L’Alliance autrichienne (Traité de 1756)/02

L’Alliance autrichienne (Traité de 1756)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 5-37).
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ÉTUDES DIPLOMATIQUES

L’ALLIANCE AUTRICHIENNE
(TRAITÉ DE 1756)

II.[1]
LA GUERRE D’AMÉRIQUE

J’ai déjà eu occasion de constater que la paix signée à Aix-la-Chapelle n’avait pleinement satisfait aucune des puissances qui l’avaient conclue, mais c’est en Angleterre surtout qu’une grande partie de la nation l’avait apprise avec déplaisir. Ce sentiment était vif en particulier dans les cités commerçantes et maritimes, et dans les colonies britanniques fondées en Orient ou dans le Nouveau Monde. Le mécontentement s’y exprimait assez haut pour inquiéter le ministère anglais, car le développement de la puissance commerciale et coloniale de l’Angleterre devenant chaque jour plus considérable, ceux qui représentaient ces deux ordres d’intérêts prenaient par là même une influence croissante dans la direction de la politique : « Il est étonnant, écrivait l’ambassadeur de France, le duc de Mirepoix, à la suite de la première élection parlementaire dont il fut témoin, combien les prochaines Communes contiendront de marchands et de créoles. » Des deux classes ainsi désignées, l’une n’avait pu voir sans regret la liberté de la navigation et du trafic rendue au commerce français, au moment où des croisières, partout serrées, allaient réussir à le bannir de toutes les mers ; l’autre ne pouvait se consoler d’avoir dû renoncer à des acquisitions déjà considérables qui en frasaient espérer de plus désirables encore. Le principe de restitution réciproque qui était la base du traité ne les touchait que médiocrement. Peu importait à des négocians et à des colons anglais que l’Autriche fût rentrée en possession des Pays-Bas, du moment où il avait fallu, en échange, débloquer les ports de Nantes et de Bordeaux et rendre, avec Louisbourg et le cap Breton, la clef de la porte du Canada qu’on croyait déjà ouverte. Tous les sacrifices leur semblaient avoir été faits à leurs dépens : et loin que la perspective d’une nouvelle lutte leur causât aucune répugnance, rien ne leur semblait plus à souhaiter que de voir reprendre, sur l’Océan, ce tête-à-tête clos deux marines dont le résultat avait été si glorieux pour le pavillon britannique et si triste pour le nôtre.

Une paix reçue de si mauvaise grâce par une partie notable et influente de ceux qui avaient à en subir et à en exécuter les conditions devait, comme on l’a vu, même en Europe, être assez imparfaitement observée et demeurer toujours précaire. Mais la difficulté de la faire respecter, — je dirais volontiers, de la faire prendre au sérieux, — était grande surtout dans les régions lointaines où des établissemens fondés par la France et par l’Angleterre étaient placés côte à côte, sur les mêmes plages. Là c’était l’application même du traité qui faisait naître des contestations de toute sorte. C’était chaque jour une occasion nouvelle de querelles entre voisins qui, venant de se battre et regrettant de ne pas continuer, étaient si peu d’humeur à s’entendre. De là des conflits aussi fréquens que si aucun traité n’était intervenu et, par suite, le spectacle singulier de soldats français et anglais en venant aux mains dans l’ancien et dans le nouveau Monde, pendant qu’à Londres et à Paris les ambassadeurs des deux cours vivaient dans une apparente cordialité.

Cet état étrange qui n’était ni la paix ni la guerre, ou plutôt la guerre continuée en pleine paix, se présentait sous des aspects différens, suivant la nature, différente aussi, des positions que les deux nations avaient prises à ces points opposés du globe. Dans le vieux continent asiatique, sur la rive orientale de la mer des Indes, le contact entre elles n’était pas direct, les deux gouvernemens ayant remis le soin de leurs intérêts à des compagnies privilégiées, dont la destination primitive était d’ouvrir des comptoirs de commerce, non de fonder des colonies au sens propre du mot. Ces sociétés commerciales ne disposaient que de la mesure de forces nécessaire pour assurer leur existence au milieu des populations indigènes qui les entouraient. N’ayant en principe point de conquêtes à faire, elles n’auraient pas dû avoir, non plus, de motif naturel d’entrer en lutte. Leur rivalité n’en était pas moins devenue très ardente, et donnant lieu à des conflits armés. Elles avaient soin seulement de ne pas guerroyer en leur propre nom, et de n’intervenir que comme auxiliaires de petits souverains locaux dont elles se disputaient le patronage, et auxquels elles prêtaient appui dans leurs luttes intestines : concours qui était rarement gratuit et que les protégés payaient à leurs protecteurs par des cessions de territoires ou de souveraineté. C’était un mode de conquête déguisé qui ne trompait personne. Deux hommes du plus haut mérite, La Bourdonnais et Dupleix, qui n’eurent qu’un tort, celui de ne pouvoir s’entendre, avaient pratiqué ce procédé d’annexion prétendue volontaire, avec assez d’habileté et d’audace pour acquérir à leurs compagnies et, par là même, à l’influence française, une autorité prépondérante que leurs émules britanniques ne pouvaient supporter qu’en frémissant.

Tout autre était l’état des choses, au-delà de l’Atlantique, sur ce continent américain qui ouvrait depuis deux siècles un si vaste champ à l’ambition de tous les coureurs d’aventure. Là, il ne s’agissait plus seulement de protéger et de développer les opérations de quelques centres commerciaux ; c’étaient des communautés d’émigrans qui étaient venues s’asseoir sur le sol du Nouveau-Monde, pour en prendre possession, y vivre, s’y propager, y fonder des cités à l’image et en souvenir de celles qu’elles avaient laissées sur la terre natale. Régies, organisées, tenues en tutelle par la métropole, ces filles dociles avaient droit de compter sur l’appui de leur mère. C’était, en réalité, pour chacun des États dont elles émanaient, comme une portion du territoire national transportée au-delà de l’Océan. Rien donc n’eût été plus important que de fixer, par un règlement adopté d’un commun accord, les limites des stations occupées par les deux nations, surtout lorsque (comme c’était le cas le plus fréquent) elles étaient contiguës, et de déterminer en même temps d’avance, dans les espaces encore inhabités, le champ auquel chacune d’elles pourrait prétendre pour de futurs développemens. Il se trouvait, au contraire, que dans les traités qui, depuis le commencement du siècle, étaient intervenus entre la France et l’Angleterre, la ligne de démarcation des frontières qui devaient borner leurs possessions américaines était restée sur plus d’un point indécise, absolument comme si on avait voulu, d’avance, se réserver des cas de guerre pour l’avenir. C’est ainsi que le traité d’Utrecht, en confirmant, dans son article XII, la pleine possession de la France sur le Canada, en avait détaché, pour en faire cession à l’Angleterre, la petite péninsule d’Acadie, située en face du golfe Saint-Laurent et ne tenant au continent que par une étroite langue de terre ; mais l’article avait négligé de dire à quelle étendue de territoire était attribué ce nom d’Acadie, et si on devait y comprendre, outre la presqu’île elle-même, quelque partie de la terre ferme à laquelle elle était attachée et qui en ouvrait l’accès. On disputait encore sur ce point quand, la guerre ayant éclaté de nouveau en 1741, ce litige, comme tous ceux qui partageaient les deux États, s’était trouvé, par le fait, suspendu.

Les plénipotentiaires d’Aix-la-Chapelle auraient été naturellement appelés à le trancher ; mais ceux-ci, fidèles jusqu’au scrupule à leur principe de remettre toutes choses au point où la guerre les avait trouvées, n’eurent garde de se montrer plus explicites que leurs devanciers. Par un arrangement verbal qui ne figura pas même dans le texte du traité, ils convinrent que la question des limites de l’Acadie serait, ainsi que plusieurs autres de la meure nature, renvoyée à l’examen de commissaires spéciaux, choisis par les deux gouvernemens et qui se réuniraient à Paris pour en préparer la solution.

Cette manière de se décharger sur l’avenir des embarras présens, ayant produit de fâcheuses conséquences, a été sévèrement critiquée. Rien cependant de plus explicable quand on se rappelle les incidens de la négociation qui avait précédé le traité. Le maintien d’un accord constant et complet entre les plénipotentiaires anglais et français avait été le seul moyen d’obtenir ou plutôt d’arracher l’adhésion de l’Autriche. Ces deux envoyés n’avaient donc dû avoir rien de plus à cœur que d’éloigner tout ce qui aurait pu devenir entre eux le sujet d’une dissidence. On ne voit pas trop d’ailleurs quelle eût été leur compétence pour trancher, à de telles distances du lieu du conflit, des questions auxquelles ils n’avaient probablement songé de leur vie, et le temps manquait pour une étude prolongée. Enfin ne pouvaient-ils pas assez raisonnablement penser que, puisque le différend avait déjà duré une fois plus d’un quart de siècle sans donner lieu à de trop graves désordres, on pouvait prendre encore quelques mois ou même quelques années de plus pour en traiter de sang-froid entre gens qui en connaîtraient mieux la nature ?

Seulement, ils n’avaient pas suffisamment réfléchi que sept années d’hostilités ouvertement déclarées et activement poursuivies sur les territoires litigieux eux-mêmes, avaient dû singulièrement échauffer les esprits et aggraver les difficultés. Pendant que les commissaires, tenant séance à Paris, s’appliquaient à débattre, sans parvenir à s’entendre, les titres qui appuyaient les prétentions opposées, les parties prétendantes elles-mêmes étaient restées en présence et en armes sur le sol contesté, appliquant leurs droits comme elles l’entendaient, et décidées à prévenir tout empiétement sur ce qu’elles regardaient comme leur domaine légitime. Et ce n’était pas seulement sur la frontière de l’Acadie et du Canada que régnait cet esprit de défiance et de provocation réciproques. La situation était la même sur beaucoup d’autres points de ces vastes contrées, sur les bords des grands lacs Erié et Ontario, au pied des monts Alleghany, sur les rives du Mississipi et de son principal affluent l’Ohio, ou, comme on l’appelait alors, la Belle-Rivière ; partout en un mot, où avaient été fondées pendant la guerre de petites stations anglaises et françaises, à portée et en regard les unes des autres et se menaçant derrière des forteresses élevées pour leur défense. C’étaient entre les commandans de ces postes des disputes journalières qui aboutissaient souvent à des rixes sanglantes, dont le récit parvenu en Europe donnait lieu à des réclamations d’une aigreur croissante entre les deux gouvernemens. Cet état irrégulier et inquiet se prolongeait déjà depuis plusieurs années quand un incident, auquel diverses circonstances donnèrent un éclat inattendu, vint révéler toute la gravité de la situation.

Un officier français d’un grade élevé et tenant par des relations de parenté à des familles considérables, M. de Jumonville, envoyé par son chef, le commandant du fort Duquesne, pour faire une reconnaissance, tomba dans une embuscade préparée par un parti d’Anglais et de sauvages et fut laissé mort sur la place. Les Français accourus pour le venger vinrent mettre le siège devant la forteresse d’où étaient partis les agresseurs et qui était rime des plus considérables de celles que l’Angleterre avait élevées sur l’Ohio. Le siège dura plusieurs jours, la petite citadelle étant héroïquement défendue par un capitaine dont le nom acquit tout de suite, par ce fait même, une réputation qui ne devait que s’accroître. Il s’appelait George Washington.

