L’Allemagne politique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 347-373).
02  ►
L’ALLEMAGNE POLITIQUE

I
LA NOUVELLE FORME DU PANGERMANISME
(MARS-SEPTEMBRE 1919)

Un jeune savant, qui connaît fort bien l’Allemagne, nous écrivait récemment : « Ce qui m’inquiète le plus, c’est que le nationalisme allemand, qui m’a semblé très affaibli pendant la guerre, du moins dans la petite bourgeoisie et dans le peuple, s’est réveillé plus intense que jamais. Il n’est plus un Allemand, je crois, qui ne désire une revanche : militaire, ou révolutionnaire, ou économique. »

Les événements actuels justifient ce pessimisme. A mesure que se dissipe la stupeur provoquée par la soudaine défaite, l’idée de revanche se développe chez l’ennemi. Mais il y a plusieurs manières de concevoir la revanche. S’imaginer que l’Allemagne ne les envisage pas toutes, c’est se leurrer d’illusions. Elle veut retrouver la situation qu’elle avait dans le monde à la veille de la guerre. Telle est la directive générale. Or le monde a changé. De nouveaux problèmes s’imposent à l’attention et à l’effort des peuples. Le but ne pourrait-il être atteint autrement que par un retour, improbable avant longtemps, de fortune militaire ? Au lendemain de l’armistice, un industriel de Francfort déclarait indiscrètement : « Nous sommes vaincus, c’est entendu. Mais nous vous « aurons » quand même. Nous favoriserons si intelligemment le socialisme, nous élaborerons des lois ouvrières telles que les masses prolétariennes de tous pays se tourneront infailliblement vers nous et que nous provoquerons, surtout en France et en Angleterre, toutes les grèves que nous voudrons. Maîtres du marché international ouvrier, nous serons les maîtres de l’ordre social nouveau créé par la guerre. »

Le pangermanisme a-t-il, dans la catastrophe de 1918, sombré avec les valeurs du passé que le peuple allemand semble avoir pour toujours liquidées ? Tel est le problème à résoudre.

L’observateur superficiel pourrait le croire. Il n’est pas de jour où la presse socialiste ou démocrate n’invective ces « Alldeutschen, » directement responsables de l’effondrement. Les partis qui avaient autrefois le monopole du pangermanisme ne jouent plus, en apparence, qu’un rôle secondaire. Ils se tiennent à l’écart, dans une attitude boudeuse. Leur âpre et violente critique de la politique actuelle paraît toute négative. Les partis au pouvoir les enferment dans le terme méprisant d’ « extrême droite, » qu’ils opposent à l’ « extrême gauche » socialiste, pour bien marquer qu’ils veulent une solution modérée, aussi éloignée des innovations sociales réclamées par les uns que de la réaction nationaliste préparée par les autres. De la politique générale suivie par les socialistes majoritaires, les démocrates et le Centre, politique d’ailleurs anti-révolutionnaire, hostile aux mesures radicales et aux bouleversements subits, éprise de réformes progressives, il semble donc que l’ancienne tradition pangermaniste soit écartée. Reléguée au second plan, aurait-elle quelque espoir de reviviscence ?

Sans doute nous n’ignorons pas que la réaction monarchiste et militariste se prépare depuis longtemps, que le corps des officiers s’agitera toujours, que le spectre de Bismarck sera souvent évoqué par certaine presse. Mais, quels que soient son scepticisme ou ses craintes à cet égard, l’opinion publique étrangère a une tendance naturelle à identifier le sort de cette réaction avec celui de l’ancien pangermanisme. Elle conclurait volontiers que, si le vieil idéal pangermaniste n’est pas mort et s’il dispose de moyens encore assez puissants, du moins est-il trop discrédité pour pouvoir dominer la masse allemande et faire refleurir les rêves d’hégémonie mondiale.

D’autres symptômes pourraient d’ailleurs nous faire illusion. La détresse économique de l’Allemagne parait réelle et profonde. A lire les commentaires de la presse sur les grèves, la crise du charbon et celle des chemins de fer, on se convainc aisément de l’inquiétude qui règne dans tous les milieux. Si les journalistes s’écrient que le seul hiver 1919-1920 a valu, par ses rigueurs et ses privations, tous les hivers de guerre, s’ils parlent volontiers de catastrophe, nul doute que ce pessimisme ne soit en partie fondé. Comment un peuple diminué, sur lequel pèsent de si lourdes charges, songerait-il à l’ancien idéal de grandeur ? Tourner les yeux vers ce « paradis perdu » que fut, de 1870 à 1914, entre une éclatante victoire et l’espoir de nouveaux succès, l’Empire allemand, passe encore ! Mais que les rêves d’hégémonie soient d’aujourd’hui, voilà qui semble impossible, à tout le moins paradoxal.

