prusse le médiateur commun et de l’installer comme l’arbitre de l’Europe (als den arbitrum von Europa därzustellen). Tout indique, disait-il quelques jours après, que nous allons voir se former une formidable ligue protestante qui sera naturellement opposée à la cour de France… Il faudrait donc que le ministère français fût frappé par le ciel d’aveuglement, s’il ne voit pas clairement l’intérêt commun de la Prusse et de l’Angleterre et les conséquences qui doivent s’ensuivre. C’est de quoi, ajoute-t-il avec une indifférence affectée, nous avons moins à prendre souci que la France elle-même : puisque dans le cas où la France persisterait dans ses préjugés haineux et voudrait se moquer de nous, il nous resterait toujours un parti à prendre, ce serait de nous rallier aux gros bataillons et d’entrer dans les idées de l’Angleterre. » — Et puis le 22 février : « Si l’idée du danger immense pour la France dans l’exécution de la ligue entre l’Angleterre, les cours de Vienne et de Pétersbourg, le roi de Prusse, les États-généraux et plusieurs autres puissances pour lesquelles la cour de Londres se donne actuellement beaucoup de mouvement et qu’elle poussera avec son impétuosité accoutumée, n’ouvre pas les yeux de la cour où vous êtes et ne lui fait pas sentir que pour faire échouer ce projet, il n’y a pas de temps à perdre, il semble qu’il faudra renoncer à lui voir prendre jamais un parti conforme à son intérêt d’état et à la gloire d’une grande monarchie. On ne devrait pas avoir à lui supposer un tel excès d’aveuglement : sed vestigia terrent. »

Un peu plus tard enfin, le 3 avril, il décrit encore l’effort considérable tenté par le gouvernement anglais dans toutes les cours pour amener une réconciliation générale de toutes les puissances, Prusse et Autriche comprises, mais dont la France serait exclue, prélude évident d’une coalition qui serait bientôt dirigée contre elle. « La susdite cour, dit-il (l’Angleterre), travaille à Pétersbourg, à Madrid, à Turin, à Dresde, pour amener sa réconciliation avec nous. Le ministre de Russie, le comte Kaiserling, qui n’est pas informé des vrais sentimens de sa cour, et ne connaît pas notre secret, se donne à cet effet toute sorte de peines, et a demandé une audience à Leurs Majestés Impériales. La même demande a été faite par le comte Canale et M. Burmania (les ministres de Sardaigne et de Hollande). On attend le ministre de Hanovre d’un jour à l’autre, qui n’épargnera certainement rien pour soutenir les vues de l’Angleterre… Quoique nous ne faiblissions pas sur nos principes et renvoyions toutes ces cours avec des réponses négatives, il y a pourtant contre moi personnellement un orage qui est déjà très fort et le deviendra plus encore à mesure que le bruit de nos négociations secrètes se répandra davantage. On en est même déjà à chercher un moyen de me renverser : je m’en ris et désire seulement que notre traité défensif soit fait bientôt pour que je puisse tranquilliser certains esprits[2].

La fortune ministérielle de Kaunitz n’intéressait que très indirectement la France ; ce n’étaient donc pas ses inquiétudes personnelles qui auraient dû l’émouvoir et qu’elle aurait pu partager. Mais il est impossible de méconnaître qu’à un point de vue plus général, les prévisions du chancelier étaient justes et que si, le traité débattu à Versailles venant à manquer, l’Autriche eût été ramenée par l’Angleterre dans le giron de l’ancienne union antifrançaise, le danger qui aurait alors menacé la France était le plus grave peut-être qu’elle eût couru depuis les derniers jours de Louis XIV. Délaissée par la Prusse, dont elle ne pouvait plus attendre qu’une neutralité perfide, elle aurait vainement promené ses regards sur toute l’Europe sans y rencontrer un visage ami. L’Allemagne entière lui était fermée, tous les cliens qu’elle y avait comptés dans les guerres précédentes étant aussi ceux de Frédéric et livrés par lui à la dévotion de l’Angleterre. L’Espagne elle-même, dont l’alliance lui avait été souvent onéreuse, mais lui garantissait autrefois la sécurité d’une de ses frontières et le repos d’une partie de l’Italie, n’aurait pas cette fois répondu à son appel : car un habile ministre anglais avait presque entièrement ruiné notre influence à Madrid, et il était aidé dans son travail souterrain par une reine portugaise qui, n’ayant pas de postérité, ne portait que peu d’intérêt à la maison de Bourbon représentée par des héritiers nés d’un autre lit que son époux. C’était Bernis, on l’a vu, qui allait être envoyé pour regagner le terrain perdu, mais ce n’était pas en se présentant tout meurtri d’un échec personnel, au nom d’une cour universellement délaissée, qu’il aurait eu chance de le reconquérir. L’Espagne était faible, et les faibles ne croient et ne vont qu’à la fortune et à la force.

Enserrée ainsi dans un cercle d’hostilités ouvertes ou sourdes qui se serait étendu depuis les rives de la Baltique jusqu’au détroit de Gibraltar, — sous les yeux d’une Europe attentive où personne n’aurait fait de vœux pour elle, — la France aurait dû aborder le terrible duel où elle était sûre de rencontrer la supériorité reconnue des forces navales de l’Angleterre. Le jour où le revers qui était à craindre serait arrivé, c’était à qui se serait mis en mesure de tirer parti de son malheur. Car l’expérience a trop souvent prouvé que ceux qui n’ont pas d’alliés, la veille d’un désastre n’ont plus que des ennemis le lendemain. En tout cas, ce ne serait pas l’Autriche qui eût été la moins empressée à profiter de notre abaissement. Le moins qu’elle eût réclamé pour se venger du mépris qu’on aurait témoigné à ses offres et pour compenser la renonciation définitive qu’elle aurait dû faire de la Silésie, eût été une extension de ses frontières partout où, comme en Flandre, ou sur les rives supérieures du Rhin, ses domaines bordaient le territoire français. La guerre que la France a soutenue avec l’Autriche, contre l’Angleterre et la Prusse unies, a sans doute été très malheureuse : mais laissée seule en face d’une coalition européenne, aurait-elle eu meilleure chance ? C’est le revers de la médaille, et l’on n’y a pas songé suffisamment en traitant sans ménagement les auteurs du traité de 1756. La fâcheuse condition de ceux qui tiennent en main les affaires humaines les condamne souvent à n’avoir à choisir qu’entre deux partis dont aucun n’est sûr. Celui qu’ils préfèrent est le seul mis à l’épreuve et dont la postérité leur demande compte. Des maux ou des périls qu’ils ont écartés la crainte disparaît avec le souvenir. Il est si commode de juger après l’événement.

« On a prétendu, dit Voltaire dans son Précis du siècle de Louis XV, que l’union de la France et de l’Autriche était monstrueuse. Puisqu’elle était nécessaire, sans doute elle était naturelle. » Voilà le vrai mot qui n’a pas moins de justesse et de force pour avoir été dit par un ami, longtemps courtisan, et toujours admirateur de Frédéric.


II

J’en ai dit assez pour faire comprendre que dans le débat qui allait s’engager sur les conditions du traité destiné à consacrer l’alliance des deux cours, l’Autriche se présentait avec un réel avantage, puisque rien ne la pressait d’agir et qu’elle gardait, en cas d’échec, une ligne de retraite qui manquait à la France. Il ne serait pas juste de ne pas tenir compte aux négociateurs français et à Bernis, en particulier, de cette infériorité qui, à chaque résolution qu’ils avaient à prendre, ne pouvait manquer de se faire sentir.

C’était malgré Bernis, on l’a vu, et par une démarche peut-être un peu précipitée que, sous l’influence de l’irritation causée par la convention prussienne, la négociation avait été subitement reportée sur le terrain des premières propositions de Marie-Thérèse ; les mêmes que (soit timidité, soit prudence) les conseillers de Louis XV avaient d’abord écartées. Kaunitz, qui n’espérait pas un retour si prompt à ses idées favorites, ne se fît pas (on le pense bien) prier pour rentrer dans la voie si heureusement rouverte par la manœuvre improvisée de Stahremberg. En réponse à la demande d’instructions complémentaires qui lui était adressée, il envoya, à peu près textuellement, la reproduction de son plan primitif, dont on peut se rappeler les traits principaux : renonciation explicite de la France à tout renouvellement d’alliance avec la Prusse, formation par son aide et avec ses soins d’une vaste coalition d’États (Espagne, Suède, Danemark, Saxe, Bavière et Palatinat), en vue d’aider l’Autriche à reconquérir la Silésie : concours de la France non pas armé, mais pécuniaire, au moyen d’un subside fourni pour subvenir aux frais de l’entreprise, et en retour de ces facilités prêtées aux vues de la cour de Vienne, un établissement princier assuré dans les Pays-Bas, à l’infant gendre de Louis XV, pour remplacer les duchés de Parme et de Plaisance que le traité d’Aix-la-Chapelle lui avait conférés. Une seule des offres précédentes fut omise : c’était la promesse de favoriser l’élection du prince de Conti au trône de Pologne ; le roi de France (par une indifférence surprenante, difficile à concilier avec son action secrète) n’ayant paru y attacher aucun prix, et ce point étant particulièrement malaisé à faire accepter à la Russie.

À cette communication, qui ne devait rien ajouter à ce qui était déjà connu, Bernis se vante dans ses Mémoires (et cette assertion est pleinement confirmée par les dépêches de Stahremberg) d’avoir opposé tout de suite une demande en quelque sorte reconventionnelle très difficile à écarter, mais qui en altérait sensiblement l’économie. C’était la reconnaissance préalable d’une parfaite réciprocité acceptée sur tous les points, entre les deux parties contractantes. Si la France renonçait explicitement à toute alliance avec la Prusse, l’Autriche de son côté se détacherait d’une manière tout aussi formelle et dans la même mesure, de toute alliance avec l’Angleterre. L’insistance de Bernis à cet égard fut même singulièrement pressante, car, Stahremberg ayant déclaré, en réponse à une première ouverture, que ses instructions ne lui permettaient pas de satisfaire à une exigence à laquelle il n’était pas préparé, il dut rester convenu entre eux que rien de ce qu’ils pourraient arrêter ne serait regardé comme définitif, tant que cette condition sine qua non ne serait pas remplie. La réciprocité ainsi entendue entraînait deux conséquences qui, bien que l’une et l’autre assez difficiles à accepter pour l’Autriche, n’étaient pourtant pas également graves.

En premier lieu, si la France s’engageait à laisser, en regardant faire et en se croisant les bras, les armées autrichiennes entreprendre d’enlever la Silésie à Frédéric, malgré la garantie qu’elle avait promise à Aix-la-Chapelle et, depuis lors, renouvelée à plusieurs reprises, l’Autriche, à son tour, devait assister avec la même indifférence à toute attaque portée par la France contre les possessions du roi d’Angleterre, fût-ce même celles qui faisaient partie du corps germanique dont l’empereur avait la garde officielle. C’était une promesse dont l’exécution aurait pu être pénible à remplir devant l’Allemagne inquiète et soupçonneuse. Au fond cependant, comme il ne s’agissait que du Hanovre et comme il était peu probable que la France songeât encore à attaquer cet électorat depuis que le traité de Westminster l’avait placé sous la protection prussienne, on glissa sans trop appuyer sur ce point délicat.