Le meurtre en guet-apens d’un officier supérieur, le siège mis devant une place forte, c’étaient là, surtout dans un temps où l’appel aux armes était plus fréquent et répugnait moins aux mœurs que de nos jours, deux sujets de guerre très suffisans pour mettre aux prises deux nations qui ne s’aimaient guère, et de part et d’autre, on apprit, non sans quelque surprise, que le moment pouvait être venu de se préparer à rentrer en lutte. Mais l’impression fut loin d’être la même dans les deux pays. En Angleterre le roi et son cabinet témoignaient une vive contrariété qu’il y avait tout lieu de croire sincère. Les affaires du continent les touchaient plus que celles d’outre-mer, et le parti qui les appuyait au Parlement, composé surtout de propriétaires fonciers, redoutait les frais inévitables de toute expédition militaire et gardait un souvenir pénible des charges qu’ils avaient dû si récemment supporter. Dans les villes de commerce et dans les ports, au contraire, ce fut, à la nouvelle qu’une forteresse anglaise était tombée entre les mains de soldats français, une explosion d’indignation affectée qui semblait provenir moins du ressentiment de l’injure que de la joie d’avoir trouvé un prétexte pour de nouveaux combats. Des scènes très vives eurent lieu à la Chambre des communes où le ministère fut accusé, comme c’était d’ailleurs l’usage constant de l’opposition, de délaisser les intérêts de l’Angleterre pour ne s’occuper que de ceux qui touchaient l’électeur de Hanovre. Par une coïncidence très fâcheuse, le chef parlementaire le plus habile, le sage Pelham, étant venu à mourir, son pouvoir fut dévolu tout entier à son frère, le duc de Newcastle, qui, relégué à la chambre haute, ne pouvait exercer le même ascendant et ne jouissait pas d’ailleurs de la même considération. L’entraînement belliqueux, excité chaque jour par une presse ardente, devint bientôt tel que le roi, en prononçant le discours habituel pour la clôture de la session du Parlement, ne put se dispenser de donner l’assurance qu’il saurait « garantir de toute usurpation les possessions qui faisaient la source de la richesse de l’Angleterre, » et un concert d’applaudissemens vint donner un commentaire significatif à une protestation qu’à dessein peut-être on avait laissée conçue en termes assez vagues.

Il n’y eut point en France le même partage de sentimens. Personne n’y désirait le retour de la guerre, ni la nation qui jouissait encore d’un repos chèrement payé, ni le roi et ses ministres, engagés à cette heure même dans une crise de difficultés intérieures qui dataient de loin, mais qu’une grave complication faisait passer à l’état aigu. C’était, en effet, le moment le plus vif de la fameuse et ridicule querelle des refus de sacrement et des billets de confession, élevée entre le Parlement et l’Eglise pour l’application de la bulle Unigenitus qui avait condamné les jansénistes. Tandis que les évêques ordonnaient aux confesseurs de ne donner l’absolution aux mourans dont la foi était douteuse que moyennant une attestation écrite de leur adhésion à la sentence pontificale, le Parlement répondait aux mandemens épiscopaux en faisant appréhender au corps et jeter en prison les prêtres qui se conformaient à ces exigences. Le gouvernement, très ennuyé de l’agitation causée par ces prétentions contraires, intervenait entre les combattans avec ce mélange d’arbitraire et de faiblesse qui a toujours caractérisé les ministres de Louis XV : frappant tour à tour à droite et à gauche, exilant tantôt les prélats, tantôt les magistrats, et ne réussissant ni à les calmer, ni à les contenir, mais bien à les réunir tous contre lui. Et effectivement, il les trouva d’accord, malgré leurs dissidences, pour se refuser à des mesures financières que rendait nécessaires la pénurie du trésor causée par un détestable régime fiscal. Pendant la guerre, les Français avaient dû subir un impôt extraordinaire d’un dixième de leurs revenus, mais, la paix faite, ils comptaient en être déchargés. Au lieu de faire cette remise entière, le contrôleur général Machault d’Arnouville se borna à réduire la contribution au vingtième, mais en la faisant porter, pour alléger la masse des contribuables, sur les revenus de toute nature, y compris ceux qui étaient habituellement exempts par suite d’immunités ecclésiastiques ou nobiliaires. Une mesure, en elle-même si équitable et qui aurait dû être populaire, rencontra au contraire une opposition très vivo dans le Parlement, qui n’enregistra les édits royaux que par ordre et comme contraint et forcé, et dans les assemblées du clergé, qui se refusèrent à faire la déclaration nécessaire pour asseoir les contributions nouvelles. Même résistance dans les pays d’états comme la Provence, la Bretagne et le Languedoc. L’irritation générale fut même portée sur certains points à un degré qui fit craindre de sérieux désordres populaires. Mollement soutenu par ses collègues et finalement désavoué par le roi lui-même, Machault dut quitter la partie, et le décret fut retiré. Cette tentative impuissante n’avait fait que constater la détresse financière sans y porter remède : et la révélation n’avait rien d’encourageant pour regarder en face les ruineuses perspectives d’une guerre nouvelle.

Cette retraite du contrôleur général Machault eut encore une autre conséquence qui, dans la circonstance présente, avait une gravité toute particulière. On voulut épargner à ce digne serviteur, qui n’avait pas démérité, l’apparence d’une disgrâce, et à la place des finances qu’on lui retirait, il fut appelé au ministère de la marine. Il fallut alors chercher une compensation pour le titulaire de ce dernier département, et on n’en trouva pas d’autre que le ministère des affaires étrangères, laissé vacant au même moment par la mort de Saint-Contest. Jamais nomination ne causa plus de surprise et n’attesta mieux par quelles mesquines considérations de faveur et de complaisance l’indolence de Louis XV laissait disposer des plus importans services de l’État. Rouillé (c’était le nom du nouveau ministre que la grandeur même des événemens auxquels il s’est trouvé mêlé n’a pas pu rendre célèbre) était un ancien magistrat qui avait passé honorablement, mais sans faire preuve d’aucune distinction particulière, par les hauts emplois de l’intendance. Il était resté étranger par toutes ses habitudes aux intérêts qu’on lui donnait à gérer. « Rien ne l’appelait à ce poste, écrivait le ministre de Prusse à Frédéric, son incapacité étant généralement reconnue et plus grande encore pour ce département que pour aucun autre, à quoi il faut ajouter que ce ministre, ayant soixante-dix ans. n’aura que le temps d’achever son noviciat[2] et de s’instruire des élémens de la politique. — Je vois bien, répondait Frédéric, que M. de Rouillé n’est proprement que la marionnette de quelqu’un… il sera bien nécessaire que vous vous appliquiez à pénétrer qui peut être celui dont il suit les impulsions[3]. »

Par malheur, ce jour-là, Frédéric se trompait : Rouillé, comme plusieurs des hommes que Louis XV employait, n’était, à la vérité, propre qu’à faire une marionnette, mais aucune main ne le dirigeait, et l’étrange combinaison qui, à la veille d’une grande guerre dont tout annonçait que la mer serait le principal théâtre, donnait la marine à un financier et faisait d’un vieil intendant un diplomate malgré lui, n’était le fruit d’aucun calcul. C’était le hasard seul qui y avait présidé et en devait faire sortir les tristes conséquences. Pour commencer, Rouillé, tout étourdi de l’embarras de ses nouvelles fonctions, « dépérissant à vue d’œil, dit quelque part d’Argenson, par l’effroi des choses importantes qu’il avait à traiter », commença par épuiser la mesure de toutes les concessions possibles pour éviter d’entrer en querelle ouverte avec l’Angleterre. La compagnie britannique des Indes se plaignait de l’esprit entreprenant du gouverneur Dupleix : on le rappela ; et une convention signée à Londres restitua une partie de ses conquêtes, et replaça les deux compagnies sur un pied d’égalité que l’Angleterre ne devait pas tarder à faire tourner à son avantage.

Quant au différend américain, un projet de convention fut offert qui, sans faire droit à toutes les réclamations anglaises, en tenait pourtant assez de compte pour fournir une base très honorable de négociation. De plus, on proposait très sagement que, pour éviter de nouvelles rencontres, les territoires contestés fussent évacués d’un commun accord. Tout fut inutile : les ouvertures françaises étaient au premier moment favorablement accueillies par le ministère britannique, mais à la première manifestation de la Cité ou de la chambre tout le monde reculait et personne ne voulait plus y avoir même prêté l’oreille. Les ministres avaient même une assez singulière manière d’expliquer ces changemens de front. « Vous en prenez à votre aise, disait à l’ambassadeur de France le ministre Robinson (à qui le duc de Newcastle avait confié les affaires étrangères) ; vous procédez en sûreté sous l’autorité de votre roi, mais il n’en est pas de même pour nous, et c’est la tête du duc de Newcastle et la mienne qui répondront de tout ce que nous faisons avec vous. Puis ne voyez-vous pas, ajoutait-il, que le langage que nous tenons et les mesures que nous sommes forcés de prendre ne sont pas tant dirigées contre vous que destinées à faire tenir nos colons tranquilles ? ils n’ont déjà que trop peu de tendance à nous obéir. »

Si des déclarations de cette nature étaient destinées à rassurer l’ambassadeur, elles étaient loin d’atteindre leur but, car Mirepoix, en renvoyant un contre-projet qu’on lui communiqua en réponse à celui qu’il avait transmis, avertissait le ministre de Louis XV que les instans étaient précieux et que, si les conditions faites par l’Angleterre paraissaient acceptables, il fallait se hâter d’y adhérer, car, dans les circonstances actuelles, le moindre incident pourrait faire pousser les choses aux dernières extrémités[4].

Malheureusement le contre-projet anglais était conçu (peut-être à dessein) dans des termes à ne pouvoir même supporter la discussion. En s’adjugeant, en sus de la presqu’île d’Acadie, vingt lieues de territoire à prendre sur le Canada, et en neutralisant tous les abords du golfe Saint-Laurent, le projet de l’Angleterre bloquait la France dans ses possessions du Nord, et lui coupait toute communication avec les établissemens qu’elle avait fondés sur les bords des grands lacs et sur le Mississipi. L’esprit de conciliation et même de condescendance ne pouvait aller si loin : de bonne ou mauvaise grâce, il fallut bien se résigner à considérer la rupture comme imminente, et se demander ce qu’on avait à faire pour s’y préparer.

L’embarras était sérieux, et jamais, à vrai dire, gouvernement n’eut question plus délicate à résoudre. S’il était un fait qui eût été démontré dans le cours de la dernière guerre, c’était l’infériorité de la marine française et son impuissance à se mesurer sans désavantage avec les forces navales de l’Angleterre. Une série de défaites successives avait suffisamment appris que, ni pour la qualité, ni pour la quantité des vaisseaux, ni pour l’habileté et l’expérience des commandans, nos escadres ne pouvaient soutenir la comparaison avec celles, bien plus nombreuses, mieux armées et mieux dirigées, qui sortaient des ports britanniques, et quelques années, assez mal employées d’ailleurs, n’avaient certainement pas suffi pour faire disparaître cette inégalité. Si la dernière guerre n’avait pas fini par un échec complet, c’était uniquement aux victoires de Maurice de Saxe dans les plaines de. Flandre que cette consolation était due. Reprendre aujourd’hui l’expérience sur nouveaux frais, en se bornant à une action maritime, c’était marcher à un désastre certain.