Les Allemands eux-mêmes ne nous répètent-ils pas que ces ambitions sont définitivement périmées ? Ne font-ils pas montre d’un pacifisme sincère ? Le 10 avril 1919, un journal bavarois publiait un article sur le Peuple sans haine. Il disait ceci : « Jamais de poings furieusement contractés par la colère ; aucune amertume dans l’âme populaire ; jamais une sérieuse idée de revanche. Nous sommes le peuple sans haine et nous sortirons de la guerre avec les sentiments qui furent les nôtres pendant la guerre, c’est-à-dire sans hostilité personnelle contre nos ennemis. » L’appel lancé l’année dernière par la « Société allemande pour la Paix » à Berlin prête au pacifisme allemand toutes les apparences d’une grande force sociale. Il commence, sans doute, par demander la révision du traité de paix. Il ajoute toutefois : « Nous nous plaçons, sans arrière-pensée, sur le terrain de la Société des Nations et nous poursuivons une politique pacifiste parfaitement honnête. » L’Allemagne veut retrouver la confiance universelle. Et le manifeste se termine par une vigoureuse protestation contre les revanchards qui « excitent de sang-froid les passions nationales, cherchant à regagner leur ancienne situation. » La Ligue prétend faire de l’Idée pacifiste la note dominante de toute la politique allemande.

La politique de revanche n’a-t-elle pas été, d’ailleurs, officiellement condamnée à Weimar ? Le président Bauer, dans son discours-programme de juillet, ne déclarait-il pas la guerre à la réaction en disant : « Nous devons étouffer, avec la plus grande énergie, les cris de vengeance que poussent, depuis la signature du traité du paix, un certain nombre de gens qui ne connaissent pas de plus bel idéal que celui de l’ancien Empire regorgeant de force militaire et puissant par ses multiples baïonnettes. Cet idéal, nous le renions purement et simplement ? » Et le même jour, avec plus de suavité encore, le ministre Hermann Müller parlait de cette aménité nouvelle que l’Allemagne allait introduire dans ses relations avec les nations étrangères. « Nous devons convaincre le monde de notre inébranlable volonté de paix… Mieux le monde saura que nous n’avons pas une démocratie sans démocrates et une république sans républicains, plus notre « change moral » s’élèvera au dehors… Enterrons à jamais toutes les méthodes de cette politique de violence qui appartient définitivement au passé. » Nous voilà donc rassurés. La politique allemande s’oriente décidément vers la paix. A lire ces manifestes et discours, comme tant d’autres assurances données par la presse, les revues et les livres, comment ne pas se déclarer satisfait ?…

Ce serait une faute. Seuls s’y laissent prendre les neutres et les naïfs, ceux qui se font une conception étriquée de la question, qui limitent trop étroitement, soit l’ancien pangermanisme, soit les conditions générales de cette grande lutte entre nations ou groupes de nations dont la guerre mondiale n’aura été que le prélude.

Car la tradition pangermaniste n’est pas affaire de parti. Elle n’est pas strictement limitée à l’extrême droite. Furent pangermanistes et impérialistes, à des degrés divers sans doute, tous les partis, successivement gagnés avant 1914 à la cause de la politique mondiale. Le pangermanisme n’est pas seulement une altitude ou un programme. Il a été, il est encore un esprit, une conviction, une religion. Son idée maîtresse, élaborée par les penseurs et progressivement inoculée a la masse de la nation, c’est que le peuple allemand est supérieur à tous les autres par son « idéalisme, » ce mot signifiant un idéal déterminé d’organisation sociale et de civilisation. Au nom de cet idéal, il s’attribue une mission dans le monde. C’est un universalisme sui generis qui veut étendre au monde entier la conception allemande de la vie.