Mais une autre suite du même principe avait une plus grande importance. L’Autriche ne voulant et ne pouvant en réalité apporter à la France aucune aide matérielle dans sa lutte avec l’Angleterre, réciproquement Louis XV et Bernis en son nom durent se refuser péremptoirement à tout concours même indirect prêté à la campagne agressive que l’Autriche méditait contre la Silésie. Louis XV se croyait dégagé de tout lien d’honneur envers Frédéric et voulait bien le laisser prendre à partie sans le défendre, mais il se refusait à s’associer à l’exécution. Tout devait se borner de la part de la France à laisser faire et laisser passer. Dès lors, il n’y avait pas à entendre parler de cet appui détourné qui aurait consisté à engager les puissances secondaires sur lesquelles pouvait s’exercer l’influence française à prendre part à des opérations militaires dont la France elle-même se serait tenue à l’écart. Sur ce point ce fut le roi surtout qui fut inabordable. Il déclara nettement qu’à tant faire que de se mêler de la lutte, il aimerait mieux se battre lui-même que de faire battre les autres et surtout les faibles à sa place. Il aurait pu ajouter que le procédé qui manquait de noblesse n’aurait pas présenté non plus de sécurité véritable : car le tuteur qui aurait mis ses cliens en avant, n’aurait pu, s’il leur arrivait malheur, se dispenser de leur porter secours : en sorte que ce n’eût été que partie remise et on n’y aurait gagné que d’avoir laissé échapper le succès de la première heure dont l’effet moral, dans une entreprise audacieuse, est souvent décisif.

Ce fut sur ce point cependant qu’on faillit rompre parce qu’on se mit des deux parts à suspecter les intentions mutuelles. L’Autriche, pour maintenir sa demande, alléguait qu’elle ne serait pas sûre de réussir si elle n’était appuyée que par les forces de la Russie, dont depuis la convention faite entre la tsarine et l’Angleterre elle n’était même plus sûre de pouvoir disposer à son gré et elle affirmait qu’elle ne pourrait se mettre en campagne à moins d’être secondée par une troisième armée qui lui permettrait de faire attaquer la Prusse de tous les côtés à la fois. Mais la France pouvait très bien soupçonner que cette troisième armée levée sur de petits États n’était destinée qu’à former un rideau derrière lequel se tiendrait toute l’armée française elle-même, prête à accourir si ceux qu’elle avait compromis étaient menacés. D’autre part il était clair qu’on ne pouvait intéresser ces États secondaires à une affaire qui avait ses périls, que par l’appât du gain et en leur promettant une part des dépouilles de la Prusse. Ce n’était donc pas seulement la restitution de la Silésie, mais la réduction et même le démembrement du patrimoine de la maison de Brandebourg qu’il fallait dans ce système se proposer comme résultat de la victoire. Or, c’était là, supposait à son tour Stahremberg, ce que la France ne voulait à aucun prix. Elle consentait bien que Frédéric fût châtié de son ingratitude en se voyant forcé de rendre ce qu’elle l’avait aidé à prendre, mais elle ne voulait ni le ruiner, ni même le saigner à blanc ; un succès trop complet ne lui aurait pas moins déplu qu’un échec. C’était un calcul que l’Autrichien avait d’autant moins tort de soupçonner qu’à le bien prendre le Français n’aurait pas eu absolument tort de le faire.

Le débat, qui dura plusieurs jours, fut d’autant plus épineux que, comme Stahremberg ne tarda pas à s’en apercevoir, les deux négociateurs français à qui il avait affaire. Rouillé et Bernis, étaient loin de s’entendre et même d’être animés d’intentions pareilles ; ce qu’on obtenait de l’un, on n’était jamais sûr de ne pas le voir refuser par l’autre. Rouillé, d’un esprit naturellement étroit, difficultueux et méfiant comme l’est la médiocrité qui sent sa faiblesse, aurait vu échouer sans peine une négociation dont, bien que ministre titulaire, il n’avait pas eu la première confidence et ne garderait pas l’honneur. Son humeur contre l’adjoint qu’on lui avait imposé était visible. L’échec surtout eût été bien vu du premier commis de son ministère, l’abbé de La Ville, avec qui il avait dû s’ouvrir. Cet agent très distingué, mais tout imbu des habitudes et des préjugés de la politique traditionnelle, lui suggérait tout bas tous les moyens d’entraver l’affaire, et surtout de placer sur le chemin de son collègue les obstacles propres à le faire trébucher. Ce fut, sans doute, à la suite de quelque conversation avec ce confident qu’il échappa au ministre de dire, à portée d’être entendu de Stahremberg, « que la Prusse était un allié nécessaire de la France qu’il faudrait retrouver tôt ou tard et qu’il ne fallait pas la laisser écraser. C’était se confesser tout haut ; le lendemain, à la vérité, il courait après sa parole, mais le mot était lâché et volait déjà sur la route de Vienne.

Heureusement Bernis était là et arrivait à temps pour réparer les maladresses et panser les blessures. À celui-là ne manquait ni l’art ni la souplesse, et d’ailleurs son amour-propre et l’espoir de son crédit futur étaient engagés à justifier la confiance qui l’avait fait admettre dans l’intimité royale ; il aurait fait pauvre figure, en effet, reparaissant les mains vides devant le conseil ministériel où il n’était encore qu’un intrus et dont une équipée malheureuse ne lui aurait pas ouvert l’entrée.

C’est grâce à cette intervention conciliante qu’on avait fini par imaginer une sorte d’accommodement. Tout concours militaire, soit directement prêté par la France, soit conseillé et suggéré par elle à des tiers, étant déclaré impossible, il sembla qu’une assistance pécuniaire, à la condition d’être justifiée par une direction d’intention un peu subtile, serait de nature à soulever moins de scrupules. L’argent de la France ne devrait pas alors être employé à soudoyer des troupes pour les mettre au service de l’Autriche, mais seulement à barrer le chemin aux propositions du même genre que l’Angleterre ne manquerait pas de faire. Nul doute, en effet, que l’Angleterre engagée désormais à rendre service à la Prusse, ne s’efforçât de détourner par ses largesses les auxiliaires dont l’Autriche aurait pu espérer quelque appui : et si on laissait une fois (suivant la vive expression que nous avons vu employer par Frédéric) les guinées anglaises tomber dans le chapeau toujours tendu des princes allemands, l’Autriche n’aurait plus su en réalité à quelle porte frapper. Moyennant une subvention égale promise par la France, on pouvait soustraire les faibles à cette tentation. Leur neutralité ainsi assurée, ils seraient libres de la transformer ensuite à leur gré en secours effectif sans avoir besoin de prendre l’avis et même de demander l’assentiment de la France. Restait à trouver une forme convenable pour ôter à cette avance l’apparence (vraie ou fausse) d’une participation à la campagne agressive dont Louis XV tenait à ne pas rester responsable. Après en avoir cherché et débattu plusieurs, la meilleure paraissait être de donner à la somme versée l’étiquette d’une soulte à payer pour ramener à des conditions tout à fait équivalentes l’échange à opérer entre les duchés italiens et la principauté flamande promise à l’infant Philippe. Et de fait, bien que ce genre de calcul, appliqué à des souverainetés politiques, fût assez singulier, il n’y avait rien d’excessif à considérer un territoire de Flandre comme d’une valeur vénale très supérieure à la même quantité prise en Italie[3].

Mais sur l’étendue même et la situation du territoire qui devait être abandonné à l’infant, était-on bien assuré de s’entendre ? La France ne promettant plus son aide que dans des conditions très inférieures à ce qui lui était demandé, il était à craindre que l’Autriche ne voulût réduire ses concessions dans la même proportion. Le seul fait de reculer et de dégarnir la frontière des Pays-Bas ne pouvait-il pas déjà être regardé comme un sacrifice bien considérable pour un si mince avantage ? Aussi l’Autriche commençait-elle à dire qu’il faudrait trouver quelque moyen de faire en sorte que la cession consentie en Flandre ne fût que conditionnelle et pût être révoquée si, la campagne venant à échouer, la Silésie n’était pas rendue à ses possesseurs héréditaires. Enfin l’opération elle-même n’était pas sans présenter quelque difficulté. Plaisance et Parme pouvaient être considérés comme des apanages attribués à la couronne des rois catholiques pour une branche cadette de leur maison. La même qualité serait-elle reconnue à la nouvelle principauté tout différemment assise ? Que se passerait-il si l’infant était appelé à la succession soit de la couronne d’Espagne, soit de celle de Sicile, actuellement possédée par son frère Charles, l’aîné des fils d’Elisabeth Farnèse, que la mort de Ferdinand VI, sans postérité, pouvait appeler à régner à Madrid d’un jour à l’autre ? Autant de points délicats qui ne pouvaient être réglés que de concert avec la cour d’Espagne elle-même dans une négociation préalable, ce qui ne simplifierait pas les rapports déjà très tendus que Bernis était chargé d’aller rendre plus faciles. Il y avait là matière à des débats douteux et à des retards indéfinis dont le moindre inconvénient eût été d’ébruiter les conditions de l’alliance longtemps avant qu’elle fût conclue. Ainsi les difficultés naissant l’une de l’autre, on ne voit pas comment on serait sorti de cet embarras, si Marie-Thérèse et Kaunitz, avec leur netteté de résolution accoutumée, n’avaient offert de commencer par conclure et constater l’alliance par une entente publiquement établie sur les points où l’accord était facile, sauf à renvoyer à une négociation ultérieure et à un traité subséquent les points qui resteraient à débattre.

Au nombre des motifs qui les portèrent à trancher ainsi dans le vif pour arriver promptement à une solution dont on pût faire part au public, il faut, assurément, placer une nouvelle qui leur fut transmise au même moment par le ministre autrichien à Saint-Pétersbourg et qui leur inspira une confiance dont ils voulurent sur-le-champ profiter.

Si amicales que fussent, en effet, les relations établies entre les deux cours impériales, — quelque crédit que Marie-Thérèse se crût assurée d’exercer sur l’esprit d’Elisabeth, — elle n’avait pas pourtant jugé convenable de lui faire part, dès le début, des pourparlers qu’elle engageait avec la France. Cette confidence eût été périlleuse, nul secret n’étant en sûreté dans un lieu où tout était à vendre, et comme aucune relation diplomatique n’était rétablie depuis la dernière guerre entre la France et la Russie, — comme entre les deux pays eux-mêmes, les rapports privés et les correspondances étaient rares, — on était resté à Saint-Pétersbourg dans une complète ignorance de ce qui se méditait à Versailles. Le dénouement approchant cependant, il fallait bien mettre la tsarine au courant d’une évolution politique à laquelle rien ne la préparait, d’autant plus qu’on lui réservait un rôle important à jouer dans l’entreprise qui devait en assurer le succès final ; mais de l’humeur mobile qu’on lui connaissait, on n’était pas complètement rassuré sur l’impression que lui causeraient et la surprise elle-même, et le procédé peut-être un peu cavalier avec lequel on se permettait de disposer d’elle, sans l’avoir ni prévenue ni consultée.

Le bonheur voulut que, quand la communication lui fut faite, c’était d’un tout autre côté qu’étaient tournés son déplaisir et même son irritation. C’est contre l’Angleterre et le représentant britannique à sa cour qu’elle se livrait à de véritables accès de fureur. Et ce qui l’exaspérait, à assez juste titre, c’était la convention de Westminster dont allait bénéficier la Prusse et dont la sienne propre, conclue peu de jours auparavant avec l’Angleterre, avait été, comme je l’ai raconté, la cause déterminante. Elle voyait dans cette coïncidence un artifice dont elle avait été dupe et qu’elle ne pouvait pardonner. On lui avait subtilisé sa signature, en lui laissant croire que c’était le préliminaire indispensable d’une lutte qu’elle aurait à soutenir avec Frédéric, et une fois obtenue, on l’avait employée au contraire comme un moyen de pression pour entrer, en meilleures conditions, en alliance avec un voisin qu’elle détestait. On s’était, à la fois servi et joué d’elle ; c’était elle ainsi en définitive qui se trouvait avoir mis la main du roi George dans celle de son neveu. Et ce qui rendait le tour plus piquant, c’est que, la ratification de l’acte qui l’engageait elle-même ayant été retardée par diverses causes, le sceau impérial n’avait pas été apposé depuis plus de deux jours à côté de celui de l’Angleterre quand elle avait appris l’usage, ou plutôt l’abus qu’on faisait à Londres de son nom. « Si j’avais su cela il y a quarante-huit heures, s’écriait-elle, il n’y aurait rien de fait. » C’était surtout au ministre anglais, Williams, qu’elle s’en prenait. Elle avait tort, car cet agent, on l’a vu, nullement averti du revirement que préparait sa cour, était resté dans la bonne foi jusqu’à la dernière heure, et c’était avec une parfaite sincérité qu’entretenant la tsarine des noirs desseins du roi de Prusse, il l’avait enflammée sur la nécessité d’y résister. Aussi déconfit que personne du résultat auquel il avait travaillé sans le savoir, il ne pouvait balbutier que d’assez pauvres excuses en réponse aux reproches sanglans qui lui étaient adressés. On raconte même que, dans une des scènes violentes qu’il avait à subir, il perdit tout à fait contenance et alla jusqu’à verser des larmes.