Mais à quel point sensible pouvait-on atteindre l’Angleterre sur le continent ? Comment la forcer à venir tenter la fortune là où on pouvait se flatter de la lui disputer ? Elle considérait bien comme un intérêt de premier ordre, et qu’elle ne voulait pas laisser en souffrance, l’indépendance des Pays-Bas et la sécurité de la Hollande. Mais si les Etats-Généraux et l’Autriche restaient dans la neutralité, comme leurs représentans à Versailles l’annonçaient tout haut, on ne voyait pas trop sur quel prétexte on enverrait une armée française envahir la Flandre ou pénétrer sur le territoire de la République ; et on se ferait ainsi deux ennemis de plus, uniquement pour contraindre l’Angleterre à en prendre la défense. On pouvait à meilleur titre menacer l’électorat de Hanovre, mais il n’était pas sûr que le roi George, quelle que fût sa prédilection pour son patrimoine, obtînt facilement de ses sujets les sacrifices nécessaires pour le préserver. Puis, pour attaquer le Hanovre, il fallait traverser toute l’Allemagne, au risque de provoquer les réclamations de la Diète et peut-être la résistance des populations germaniques. Enfin le Hanovre avait un puissant voisin, toujours réputé allié de la France, dont la susceptibilité était facile à émouvoir et les desseins toujours mystérieux ; il fallait le prévenir et le consulter avant de prendre une résolution qui le toucherait de si près. En sorte que la question revenait à celle qu’on avait déjà dû poser plus d’une fois dans les instans décisifs : Que pensait le roi de Prusse de la crise nouvelle et quel rôle comptait-il y jouer ?

Tel que nous connaissons Frédéric, il n’avait pas l’habitude d’attendre, pour prendre son parti, qu’on lui fît une interrogation qui pourrait le gêner. Aussi, dès qu’il avait vu l’orage se préparer à l’ouest de l’Europe, il en avait suivi la formation d’un regard attentif et inquiet. Avec la perspicacité dont il était doué, la guerre lui avait paru inévitable, du moment où, comme il l’écrivait à son ministre Knyphausen, l’affaire était, en Angleterre, abandonnée au torrent de la nation, et il avait à plusieurs reprises averti les ministres français de n’ajouter aucune foi aux assurances de conciliation impuissantes ou simulées que leur ambassadeur recueillait de la bouche du roi d’Angleterre ou de ses secrétaires d’Etat : bienveillant avis qu’il accompagnait, suivant sa coutume, de railleries amères contre leur politique de coton et leur conduite de poule mouillée. Puis, à mesure qu’approchait le dénouement qu’il avait prévu, il éprouvait (sa correspondance l’atteste) un singulier mélange de sentimens. D’une part, son irritation contre les mauvais procédés de son oncle George était au comble : un incident récent venait même de le pousser à une véritable exaspération. A une demande d’indemnité qu’il avait formée pour des bâtimens de commerce capturés sans droit dans la dernière guerre, aucune réponse n’avait été faite et il avait dû, par représailles, suspendre le remboursement d’emprunts dus aux créanciers anglais par la banque de Silésie. L’éclat de sa colère était même tel, qu’on l’avait soupçonné de vouloir se faire justice lui-même en s’appropriant quelques districts du Hanovre. Il ressentait donc un malicieux plaisir à voir le parent dont il avait tant à se plaindre entraîné par l’impétuosité du sentiment britannique dans les embarras et dans les périls d’une aventure qui ne lui plaisait guère. Mais la situation pouvait aussi être envisagée sous un autre point de vue qui le touchait plus directement. Si la guerre, qui devient imminente, n’aboutit qu’à un duel dont la mer seule sera le théâtre, et où la France peut engager et même compromettre toutes ses ressources dans une partie inégale, que va-t-il lui arriver à lui-même et dans quel état va-t-il se trouver ? Ne restera-t-il pas exposé seul et sans allié possible à la coalition toujours menaçante de l’Autriche et de la Russie ? C’est la chance suprême dont il a failli être une fois victime, dont le fantôme hante toujours son imagination, et que l’intimité persistante des deux majestés impériales de Vienne et de Pétersbourg rend plus que jamais à craindre. Comment reprendre la situation si commode dont il a joui pendant les campagnes qui ont terminé la dernière guerre : quand tout le monde alors était en armes, lui seul en repos ; quand l’Angleterre étendait sur lui un bras protecteur ; et que l’Autriche était trop occupée à se défendre contre la France, pour être libre de poursuivre sa vengeance contre lui ?

Cette incertitude est la seule explication qu’on puisse donner de l’étrange attitude qu’on va lui voir prendre et qui a assez embarrasse les spectateurs pour mettre, à leur suite, les historiens même en défaut. C’est d’une part le conseil qu’il donne à plusieurs reprises à la France de prendre tout de suite une attitude agressive, dont la conséquence (qui assurément ne lui échappe pas) sera de rendre la guerre générale : et, en même temps, une précaution toujours adroitement prise pour que, si ses avis sont suivis, il ne soit pas obligé d’assumer lui-même le risque de concourir à leur exécution. Il fait, en un mot, tout ce qu’il faut pour étendre et enflammer le conflit, mais rien qui le compromette lui-même et l’engage à mettre son enjeu dans la partie.

Le voici, par exemple, qui dès le mois d’avril 1755, c’est-à-dire quand le Parlement anglais va se réunir, mande auprès de lui le ministre de France à Berlin, La Touche, agent (pour le dire en passant) assez médiocre et avec lequel, le jugeant tel, il entretenait en général peu de relations. Le prétexte de l’entretien était de lui remettre un nouveau modèle de canon de campagne que le ministre de la guerre, le comte d’Argenson, avait désiré connaître.

« Le roi de Prusse, écrit La Touche, m’ayant dit tout bas, mardi, à son audience, de le suivre dans son appartement lorsqu’il y entrerait, m’y a donné un entretien particulier d’une demi-heure qui a intrigué non seulement les ministres étrangers, mais aussi ceux du cabinet que ce prince n’avait pas prévenus. Comme on savait que Sa Majesté avait dit publiquement à Potsdam, et au souper de la reine, que la guerre entre les cours de France et de Londres paraissait inévitable, toutes les idées des curieux se sont fixées sur moi, et ils ont conjecturé que mon entretien avec ce prince avait roulé sur cette prétendue guerre, et de là beaucoup de raisonnemens vagues et que je n’ai pu mettre à leur véritable valeur. Le roi de Prusse m’a effectivement touché cette corde, mais après m’avoir remis lui-même un modèle en bois verni de canon de campagne avec tout ce qui est relatif à son service, et m’avoir donné des éclaircissemens sur son usage… « Eh bien ! me demanda ensuite ce prince, avez-vous quelques nouvelles détaillées de l’armement que vous faites à Brest ? » Et lui ayant répondu que je n’en savais rien que par les nouvelles publiques, il m’a dit : « Je vous confierai donc que j’ai appris par un canal bien sûr que tous les moyens de conciliation entre votre cour et celle de Londres paraissent aujourd’hui non seulement difficiles, mais impossibles à arranger. Les Anglais complètent leurs alliances en Allemagne et n’ont retardé [5] leur déclaration que pour se donner le temps de faire leurs préparatifs. » Si cela est vrai, répliquai-je, ils nous ont rendu un service, puisqu’ils nous ont donné, par ce délai, le temps d’achever les nôtres, de prendre toutes les précautions que les circonstances rendent nécessaires et de n’oublier aucune des mesures propres à assurer le succès d’une guerre que la nation anglaise entreprendrait contre ses véritables intérêts.

« Quant aux alliances, continuai-je, que le roi d’Angleterre veut augmenter en Allemagne, elles ne pourraient jamais égaler celles du roi, puisque celle qu’il a avec Votre Majesté est fondée sur des principes qui doivent la rendre éternelle. Il me dit alors : « Savez-vous, monsieur, le parti que je prendrais dans les circonstances présentes si j’étais roi de France ? Je ferais marcher, dès que la guerre sera déclarée, ou que les Anglais auraient commis quelque hostilité contre la France, un corps de troupes considérable en Westphalie ; je le ferais tout de suite entrer dans l’électorat de Hanovre ; et c’est le moyen le plus sûr de faire chanter ce c… » (le roi de Prusse qualifia le roi d’Angleterre d’une épithète qu’il est inutile de vous redire), puis il gagna son cabinet et me laissa seul dans son appartement[6]. »

On croira peut-être que ce n’était là qu’une boutade irréfléchie, et que, si Frédéric se retirait si promptement après l’avoir laissée échapper, c’est qu’il craignait d’en avoir trop dit. Nullement, et à la même date il donnait au même conseil un caractère tout à fait officiel en en faisant le sujet d’une instruction formelle adressée à Knyphausen : « Si la guerre est inévitable, lui écrivait-il, il ne faut plus douter alors que le roi d’Angleterre veuille la rendre générale, sur quoi il m’est venu une idée, s’il ne conviendrait pas à la France, supposé que ce prince lui déclare la guerre, d’envoyer alors d’abord un corps de troupes assez respectable tout droit au pays d’Hanovre pour s’en emparer et de demander à ce prince s’il n’aimera pas à rétablir la paix (sic). Quoique je voudrais bien que vous fassiez quelque insinuation à M. de Rouillé à ce sujet, il faut néanmoins que vous la fassiez bien adroitement et avec tous les ménagemens possibles pour ne pas donner lieu à ce ministre de supposer que je voudrais augmenter l’aigreur entre la France et l’Angleterre. Mais au cas que cette insinuation sache se faire par vous, vous ajouterez que, pour que la France puisse faire une pareille entreprise avec succès, il faudrait que cela se fît incontinent après la déclaration de guerre du roi d’Angleterre, et sans biaiser, avant que celui-ci puisse gagner le temps pour assembler force de troupes de ses alliés pour pousser la guerre au Rhin, en Italie et autres points contre la France. Je remets ceci à votre discrétion afin que vous vous y preniez avec toute la prudence possible[7]. »

Il n’était pas croyable, on en conviendra, que ce hardi donneur de conseils se fît illusion sur les conséquences du parti d’audace qu’il recommandait ; on ne pouvait penser qu’il supposât sérieusement qu’une armée française pût ainsi traverser l’Allemagne au pas de course sans exciter aucun ombrage, ni rencontrer aucune résistance ; il était donc assez naturel d’espérer qu’il serait disposé à prendre sa part des périls et des difficultés qu’il ne pouvait manquer de prévoir, et en tout cas, il n’y avait rien d’excessif, puisqu’il jugeait l’opération si facile, à lui demander de s’y associer. Tel fut, en effet, le fond de la réponse que le conseil de Louis XV fit à la communication du ministre prussien, et je m’étonnerais que lui, aussi bien que son maître, ne s’y fussent pas attendus. On prit (peut-être on feignit de prendre) l’initiative si hardiment conseillée comme le point de départ d’un plan concerté d’opérations militaires pareil à celui qui avait été combiné à plusieurs reprises pendant la guerre précédente. La communauté d’intérêts encore reconnue entre les deux cours de France et de Berlin, aussi bien que l’aigreur croissante des relations de Frédéric avec le roi d’Angleterre et l’éclat qu’il y avait donné, auraient présenté cette fois encore une explication suffisante de cette association. Dès lors, si on convenait d’agir en commun, voici comment les rôles pourraient être partagés : du moment où on serait convenu d’envahir le Hanovre par un coup de main, le voisinage rendait l’exécution d’un tel plan plus facile à l’armée prussienne qu’à la française ; les frais seraient ainsi moins considérables, et la Prusse les couvrirait aisément par les contributions de guerre, qu’il était et qu’il est même encore aujourd’hui dans le droit des belligérans de percevoir. Le roi de Prusse se chargerait donc de cette partie de l’œuvre commune, tandis que la France, portant le gros de ses troupes sur le Rhin ou sur la frontière des Pays-Bas, empêcherait l’Autriche de bouger et se tiendrait prête à intervenir à l’ombre même d’une résistance.