Si l’on agrandit alors, par la pensée, le théâtre de la guerre, si l’on voit, au lendemain des hostilités proprement dites, commencer une lutte plus vaste, plus profonde encore, une rivalité non seulement économique, mais aussi sociale ; si l’on se dit que seules gagneront définitivement la guerre les nations qui résoudront le mieux la question des questions, la question sociale, le problème du travail rationnellement organisé en vue du ravitaillement et de la production, ne peut-on craindre que, sur ce nouvel et formidable échiquier, le pangermanisme ne reparaisse sous une forme agrandie et que l’Allemagne ne veuille reprendre, dans un autre sens, cette hégémonie convoitée depuis si longtemps, avec une si inlassable persévérance ?

Telle est exactement la question. On peut la poser sans mettre en cause le socialisme, ou la démocratie, ou une doctrine quelconque. Ce qui importe, en effet, c’est de définir l’esprit de l’ancien pangermanisme. On verra ensuite si, en dehors des partis réactionnaires demeurés fidèles au programme primitif, cet esprit ne reparait pas, sous des aspects nouveaux, dans la démocratie et le socialisme allemands.


L’ANCIEN PANGERMANISME

Etre pangermaniste, c’est affirmer la supériorité absolue de l’idéal d’organisation sociale qui est le fond, solide et durable d’ailleurs, du germanisme. Tout le reste est secondaire : volonté d’hégémonie, programmes d’expansion, théories belliqueuses. Dans le pangermanisme, le germanisme se définit et s’exalte, se manifeste et s’universalise tout à la fois, s’affirme comme valeur nationale et valeur universelle absolue. C’est pourquoi le pangermanisme a pour corollaires : un défaut complet de sens psychologique, qui cache aux yeux des Allemands la valeur intrinsèque des autres civilisations ; un orgueil démesuré, qui s’enfle avec tout succès apparent ou réel ; enfin, en cas de défaite, cette hypocrisie particulière qui se dérobe aux responsabilités directes et cherche des explications secondaires, travaillant à endormir la vigilance du voisin pour reprendre son but, toujours le même, la grandeur de l’Allemagne et son rôle directeur dans le monde.

Pour que le pangermanisme devint ce qu’il a été en 1914 : la cause de la guerre, il fallait que deux conditions fussent réalisées. D’une part, le rêve de domination, la vision d’avenir et le programme d’action devaient être fixés, mis au point par les théoriciens. D’autre part, ce rêve-programme devait avoir des chances et des instruments de réalisation, disposer d’une dynastie prête à mettre à son service tous ses moyens de puissance et d’un peuple absolument docile. Il fallait, en d’autres termes, un état de militarisation complète. Ces deux conditions primordiales ne se sont trouvées réunies que sous le règne de Guillaume II. Ace moment-là, moment unique, les dirigeants purent penser que le peuple tout entier, tel le peuple d’Israël, marcherait derrière la colonne de feu, derrière le mythe flamboyant qui illuminait les cerveaux et galvanisait les volontés. De là l’effroyable déclenchement de cette guerre ; de là ce phénomène social assurément grandiose, dont le souvenir fait encore frissonner nos âmes et dont Wells a si exactement décrit x l’ampleur et la solennité tragiques.