Un accueil tout différent était réservé au ministre autrichien quand il vint faire l’ouverture dont il était chargé sur le projet de traité avec la France. La princesse irritée voyant une voie nouvelle ouverte à ses ressentimens, ce serait trop peu dire qu’elle y entra, elle s’y précipita. Comme elle en voulait autant plus peut-être) à l’Angleterre qu’à la Prusse, elle accepta avidement l’idée de faire pièce en même temps à l’une et à l’autre de ces alliées. Réunissant à l’instant son conseil, où personne n’osa lui tenir tête 5 pas même son chancelier Bestucheff dont les sympathies anglophiles aussi bien que leur mobile nullement désintéressé étaient bien connus), elle fit adopter une résolution portant que l’agrandissement de la Prusse étant le danger le plus sérieux qui pût menacer l’intérêt de la Russie, il convenait de prêter aide à tout ce qui pouvait le prévenir. Dès lors elle ne pouvait que faire des vœux pour que sa bonne alliée et sœur Marie-Thérèse menât à bonne fin la négociation qu’elle suivait avec la France, et si un conflit armé devait en résulter, elle mettait à sa disposition quatre-vingt mille hommes, prenant l’engagement de ne pas poser les armes avant qu’on eût fait restituer à l’Autriche les duchés de Silésie et le comté de Glatz. Puis elle confirma cette promesse par la plus grande preuve de sincérité qu’elle pût donner. Le ministre Williams lui ayant offert de payer la première échéance des cent mille livres sterling qui lui avaient été promises, elle refusa de les recevoir, en disant que, comme le traité qui avait stipulé cette subvention n’avait plus d’objet, elle n’avait rien à réclamer. Un refus d’argent pour une cause quelconque à la cour d’Elisabeth était un fait dont on n’avait jamais connu d’exemple[4].

Agréablement surprise d’une telle ardeur, Marie-Thérèse qui connaissait le tempérament de son amie, jugea qu’il était prudent de ne pas la laisser refroidir. Ce fut un motif de plus ajouté à l’impatience qu’elle éprouvait déjà de répondre par une prompte conclusion à des bruits trop répandus pour qu’on pût laisser plus longtemps les esprits en suspens. Une solution rapide et surtout publique, fût-elle incomplète et laissant en dehors même des points qui lui tenaient au cœur, par le seul fait qu’elle présenterait le spectacle de l’alliance des deux cours si longtemps ennemies et derrière toutes deux l’appui chaleureux promis par la grande cour du Nord, causerait une impression profonde. Le moins utile effet qu’on pût s’en promettre serait d’effrayer et d’irriter la Prusse et de rompre ainsi tous les liens qui pouvaient encore l’attacher à la France. Il y avait lieu d’espérer, aussi, vu le tempérament irritable qu’on connaissait à Frédéric, que voyant dans cette union dont il avait toujours voulu douter une menace contre lui-même, il se porterait à quelque acte de violence qui rendrait contre lui toutes les représailles légitimes et lèverait ainsi les derniers scrupules de Louis XV. « Nous réussirons tôt ou tard dans notre grand projet, écrivait Stahremberg, et c’est peut-être le roi de Prusse lui-même qui nous en fournira les meilleurs moyens. » En tout cas un acte public et irrévocable, une fois fait, en entraînerait d’autres dans la même voie ou plutôt sur la même pente.

Dans cette pensée, l’impératrice se serait contentée pour cette première mise en scène d’une simple convention de neutralité par laquelle elle s’engagerait à ne prendre aucune part à la guerre présente, et on lui promettrait en retour de s’abstenir de toute attaque contre aucune de ses possessions. Bernis prétend que cette combinaison lui aurait aussi convenu et que c’est malgré lui qu’elle fut rejetée par le comité auquel il dut en rendre compte. J’ai quelque peine à le croire, car les raisons de ce refus étaient très valables et de telle nature qu’il aurait dû y être plus sensible que personne. Un si mince résultat, nullement en rapport avec l’attente générale et avec la gravité de la démarche elle-même, aurait paru dérisoire. Les critiques (et il n’en aurait pas manqué) auraient trouvé que la France, n’ayant rien à craindre en réalité de l’hostilité de l’Autriche, lui garantissait à trop bon marché la sécurité des Pays-Bas. La fable de la montagne en travail eût été présente à l’esprit de tout le monde, et c’était Bernis surtout qui eût été l’objet de la raillerie.

Quand ce refus, bien que très naturel, fut connu à Vienne, il y causa quelque contrariété, non pas, je crois, comme le dit Bernis, parce qu’on crut y voir une arrière-pensée de menace possible contre les Pays-Bas (on n’en était en réalité plus là), mais parce que c’était une cause de retard nouveau, et que la hâte d’en finir croissait d’heure en heure. La prolongation de l’attente paraissait même d’autant plus fâcheuse, que Stahremberg annonçait en même temps que, par suite d’une forte indisposition de Bernis, et d’une maladie beaucoup plus grave du financier Séchelles, le comité soi-disant secret, qui ne l’était plus guère, paraissait complètement détraqué ; l’affaire demeurait ainsi presque entièrement confiée à Rouillé qui n’épargnait rien pour la faire manquer. Ordre fut donc envoyé à Stahremberg d’obtenir à tout prix une solution, en joignant à la convention de neutralité (puisque celle-là paraissait insuffisante) un traité purement défensif, de défense et de garantie réciproques, s’é tendant à toutes les possessions des deux cours. C’était, en apparence, revenir au projet que Bernis avait proposé dans la première phase de la négociation, mais la réalité était très différente. D’abord, il ne pouvait plus être question d’appeler indifféremment toutes les puissances à y adhérer, et si on recherchait l’accession de quelques-unes, ce serait celles sur lesquelles l’impératrice pourrait compter pour entrer dans les vues d’avenir auxquelles elle n’entendait nullement renoncer. Puis, il devait être convenu que la discussion sur ces vues elles-mêmes n’était que momentanément ajournée et serait reprise dès que le traité défensif, qui n’était que le premier acte de ce grand drame, aurait été conclu et connu.

Ces termes durent être communiqués par Stahremberg, et on lui enjoignit d’y donner un caractère d’ultimatum, plus pour la forme que pour le fond, moins pour prévenir un nouveau refus qui n’était guère à craindre que pour mettre fin à tout débat et s’opposer à toute temporisation nouvelle.

« Je me souviendrai toute ma vie, dit Bernis, que ce fut le vendredi saint que le comte de Stahremberg vint me faire part des dépêches qu’il avait reçues ; j’avais été saigné quatre fois, j’étais d’une faiblesse extrême : c’est dans cet état que le ministre impérial me déclara que sa cour, justement alarmée du refus que nous avions fait de l’acte de neutralité, demandait pour se rassurer sur les intentions du roi, que non seulement la convention de neutralité fût signée, mais aussi un traité d’alliance défensif, faute de quoi l’impératrice également exposée du côté de la cour de Prusse et du côté de celle de Londres, dont elle avait refusé d’adopter les mesures, se verrait obligée de renouer avec ses anciens alliés[5]. »

Il n’y avait, comme je crois l’avoir fait comprendre, rien à répondre à cet argument ou plutôt à cette menace, la faiblesse de la situation de la France était de n’en pouvoir opposer de pareils puisqu’elle n’avait point d’anciens alliés avec qui il lui fût possible de renouer. Aussi le vendredi saint tombant cette année le 16, moins de trois jours après, le 19, un conseil était solennellement convoqué chez le roi, auquel durent prendre part tous les ministres, aussi bien ceux qui avaient le secret de la négociation que ceux qui n’en avaient encore aucune connaissance. À ces conseillers ordinaires, dont le maréchal de Belle-Isle ne faisait que récemment partie, étaient joints le maréchal de Noailles, éloigné maintenant par son grand âge de tout service actif, et Puisieulx, l’auteur même du traité d’Aix-la-Chapelle, appelé à voir sortir de son œuvre cette conséquence inattendue[6].

Bernis eut la parole pour faire connaître l’objet du conseil. « Je rendis compte, dit-il, avec tant de détail et de précision de ce qui s’était passé entre le roi et l’impératrice que les ministres nouvellement admis furent aussi au fait que les anciens. » Il dut indiquer ainsi successivement les trois points sur lesquels devait porter la délibération, si on peut appeler ainsi un entretien où, le roi s’étant prononcé et tout le monde connaissant son désir, personne n’osait contredire ; c’était en premier lieu la convention de neutralité, ensuite le traité de défense et de garantie, enfin le plan d’ensemble, qui contenait les véritables desseins de l’impératrice et dont Stahremberg avait, dans plusieurs mémoires, donné par écrit le développement.

Sur les deux premiers objets aucune difficulté ne s’éleva : le maréchal de Noailles insista seulement pour que rien dans le traité défensif ne parût porter atteinte au droit reconnu et au devoir imposé à la France de protéger les libertés germaniques. Il ne fallait pas, dit-il, que les États allemands que la France avait depuis un siècle couverts de son patronage, pussent se croire livrés sans défense au bon plaisir de la maison d’Autriche : on lui promit que le traité de Westphalie serait mentionné par son nom dans un article spécial et expressément confirmé.

Le troisième article, ouvrant des perspectives bien plus étendues que les deux autres, ne fut pas abordé sans un peu d’effroi. On se sentait confusément à la veille de s’engager dans une grande aventure, pleine de chances inconnues, exposant à des périls et à des frais qui ne pouvaient être calculés : si le succès n’était pas heureux, ce pouvait être un bouleversement général. Personne cependant n’osait élever la voix, peut-être par un sentiment que Bernis avait déjà remarqué dans plusieurs de ses collaborateurs du comité secret et qu’il décrit ainsi : « On était effrayé de la grandeur de l’entreprise, de la complication des moyens, des dépenses et des risques dans lesquels un pareil projet pouvait nous jeter… mais on se flattait que la décision de tant d’objets considérables mènerait fort loin, et qu’en gagnant du temps on gagnerait tout… système, dit-il avec raison, qui avait pour base la fausseté et la finesse…

Puisieulx, cependant, fit remarquer que la chose étant en soi excellente, et lui-même y étant très porté, il fallait user de beaucoup de prudence dans le choix des moyens. Le comte d’Argenson prit alors son parti de parler et fut plus net. Ceci, dit-il, n’est point la paix comme nous l’aurions désirée. C’est le commencement d’une guerre générale et peut-être d’une guerre de religion. Il peut être de l’intérêt du roi de s’y prêter, si le concert des puissances est établi avec équité et réciprocité, mais alors il ne faut pas faire les choses à demi et il n’y a pas un instant à perdre. Le traité défensif peut être conclu dans la huitaine, et on peut commencer tout de suite après l’examen des préliminaires du grand objet. Ce langage était-il bien sincère, et d’Argenson qui, la veille encore, ne respirait que la guerre contre l’Autriche, ne prenait-il pas un moyen détourné pour faire sentir à ses collègues tout le poids que l’alliance nouvelle allait leur faire porter ? En tout cas, c’était parler en homme politique qui voit venir les événemens, et en ministre de la guerre qui sent la responsabilité de sa charge.