Tel fut le dessein proposé à Knyphausen par le ministre de la guerre d’Argenson ; et on offrait en même temps, si l’idée générale était agréée, d’envoyer à Berlin pour régler les détails le meilleur général de l’armée française. Hélas ! ce n’était plus Maurice de Saxe : une mort prématurée venait de l’enlever à la France, au moment où son concours lui aurait été le plus nécessaire ; mais on espérait que sa place serait dignement remplie par son ami, son élève, le compagnon de ses derniers exploits, le Danois Lowendahl. Du reste, en proposant avec une confiance amicale ce projet d’entente, on s’était abstenu avec soin de tout ce qui aurait eu un caractère d’exigence trop absolue et de tout ce qui aurait ressemblé à un ton de hauteur et de commandement. « Le ministre m’a dit, écrivait Knyphausen, qu’il savait bien que les engagemens que la France avait avec V. M. étaient fort généraux et qu’ils ne portaient sur aucun point en particulier, mais que les intérêts des deux cours étaient si étroitement liés qu’il était persuadé qu’elle y serait toujours portée lorsqu’il y serait question d’agir contre leurs ennemis communs[8]. »

Mais Frédéric n’avait nullement fait son compte d’être associé à l’aventure qu’il conseillait à la France de courir, et ce fut avec l’embarras visible d’être pris trop au sérieux et serré de trop près qu’il répliqua à Knyphausen : « Quant au propos que M. de Rouillé vous a tenu, touchant l’expédition à faire dans les États de Hanovre en cas que la guerre soit inévitable, je vous dirai que, si ce ministre revient à la charge pour vous en parler, vous lui répondrez dans les termes les plus doux et les plus ménagers que je prendrai toujours toute la part imaginable à ce qui regarde la France ; mais pour ce qui concerne cette diversion à faire de ma part, la chose était plus aisée à projeter qu’elle était difficile (sic) à exécuter à mon égard. Vous ferez observer à M. de Rouillé que j’avais chaque été 60 000 Russes en Courlande sur les confins de la Prusse, ce qui n’était pas un petit objet ; que, de plus, les Saxons avaient pris des engagemens avec l’Angleterre ; que du troisième côté la cour de Vienne pouvait assembler au moins 80 000 hommes sur mes frontières et, qu’en quatrième lieu je n’étais pas jusqu’à présent bien assuré des intentions, ni du Danemark, ni de la Porte Ottomane, et qu’à moins de me voir puissamment épaulé d’un côté, il me serait impossible de me charger de tout le poids de la guerre… » Suivait une allusion à l’abandon où il avait été plusieurs fois laissé par la France, au cours d’expéditions tentées en commun : mais il était recommandé de n’en rappeler le souvenir qu’en termes bien doux et qui ne sentiraient pas le moindre reproche[9].

C’est sans doute de cette négociation à peine ébauchée que Frédéric, dans son Histoire de la guerre de Sept ans, a eu l’intention de rendre compte en des termes dont on va juger l’exactitude : « La cour de Versailles, dit-il, paraissait croire que le roi de Prusse était, à l’égard de la France, ce qu’est un despote de Valachie, à l’égard de la Porte, c’est-à-dire un prince subordonné et obligé de faire la guerre dès qu’on lui envoie l’ordre. Elle se persuadait aussi qu’en portant la guerre dans l’électorat de Hanovre, elle ferait mollir le roi de la Grande-Bretagne et terminerait ainsi au centre de l’Empire les différends qui subsistaient entre elle et les Anglais. M. Rouillé, ministre des affaires étrangères, dit un jour à M. Knyphausen dans l’intention d’engager le roi à contribuer à cette diversion : — Ecrivez, monsieur, au roi de Prusse qu’il nous assiste dans l’expédition du Hanovre ; il y a là de quoi piller ; le trésor du roi d’Angleterre est bien fourni : le roi n’a qu’à le prendre : c’est, monsieur, une bonne capture. — Le roi lui fit répondre que de pareilles propositions étaient convenables pour négocier avec d’autres, et qu’il espérait qu’à l’avenir M. Rouillé voudrait bien apprendre à distinguer les personnes avec qui il avait traité. »

Ainsi pas un mot qui indique de qui étaient venus l’initiative et le conseil du projet d’envahir le Hanovre. Du propos cynique prêté au ministre français, la correspondance aujourd’hui connue de son interlocuteur n’offre pas la moindre trace. Et quant à la réponse hautaine que le roi s’attribue lui-même, elle ne ressemble guère aux termes doux et ménagers dont on l’a vu recommander l’usage à son représentant. Il faut assurément être roi et habitué à être cru sur parole pour se permettre de travestir à ce point la vérité[10].

Quoi qu’il en soit, à partir de ce moment, Frédéric s’était évidemment aperçu qu’en allumant lui-même le feu si près de chez lui, il lui serait difficile de ne pas être appelé au secours pour l’éteindre. Aussi, dans les conseils d’énergie qu’il continuait à donner à la France, il ne fut plus question de l’envahissement du Hanovre, mais bien d’une entreprise du même genre à tenter sur les Pays-Bas ; celle-là, assurément, plus facile à accomplir pour la France, bien que plus difficile à justifier, mais qui opérait plus sûrement encore la diversion dont il avait besoin pour sa propre sécurité. C’est dans cette disposition nouvelle que le trouve le ministre dans un entretien qu’il voulut avoir encore avec cet agent. Cette fois l’appel était motivé par la nouvelle que, quoique la guerre ne fût pas encore déclarée, une rencontre avait déjà eu lieu en mer entre les escadres anglaise et française, et s’était terminée au désavantage de la France par la capture de deux de ses vaisseaux. — « Quel parti prendra votre cour dans cette circonstance ? demanda le roi. Je ne vois que celui d’assembler un gros corps d’armée sur la frontière de Flandre. La Picardie, le Hainaut et L’Artois ont assez de chevaux pour voiturer une grosse et nombreuse artillerie, et vous aurez le temps encore cette année de faire le siège de Tournay, de Mons et de Bruxelles, auxquelles vous pourrez ajouter, si la saison le permettait, la prise de Charleroi et de la citadelle d’Anvers. — La rapidité avec laquelle ce prince faisait faire au roi la conquête d’une partie des Pays-Bas allait envahir toute la Flandre autrichienne et peut-être la Hollande, si pour tâcher de le pénétrer, je n’avais pris le parti de lui représenter que, quoique j’ignorasse les vues et les projets de Sa Majesté il me semblait que l’extension du plan qu’il venait de tracer ne ferait point tomber sur les Anglais la vengeance que Sa Majesté voudrait tirer de leurs insultes, mais bien sur les alliés de l’Angleterre. — Que voudriez-vous donc faire ? répliqua Sa Majesté prussienne, les Anglais sont supérieurs à vous sur mer, et vous ne pouvez point porter vos armes sur l’électorat de Hanovre faute d’entrepôt. — Et pourquoi non ? ai-je repris, Sa Majesté n’a-t-elle pas en Allemagne vingt-huit mille hommes à sa solde ? N’y a-t-elle pas des alliés puissans qui ont des troupes et des places d’armes comme Juliers et Dusseldorf, Munich et autres ? — Non, répliqua avec vivacité Sa Majesté Prussienne, ce parti ne saurait, vous convenir. Mais si vous portez vos armes dans les Pays-Bas, n’allez pas faire comme vous fîtes au commencement de la dernière guerre. Faites assembler et marcher une armée assez nombreuse et frappez des coups d’importance : et vous forcerez par là l’Angleterre et ses alliés à vous respecter. » — Ce langage, Monseigneur, est bien différent de celui que Sa Majesté prussienne m’a tenu dans les premiers jours de mai, lorsqu’il me dit, comme je vous l’ai mandé : Si j’étais la France, je ferais marcher, dès que les Anglais auraient commencé quelque hostilité contre mes vaisseaux, un corps de troupes en Westphalie et le porterais tout de suite dans l’électoral de Hanovre. Ce serait le moyen le plus sûr de faire chanter le roi d’Angleterre. — Le langage d’aujourd’hui de ce prince paraît donner à entendre qu’il cherche à éloigner la guerre de son voisinage et qu’il cherche à rester dans l’inaction[11]. »

Pendant que cet entretien avait lieu, la nouvelle de cette capture de deux bâtimens français, faite avant toute déclaration de guerre, se trouvait confirmée avec des détails qui aggravaient la nature de l’événement et causait en France une émotion générale. Toutes les précautions avaient été prises, en effet, du côté de la France pour éviter un conflit prématuré. Les colons anglais et français appelant les uns comme les autres les forces de leur mère patrie à leur secours, deux escadres avaient bien dû être préparées, l’une à Plymouth et l’autre à Brest, pour leur porter les renforts qu’ils attendaient. L’importance des deux convois devait être égale ; mais au dernier moment, et la flotte française ayant déjà pris la mer, on craignit dans le conseil de Louis XV que cette égalité même ne parût une disposition faite dans l’attente d’un combat, et, pour éviter toute apparence de provocation, on rappela la moitié des vaisseaux qui étaient encore en vue, ainsi que l’amiral qui devait commander l’expédition : le reste du convoi seul continua à faire voile sous la direction de son lieutenant. L’escadre anglaise, n’en persista pas moins à suivre à la trace la française ainsi réduite, dans des intentions évidemment hostiles, et l’aurait rejointe dans les eaux de Terre-Neuve, si, devant une menace à laquelle on ne devait pas s’attendre, le plus grand nombre de nos vaisseaux ne s’était hâté de s’échapper en remontant le fleuve Saint-Laurent, à travers des passes d’une extrême difficulté que personne n’avait encore franchies. Deux seulement, l’Alcide et la Lys, s’étant égarés dans le brouillard, furent surpris et durent se rendre après cinq heures d’une résistance vaillamment soutenue.