On sait quelles sont les théories qui constituent le pangermanisme. Elles se groupent autour de trois affirmations fondamentales : la philosophie allemande est celle qui a le mieux pénétré les secrets de la vie organisée et des réalités sociales ; la religiosité allemande est celle qui réalise le mieux l’idéal chrétien ; la race germanique est d’essence supérieure et doit régénérer le monde. Ces trois affirmations se ramènent à une seule : l’Allemand a au suprême degré le sens de l’organisation. Que ces théories aient donné lieu à un programme de conquêtes continentales et coloniales, c’est naturel. Au moment de la plus étonnante expansion que le monde ait vue, il était normal que les géographes et les historiens vinssent à la rescousse des métaphysiciens, des théologiens et des sociologues pour affirmer que la répartition actuelle du globe était insuffisante et provisoire, que l’Allemagne n’avait pas encore sa légitime part, qu’elle devait égaler son rêve spatial au rêve spatial anglo-américain. Il était bon, alors, de démontrer que les Allemands ont les vertus des plus grands peuples de l’histoire, des Grecs et des Romains en particulier, d’élaborer la théorie de l’Etat tentaculaire et d’échafauder sur elle un programme continental et colonial. Le premier voulait agréger à l’Allemagne, en Europe, les pays dits « germaniques » qui en étaient encore séparés, refouler aussi loin que possible la France et la Russie, constituer l’Europe centrale sous l’hégémonie allemande, le tout contre la France, qu’il s’agissait de saigner à blanc et de mettre à jamais hors de combat ; contre la Russie, qu’il fallait couper de la Mer-Noire et du slavisme austro-hongrois ; contre l’Angleterre, qui devait être éliminée du continent et dépouillée de la maitrise des mers ; contre les États-Unis, en face desquels on organiserait les États-Unis d’Europe sous la direction de l’Allemagne. Le programme colonial voulait assurer la domination de l’Allemagne dans le monde contre la France, qu’on eût évincée du Maroc, et de l’Afrique du Nord ; contre la Russie, qu’on eût chassée des Balkans, de l’Asie-Mineure et de la Perse ; contre Belges et Portugais, qu’on eût dépouillés de leurs possessions en Afrique Centrale ; contre l’Angleterre partout, en Égypte, en Asie-Mineure, en Afrique, aux Indes et en Chine ; contre les Etats-Unis enfin, qu’il fallait combattre sur leur propre sol et en Amérique du Sud. Fuis aux théories sur la supériorité de la civilisation germanique, ces deux programmes constituaient le pangermanisme intégral, entreprise immense dirigée, au nom de la Kultur, contre les Latins en décadence, les Slaves dignes de mépris, les deux grands rivaux parents du germanisme ; l’Angleterre et les États-Unis.


LES SURVIVANCES DE L’’ESPRIT PANGERMANISTE

C’était une folie, la plus tragique qui se soit jamais emparée d’un peuple. Elle s’explique par une double ignorance et une double illusion. Etroitement enfermés dans les limites de leur naïf et orgueilleux nationalisme à prétentions universalistes, les Allemands ne comprenaient pas qu’ils ne pourraient jamais remplir un tel programme. En même temps, ils ignoraient les autres peuples et ne prévoyaient pas que pareille tentative soulèverait contre eux, non seulement le monde latin et le monde slave, mais encore toute la civilisation anglo-saxonne. Folie psychologique. Exalter cet idéal d’organisation, qui est le fond du germanisme et dont nul ne contestait la puissance, c’était encore légitime. La folie, c’était de n’en pas reconnaître les limites et les dangers pour la civilisation, de prétendre imposer à des peuples étrangers, formés par une autre tradition, les conceptions maîtresses du germanisme.

S’il y avait donc une « révolution » en Allemagne, ce devrait être une révolution avant tout psychologique, un changement de mentalité, de cœur et de conscience. Elle aboutirait, chez tout Allemand, à un mea culpa qui reconnaîtrait sincèrement l’erreur primordiale.

En fait, quelques Allemands ont compris. Il serait injuste de ne pas le dire. Dans la Gazette de Francfort du 30 mars 1919, M. Natorp, professeur à l’Université de Marbourg, écrivait :

« Nous avons été trop bien gouvernés ; c’est pourquoi nous n’avons pas appris à nous gouverner nous-mêmes. »


La destinée tragique du peuple allemand tient dans ces simples mots. Et, dans le même journal, avant même que lut signé l’armistice, le romancier Paul Ernst se livrait à de suggestives réflexions.


« Si nous avons perdu la guerre, disait-il en substance, ce n’est pas en raison de la condition mondiale formée contre nous, c’est par notre propre insuffisance. Notre malheur ne vient que de nous ; il ne dépend que de nous de nous relever. Il nous a manqué cette vertu qui donne aux autres leur véritable valeur : le courage moral. Nos prétendues vertus ne furent que des vertus de fonctionnaires subalternes. Ce que nous appelons sentiment du devoir n’est, au fond, que lâcheté envers les exigences de notre être supérieur. Victorieux, nous eussions couvert la terre entière de casernes et de fabriques. Notre organisation si vantée eût étouffé toute vie individuelle et vraiment psychologique. Pourquoi sommes-nous le pays modèle de l’organisation ? Parce que, chez nous, les individus ne savent pas se proposer à eux-mêmes un but d’action. Ils préfèrent tous être des instruments dociles entre les mains d’autrui. Nous accusons les autres peuples de haïr l’esprit allemand ; c’est nous qui le haïssons, nous, le peuple de l’organisation, de la science, des fabriques et des casernes. C’est nous qui, par lâcheté, avons désiré l’état autocratique. La lâcheté morale consiste à se mentir à soi-même, à s’imaginer qu’un ordre extérieur peut se substituer aux exigences secrètes de la conscience. Il faut que nous naissions à la vie politique. Le changement de régime n’est qu’un moyen. La réforme nécessaire doit aller plus profond. Nous avons à retrouver la première des vertus viriles : le courage de se fixer à soi-même son destin. »