Je ne sais si ces franches paroles auraient causé quelque ébranlement dans l’esprit des auditeurs : mais Bernis avait en réserve un moyen irrésistible d’enlever tous les suffrages. Il tira de sa poche une pièce qu’il avait reçue le matin même de Stahremberg. C’était une lettre de Kaunitz. Le chancelier faisait savoir à son ambassadeur que le ministre anglais, Keith, venait de recevoir un courrier de Londres, et qu’à la suite de cette arrivée, il avait demandé une audience solennelle à l’impératrice : c’était sans doute pour lui demander une explication sur des choses (disait le ministre) dont je vous ai entretenu souvent et que vous pouvez comprendre. Tout le monde comprenait, en effet, de quelles choses il était question, et chacun sentit peut-être, sans oser le dire, que la réponse de l’impératrice au ministre anglais dépendait essentiellement de celle qui allait lui être envoyée de Versailles.

« Cette lettre, écrivait Stahremberg lui-même peu de jours après, produisit un effet admirable : on loua de toutes parts la sincérité et la franchise de mon procédé, et on décida qu’il fallait absolument lier les mains à ma cour et empêcher qu’elle ne pût renouer avec l’Angleterre. Quand l’abbé de Bernis me rendit la lettre, comme je le lui avais demandé, il me dit qu’elle lui avait été bien utile. »

Effectivement, il fut résolu que Rouillé et Bernis restant chargés de rédiger avec Stahremberg les deux conventions dont la signature pouvait avoir immédiatement lieu, ils prépareraient en même temps un mémoire où seraient posées toutes les questions que faisaient naître les autres propositions de Marie-Thérèse et qui déterminerait la mesure exacte et les conditions dans lesquelles il conviendrait au roi de s’y associer. Le mémoire serait remis à l’ambassadeur le lendemain même de la conclusion du traité défensif et serait ainsi, en réalité, le premier acte d’une négociation nouvelle[7].

La rédaction de la convention de neutralité et du traité défensif ne prit guère plus d’une semaine et ne donna lieu à aucun débat important. Un trait caractéristique était à remarquer pourtant dans le second de ces documens. Au lieu de se borner à des promesses de garantie vagues et générales, comme c’est l’usage dans les traités dont l’application ne doit avoir lieu qu’à longue échéance et sous des conditions incertaines, on crut devoir entrer avec une extrême précision dans le détail de la nature et de l’étendue du secours que chacune des deux parties devrait, en cas d’agression, prêtera l’autre. Ce secours dut consister en dix-huit mille hommes d’infanterie et six de cavalerie qui durent être tenus prêts dans un délai de deux mois à partir du jour où il en serait fait réquisition. Si la partie attaquée préférait recevoir le secours en argent, on en réglait d’avance l’équivalent de la manière suivante : huit mille florins pour chaque mille hommes d’infanterie et vingt-quatre mille pour chaque mille hommes de cavalerie, le tout payé comptant et par avance. Ce n’est en général qu’à la veille d’entrer en campagne que des règlemens d’une telle exactitude paraissent nécessaires. Une agression prochaine, rendant la résistance obligatoire, semblait donc à prévoir dans un délai rapproché. C’était un souffle de guerre qui s’élevait et qui, en passant sur le timide conseil de Louis XV, dut y causer quelque malaise : suivant une expression vulgaire, cela sentait la poudre.

Deux articles séparés et destinés à rester secrets attestaient aussi que les deux cours alliées avaient à se préoccuper de dangers futurs à prévenir et de desseins nouveaux à poursuivre. Par le premier, il était stipulé que, bien que la neutralité convenue dût s’appliquer à tous les incidens de la guerre déjà engagée entre la France et l’Angleterre, « si, cependant, à l’occasion de la dite guerre, d’autres puissances que V Angleterre venaient à attaquer même sous prétexte d’auxiliaires » les provinces ou possessions de l’une ou de l’autre des parties contractantes, il y aurait lieu d’appliquer la garantie promise par le traité défensif. Quel était donc cet auxiliaire de l’Angleterre dont l’intervention paraissait à craindre ? Ce n’est pas à l’Autriche qu’il était besoin de le demander.

L’autre disposition, également secrète, était plus vague, mais par là même encore plus significative : Les deux puissances, désirant « que la bonne correspondance et la parfaite intelligence qui subsistent heureusement entre elles soient rendues inaltérables, s’engagent à s’entendre et à s’arranger sur le pied d’une convenance réciproque, juste et équitable… sur les différends territoriaux et autres objets qui pourraient troubler la tranquillité de l’Europe… comme aussi sur les objets qui pourraient intéresser en particulier le repos de l’Italie. La pensée était ainsi naturellement dirigée vers cette entente nouvelle et déjà préparée, dont l’une des conséquences, les plus chères à Louis XV, ne pouvait avoir lieu que par un changement opéré dans la répartition territoriale de la Péninsule.

Les traités ainsi préparés, ce fut le 1er mai 1756 que les trois plénipotentiaires y apposèrent leur signature au château de Jouy-en-Josas, situé dans le voisinage de Versailles et appartenant à Rouillé, qui avait tenu à choisir ce lieu pour la réunion définitive. On dit même qu’il aurait voulu que le traité portât le nom de Jouy. Si, en donnant à cet acte à jamais mémorable la date de sa demeure. Rouillé avait cru rehausser la part insignifiante qu’il y avait prise, il se trompa. L’importance même du fait n’a pu sauver de l’oubli ni le domaine, ni le possesseur.


II

Je pourrais, je devrais peut-être interrompre ici ce récit, puisque le but de ces études est atteint, et que j’espère avoir réussi à faire voir par quel enchaînement de causes, — naissant l’une de l’autre, et la plupart impérieuses, et à travers combien d’hésitations, de délais et de scrupules, — s’est accomplie cette union de la France et de l’Autriche qu’une légende historique avait représentée comme improvisée dans l’ombre et dans une heure de surprise par des passions féminines. Quelques pas sont pourtant encore à faire pour bien comprendre dans quelles relations le traité du 1er mai 1756 laissait les deux puissances qui se tendaient pour la première fois la main, et les conséquences qui devaient sortir pour elles-mêmes, comme pour l’Europe entière, des conditions où s’opérait leur rapprochement.

Nominalement, et à en prendre à la lettre les termes positifs, le traité était purement défensif : c’était une assurance mutuelle échangée entre les deux États pour se garantir, en commun, contre toute atteinte portée par des tiers à leur sécurité ou à leurs droits.

La réalité, on l’a vu, était différente ; l’une de ces deux puissances, l’Autriche, annonçait tout haut, dès le premier jour, l’intention de diriger contre un rival détesté une attaque justifiée à ses yeux par le souvenir d’injures passées et par le soin de sa propre sûreté, mais qui n’en devait pas moins constituer dans l’état des conventions internationales qu’elle avait elle-même souscrites, un acte d’agression effective. Le traité défensif n’avait de valeur à ses yeux que pour lui laisser le temps et lui fournir les moyens de réunir les forces nécessaires à l’exécution de ce dessein. À d’autres conditions et pour une moindre espérance, Marie-Thérèse n’y aurait assurément pas donné son adhésion : même donnée, elle ne l’aurait pas maintenue. Le dessein de se faire restituer la Silésie étant la seule cause de son rapprochement avec la France et le seul point aussi qui la séparât de l’Angleterre, si on ne l’eût pas au moins laissée libre d’y prétendre, l’alliance française n’avait plus de prix à ses yeux et elle retournait, suivant le désir de la majorité de ses conseillers et de son époux, à ses anciennes liaisons. C’était à prendre ou à laisser.

L’autre signataire du traité, la France, tout en refusant de s’associer directement au projet agressif de sa nouvelle alliée, en avait si bien reconnu ou subi la nécessité que, non seulement elle avait promis de n’y mettre aucun obstacle, mais qu’elle cherchait par des artifices un peu puérils un moyen d’y venir en aide, afin d’être en droit de réclamer d’avance une part à sa convenance dans le fruit de l’opération.

Toutes deux enfin étaient convenues de se concerter à nouveau pour concilier les points de dissentiment qui les séparaient encore et aborder ensemble l’entreprise de l’avenir.

Ainsi commenté ou plutôt complètement altéré par elles-mêmes, le caractère défensif et pacifique du contrat qui les liait n’était plus qu’une apparence propre à tromper seulement ceux qui auraient bien voulu s’y prendre. C’était, sans contestation possible, une campagne offensive qui se préparait : c’était la guerre à courte échéance que le traité portait dans ses flancs. « La paix ne tenait plus qu’à un cheveu, dit très justement Frédéric, il ne s’agissait que d’un prétexte, et quand il ne faut que cela, la guerre est autant que déclarée. » Il aurait dû seulement ajouter que, sachant la guerre inévitable et pressé d’y recourir, si le prétexte était trop lent à se produire à son gré, il saurait au besoin le faire naître lui-même, un excès de patience et de scrupule étant le moindre des défauts qu’il ait jamais eu à se reprocher.

Dès lors, du moment où la perspective d’une lutte à soutenir contre un ennemi aussi sérieux que la Prusse, qui ne pouvait manquer d’être appuyée par l’Angleterre, — hardiment acceptée par l’Autriche, — n’était plus que très faiblement éloignée par la France, il ne devait y avoir, aussi bien à Versailles qu’à Vienne, aucun soin plus pressant que de se mettre à tout événement en mesure d’y faire face. C’était l’œuvre à laquelle, dès le lendemain du traité conclu, auraient dû travailler, toute affaire cessante, aussi bien Louis XV que Marie-Thérèse. Mais c’est de ce jour-là aussi et par la manière différente dont l’un et l’autre comprirent cette nécessité, qu’on dut se convaincre d’une vérité que la suite des événemens ne devait que trop complètement démontrer, c’est qu’il n’y a point d’alliance qui puisse subsister à des conditions équitables pour deux associés, si entre eux subsiste une trop grande égalité morale et intellectuelle. La plus forte partie domine et entraîne la plus faible par un ascendant irrésistible. Je crois avoir montré le tort qu’avait fait aux conditions de l’alliance le désavantage de la situation politique de la France. Un tort plus grand encore devait résulter dans l’application d’une triste comparaison entre la médiocrité des vues et la débilité du caractère chez l’un des souverains, et chez l’autre la supériorité du courage et du génie.

Les préparatifs d’une grande guerre ont, on le sait, en tout temps deux formes différentes ; l’une militaire et l’autre diplomatique. Il faut réunir et armer les combattans : il faut, sur le théâtre où on les envoie, leur préparer des auxiliaires, ou écarter du moins toute autre résistance que celle de l’ennemi qu’ils vont chercher. De ces deux ordres de précautions également indiquées et indispensables à la veille d’un grand conflit, on ne saurait, en vérité, dire laquelle allait être le plus complètement négligée par l’incurie incorrigible des ministres de Louis XV.

D’apprêts militaires d’abord, à la suite du traité du 1er mai, il ne fut pas même question en France, et ce qu’on aura peine à concevoir, c’est que ni dans le public, ni à la cour, ni chez les ministres la nécessité ne paraît s’en être présentée à la pensée de personne. Telle est, en effet, la puissance de l’habitude sur l’imagination des hommes que le changement politique qui devait ouvrir une ère de si longues agitations fut reçu au contraire en France, quand il fut connu, comme un gage inespéré de paix. On ne vit à la première heure qu’une chose ; c’est que le traité désarmait l’hostilité du plus ancien ennemi de la France et enlevait à l’Angleterre l’amitié de sa plus ancienne alliée. La séparation consommée de la vieille coalition parut une compensation plus que suffisante opposée à l’éloignement ou au refroidissement de la Prusse. L’Angleterre nous prenait notre allié ; nous la privions du sien. C’était bien joué, partie et revanche, et les rieurs applaudissaient. Il n’y avait pas de Français d’ailleurs qui, dès l’enfance, quand il entendait parler de bataille ou de prises d’armes, ne tournât ses regards vers les campagnes de Flandre ou les rives du Rhin, et ne s’attendît à y voir le léopard britannique et l’aigle impériale unis, comme au temps de Marlborough et du prince Eugène, de Malplaquet et de Dettingue : c’était de là toujours, et sous cette forme, qu’étaient venus tantôt le péril, tantôt la gloire. Dès qu’aucun nuage ne pouvait plus se dessiner de ce côté de l’horizon, le repos paraissait assuré. D’une autre réunion d’ennemis formée d’autres élémens, la mémoire ne fournissant pas d’exemple, la crainte ne naissait dans aucun esprit.