Cette fois le gant était jeté, et la guerre était là avant qu’on eût pris son parti sur le mode à suivre pour la soutenir. Le trouble fut extrême, mais comme c’est l’ordinaire dans les conseils où aucune fermeté de direction ne se fait sentir : la surprise et l’urgence même du péril ne firent qu’accroître l’irrésolution. La division, déjà très grande dans le ministère, passa à l’état aigu et se communiqua à tout l’entourage royal. Dans la partie vive et ardente de la cour, dans l’état-major militaire qui environnait le ministre de la guerre, il n’y eut qu’un cri : c’est que l’Angleterre ne se serait jamais portée à un tel excès d’insolence et d’audace si elle n’avait été sûre d’être appuyée par ses alliés. C’était donc un trait nouveau de l’astuce et de la perfidie si bien connues et tant de fois éprouvées de la maison d’Autriche. C’était un coup prémédité, et les grâces de Kaunitz comme les paroles flatteuses de Marie-Thérèse n’avaient eu d’autre but que d’endormir la France afin de la prendre par surprise ; dès lors, rien de plus simple, c’était en Flandre qu’il fallait courir pour venger l’injure. La conquête serait là l’œuvre d’un jour, aucune des places démantelées pendant la dernière guerre n’étant encore remise en état complet de défense ; et si, comme il fallait bien s’y attendre et même l’espérer, l’Angleterre prenait fait et cause pour le maintien de ce qu’elle se plaisait à appeler la barrière élevée contre l’ambition française, on l’attendrait de pied ferme sur l’élément où on avait l’habitude de la vaincre, et on saurait où faire refleurir les lauriers de Fontenoy. Déjà, de tous les coins de la France, de jeunes officiers arrivaient pour demander à prendre leur part de cette fête. Mais un accueil très froid leur était fait par une autre fraction du conseil qui reculait devant la gravité de l’aventure et hésitait à doubler ainsi, du premier coup et d’entrée de jeu, tous les ennemis auxquels on aurait affaire. Là (était-ce sagesse ou timidité), on aimait à se rattacher à l’espérance que le ministère anglais, ému du scandale causé par une violence qu’il se défendait d’avoir commandée, consentirait à en faire réparation en restituant les saisies indûment faites. L’ambassadeur, précipitamment rappelé, rapportait à ce sujet quelques vagues promesses. On ajoutait qu’en tout cas il fallait attendre, afin de bien constater de quel côté venait la provocation et de se mettre ainsi en mesure de faire appel à l’intervention de toutes les puissances qui, par un article exprès du traité d’Aix-la-Chapelle, s’étaient mutuellement garanties contre toute agression. L’Autriche, comme les autres, avait souscrit à cet engagement réciproque. Quand elle aurait refusé de le remplir, il serait temps de la prendre à partie. Entre ces deux avis, dont l’un pouvait flatter l’orgueil du roi en lui rappelant ses meilleurs jours, l’autre répondait mieux à l’indolence qui avec l’âge devenait le trait dominant de son caractère, Louis, pour fixer son choix, ne trouva rien de mieux que de demander à ses ministres des mémoires écrits où chacun d’eux exposerait son sentiment.

Dans un moment où tout pouvait dépendre d’un coup porté à temps et à propos, c’était (comme le dit très bien Bernis dans ses Mémoires) prendre le parti de n’en pas prendre. Mais c’était là encore le moindre des inconvéniens. Ces mémoires, composés par chacun avec grand soin et même une certaine prétention littéraire (comme on peut s’en convaincre par celui que rédigea le maréchal de Noailles et que M. Rousset nous a conservé), leurs auteurs ne résistèrent pas à la tentation de les faire lire à leurs amis. Ces écrits circulèrent ainsi de main en main et le débat dont le sort de la France pouvait dépendre devint le sujet banal de toutes les conversations de Versailles. Les femmes elles-mêmes s’en mêlèrent, prenant parti pour l’action immédiate ou pour l’attente, suivant qu’elles craignaient le péril ou recherchaient la gloire pour les objets de leurs préférences. « Quel spectacle, dit encore Bernis, pour les ministres étrangers, rassemblés alors à la cour, de voir que les affaires les plus graves étaient ainsi traitées comme dans un café ! » Parmi ces témoins devant qui la France étalait, sans réserve, le secret de ses faiblesses, il en était deux dont l’attitude fut particulièrement remarquée. C’était, d’une part, l’ambassadeur d’Autriche, Stahremberg, qui affectait de demeurer parfaitement calme au milieu de ces provocations dont le bruit devait bourdonner à ses oreilles. Il se bornait à avertir de temps en temps, mais sans élever la voix, que ses maîtres sauraient répondre à une agression, si elle avait lieu ; mais il proclamait d’ailleurs que jusque-là, ils n’avaient rien à voir dans un conflit qui ne les touchait pas et n’auraient garde de s’en mêler. Il laissait même échapper de loin en loin un blâme discret sur la conduite irrégulière du cabinet anglais. Son collègue de Prusse, au contraire, ardent, agité, parlant haut, faisait chorus avec les esprits les plus échauffés. Il poussait à la déclaration de guerre sans délai, prêchant sur les toits (c’est encore l’expression de Bernis) l’invasion de la Flandre, et paraissait même s’étonner que les troupes ne fussent pas déjà en marche et la frontière franchie. Il y mettait tant de passion, semblait même en faire si complètement son affaire, que ses auditeurs (même les moins disposés à se fier à Frédéric) s’y laissaient prendre, et finissaient par croire qu’il avait en main une offre d’alliance faite par son maître et la promesse d’une puissante diversion promptement portée au cœur même des possessions autrichiennes. Et ces assertions, plus ou moins hasardées, trouvaient d’autant plus facilement créance, qu’on sut que le roi de Prusse étant venu à ce même moment à Wesel, aux portes mêmes de la France, avait mandé cet agent pour s’entretenir avec lui[12]. Le contraste entre l’attitude provocante du représentant, et la réserve dans laquelle le souverain s’enfermait, dès qu’il s’agissait de passer du conseil à l’action, était trop frappant, et le procédé qui consistait à compromettre la France, sans lui rien promettre, était trop suspect pour que, quelle que fût la timidité du ministère français dans ses relations avec son quinteux allié, on ne cherchât pas quelque moyen de sortir de cette équivoque. Il n’était pas aisé et personne ne se souciait d’aborder de front un politique redouté, qui, pour ne pas se laisser pénétrer, tenait toujours en réserve comme échappatoire quelque récrimination hautaine et sardonique. Aussi ne se décida-t-on à l’interroger directement que lorsqu’on eut épuisé toutes les voies conciliantes ou insinuantes.

Son secrétaire Darget, par exemple (celui qui avait passé à son service en quittant celui du ministre de France Valori), étant venu en France pour ses affaires, on le chargea au retour de tâcher bien prudemment de savoir quel était le fond du cœur de son maître. « Le langage du roi de Prusse, lui disait-on dans l’instruction qui lui fut remise, est bon jusqu’à présent, mais bien général, il observe depuis quelque temps le plus profond silence. Peut-être (ajoutait-on) en passant en revue, avec lui, toutes les résolutions à prendre soit pour le Hanovre, soit pour les Pays-Bas, le portera-t-on à laisser échapper quelques traits de lumière qui feront connaître ses vues et qui donneront l’occasion, au sieur Darget, de parler pour l’engager dans quelques explications. Si dans la multitude des idées que l’imagination échauffée de ce prince lui présentera, il interroge le sieur Darget sur ce qu’on pense de lui, il lui dira qu’il ne manque pas de gens qui tâchent d’inspirer à Sa Majesté des soupçons sur sa conduite, mais que par tout ce qui lui est revenu de bon lieu, il compte sur les engagemens du traité de 1741 que le roi a avec lui ; ainsi que ceux du traité d’Aix-la-Chapelle, en vertu desquels il est stipulé des garanties réciproques… mais que, quand même il n’y aurait pas de traité, le roi croirait devoir compter sur le concours de Sa Majesté prussienne par la constance absolue qu’il a dans son amitié qui s’accorde en cela avec son intérêt personnel[13]. »

Le sieur Darget n’ayant probablement trouvé aucun moyen d’échauffer l’imagination de son maître, pour en faire sortir des échappées de lumière, il fallut bien en venir à un mode d’interrogation plus précis, et ce fut le traité de 1741 (mentionné dans le document que je viens de citer) qui parut en fournir l’occasion la plus naturelle. Il était bien ancien, bien oublié, ce traité conclu dans les beaux jours d’une amitié mutuelle au lendemain de la conquête de la Silésie, à la suite du premier voyage du maréchal de Belle-Isle en Allemagne ; les dispositions en étaient bien vagues, les engagemens bien peu précis, puisque, sans les rompre, l’un des signataires avait pu se détacher deux fois en pleine guerre, à Breslau et à Dresde, de toute solidarité avec son associé. La garantie réciproque qui y était stipulée, purement défensive, ne protégeait que les États des deux puissances situés en Europe ; mais il résultait bien pour elles, des arrangemens pris, au moins quelque obligation morale de se concerter sur toutes les résolutions importantes à prendre. Comme la durée fixée à quinze années allait expirer le 5 juin de l’année suivante, on jugea qu’en proposant de renouveler la convention pour un nouveau bail à courir, l’accueil fait à cette demande, de nature assez inoffensive en soi, donnerait encore l’indice le plus certain qu’on pût obtenir des dispositions qu’on voulait connaître. La Touche fut donc chargé de faire à ce sujet une ouverture officielle.

L’issue n’en fut pas encourageante. Le ministre Podewils, auquel La Touche dut s’adresser, avait été évidemment mis sur ses gardes pour ne faire que la réponse la plus évasive. Il se borna à faire remarquer que le traité étant encore en vigueur pour plus d’un an, on avait du temps de reste pour songer à le prolonger. Puis il rechercha, par un examen sommaire, si les dispositions en étaient applicables à la circonstance présente. Cette réserve fut approuvée, car au bas de la note où le ministre rendit compte de cet entretien, Frédéric mit, de sa propre main, dans le détestable allemand dont il se servait, ces mots : Es ist sehr gut gethan nicht darauf zu pressiren, wir wollen sie lieber kommen sehen. (Vous avez très bien fait de ne rien presser. Il vaut mieux les voir venir)[14].

Et quelques jours après, La Touche ayant demandé une seconde audience, sous je ne sais quel prétexte, on évita de la lui accorder. Obligé de le recevoir ensuite dans un dîner de cérémonie, le roi le plaisanta sans pitié, en présence des assistans, sur la faiblesse des préparatifs maritimes de la France et annonça la chute prochaine et certaine de la forteresse de Louisbourg. « Et au fait, dit-il, pourquoi n’échangeriez-vous pas le cap Breton contre les Pays-Bas ? Cela vous rapporterait davantage : car vous ne tirez guère que 5 000 écus de vos possessions d’Amérique. — Mais peut-on croire, dit La Touche, prenant peut-être cette mauvaise plaisanterie trop au sérieux, que l’Autriche voudrait enrichir l’Angleterre à ses dépens ? » Le prince, sur cette réponse, changea de discours, parla de Versailles, de la retraite de la comtesse d’Estrade, cousine de Mme de Pompadour (dont on avait voulu même, un instant, faire sa rivale) et s’engageant sur ce terrain, montra qu’il n’en avait aucune connaissance[15].