On ne saurait mieux dire. Mais sont-ils nombreux, les Allemands capables d’écrire une telle page ? Qu’on oppose aux aveux de P. Ernst ce qu’écrivait, dans la Deutsche Allgemeine Zeitung du 19 août, le professeur Georg Ausschütz :


« La politique future de l’Allemagne doit être une politique de la « Kultur » et elle doit être fondée sur un principe moral. L’Allemagne, mieux qu’aucun autre pays, est destinée à devenir le représentant de ce principe moral dans la politique extérieure. Elle est la patrie de la culture universelle et humanitaire ; ses chefs intellectuels ont été les créateurs de l’idéalisme moral le plus élevé. Les chefs de notre politique doivent aussi être issus du peuple. Mais il faut que nos vertus nationales, notre caractère, notre âme, notre éthique, avec tous ses principes, aboutissent à la politique… Les autres peuples européens ne sont point aptes à cette tâche : l’Angleterre. Imbue d’un idéal de puissance, a fait de l’éthique une doctrine militariste platement égoïste ; la France, une doctrine frivole de sensualisme et d’hédonisme ; l’Italie, une affirmation de l’émotivité. Quant à l’Amérique, elle partage aussi en général l’utilitarisme et le pragmatisme anglo-saxons… L’Allemagne seule est le pays de l’idéalisme et le peuple allemand est resté un peuple d’idéalistes… Le principe moral peut et doit être une source de prospérité dans les rapports des peuples, si l’Allemand s’en pénètre, l’Allemand avec ses tendances d’abnégation et d’altruisme, avec son sens pour l’humanitarisme vrai et sa foi profondément entrainée en l’ordre mural universel.


Qu’a-t-il donc appris, ce professeur, de la défaite et de la révolution ? Les considère-t-il comme de simples « accidents » au cours de l’histoire de l’Allemagne ? Les événements de novembre 1918 à août 1919 ne lui ôtent pas l’envie de soutenir des thèses qui couraient la presse pendant l’été de 1918. En ces mois tragiques, qui virent l’effondrement progressif de l’armée allemande, les pangermanistes n’abandonnaient pas leurs théories. La plupart regrettaient qu’on eût déclaré la guerre trop tard. De plus modérés, tels que Delbrürk et Rohrbach, pressentaient sans doute la catastrophe finale, quand ils protestaient contre le pangermanisme outrancier, obstacle à la paix honorable. Ils réclamaient un coup de barre à gauche, le rapprochement avec Wilson, dont il fallait accaparer pour l’Allemagne le prestige moral. Ce même Rohrbach qui, en juin 1918, conseillait à l’Allemagne de monter à l’Est, après l’effondrement de la Russie, une grande entreprise politique et morale, disait, un mois après, qu’il fallait renoncer spontanément à la Belgique et rompre avec le pangermanisme pour créer une atmosphère favorable en poursuivant la guerre avec des armes morales, en attaquant l’ennemi dans la conscience même de son bon droit, en jouant à l’Est un rôle libérateur qui pût rapporter des bénéfices ! Quant aux socialistes, ils déploraient qu’on n’eût pas conclu avec la Russie vaincue une alliance durable contre laquelle se fût brisé l’impérialisme anglo-saxon. Ces bons apôtres souhaitaient que l’Allemagne devînt une démocratie sociale et pût alors opposer à la politique anglo-américaine une politique germano-continentale qui lui fût supérieure, aux yeux de l’Entente comme dans la pensée des neutres et des pacifistes fascinés par la formule wilsonienne de la Société des Nations. C’était, disaient-ils, le seul moyen d’empêcher les impondérables moraux de peser toujours en faveur de l’Entente dans le sentiment de tous les peuples.