« Le nouveau système (écrivait un seigneur à la vérité très bien en cour, mais que ses mémoires récemment découverts font regarder comme un homme de sens et de bon jugement) culbute toute la politique ancienne pour en former une dont la base est que les deux maisons les plus fortes de l’Europe, n’ayant, plus de raison de se faire la guerre, prennent le parti de s’unir pour en imposer à l’Europe. Si elle est suivie dans l’avenir, il ne peut plus y avoir de guerre… C’est la France et l’Autriche qui ferment à jamais au reste de l’Europe le temple de Janus… » Pendez votre épée au croc, écrivait l’abbé de La Ville lui-même à un officier distingué de ses amis[8].

La satisfaction et la confiance furent entretenues et avivées par la nouvelle qui arriva au même moment d’un coup de main très heureux opéré par le maréchal de Richelieu dans la Méditerranée. Douze vaisseaux de ligne, cinq frégates et six chaloupes canonnières, parties de la rade de Toulon et escortant des bâtimens de transport, avaient réussi à tromper la vigilance des croisières anglaises. Un corps de douze mille hommes était ainsi débarqué à l’improviste sur les côtes d’une des plus importantes des Iles Baléares, celle de Minorque, qui, bien que naturellement dépendante de l’Espagne, avait été, par le traité d’Utrecht, laissée entre les mains de l’Angleterre. Le gouverneur anglais, surpris sans défense suffisante, dut abandonner l'île elle-même pour se réfugier dans le fort Saint-Philippe qui dominait la ville de Mahon. Le siège de cette citadelle fut commencé immédiatement par Richelieu avec la même vigueur qui avait fait le succès de la première attaque : la résistance du fort ne pouvait durer que le temps nécessaire pour laisser arriver les secours portés par une escadre anglaise. C’était bien ce qu’essaya de faire l’amiral Byng, mais rencontrant une escadre française qui avait sur lui l’avantage du nombre et du vent, il n’osa l’attaquer de front et se retira après quelques faibles et vaines menaces. Mahon succombait peu de jours après et la nouvelle de la capitulation était apportée par le fils de Richelieu, le duc de Fronsac, puis annoncée au public par sa fille, la comtesse d’Egmont, dans une représentation du Théâtre-Français où les clameurs enthousiastes du public l’accueillirent.

L’ivresse alors (c’est l’expression de l’historien Duclos) fut générale, et, bien que l’alliance autrichienne ne fût en réalité que pour peu de chose dans ce succès, elle en partagea momentanément du moins le bénéfice. L’Angleterre à la fois délaissée sur terre et humiliée sur mer, réduite prochainement à capituler (Bernis lui-même le croyait), c’était plus que l’orgueil national le plus exalté n’aurait osé espérer. Tout réussissait donc à souhait au nouveau système, et la meilleure preuve c’est que Rouillé, qui se défendait d’abord d’y avoir pris part, et avait tout mis en œuvre pour le faire échouer, en revendiquait maintenant l’honneur. Le roi, au comble de ses vœux, n’avait jamais montré un visage plus souriant, et Mme de Pompadour réclamait plus peut-être qu’elle n’y avait droit sa part de complimens[9].

Le seul qui ne dût pas partager ces illusions optimistes, c’était le ministre de la guerre lui-même, le comte d’Argenson, puisqu’il avait annoncé dans le conseil, avec un sens prophétique, le péril qu’on devait rencontrer au bout de la voie inconnue où on s’engageait. Mais lui aussi, dans ses prévisions et ses préparatifs, n’avait jamais pensé avoir autre chose en tête qu’une armée austro-anglaise manœuvrant dans les plaines de Flandre, ni d’autres chemins à ouvrir que ceux qui avaient conduit Villars ou Maurice de Saxe à la victoire. Avec la politique nouvelle, qui faisait des Pays-Bas un territoire inviolable, toutes ses mesures, tous ses plans de campagne étaient déroutés : il restait lui-même parfaitement désorienté. S’il avait senti confusément venir l’orage, il ne savait pas mieux que d’autres d’où pourrait souffler le vent. En attendant, auprès de lui, le brillant état-major d’officiers ardens et ambitieux dont il était entouré était plongé dans le découragement. La guerre indéfiniment ajournée, plus de fortune ni de gloire à attendre. Aussi Knyphausen, informant Frédéric de l’effet produit par le traité, ne compte parmi les mécontens que ceux qui tiennent à l’armée, « le ministre lui-même qui voit réduit à une inaction perpétuelle le département dont l’administration lui est confiée…, le maréchal de Belle-Isle inquiet que les ressentimens de la cour de Vienne ne nuisent à sa situation et à l’avenir du comte de Gisors, son fils, » et les officiers en général, « que le nouveau système menace d’une paix à laquelle le parti de la cour attribue une durée qui les révolte à l’excès[10]. »

À la vérité, il aurait suffi de passer la frontière pour trouver chez d’autres serviteurs de la France, ministres, résidens, chargés d’affaires envoyés auprès des diverses cours une impression bien différente. Là c’était, je ne dirai pas le mécontentement (on ne blâme que ce qu’on comprend), mais la surprise qui dominait. Le traité, qui renversait toutes leurs habitudes, tombait sur leur tête, sinon comme la foudre, au moins comme une douche inattendue qui les laissait étourdis et stupéfaits. Des rumeurs vagues auraient pu les y préparer, mais outre qu’elles avaient toujours été officiellement démenties, en l’absence de toute liberté de langage laissée à la presse et avec la lenteur et la rareté des communications, les nouvelles politiques, sans caractère de certitude, ne circulaient que dans les centres de quelque importance. Il n’était, au contraire, si petit poste en Europe où un agent français, pénétré des notions qu’il avait puisées, dès sa jeunesse, dans les chancelleries, ne se regardât comme une sentinelle chargée de surveiller et de dénoncer les menées astucieuses de la politique autrichienne, et ne se crût aussi chargé de faire partager ses méfiances à l’État, quel qu’il fût, faible ou fort, auprès duquel il était accrédité. Chacun avait en ce genre sa tâche marquée d’avance, dont il s’attendait qu’on lui demanderait compte. À Constantinople, c’était le chevalier de Vergennes qui devait secouer l’engourdissement du Grand Turc et le décider à tenir ses armées prêtes pour menacer, le jour venu, sur leurs derrières, les cours impériales toujours unies de Vienne et de Saint-Pétersbourg. C’était contre la même union de l’influence et de l’ambition austro-russes que le marquis d’Havrincourt à Stockholm, le président Ogier à Copenhague, devaient défendre l’indépendance souvent compromise de la Suède et du Danemark. À Dresde, le comte de Broglie avait deux missions à remplir, mais toutes deux dirigées dans le même sens et visant des objets analogues : l’une publique qui consistait à détacher de l’Autriche et de l’Angleterre le roi Auguste, père de la Dauphine, et son favori le comte de Brühl, l’autre secrète, destinée à préparer l’avènement d’un prince français à la couronne élective de Pologne, pour tenir tête au parti russe ; à Ratisbonne, l’abbé Lemaire, représentant le roi de France auprès de la Diète, devait mettre tous ses soins à y maintenir une majorité indépendante du conseil antique. Le mot d’ordre était partout le même : lutter par conseils, par dons, par menaces contre la prédominance autrichienne en attendant le conflit armé. Et maintenant voilà qu’à un jour donné et à l’improviste les deux rivaux s’embrassent au lieu de se combattre ! Est-ce bien possible ? Que croire, que penser et surtout que dire ? Comment opérer soi-même, comment expliquer à d’autres ce changement de front ? Comment rassurer tous les amis et les protégés de la France qui, ne voyant plus où on les menait par ces sentiers ignorés, allaient se croire égarés ou abandonnés ? Le maréchal de Noailles n’avait pas eu tort, en effet, de prévoir le trouble que ressentiraient, devant une manœuvre inexpliquée, les États secondaires qui, depuis la paix de Westphalie, croyaient leurs libertés confiées à la garantie de la France. Ces vieux cliens de nos rois, pensant être livrés à la discrétion de l’Autriche, éprouvèrent un instant de consternation, et beaucoup d’entre eux étant protestans, ce furent les plaies religieuses de l’Allemagne si mal cicatrisées qui parurent prêtes à se rouvrir ; en un mot ce qu’on appelait, dans la langue diplomatique du temps, la balance de l’Europe, agitée d’un sursaut inattendu, semblait devenir folle.

Pour imprimer un tournant si court à la direction d’une politique séculaire, il n’aurait pas fallu moins que le mélange de fermeté et d’adresse qui fait les grands ministres. Ce n’était pas une œuvre d’une exécution facile que de se faire comprendre de ses propres agens, avant de les faire obéir et de leur expliquer par des traits assez nets pour être accessibles à tous les esprits, la cause, le but, la portée exacte du mouvement qui les surprenait, afin de leur inspirer la confiance qu’ils devraient ensuite communiquer autour d’eux. C’était toute l’œuvre de la royauté à reprendre en sous-œuvre et à remanier pour l’appliquer au nouveau système. Quel était le ministre de Louis XV qui fût à la hauteur d’une telle tâche ? Bernis, avec l’ouverture d’esprit dont il était doué, en aurait au moins compris la nécessité, mais Bernis n’était pas ministre, et Rouillé, plus jaloux que jamais de ses prérogatives, ne lui laissait pas même jeter un regard, encore moins donner un conseil ou un ordre en dehors, soit de l’affaire spéciale où il l’avait bien malgré lui pour associé, soit de l’ambassade d’Espagne où il était pressé de l’expédier. Et quant à ce piteux ministre, pour indiquer aux autres où ils devaient tendre, il ne lui manquait que de le savoir lui-même. Lui, comme tout le monde (mais moins excusable que d’autres parce que le fond des choses lui était connu), se laissait aller à l’illusion de croire que, parce que le traité du 1er mai ne contenait rien d’agressif dans sa forme extérieure, la paix allait être plutôt confirmée que troublée. La Prusse intimidée n’oserait bouger : on ajournerait indéfiniment par une délibération prolongée les vues grandioses de l’Autriche et on pourrait encore dormir quelques jours dans une nouvelle espèce d’équilibre. Aussi, après avoir prolongé le silence aussi longtemps qu’il lui fut possible et laissé les représentans le la France dans une incertitude pleine d’angoisse et dans une ignorance qui les couvrait de ridicule, quand il se décida à leur faire part des deux conventions dont le texte était déjà imprimé et publié dans toutes les gazettes d’Europe, il n’appela leur attention que sur le caractère purement défensif de ces actes. C’était bien le seul, en effet, qu’ils dussent faire ressortir, mais, pour leur intelligence personnelle, il aurait dû être accompagné de quelques commentaires. « Vous déclarerez, disait-il dans sa circulaire, que les cours de France et de Vienne n’ont eu d’autre but dans ces deux actes que de suppléer aux mesures qui manquaient pour mieux assurer la tranquillité de l’Europe ; que ces traités ne tendent à l’offensive de personne et qu’ils ne changent rien à ce système d’équité et de justice que ces cours ont pris pour règle de leur conduite. Mais, ajoutait-il, comme l’union dont le roi et l’impératrice viennent de resserrer les nœuds ne saurait être ni plus forte ni plus sincère, Leurs Majestés veulent qu’elle paraisse publiquement par l’intelligence de leurs ministres. Je ne doute pas que Sa Majesté Impériale en ait déjà prévenu son ministre à la cour où vous êtes, et l’intention du roi est que vous donniez à ce ministre toutes sortes de marques de confiance et d’amitié et que vous viviez avec lui dans la plus parfaite intelligence. » Il ne s’était pas évidemment demandé s’il était possible, entre rivaux qui s’étaient tenus la veille encore en suspicion, de faire naître la confiance à volonté et par commande. Point d’indication d’ailleurs d’une précaution à prendre pour un conflit possible. Quand la crise éclatera (et ce sera demain) elle trouvera la diplomatie française dévoyée, prise au dépourvu, privée de ses appuis naturels et posant en l’air.