Le ministre qui se laissait ainsi berner en public, n’obtenant pas le renseignement qu’on attendait, on crut ou on voulut croire que c’était lui qui n’avait pas su s’y prendre, d’autant plus que Knyphausen, à son retour de Wesel, avait laissé entendre que le roi de Prusse, tout en rendant justice au caractère de cet agent, trouvait (c’étaient les expressions de Frédéric lui-même) « ses vues un peu bornées par rapport à la fonction de ministre qu’il exerçait[16]. »

Il n’était que temps cependant, et c’est bien plus tôt qu’il aurait fallu s’y prendre pour avoir à Berlin un agent qui eût l’art ou de gagner la confiance du roi ou de pénétrer son arrière-pensée, et sous ce double rapport, la bonhomie mêlée de finesse de Valori était fort à regretter. Un détail assez curieux peut donner une idée de l’insuffisance du représentant que la France laissait dans un des postes les plus importans qu’elle eût à remplir. A plusieurs reprises, La Touche, témoin de l’état d’agitation et d’inquiétude où Frédéric paraissait être depuis le commencement de la crise, au lieu d’y voir la preuve d’une vigilance prévoyante, l’attribuait à une incorrigible timidité et parlait de ce courage défaillant qu’il fallait toujours remonter. Rien n’était donc plus opportun et plus pressé que de faire choix d’un meilleur intermédiaire. Mais fut-il bien prudent de passer brusquement d’un extrême à l’autre, et à la place d’un officier d’un rang secondaire et d’une capacité si médiocre, de faire choix d’un grand personnage sur qui sa naissance comme son mérite allait tout de suite attirer tous les regards ? C’est pourtant le parti qu’on prit. On proposa solennellement à Frédéric de recevoir un ambassadeur extraordinaire expressément chargé de négocier le renouvellement du traité d’alliance et on désigna pour cette mission, publiquement annoncée, le petit-neveu de Mazarin qui passait pour porter dignement ce lourd héritage, et qui joignait à une capacité politique généralement reconnue des mérites littéraires très appréciés dans un temps où l’éclat des lettres faisait une grande partie de l’ascendant et du prestige de la France. Tels étaient les titres à l’estime générale que réunissait monseigneur le duc de Nivernais, pair de France, membre de l’Académie française, ayant géré avec honneur plusieurs ambassades, proche allié du maréchal de Belle-Isle, beau-frère du ministre Maurepas dont il avait partagé le crédit, mais sans le suivre dans sa disgrâce, car il était, malgré l’exil de ce ministre, resté l’ami et même le familier de la marquise de Pompadour.

Cette désignation, par son éclat même, avait un double inconvénient : d’abord c’était donner une grande publicité à une négociation qu’il aurait mieux valu laisser sous le manteau, c’était avertir tous les spectateurs et tous les intéressés que l’alliance de la Prusse était remise en question ; et il eût été préférable de laisser croire que, malgré les atteintes qu’elle avait reçues, elle subsistait encore, ce qui laissait à Frédéric l’embarras de faire le premier un acte ostensible pour s’en dégager. De plus, tous les momens étaient précieux et il importait de se hâter. Mais un haut seigneur comme le duc de Nivernais ne pouvait être expédié en diligence comme un courrier d’ambassade. Il demanda à prendre son temps pour étudier son terrain et préparer son apparition en Allemagne avec un équipage convenable. Il tint à avoir des instructions longuement élaborées, traitant toutes les questions relatives aux rapports des deux pays. On lui permit d’autant plus facilement de ne pas se presser que ce retard s’accordait avec le système de temporisation dont une partie du ministère ne s’était pas encore détachée. On avait reçu d’Amérique de meilleures nouvelles dont on désirait voir l’effet : non que sur mer la fortune nous fût revenue (cette bonne chance ne nous était pas réservée), mais deux attaques tentées par des officiers anglais à la tête des milices coloniales contre des forteresses françaises avaient assez tristement échoué. On aimait à se persuader que ce succès, qu’on faisait sonner très haut, agirait sur l’Angleterre pour l’intimider ou sur la Prusse pour la décider à se prononcer. Bref, on laissa Nivernais faire tout à l’aise ses préparatifs, et deux mois étaient déjà écoulés depuis l’incident qui avait rendu la guerre inévitable, que le jour de son départ n’était pas encore fixé.

Quant à Frédéric, il se montra flatté d’un choix dont l’importance était une marque d’égards pour lui et qui répondait d’ailleurs au goût qu’il avait de grouper autour de lui les gens de lettres français et de les honorer en les traitant de confrères ; mais il ne témoigna aucune impatience d’avoir à attendre quelque temps l’arrivée d’un envoyé qui pouvait le forcer à s’expliquer. Il fit même engager Nivernais à ne se mettre en route qu’après avoir pris toutes ses sûretés, afin de ne pas être exposé à quelque mésaventure du genre de celle dont Belle-Isle avait été victime pour s’être trop approché des dépendances de l’électoral de Hanovre. Seulement il resta entendu qu’à partir du moment où cette visite décisive était annoncée, le pauvre La Touche, moralement révoqué et tombé dans le néant, n’avait plus le droit d’élever la voix. Ainsi devaient s’écouler dans l’inaction et dans l’attente de longs mois qui, comme on va le voir, ne furent pas perdus pour tout le monde.

Un fait qui pourrait paraître singulier (s’il ne s’expliquait par la nature même de la situation politique dont la gravité pesait également sur toutes les parties intéressées), c’est que pendant que cette conversation déjà assez aigre, et pleine de réticences et d’ambages, était engagée entre la France et la Prusse, un dialogue absolument du même genre était établi entre les deux alliés (Angleterre et Autriche) qui étaient encore censés leur faire face. De ce côté aussi on se demandait avec inquiétude si on allait recommencer à faire campagne ensemble et dans quelle mesure on pouvait compter sur un appui mutuel. Seulement on procédait à cet examen de conscience avec plus de franchise ou, pour mieux parler, de rudesse.

Le doute à cet égard était d’autant plus naturel que les sujets de mésintelligence que j’ai déjà eu à signaler entre les cabinets de Londres et de Vienne, étaient de jour en jour plus nombreux et donnaient lieu à des contestations de plus en plus vives. Ce n’était pas, comme on aurait pu le croire, par le fait du nouveau chancelier d’Etat, le comte de Kaunitz qui, à son retour de Paris, loin de remettre en avant ses projets d’innovation diplomatique, s’en était montré, au contraire, assez découragé. Il parlait dédaigneusement de tout ce qu’il avait vu en France et du peu de cas qu’on devait faire d’une cour et d’une nation devenues aussi incapables de tout grand dessein. Il s’appliquait à faire croire que cette épreuve lui ayant suffi, il était pleinement rentré dans l’ornière de ce qu’on appelait le vieux système. Son langage en toute circonstance était propre à calmer les inquiétudes du ministre Keith et à tromper jusqu’à la vigilance de Frédéric. En réalité, pourtant, ses sentimens n’avaient pas changé : il continuait à penser que l’Autriche, n’ayant qu’un ennemi sérieux, n’avait aussi qu’un allié possible. Mais sûr que sa conviction était partagée par l’impératrice, il savait aussi quel empire la routine d’une tradition, à ses yeux surannée, exerçait encore sur l’esprit de ses collègues du conseil impérial et de l’empereur lui-même, et n’ayant rien rapporté de son ambassade qui lui permît de les réduire au silence, il attendait avec un mélange de perspicacité et de patience qui lui fait honneur que la lumière des événemens eût dissipé les préjugés, et que la force des choses triomphât des répugnances[17].

Ce jour qu’il attendait, il le vit se préparer quand les menaces bruyantes d’une partie du ministère français et les excitations belliqueuses de Frédéric avertirent tout le monde qu’il fallait pourvoir sérieusement à la défense des Pays-Bas. Rien n’était prêt, en effet, on l’a vu, sur cette frontière pour faire face à une brusque invasion de la France ; tout se ressentait au contraire de la situation vraiment bizarre que le fameux traité de la Barrière avait imposée à ces provinces si récemment attachées aux possessions de la monarchie autrichienne et si éloignées de leur centre. On sait qu’en vertu d’une stipulation du traité d’Utrecht véritablement sans exemple, la république de Hollande conservait le droit d’entretenir des garnisons dans une ceinture de places fortes situées en dehors de son territoire, qui étaient censées servir de rempart à sa propre sécurité contre les menaces et les vues ambitieuses de la France. Marie-Thérèse n’avait accepté qu’en frémissant à Aix-la-Chapelle le rétablissement d’une servitude si blessante pour sa dignité royale, et elle ne mettait pas moins de mauvaise grâce et d’impatience à en exécuter les conditions. C’était, entre les États Généraux siégeant à la Haye et le gouverneur représentant l’Autriche à Bruxelles, un échange journalier de plaintes et de mauvais procédés réciproques. L’Autriche devait fournir à l’entretien et à la réparation des places occupées, et on l’accusait, non sans motif, d’y procéder avec une parcimonie et une négligence qui les laissaient dans l’état de dénuement où les avait réduites la conquête française. La République, de son côté, devait maintenir ses garnisons à un chiffre d’effectif suffisant pour qu’elles fussent en état de se défendre elles-mêmes en cas d’attaque. Mais dans l’état de détresse du trésor hollandais, cette obligation assez lourde était très imparfaitement remplie. Enfin ce qui froissait surtout l’orgueil de Marie-Thérèse, c’est que le même traité qui l’assujettissait à la présence odieuse de troupes étrangères sur son territoire assurait au commerce hollandais ou britannique des avantages dont on lui contestait le droit de faire jouir ses nationaux eux-mêmes : « Ne suis-je donc plus souveraine dans les Pays-Bas, disait-elle, puisqu’on m’empêche de faire du bien à mes sujets ? » Et elle parlait si haut (dit l’envoyé anglais à qui ce propos était adressé) qu’on l’entendait crier de la chambre voisine. Évidemment elle se détachait d’une possession grevée de tant de charges et qui semblait plutôt un dépôt confié à sa garde qu’une propriété dont elle fût maîtresse. Kaunitz, qui voyait naître en elle ce sentiment, se gardait de paraître l’exciter. Il le combattait, au contraire, en lui représentant que les Pays-Bas présentaient au moins cet avantage qu’en cas d’attaque c’était là que seraient portés les premiers coups, ce qui préserverait le cœur même de la monarchie. « Il vaut mieux, se plaisait-il à dire, avoir mal au pied et au petit doigt qu’aux parties nobles et vives du corps. » La comparaison était peut-être juste, mais ne pouvait-on pas en conclure d’avance que, si quelque jour la santé générale du corps entier exigeait l’amputation, on pourrait y consentir et elle ne paraîtrait pas trop douloureuse[18] ?

Mais l’Angleterre était loin de regarder les dangers que pouvait courir la sécurité des Pays-Bas avec cette liberté d’esprit voisine de l’indifférence. Pour elle l’indépendance de ces provinces, achetée au prix de tant de combats, et étroitement liée à celle de la Hollande elle-même, était, surtout depuis l’établissement de la succession protestante, un intérêt majeur et une question vitale. Aussi le cabinet anglais n’avait-il cessé d’appuyer très chaudement les réclamations élevées par les États Généraux contre l’exécution incomplète et insuffisante des précautions prises par le traité de la Barrière, et les instructions envoyées au ministre Keith qualifiaient dans les termes les plus sévères l’obstination, l’infatuation, l’ingratitude de l’Autriche qui, en laissant découvert ce point sensible et vulnérable de ses domaines, mettait en jeu, avec sa propre existence, le repos de toute l’Europe. Le ton déjà très élevé de ces réprimandes devint plus vif encore et plus amer quand il parut nécessaire de mettre ces contrées si précieuses et si mal gardées à l’abri d’un coup de main qui pouvait tout emporter d’un jour à l’autre.

Keith eut donc ordre de faire savoir au chancelier d’État que l’Angleterre, n’ayant rien de plus à cœur, en fidèle alliée, que de préserver de toute atteinte le territoire autrichien, était disposée à prêter largement son concours pour aider à en défendre l’accès. Elle recruterait à ses frais le corps de six mille hommes dont le landgrave de Hesse faisait commerce et qu’il tenait toujours à la disposition du plus offrant. En même temps, elle se hâterait de mener à fin, même au prix de lourds sacrifices, un traité avec la Russie en cours de négociation depuis plusieurs années, mais tenu en suspens en raison de l’énormité des exigences pécuniaires d’Elisabeth et de son chancelier Bestuchef ; un très fort contingent de troupes dont elle prenait toute la charge se trouverait ainsi préparé pour la défense commune. Mais l’Autriche, elle-même, en échange de cet ensemble de mesures généreuses prises principalement dans un intérêt qui lui était propre, devait y répondre par un effort au moins égal. Le moins qu’on pût attendre d’elle c’était l’envoi d’un corps d’armée de vingt-cinq à trente mille hommes pour remplir les vides des garnisons flamandes et les mettre en état de faire face au premier assaut de l’invasion française. Ce n’était pas trop lui demander que de se mettre en frais pour veiller à la sûreté de son propre domaine[19].

Kaunitz, avec toute l’apparence de la meilleure foi, se montra surpris de cette exigence. Était-on donc réellement si près de la guerre, dit-il, et n’y avait-il pas moyen de l’éviter ? Sans contester la justice des griefs qui pouvaient forcer l’Angleterre à prendre les armes, tout en rendant même hommage à la modération de ses prétentions, on avait pourtant mieux espéré pour le maintien de la paix de la sagesse et du bon esprit du roi George. On voulait y compter encore et se flatter que toute négociation n’était pas rompue. Rien de plus sage assurément et de mieux combiné, si la guerre éclatait, que le plan proposé, mais n’était-il pas prématuré ? On avait bien entendu dire que de hauts personnages de la cour de France tenaient des propos qui paraissaient menacer les Pays-Bas d’une entrée violente faite à l’improviste. Mais le ministre Rouillé, interrogé par Stahremberg, s’était défendu de toute intention pareille. Et supposé même qu’un tel dessein existât chez quelques membres du conseil de Louis XV, n’était-ce pas leur fournir le prétexte qu’ils pouvaient désirer, que de former précipitamment aux portes de France un gros rassemblement de troupes, pouvant servir de motif sérieux ou spécieux d’inquiétude et ayant l’apparence d’une provocation ? D’ailleurs, si la guerre devait être aussi soudaine qu’on le disait, aucun renfort n’arriverait à temps pour la prévenir. Pourquoi ne pas prendre alors le loisir de se préparer soi-même et d’achever les transactions si utiles que l’Angleterre avait en vue : car avec la liesse et surtout avec la Russie, rien n’était fait, tout était même en projet, ou tout au plus, disait-il, in fieri. Puis, par un tour diplomatique (qui n’est pas seulement à l’usage de l’habileté féminine), réservant la dernière place à sa pensée véritable, il fit remarquer que l’Autriche n’avait pas trop de toutes ses troupes pour se défendre contre l’agression certaine que le roi de Prusse, à la faveur du trouble général, ne manquerait pas de diriger contre elle, et j’espère bien, ajouta-t-il, « que le roi d’Angleterre ne considère pas l’impératrice comme son alliée seulement contre la France, mais bien aussi contre le roi de Prusse, qui, bien que n’étant pus aussi fort que son autre ennemi, n’est pas moins dangereux, et qu’il n’ignore pas que cette nouvelle puissance a changé tout le vieux système de l’Europe[20]. »

C’était un refus positif, mais exprimé avec tant de ménagemens, en termes si doux, que Keith s’y laissa complètement prendre, et, quoique mortifié, disait-il, de n’avoir qu’une réponse de ce genre à communiquer, il n’en crut pas moins devoir en toute justice affirmer qu’il ne voyait là ni mauvaise intention, ni obstination dans des vues opposées à celles du roi d’Angleterre : c’était seulement une manière différente d’entendre les intérêts communs. Mais le ministre qui reçut sa lettre, le comte de Holderness, secrétaire d’Etat, chargé principalement des affaires d’Allemagne, ne partagea nullement cette satisfaction. Il y vit tout de suite plus clair. Holderness était, comme c’est le cas de beaucoup de diplomates anglais, un personnage d’humeur hautaine et au verbe rude. « Je vois ce que c’est, dit-il, ils ne veulent nous prêter leur concours que si nous les aidons aussi à reconquérir tout ce qu’ils ont perdu dans la dernière guerre, et ce serait, dans notre situation, une vraie folie d’y songer[21]. »

Aussi fut-ce sous l’empire d’une irritation visible qu’il répliqua à Keith courrier par courrier : « Je ne puis cacher, disait-il, que la dernière partie de votre lettre a paru à Sa Majesté très différente de ce qu’elle avait droit d’attendre… Je vais donc essayer de détruire tous les argumens de M. de Kaunitz contre l’envoi du renfort de troupes dans les Pays-Bas, et vous montrer la nécessité que la cour d’Autriche se conforme (comply) à ce qui est réclamé par le roi. » — Suivaient, en effet, dix pages consacrées non à réfuter, mais à dénigrer sur un ton de satire, la conversation de Kaunitz. Est-ce sérieusement qu’on pense à Vienne, disait Holderness, connaissant les manières de faire de la cour de France, qu’elle a besoin de prétexte pour mettre ses desseins à exécution ? Ce ne peut être l’opinion d’un homme doué de sens commun et surtout d’un ministre qui a vécu à la cour de France. Lorsqu’on parle des assertions pacifiques données par le ministre Rouillé à Stahremberg, on a voulu grossièrement vous tromper (he has grossly imposed upon you), car des renseignemens certains venus d’autre part assurent que cette entrevue n’a été nullement satisfaisante. Enfin, quant à la crainte de l’agression de la Prusse, le projet de convention avec la Russie annoncé par l’Angleterre et le traité déjà existant entre cette cour et l’Autriche y répondent suffisamment. La conclusion était une instruction expresse, donnée à Keith, de réclamer une audience immédiate de l’impératrice pour lui faire connaître à elle-même les exigences absolues et sine qua non du roi d’Angleterre. Si elle se refuse à y satisfaire, disait le ministre anglais en terminant, le roi ne pourra plus prendre aucune mesure de concert avec la maison d’Autriche, et tout le système de l’Europe sera dissous. La réponse, quelle qu’elle fût, devait être rapportée par le messager porteur de la dépêche, toutes les mesures annoncées devant être mises en arrêt (at stand) jusqu’à ce que la résolution fût connue et l’envoi des troupes prêt à partir[22].

« Si on nous tient ce langage quand c’est notre concours dont on a besoin, que serait-ce donc, s’écriait l’impératrice, si c’était nous qui demandions à être secourus ? » Et, la conférence immédiatement réunie, la trouve dans un état de véritable indignation. Ce qui la blessait surtout, c’est qu’après lui avoir disputé, contesté, réduit de toute manière, dans les Pays-Bas, l’exercice de ses droits de souveraineté, on voulût maintenant lui laisser porter à elle seule toutes les charges de la défense, sans que l’Angleterre offrît de faire mouvoir un de ses soldats pour lui prêter appui. Le débat, engagé dans de telles dispositions, fut très vif, et l’impératrice eut pour elle tous ceux qui, sans partager ses ressentimens, trouvaient pourtant à la fois étrange et pénible que l’Autriche, n’ayant ni marine, ni colonies, courût au-devant d’une guerre redoutable, uniquement pour une querelle engagée, au-delà de l’Océan, dans des parages dont à peine connaissait-on la situation et même le nom. Mais qu’on le veuille ou non, répondaient d’autres, et quel qu’en soit le sujet, la guerre est là, elle est devenue inévitable, et l’Autriche n’ayant d’autre alliée que l’Angleterre, si elle l’abandonne ou la laisse succomber, c’est alors que, restée elle-même sans soutien et dans l’isolement, elle sera le jouet de l’ambition française ou prussienne.

Entre ces sentimens contraires, soutenus avec une chaleur égale, Kaunitz intervint à la dernière heure comme modérateur avec une proposition moyenne, qu’il eut l’art de faire accepter. Sans se refuser entièrement à l’envoi de troupes demandé, l’Autriche en réduirait le chiffre à douze mille hommes (environ la moitié de ce qui était attendu), mais sous la condition expresse qu’un contingent égal serait fourni par l’Angleterre et par les Hollandais et que la conclusion du traité préparé avec la Russie serait assurée. En compensation, et par une juste réciprocité, l’impératrice s’engageait à défendre l’électorat de Hanovre si la Prusse et ses alliés venaient à l’attaquer[23]. L’offre était plus généreuse en apparence qu’en réalité, car on y reconnaissait aisément un prétexte assez bien imaginé pour garder le gros de ses troupes sous la main, afin de faire face, le cas échéant, au voisin détesté, à l’ennemi par excellence.

De telles propositions étaient trop éloignées des exigences de l’Angleterre, pour qu’il y eût un espoir sérieux de les voir agréées ; mais le commentaire dont Marie-Thérèse les fit accompagner sous la forme d’un mémoire écrit et raisonné, où on reconnaît l’empreinte de sa propre main, leur préparait un accueil plus mauvais encore. Ce n’était qu’un résumé, fait sur un ton de récrimination amère, de tous les services rendus par l’Autriche à l’Angleterre, et des procédés tout opposés dont ces sacrifices avaient été payés. C’est à l’alliance de l’Autriche que l’Angleterre avait dû le développement de sa prospérité et de sa liberté : les combats soutenus en commun avaient coûté à l’Autriche le sang et la ruine de ses sujets : l’Angleterre n’y avait trouvé que des sources nouvelles de grandeur et de force. Malgré cette triste comparaison, l’impératrice était prête encore à donner une preuve manifeste de son amitié pour le roi et pour la nation britannique, puisque, n’ayant aucun intérêt dans ce qui fait l’objet de la guerre présente, elle consentait à en partager les périls. Mais au moins fallait-il qu’on lui laissât disposer à son gré le soin de sa défense et prendre les précautions nécessaires là où elle se trouvait principalement menacée. « Si faute d’être préservée par ses alliés, les Pays-Bas succombent, ce sera pour elle une grande douleur, mais il faut souvent accepter un moindre mal pour en éviter un plus grand. » Le mémoire se terminait par ces termes hautains qui étaient, en réalité, un ultimatum opposé à celui du cabinet anglais :

« L’impératrice sait bien que l’Angleterre, par une politique qu’elle croit bonne, ne veut jamais entrer dans le vrai de la situation. Mais Sa Majesté a aussi autant de fermeté et de résolution, pour être, comme elle le doit, on garde contre les effets de cette politique et pour ne pas s’exposera on souffrir… Et, quoi qu’il arrive, la cour de Vienne ne donnera jamais les mains qu’à ce qui sera combinable avec sa conservation, sa gloire et le vrai bien de l’alliance[24]. » Et en voyant elle-même l’écrit à son beau-frère, Charles de Lorraine (qui, en qualité de gouverneur des Pays-Bas, avait un intérêt pressant à le connaître) : « Vous trouverez, disait-elle, les termes un peu forts, mais il a fallu en venir là pour savoir une bonne fois où j’en suis avec MM. les Anglais. »

L’éminent historien de Marie-Thérèse persiste à penser qu’en laissant partir une pièce d’un si haut goût, Kaunitz pouvait se flatter encore que la rupture de l’alliance ne serait pas la suite nécessaire d’une explication si franche. Je ne puis partager à cet égard le doute de M. d’Arneth, ce serait faire peu d’honneur à la perspicacité de l’homme d’État. En tous cas, désiré ou non, l’effet fut celui qu’il était aisé de prévoir.