Comment concilier pourtant cette sotte confiance dans un avenir pacifique qui s’était emparée de tous les esprits en France avec la nouvelle négociation promise à l’Autriche et qui ouvrait des perspectives toutes différentes ? C’est que, si cette transaction avait bien été reprise dans les termes convenus, elle n’avançait pas et, effectivement, tant qu’elle restait dans les conditions où on s’obstinait des deux parts à la placer, elle n’avait guère de chance d’aboutir. Louis XV tenait toujours, par une subtilité de conscience qu’il n’appartiendrait qu’à un moraliste expert en casuistique d’apprécier, à ne prendre personnellement aucune initiative contre la Prusse et à ne seconder les desseins agressifs que l’Autriche ne se cachait pas de préparer, que par un concours indirect, tel que subvention pécuniaire, conseils ou subsides donnés à des tiers, ou tout au plus par un plan de campagne dirigé contre l’Angleterre, de telle manière que, toutes ses troupes de terre se trouvant occupées, elle ne pût disposer d’aucun auxiliaire en faveur de son nouvel allié. Cette situation, si difficile à bien définir, avait pourtant été très habilement réservée par Bernis dans le mémoire qu’il avait dû tenir prêt pour être remis à Stahremberg dès le lendemain même de la signature du traité. « Le traité défensif qui vient d’être signé, y était-il dit, ne remédie qu’aux maux qui pourraient naître des circonstances présentes, il s’agit donc de prévenir ceux que les événemens ou les vicissitudes des choses humaines peuvent un jour occasionner, » et parmi ces dangers de l’avenir qu’on voulait prévenir, le mémoire signalait « les inquiétudes jetées dans l’esprit public par les ennemis déclarés ou cachés des deux puissances, sur le trouble porté par leur union dans la balance de l’Europe, et les intrigues, les cabales, peut-être les ligues auxquelles ces discours artificieusement semés pouvaient donner lieu. » Il était difficile de s’y mieux prendre pour donner au nouveau traité, si on venait à le conclure, l’apparence non pas de la contradiction, mais au contraire de la conséquence du précédent. Le tour était si adroit que Stahremberg ne put s’empêcher d’en faire compliment peut-être avec une pointe d’ironie à Bernis, en lui disant qu’on voyait bien que la rédaction était d’un et même de deux membres de l’Académie française (l’abbé de La Ville, premier commis des Affaires étrangères, était aussi du nombre des Quarante). Mais quand il s’agit de prendre des résolutions au lieu de tourner des phrases, l’embarras véritable reparut. Au fond la France et surtout Louis XV désiraient obtenir la plus grande partie possible des Pays-Bas, peut-être même la totalité, au moindre prix possible de concours effectif. L’Autriche, de son côté, se montrait disposée à restreindre ou à étendre ses promesses en proportion de la mesure plus ou moins grande, ou de la nature plus ou moins utile du secours qui lui serait prêté. De là une sorte de marchandage qui se prolongeait et un cercle vicieux dont il devenait, après quelques semaines de discussions, assez difficile de savoir comment on pourrait sortir[11].

À force de débattre sans avancer, on ne pouvait manquer de reconnaître qu’il y avait un événement, en soi nullement impossible, peut-être même aisé à prévoir, et qui mettrait tout le monde d’accord : ce serait le cas où le roi de Prusse lui-même, mal conseillé ou perdant patience, prendrait le premier le rôle d’agresseur. Le traité défensif entrant alors en vigueur, les scrupules de Louis XV tomberaient d’eux-mêmes, changeraient même de nature et feraient place à l’obligation de tenir loyalement sa promesse, Marie-Thérèse de son côté, disposant des troupes françaises dans la mesure qu’elle avait elle-même calculée d’avance, n’aurait plus de regret à se montrer généreuse.

Une provocation de Frédéric était donc la seule solution d’un débat qui ne semblait pas pouvoir en avoir d’autre. Si l’hypothèse n’avait rien d’attrayant pour la France, qui n’était pas pressée de courir aux armes, elle n’effrayait assurément pas Marie-Thérèse, dont une guerre prompte et réparatrice était le désir ardent et le dessein arrêté. Ce n’est donc pas lui faire tort que de supposer qu’au fond de l'âme elle faisait des vœux pour que l’ennemi dont elle croyait connaître et non calomnier les intentions, se laissât emporter à un acte de témérité qui ne ferait que montrer le fond de son cœur à découvert. « Ce sera peut-être, écrivait déjà, on l’a vu, le 27 avril, Stahremberg à Kaunitz, une faute du roi de Prusse qui nous permettra d’atteindre notre grand objet[12]. »

En attendant cet événement qu’il n’était pas en son pouvoir de provoquer, mais qu’elle ne fit rien pour prévenir, l’impératrice n’avait garde d’imiter l’insouciante inaction de la France, et ne perdit pas un jour pour se préparer à la crise suprême qu’elle voyait venir sans effroi. Sa tâche d’ailleurs était plus simple que la nôtre. N’ayant jamais considéré la paix d’Aix-la-Chapelle que comme une trêve, après avoir refait ses troupes épuisées, elle n’avait, dès le lendemain, rien négligé pour les maintenir sur le pied d’une prochaine mise en campagne. Sans se faire illusion sur leurs forces, et trop cruellement éprouvée pour se croire en état de tenir tête à elle seule à l’habileté de Frédéric comme à son incomparable organisation militaire, elle croyait avoir lieu d’espérer que le jour où elle devrait envoyer son armée sur le champ de bataille, elle ne tromperait l’attente d’aucun des alliés qu’elle appellerait à son aide.

Nul embarras non plus pour le choix et le maintien de ses alliances. À sa clientèle allemande, composée pour la plus grande partie d’États et de souverains catholiques, le traité qu’elle venait de signer ne causait aucun ombrage. Chacun comprenait, sans qu’elle eût besoin de l’expliquer, à quelle adresse il était dirigé, et c’était tout profit pour les protégés de l’Autriche de voir sa puissance accrue par l’appui moral et au besoin par le secours effectif de la France. De ce côté, elle n’avait pas de commentaire à ajouter et seulement des félicitations à recevoir. D’explication elle n’en devait qu’à ses deux alliés de la dernière guerre, l’Angleterre et la Russie, et elle ne tarda pas à la donner dans deux sens à la vérité bien différens.

Pour l’Angleterre, elle l’attendit dans une attitude de véritable défi. Le 9 mai, huit jours après la signature du traité de Versailles, et quand elle était seule encore à en avoir connaissance, elle donnait au ministre Keith une audience qu’elle lui avait fait longtemps attendre, et comme il voulait reprendre avec elle la justification, plusieurs fois essayée déjà, du traité de Westminster et son insistance pour obtenir qu’elle y fît adhésion. — « C’est inutile, dit-elle, il y a incompatibilité entre le roi de Prusse et moi, et rien sur la terre ne me fera entrer dans une alliance dont il fait partie. » — Puis, quand il essaya de faire allusion aux bruits qui couraient de son rapprochement avec la France : — « Pourquoi serait-on étonné, dit-elle encore en l’interrompant, que je prenne des engagemens avec la France après l’exemple que vous m’avez donné ? — Quoi, dit le ministre, vous lier avec le mortel et constant ennemi de votre personne et de votre famille ! je ne croirai jamais rien de pareil tant que je n’aurai pas vu de mes propres yeux la signature de Marie-Thérèse au bas d’un traité avec la France. » — « Sa Majesté m’a répondu, continue Keith, qu’elle était loin d’être Française par ses sentimens, qu’elle reconnaissait que cette cour a été son ennemie et en a usé mal à son égard, mais que dans la situation où on l’a laissée, par la paix d’Aix-la-Chapelle, par les cessions qu’on a exigées d’elle, alors et auparavant, on lui avait coupé bras et jambes, que n’ayant plus rien à perdre, elle n’a plus rien à craindre de la France, qu’elle n’est plus en état d’agir avec vigueur de ce côté, et qu’elle n’a plus qu’à prendre les arrangemens nécessaires pour garder le peu qu’on lui a laissé. J’ai répondu que je continuerais à ne pas croire possible qu’elle, impératrice et archiduchesse d’Autriche, pût s’humilier jusqu’à se jeter entre les bras de la France. — Non pas dans les bras, reprit-elle vivement, mais à côté de la France. »

Keith sortit dans un véritable état de confusion et de désespoir, déclarant qu’il n’avait rien pu contre l’influence de Kaunitz qui ensorcelait réellement l’impératrice[13].

Avec la Russie dans l’état d’irritation où était Elisabeth, une seule chose était à craindre, c’est que, partant trop tôt et avant l’heure, elle ne se fit écraser par les forces prussiennes sans qu’on eût le temps de lui venir en aide. Cette précipitation devait lui être d’autant plus naturelle que, son propre traité avec l’Angleterre l’autorisant à rapprocher ses troupes de la frontière prussienne, elle trouvait piquant de faire de cette faculté un usage tout opposé à celui qu’avaient prévu ses perfides alliés. Des conseils de prudence lui furent envoyés, et on eut même quelque peine à les lui faire accepter. Elle aurait voulu régulariser au moins et préciser, par des dispositions expresses, le concours qu’elle avait promis. On lui persuada d’attendre que le concert, sur ce point comme sur d’autres, fut établi avec la France. Mais elle n’en continua pas moins à abreuver de dégoûts le ministre anglais Williams et choisit même ce moment pour prendre une résolution inattendue qui ne laissait aucun doute sur ses sentimens. Elle admit officiellement, à sa cour, un envoyé français, ce qui n’avait pas eu lieu depuis la dernière guerre, et afin de rendre le contraste plus sensible à Williams, ce représentant de la France fut aussi un Anglais, mais un émigré jacobite, le chevalier Douglas, qui était déjà venu l’année précédente en Russie, chargé d’une mission secrète, qu’il n’avait pu remplir. On le reçut cette année à bras ouverts, présenté officiellement en audience publique, par le chancelier Bestucheff, qui déguisait mal sa rage d’y être contraint.

De tous les signes précurseurs d’une crise prochaine qui pouvaient éclairer et alarmer Frédéric, ce fut peut-être celui-là qui lui causa le plus d’émotion. Quand le fait de l’alliance lui avait été connu, quel que impression qu’il en ressentît au fond de l'âme et bien que l’on dît assez haut, autour de lui, que le coup tombait d’aplomb sur sa tête, il avait conservé assez d’empire sur lui-même pour ne donner aucun indice de trouble. Avec Valori, qui vint lui communiquer officiellement le texte des deux conventions non sans quelque embarras, il feignit de prendre au sérieux les protestations banales contenues dans la circulaire de Rouillé et témoigna son contentement de voir que, par suite de la neutralité convenue entre toutes les puissances, le fléau de la guerre serait épargné au continent de l’Europe. La même attitude d’indifférence un peu dédaigneuse fut prescrite à ses ministres à Paris et à Vienne. La seule marque d’impatience qu’il ne put contenir, ce fut un désir empressé de savoir si l’Angleterre était encore bien sûre, malgré ce changement inattendu, de tenir la Russie enchaînée par les engagemens qu’elle lui avait

[14] fait prendre. Ce fut la première question qu’il posa au ministre anglais qu’on lui envoya, Mitchell, dans l’audience même qui suivit son arrivée, et il la renouvela sans relâche, pendant les entretiens qu’il eut avec cet envoyé les jours suivans et qui ne tardèent pas à devenir tout à fait intimes.

Les réponses de l’Angleterre témoignèrent d’abord une pleine confiance dans le dessein de la Russie de faire honneur à sa parole, sentiment qu’elle ne pouvait pourtant guère éprouver, avertie comme elle devait l’être par les plaintes de son ministre à Pétersbourg. Mais il lui en coûtait de convenir qu’ayant obtenu la signature d’Elisabeth par une sorte de surprise et en abusant de son ignorance, elle n’avait pas le droit d’être trop difficile sur l’exécution d’une promesse due à des moyens d’une loyauté si douteuse. Aussi Frédéric, cessant bientôt d’ajouter foi à ses dénégations, mit-il en œuvre lui-même tous les procédés directs ou détournés, toutes les pratiques d’espionnage et de corruption alors en usage, pour découvrir ce qui pouvait le menacer sur cette frontière du nord dont il ne détachait jamais son regard sans inquiétude : et nulle discrétion ne régnant à Pétersbourg, la tsarine, elle-même, ne mettant nulle mesure dans ses paroles, il ne fut pas longtemps sans savoir ce qu’il avait à craindre. La trahison d’un secrétaire d’ambassade autrichien à Berlin même, la correspondance interceptée du ministre de Saxe à Vienne, lui firent savoir (avec quelque exagération peut-être, comme c’est le cas de tous les donneurs d’avis officieux) que, si rien n’était encore menaçant pour le présent, tout se préparait contre lui entre les deux cours impériales dans un avenir rapproché[15].

Son irritation fut extrême d’autant plus qu’un peu de confusion y était mêlé. Cette action commune de l’Autriche et de la Russie était, on l’a vu, le péril qu’il avait toujours redouté, et dont la crainte l’avait jeté dans les bras de l’Angleterre. Le fantôme reparaissait maintenant sous une autre forme, et à une démarche un peu précipitée, qu’autour de lui plus d’un censeur lui reprochait, il n’avait gagné que de doubler les deux armées impériales d’une arrière-garde de troupes françaises. Son parti fut pris à l’instant. Prævenire, s’écria-t-il, et non præveniri. Marcher droit sur la conjuration qui le menaçait, avant qu’elle eût eu le temps de se consolider et de s’affermir, pouvoir ainsi prendre successivement à partie ses deux ennemies, l’une après l’autre, sans attendre que leur jonction fût faite et devancer les décisions toujours lentes du débile cabinet de Versailles, tel fut le plan rapidement formé dans son esprit. Quelques semaines lui suffirent pour masser ses troupes sur les deux frontières qui pouvaient être menacées. Puis, tout étant mis en règle, il manda à Potsdam, le 16 juillet au soir, l’envoyé anglais Mitchell et le pria de faire savoir à sa cour que, dès le lendemain, il enverrait à l’impératrice une sommation d’avoir à s’expliquer sur ses intentions, et que si sa réponse n’était pas satisfaisante, il entrerait sur-le-champ en campagne. Mitchell, tout étourdi, se récria vivement et lui fit remarquer que, portant ainsi le premier coup, il permettait à l’impératrice d’invoquer les traités qui obligeraient ses alliés à la secourir et que c’était la guerre générale. — « Regardez-moi bien, dit alors le roi, en se mettant en face de lui, que voyez-vous sur mon visage : ai-je un nez fait pour recevoir des nasardes ? Par Dieu, je ne m’en laisserai pas donner. — Puis le conduisant devant un portrait de Marie Thérèse : — Cette dame veut la guerre, elle l’aura ! » — « Ma chère sœur, écrivait-il presque au même moment à la margrave de Bayreuth, je me réjouis beaucoup de savoir que vous vous occupez d’un opéra qui vous amuse. J’ai ici un opéra qui m’occupe un peu plus sérieusement… J’ai un pied dans l’étrier et je crois que l’autre ne tardera guère à y être[16]. »

La sommation que son ministre fut chargé de faire à Vienne était ainsi conçue : — « Vous demanderez une audience particulière à l’impératrice, et quand vous y serez admis, après les complimens ordinaires, vous lui direz en mon nom, qu’apprenant de beaucoup d’endroits les mouvemens que ses troupes faisaient en Bohême et en Moravie et le nombre de régimens qui s’y rendaient, je demandais à l’impératrice si cet armement se faisait pour m’attaquer… Si elle vous répond que chacun était maître de faire chez soi ce qu’il veut, tenez-vous-le pour dit et contentez-vous de sa réponse[17]. »

C’était, comme on voit, le prétexte habituel et banal qui précède toutes les déclarations de guerre ; nous n’en avons vu de nos jours même que trop d’exemples, et ce que nous savons aussi, c’est que, quand une rupture éclate entre des voisins aigris et rivaux, cette dénonciation d’armemens excessifs et menaçans est faite en général avec une égale conviction, au moins apparente, par les deux partis qui se mettent en guerre ; il est aussi également vrai que l’un et l’autre ont pris des précautions défensives pour fortifier la barrière qui les sépare. C’est alors question de mesure et surtout de date, il s’agit de savoir qui a commencé et imposé à l’autre la nécessité de se mettre en garde. C’est un point que les contemporains eux-mêmes ont de la peine à décider et qu’à la distance des siècles il serait impossible de résoudre. Naturellement dans le cas présent c’est, entre historiens de Prusse et d’Autriche, le sujet d’une controverse interminable, et Dieu me garde de me faire juge de leur différend[18].

Ce qu’il y a de certain, c’est que, si Frédéric armait jusqu’aux dents la frontière de la Silésie, Marie-Thérèse n’avait nulle intention de dégarnir celle de Bohême. Aussi, quand le ministre prussien arriva à Schœnbrunn porteur de sa sommation, tout était déjà prêt pour le recevoir. Il avait ordre de demander à voir l’impératrice en tête à tête, à part de tous ses ministres ; mais Kaunitz avait pris les devans, et devinant la nature du message, avait recommandé fortement à sa maîtresse de ne pas laisser échapper une syllabe qui pût être interprétée comme une promesse ou une obligation de désarmer. C’était jour de fête, anniversaire de la naissance d’un des archiducs. L’antichambre que Klingraeffen dut traverser était pleine de gens de cour dont tous les yeux furent fixés sur lui. Il trouva l’impératrice assise tenant un papier à la main. Quand il eut fait sa communication « dans les termes, écrit-il, les plus convenables et les plus décens, elle me répondit que cette affaire était si délicate qu’elle avait jugé convenable afin d’agir sûrement de coucher sa réponse par écrit et qu’elle allait me la lire elle-même… elle me dit alors que les affaires générales étant en crise, elle avait jugé à propos de prendre des mesures pour sa propre sûreté et celle de ses alliés, qui ne tendaient au préjudice de personne. » — Si la mise en demeure était sèche, la réponse ne l’était pas moins[19].

Pendant que Frédéric attendait le retour de son courrier avec impatience, mais sans beaucoup de doute sur la nature du message qu’il rapporterait, il reçut de son côté une demande d’audience du ministre français Valori : c’était la France qui se réveillait et Rouillé lui-même qui secouait enfin sa torpeur. La nouvelle des armemens opérés en Prusse sans mystère arrivait de tous côtés à Versailles, signalés surtout par le comte de Broglie, jeune diplomate aussi ardent qu’intelligent, qui, du poste intermédiaire de Dresde où il résidait, tenait l’oreille au vent, et entendait retentir des deux côtés le bruit des armes. On parut songer alors pour la première fois que deux têtes aussi fières et aussi chaudes que celles qui se faisaient face ainsi l’une à l’autre, pouvaient échanger autre chose que des complimens. Un défi lancé d’une part et relevé de l’autre, c’était assez pour qu’un appel fût fait au secours promis par le traité. Il était vraiment temps d’y songer. Valori fut donc chargé de prévenir le roi de Prusse que, s’il attaquait l’allié de la France, la France se verrait obligée de le défendre. Une commission désagréable était toujours difficile à accomplir auprès de Frédéric, et Valori, qui connaissait l’épreuve, le savait mieux que personne. Il se présenta donc timidement et fit sa commission d’un ton bas et d’une voix hésitante. « Voilà qui est bien, monsieur, dit le roi, voilà qui est bien », et il lui tourna le dos. À la vérité, le lendemain il lui fit parvenir, par son ministre Podewils, une justification en assez bons termes de sa conduite et un exposé de ses griefs contre l’impératrice. Mais, Valori ayant voulu profiter de cet intermédiaire plus poli pour faire parvenir encore quelques conseils de modération : « Les propos de Valori sont d’un sot, répondit le roi, communiquez-lui la réponse de Vienne[20]. »

Elle était arrivée, en effet, cette réplique hautaine, et ce ne fut pourtant pas encore la dernière parole échangée dans cette suprême veillée des armes. Il y eut une dernière sommation adressée à l’impératrice, mais celle-là si singulièrement outrageante qu’il n’était pas même besoin de la relever. On a peine vraiment à comprendre par quel plaisir de bravade et de cynisme inutile Frédéric osa faire dire à une femme, et à une souveraine, qu’il exigeait d’elle « une déclaration formelle et catégorique donnée par écrit ou en présence des ministres de France et d’Angleterre, qu’elle n’avait nulle intention de l’attaquer ni cette année ni la suivante. » Quelle valeur (autre que le plaisir d’humilier une ennemie) aurait pu avoir à ses yeux une parole donnée dans des conditions qui en auraient fait une sorte de pénitence et de confession publiques ? Une dénégation dédaigneuse était commandée à Marie-Thérèse par le soin de sa dignité. Elle s’appliqua cependant encore à la rédiger en termes assez bien ménagés pour laisser à la question insolente qui lui était posée son caractère odieux de provocation, et en envoyant le texte à Stahremberg, elle ne manqua pas d’ajouter que, sans se dissimuler les périls d’une lutte à laquelle rien ne la préparait, « elle aimait mieux pourtant que les choses se fussent passées de manière que, le roi de Prusse étant incontestablement l’agresseur, les cours de France et de Russie ne pussent se soustraire à l’obligation qu’elles avaient contractée de la secourir[21]. »

Effectivement, le 26 août 1756, trois mois après la conclusion du traité de Versailles, le roi de Prusse passait en armes la frontière de Saxe, mettant le comble à son audace par l’invasion d’un territoire neutre, appartenant à un voisin faible et sans défense. Le dé était jeté et la lutte s’engageait de nouveau, comme déjà à deux reprises, entre les mêmes combattans, animés des mêmes passions et se donnant rendez-vous sur les mêmes champs de bataille. C’était chez Frédéric même dédain de tout scrupule, même élan dans l’attaque, même rigueur intraitable dans l’exécution ; chez sa fière rivale, un tel sentiment de son droit qu’une fois violé, rien ne pouvait lui faire oublier l’injure. Etaient-ce pourtant les mêmes scènes qu’on allait revoir ?

Non, il y avait une différence, une seule, mais suffisante pour changer toute la face des événemens. Les tenans du duel étaient bien pareils, mais leurs seconds avaient interverti leurs rôles. La France prenait aux côtés de l’Autriche la place occupée par l’Angleterre, qui allait la remplacer elle-même auprès de la Prusse.

J’aurais bien mal fait saisir le sens des faits dont j’ai présenté la suite, s’il n’était facile au lecteur de comprendre comment ce croisement s’est opéré sous l’empire d’une nécessité qu’Angleterre et France ont dû également subir, mais dont l’une a eu le bon esprit de tirer parti de bonne heure, tandis que l’autre ne s’y est prêtée que tard et maladroitement.


Les alliances politiques n’ont qu’un temps : fondées sur des intérêts communs, elles se refroidissent et se relâchent quand les intérêts se séparent, et sont rompues bientôt, qu’on le veuille ou non, dès que les intérêts se contrarient.

L’alliance de l’Autriche et de l’Angleterre était fondée sur l’intérêt de poursuivre un ennemi commun, la France. Elle a dû cesser quand l’Autriche a vu s’élever en face d’elle un autre ennemi plus redoutable qui la menaçait dans sa grandeur et même dans son existence, qu’elle avait toute raison de craindre, mais que l’Angleterre n’avait aucun motif ni de combattre, ni de haïr.

L’intérêt commun qui fondait l’alliance de la France et de la Prusse, c’était le désir et le dessein d’abattre la domination autrichienne : elle devait cesser quand, cette puissance autrefois si redoutable étant suffisamment atteinte, la France n’avait nul motif de tendre à l’affaiblir davantage ; tandis qu’une ambition naturelle portait la Prusse à pousser plus loin un amoindrissement nécessaire pour établir sa propre prépondérance en Allemagne.