Le mémoire remis au ministre anglais ne reçut aucune réponse, Keith se bornant seulement à demander sur un ton de sécheresse presque ironique de combien de troupes l’impératrice croyait donc pouvoir disposer pour la défense du Hanovre, et si, en cas qu’elle dût tenir sa promesse, elle les ferait marcher à ses frais et sans réclamer aucun subside. Puis, après quelques semaines de ce silence significatif, le ministre autrichien à Londres fut chargé de faire savoir à sa cour, sans autre explication, que le roi d’Angleterre ne pouvait se relâcher d’aucune de ses exigences, et on lui laissa en même temps entendre qu’il n’y avait probablement pas lieu de se préoccuper d’une agression possible du roi de Prusse, tout faisant croire que ce prince s’engagerait à garder une neutralité qui garantirait le repos de l’Allemagne[25].

Était-ce vrai ? et d’où pouvait venir à l’Angleterre cette assurance ? A quel titre avait-elle reçu les confidences et pouvait-elle se porter caution des intentions de Frédéric ? Qu’était donc devenue la querelle naguère si bruyante de l’oncle et du neveu ? Et la mission solennelle du duc de Nivernais, quel pouvait en être le but, si ce n’était de préparer une action militaire commune entre la Prusse et la France ? Toutes ces questions furent posées à l’instant, dans l’entourage de Marie-Thérèse, avec autant de trouble que de surprise. Le seul qui ne dut éprouver aucun étonnement ce fut Kaunitz, qui avait toujours considéré le rapprochement de la Prusse et de l’Angleterre appelé par la sympathie des deux peuples, malgré l’antipathie des deux souverains, comme une chance possible, peut-être même vraisemblable, et qui, dans une note remise tout récemment à Marie-Thérèse, en avait prévu et discuté les conséquences[26].

Quoiqu’il en soit, en attendant l’explication qui ne pouvait tarder à être donnée du mystère, l’épreuve était faite. Entre la France, engagée dans une guerre maritime dont le roi de Prusse avait résolu de se tenir à l’écart, et l’Autriche ne songeant qu’à reconquérir la Silésie, que l’Angleterre ne voulait pas l’aider à reprendre, toutes les anciennes combinaisons de la politique européenne étaient détruites. Il ne restait plus qu’à savoir si de nouvelles alliances pouvaient prendre naissance et sur quelles bases elles devaient être établies.


Duc DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. C’était l’expression même dont se servait Rouillé dans une lettre au maréchal de Noailles. — « Je me trouve bien peu jeune, disait-il, pour commencer mon noviciat. »
  3. Knyphausen à Frédéric, août 1754 (Ministère des Affaires étrangères). — Frédéric à Knyphausen, 29 août 1754 (Pol. Corr. , t. X, p. 411).
  4. Mirepoix à Rouillé, 6-25 février 1755 (Correspondance d’Angleterre : ministère des Affaires étrangères).
  5. Pol. Corr., t. V, p. 56, 127, 143, 161 ; t. VI, p. 92, 102, 115, etc.
  6. La Touche à Rouillé, 5 avril 1755 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères).
  7. Frédéric à Knyphausen, 5 avril 1755, Pol. Corr., t. XI, p. 106.
  8. Knyphausen à Frédéric, 25 avril 1755 (Ministère des Affaires étrangères).
  9. Frédéric à Knyphausen, 6 mai 1755 (Pol. Corr.. t. XI. p. 143).
  10. Frédéric, Histoire de la guerre de Sept ans, ch. I.
  11. La Touche à Rouillé, 28 juillet 1755 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères).
  12. Mémoire adressé au roi par le maréchal de Noailles, 20 juillet 1755. — Rousset, t. II, p. 396 et suiv. — Aubeterre, ambassadeur à Vienne, à Rouille, 26 février, 4 avril 1751 (Correspondance de Vienne : ministère des Affaires étrangères). — Bernis, Mémoires, t. II, p. 210. — Je rencontre ici le problème le plus singulier et le plus difficile à résoudre que j’aie eu à traiter dans aucune de mes recherches historiques. Je l’expose dans toute sa simplicité sans pouvoir en présenter une explication qui me satisfasse.
    Le cardinal de Bernis, dans le passage que je viens de citer, affirme sans la moindre hésitation et en grand détail que le ministre de Prusse, Knyphausen, non seulement conseilla instamment à la France l’attaque immédiate des Pays-Bas (comme c’était en effet le sentiment connu de Frédéric), mais reprocha au ministère français de ne vouloir prendre aucune mesure en commun avec son maître qui était, dit-il, prêt à entrer en Bohême à la tête de 140 000 hommes. Bernis ajoute qu’il rapporta fidèlement cette confidence au roi.
    Cette offre d’alliance faite par Frédéric au début de la guerre de Sept ans, et repoussée, ou du moins indéfiniment ajournée par la France, était déjà rapportée dans le récit de Duclos, ce qui n’a rien d’étonnant puisque cet écrivain n’a fait que transcrire des renseignemens fournis par Bernis. Duclos va même jusqu’à raconter en détail comment les voix se partagèrent, dans le conseil de Louis XV au sujet du projet d’alliance proposé par le roi de Prusse. Noailles et d’Argenson sont représentés comme les seuls qui aient pris parti pour ce projet. Par suite, tous les historiens qui ont écrit après Duclos ont également donné le fait comme constant, et en ont tiré un sujet d’accusation contre le ministère de Louis XV, lui reprochant d’avoir négligé de se prévaloir d’une alliance aussi importante à ménager, et contraint par là Frédéric à se rapprocher de l’Angleterre. Il faut également que le bruit de cette proposition et du peu de compte qui en avait été tenu, ait été répandu même avant le récit de Duclos, car Voltaire, dans le Siècle de Louis XV, se sert de cette expression : la France ayant refusé de s’unir à lui.
    Or il se trouve que nous sommes en possession de toute la correspondance de Frédéric avec son ministre Knyphausen : nous en avons même une collection plus complète que celle qu’on peut trouver dans le recueil officiellement publié à Berlin. On y cherche vainement la moindre trace d’une autorisation quelconque donnée à Knyphausen d’offrir à ce moment la promesse d’une alliance active et encore moins d’une diversion portée en Bohême dans le cas où la France se déciderait à attaquer les Pays-Bas. Knyphausen était un agent subalterne que Frédéric traite souvent sans égard, et qui ne se serait certainement pas permis d’engager son maître, sans une injonction expresse, dans une aventure de ce genre.
    De plus, la conversation de Frédéric lui-même avec l’envoyé de France, La Touche, que je viens de citer, éloigne absolument toute pensée de cette nature. Enfin (et ceci est capital), quand la France se décida (un peu tard) à demander au roi de Prusse, par l’intermédiaire du duc de Nivernais, le renouvellement de son traité d’alliance et trouva que la place était prise par l’Angleterre, au reproche d’abandon qui lui était fait, Frédéric aurait eu une réponse toute naturelle à opposer s’il avait pu dire : « Je vous ai offert la préférence, et sur votre refus j’ai dû m’adresser ailleurs. » Or, on ne trouve absolument rien de semblable dans les entretiens de Frédéric avec le duc de Nivernais que j’aurai plus loin à rapporter.
    Je tiens donc pour certain que l’assertion et le récit de Bernis sont absolument dénués de fondement. Mais comment s’y est-il trompé, et pourquoi a-t-il voulu tromper l’histoire ? Le fait était assez important et aurait joué dans la suite des événemens un rôle trop considérable pour qu’on puisse supposer que l’erreur soit due à un défaut de mémoire. Je laisse le lecteur juge de la solution qu’il croira devoir donner à la difficulté.
  13. Instruction donnée au sieur Darget retournant à Berlin, 6 juin 1755 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères).
  14. Pol. Corr.. t. XI, p. 170.
  15. La Touche à Rouillé, 30 août 1755. (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères).
  16. Pol. Corr., t. VI, p. 211. — Frédéric à Podewils, 18 juillet 1755.
  17. Keith au duc de Newcastle, 21 avril 1754, 30 janvier 1754 (Correspondance d’Autriche : Record office). — Pol. Corr., t. IX, p. 38. Frédéric écrit à milord Maréchal le 25 mai 1753 : « On croit que le comte de Kaunitz doit être chaudement dans les idées de l’Angleterre et fort imbu du système que la cour de Vienne fallait (sic) se lier avec les puissances maritimes. »
  18. D’Arneth, t. IV, p. 372. — W. Coxe, House of Austria, t. V, p. 48-51. — C’est dans une correspondance datée de Compiègne, de Kaunitz avec Keith, et destinée à passer sous les yeux de l’impératrice, que j’ai trouvé la comparaison que je viens de citer.
  19. D’Arneth, t. IV, p. 272. — Becr. La politique autrichienne en 1755, 1756 — Historische Zeitschrift, XXVIIe vol., p. 290 et suiv. — Ranke, Origine de la guerre de Sept ans, Leipzig, 1871, p. 32-50.
  20. Keith à Holderness, 22 mai 1755 (Correspondance d’Allemagne : Record office) : « M. Kaunitz said that he hoped His Majesty did not consider the Emperor as his ally only against France, but likewisc against the king of Prussia who, though not se powerful as the other, was fully as dangerous. He observed that this new power had quite changed the old System of Europa. »
  21. Ranke, p. 51.
  22. Holderness à Keith, 31 mai 1755, Coxe, House of Austria, t. V, p. 59. — Beer, p. 295.
  23. Arneth, t. IV, p. 318. — Beer, p. 303-304. — Coxe, t. V, p. 56 et suiv. — Beer. p. 317.
  24. Keith à Holderness, 10 juin. — Précis de la réponse donnée à M. Keith sur les représentations qu’il a faites au chancelier d’État. — D’Arneth, t. IV, p. 380-548. — Coxe, House of Austria, t. V, p. 60-62.
  25. D’Arneth, p. 387.
  26. D’Arneth, p. 384.