Entre l’Autriche et l’Angleterre, la dissidence éclata de bonne heure et la rupture se fit ouvertement. Les ménagemens et les retards répugnaient au caractère impétueux de Marie-Thérèse, et la publicité était commandée par la nature même des institutions anglaises qui soumettaient tous les actes d’un cabinet responsable au contrôle d’un parlement.

La dissimulation naturelle à Frédéric, l’indécision de Louis XV et de ses conseillers, rendirent la séparation de la France et de la Prusse plus tardive et moins apparente, mais elle était faite, en réalité, et consommée avant d’être produite au jour.

Dès lors tous les liens qui tenaient unie jusque-là la société européenne se trouvant usés ou brisés, et l’isolement n’étant pas longtemps possible aux États plus qu’aux individus, rien de plus simple que deux groupes se soient formés précisément opposés à ceux qui venaient de se dissoudre.

Le traité de Westminster n’eut pas d’autres causes ni d’autre origine. C’était, de la part de l’Angleterre, la déclaration qu’elle ne comptait plus sur l’Autriche, et de la part de la Prusse, qu’elle n’avait plus rien à demander à la France. De là, pour l’une comme pour l’autre, un vide à combler, un auxiliaire à remplacer, une balance de forces à rétablir : la nouvelle union était destinée à y pourvoir. C’est le mouvement naturel du corps qui, lorsqu’un appui lui manque, se porte instinctivement d’un côté à l’autre pour retrouver son équilibre. Si Frédéric eût mis plus de franchise à prévenir la France de sa séparation, quand il la préparait, et, quand elle fut consommée, une insolence moins blessante à la faire connaître, tout État ayant le droit de penser avant tout à soi-même, aucun reproche n’aurait pu lui être justement adressé.

L’alliance autrichienne présentait pour la France le même caractère et pouvait se justifier par les mêmes motifs : et c’est bien ainsi qu’elle était offerte par Kaunitz, quand il vint, au nom de sa souveraine, la proposer à Paris. Nulle action immédiate, nulle association à une entreprise précipitée et périlleuse, n’était alors réclamée de la France en retour du secours éventuel qui lui était assuré contre l’infidélité déjà prévue de la Prusse. D’ailleurs la France était alors en situation de ne payer ce service qu’au prix qu’il lui aurait convenu de fixer. Elle sortait d’une grande guerre dont les résultats matériels avaient pu paraître insuffisans, mais dont les victoires de Maurice de Saxe avaient relevé l’effet moral. Son armée s’y était montrée à la hauteur de ses meilleurs jours. Un instant ébranlée, sa puissance maritime et coloniale lui avait été restituée tout entière, et l’Angleterre fatiguée ne paraissait encore nullement pressée de rentrer en lice. Si la France eût eu à ce moment un gouvernement et un souverain dignes d’elle, il n’y a point d’alliance où elle ne fût entrée en maîtresse, en choisissant son rôle et sa place à son gré, soit pour attendre, soit pour agir. L’ardeur que Marie-Thérèse mettait à rechercher les bonnes grâces de Louis XV donne la mesure des sacrifices qu’elle aurait faits pour les obtenir.

Mais une fois cette occasion perdue, lorsque, après des tergiversations et des temporisations de toute nature, la France se décida à prêter l’oreille aux paroles qui lui furent glissées en secret et dans l’ombre et à y répondre elle-même du ton le plus bas comme si elle eût eu peur de l’écho de sa voix, le temps avait marché, la face des choses était changée et tous les rôles étaient renversés. La France avait une guerre redoutable à soutenir, et à la veille de l’aborder, l’abandon de la Prusse, que sa crédulité n’avait su ni prévenir ni prévoir, la condamnait à un isolement d’autant plus mortifiant et plus cruel que, s’il était inattendu, il n’aurait pas dû l’être. L’alliance autrichienne, d’utile secours qu’elle était encore la veille, devenait une impérieuse nécessité. Marie-Thérèse acquérait par là le droit d’en régler les conditions. Il n’est pas étonnant qu’elle en ait usé pour tenir à sa disposition l’armée française en se réservant à elle-même, dès qu’elle pourrait se croire ou se dire attaquée, le choix du jour et du lieu du combat. Le texte du traité de 1756 porte l’empreinte de cette sujétion de la dernière heure. L’exécution devait, on le sait, s’en ressentir plus tristement encore.

Dans l’opinion commune qui a condamné cet acte fameux, il y a, comme dans l’expression de la plupart des sentimens populaires, une distinction à faire et une confusion à dissiper. S’agit-il du principe même de la politique qui a dicté alors la ligne politique adoptée par le gouvernement de Louis XV ? Rien de moins fondé que la censure dont on l’a frappé. L’intérêt aurait conseillé de la suivre, quand même on n’aurait pas fait la faute de s’y laisser contraindre par la nécessité. Mais de la faiblesse et de l’impéritie qui en ont retardé, compromis et dénaturé l’application, l’histoire et la postérité ne sauraient porter un jugement trop sévère.


DUC DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue des 15 août, 1er septembre, 15 octobre et 1er novembre.
  2. Kaunitz à Stahremberg, 4, 22 février, 3 avril 1756 (Archives de Vienne). — Le dessein de l’Angleterre de former une coalition contre la France est signalé par Marie-Thérèse elle-même dans une lettre écrite (après la conclusion du traité avec la France) à son beau-frère, Charles de Lorraine, où elle lui explique les motifs qui l’ont empêchée d’y entrer, — « Peu s’en faut, dit-elle, qu’on ne m’ait formellement proposé d’entrer dans cette alliance, sous le faible prétexte de former une ligue formidable contre la France. » — (Marie-Thérèse à Charles de Lorraine, 14 mai 1756. — Archives de Bruxelles.) — Bernis, de son côté (Mémoires, t. I, p. 260), mentionne la crainte de cette chance parmi les motifs qui amenèrent le traité dont il fut l’auteur. « Si le roi, dit-il, refusait l’alliance de la cour de Vienne, il risquait de voir l’impératrice prendre des mesures avec l’Angleterre, et ne pouvant plus compter sur l’alliance de Berlin, il se trouvait par là exposé à la ligue des principales puissances d’Europe. »
  3. Stahremberg à Kaunitz, 27 février, 11 mars 1756 (Archives de Vienne).
  4. D’Arneth, t. IV, p. 434-435. — Beer, p. 361 et suiv. — Martens, Traité de la Russie avec l’Angleterre, p. 206 et suiv.
  5. Mémoires de Bernis, t. I, p. 264.
  6. Il n’y eut, comme on voit, entre la notification faite par Stahremberg à Bernis et la convocation du Conseil, qu’un intervalle de trois jours. C’est donc à tort que Bernis soutient qu’il passa plus d’une semaine à s’épuiser en efforts pour amener d’avance les membres du Conseil à ne pas faire d’opposition à la signature du traité défensif. Ce n’est pas la seule inexactitude que j’aie eu à relever dans le récit de Bernis.
  7. Bernis, Mémoires, t. I, p. 265, 266. ~ Stahremberg à Kaunitz, 2 mai 1756 (Archives de Vienne). — Bernis affirme que ce memorandum, où toutes les questions relatives à la négociation future devaient être traitées, avait été exigé de lui par Stahremberg qui aurait même voulu en être mis en possession avant la signature du traité défensif, et qu’il eut beaucoup de peine à le faire départir de cette exigence. Il y a quelque exagération dans cette assertion. Je n’ai pas aperçu, dans les dépêches de Stahremberg, trace de cette exigence absolue, ni de l’effort qui aurait été nécessaire pour l’écarter. Mais il est moralement certain que la remise du mémoire, comme indice de la négociation à poursuivre sur des bases plus larges, était convenue, et que, sans cette assurance, la signature du traité défensif n’aurait pas eu lieu. C’est ce que paraissaient avoir ignoré, avant l’ouvrage de M. d’Arneth et avant la publication des Mémoires de Bernis, tous les écrivains qui avaient fait le récit du traité de 1756.
  8. Je trouve cette appréciation de la situation dans le journal tenu chaque jour pendant plus de trente années par le prince, depuis maréchal de Croy, document très curieux qui languissait ignoré dans la bibliothèque de l’Institut, et que M. le vicomte de Grouchy y a véritablement découvert. Il se propose, et tout le monde lui en saura gré, d’en faire connaître au public au moins les parties les plus intéressantes.
  9. M. d’Arneth fait remarquer en effet (et j’ai pu vérifier cette assertion par la lecture des dépêches de Stahremberg) que la part prise par Mme de Pompadour, dans cette première phase de la négociation fut presque nulle. Après la première conférence tenue à Babiole, elle ne paraît plus, et son nom n’est plus prononcé dans aucune des entrevues de Stahremberg avec Rouillé et avec Bernis. À la vérité, Flassan, dans l’Histoire de la Diplomatie française, t. VI, p. 47, cite une pièce qu’il dit avoir été remise par Stahremberg à la marquise le 20 avril, jour même du Conseil où la signature du traité défensif fut résolue. Mais il ne donne pas l’origine de ce document dont M. d’Arneth conteste très légitimement l’authenticité. La pièce ne contient en effet que les raisons très générales en faveur du traité, et à cet égard Mme de Pompadour n’avait aucun besoin d’être convaincue. La véritable influence de la marquise s’exerça un peu plus tard quand il s’agit de faire entrer Bernis au ministère au lieu de Rouillé, et là Stahremberg ne conteste pas qu’il eut alors besoin de faire appel à tout son crédit. Les questions personnelles étaient, en effet, essentiellement de la compétence de la favorite, et les seules auxquelles elle prît un véritable intérêt.
  10. Pol. Corr., t. XII, p. 424.
  11. D’Arneth, t. IV, p. 446-454, 465-468 : Rapport du comte de Stahremberg. — Réponse du roi très chrétien, 2 mai 1756 (Archives de Vienne).
  12. D’Arneth, t. IV, p. 469.
  13. Keith à Holderness, 14 mai 1756 (Record office). — La dépêche est très longue et contient beaucoup de détails curieux, en particulier une plainte de Marie-Thérèse sur le peu d’égards qu’on témoigne généralement à l’empereur.
  14. D’Arneth, t, IV, p. 460. — Pol. Corr., t. XII, p. 482 ; t. XIII, p. 15.
  15. Valori à Rouillé, 11 mai, 12, 19 juin 1756 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères). — Mémoires, I, p. 302-304. — D’Arneth, t. IV, p. 460-476, 489. -Pal. Corr., t. XII, y. 327, 338, 356.
  16. Schœffer, Siehenjährige Krieg, p. 196. — Pol. Corr., t. XII, p. 405.
  17. Pol. Corr. Frédéric à Klingraeffen, ministre à Vienne, 18 juillet 1756. — Pol. Corr., t. XIII, p. 90.
  18. Au moment où ce travail était sur le point d’être termine, j’ai eu connaissance d’un écrit publié tout récemment à Berlin et où ce point est discuté avec des renseignemens nouveaux, pour aboutir à une conclusion différente de celle qui est généralement soutenue par les écrivains prussiens. M. Max Lehmann (Friedrich der Grosse und der Ursprung des siehenjährigen Krieges) se propose, à la vérité, de réfuter sur plusieurs points ce qu’il appelle la légende de Frédéric, et il établit que les armemens de Marie-Thérèse en Bohême étaient sans aucune proportion avec ceux que Frédéric avait faits en Silésie, et que de plus, l’entrée de la Bohême étant plus difficile à garder que celle de la Silésie, des précautions défensives étaient, de ce côté, beaucoup plus nécessaires.
  19. Ranke, p. 218. — Pol. Corr., t. XIII, p. 163-215.
  20. Rouillé à Valori, 15 juillet. — Valori à Rouillé, 29 juillet 1756 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères). — Mémoires de Bernis, t. II, p. 200. — Pol. Corr., t. XIII, p. 69.
  21. Pol. Corr. t. XIII, p. 465. — D’Arneth, p. 486.