Ainsi, à la veille de l’armistice, de nouveaux aspects de l’impérialisme commençaient à apparaître dans la pensée allemande. On parlait de « conquêtes morales. » Cette idée, nous la retrouverons souvent dans cette Allemagne contemporaine qui subit une crise si intense. Dans cette vaste transmutation où sombrent, en apparence du moins, tant de valeurs périmées et où naissent tant de valeurs encore inconnues, il semble que, parmi les traditions du passé, le seul pangermanisme, loin de disparaître, s’enrichisse au contraire de nuances nouvelles. En fait, l’esprit pangermaniste, tel que nous l’avons défini, n’est absent d’aucun des partis, d’aucune des classes sociales qui, à l’heure actuelle, luttent dans cette singulière arène qu’est l’Allemagne révolutionnaire.

En particulier, l’extrême droite, qui comprend le parti national allemand et le parti populaire allemand, c’est-à-dire les anciens nationaux-libéraux de droite et les conservateurs, semble n’avoir rien abandonné de son programme d’autrefois. Toujours le même ton. Toujours le même mépris de la France et de l’Angleterre. Toujours les mêmes attaques contre la démocratie et le socialisme, que l’on rend responsables et de la défaite militaire, parce qu’ils ont infecté l’armée et les masses populaires, et du traité de paix, parce qu’une fois maîtres de l’Allemagne après le 9 novembre 1918, ils ont inspiré à l’Entente cette crainte du bolchévisme et du socialisme allemands qui l’a rendue si impitoyable.

On sait que le Comité central de la Ligue pangermaniste (Alldeutscher Verband) a tenu ses assises à Berlin, le 31 août, pour la première fois depuis la défaite. Le fameux Class y, a réclamé le rétablissement de la monarchie impériale. D’autres ont parlé de déclarer la guerre aux Jésuites comme aux Juifs. Quant aux grandes lignes du programme, on les devine : reprendre, morceau par morceau, les territoires perdus, unir à l’Allemagne tous les pays germaniques d’Europe, en particulier cette Autriche allemande qui veut, non un Habsbourg, mais un Hohenzollern. Il y a adaptation aux circonstances présentes. Mais l’esprit n’a en rien changé.

Qu’on en juge seulement ! Le 3 juin, dans le Tag ronge, le secrétaire de ladite Ligue, le baron von Vietinghoff-Scheel, écrivait ceci : « L’idéal pangermaniste ne s’est pas le moins du monde écroulé le 9 novembre 1918. Bien au contraire. Les événements et les conséquences de ce terrible jour n’en ont que trop démontré la solidité. La Ligue pangermaniste voit ses idées devenir, l’une après l’autre, de vivantes réalités. C’est pourquoi elle conserve, en ces jours de crise effroyable, la conscience pure et la tête haute. Son avenir est plus riche que jamais. » Paroles singulières, si l’on pense au programme qui était, à la veille de la guerre, celui de la Ligue.

Ne pensez pas que le baron de Vietinghoff-Scheel se moque de nous. Il procède à une démonstration détaillée de sa thèse. Il estime que les événements ont justifié toutes les affirmations de la Ligue : politique d’encerclement préparée par l’Angleterre, la Russie et la France ; nécessité d’armements plus étendus, d’une mobilisation plus complète, d’une flotte puissante et d’un État-major économique bien outillé ; guerre défensive faite par l’Allemagne à seule fin d’obtenir des « garanties » suffisantes pour l’avenir ; devoir de résister encore en novembre 1918 et de ne pas accepter les conditions d’armistice.

Sur de tels sentiments nous étions d’ailleurs déjà fixés au lendemain de la révolution de novembre. L’humiliation qu’éprouvaient les pangermanistes à voir leur pays abandonner la Terre d’empire, laisser à l’ennemi toute la rive gauche du Rhin et accepter à l’Est une situation lamentable ne les amenait pas à résipiscence. Dès le mois de décembre, ils entreprenaient une campagne en faveur des souverains déchus. Ils faisaient en même temps l’opposition la plus violente au nouveau régime. Il s’agissait de le tuer moralement, de montrer que la défaite a été provoquée, non par les visées ambitieuses du pangermanisme, non par l’impéritie des chefs militaires ou politiques, mais par les idées démocratiques, socialistes et révolutionnaires qui ont sapé à leur base la volonté de vaincre, l’endurance, l’héroïsme, bref, toutes les vertus guerrières du peuple allemand. On traitera Kurt Eisner, au lendemain même de sa mort tragique, de « dilettante. » De bonne heure, on exaltera Noske, le gaillard solide, un de ces bons sous-officiers du temps de paix sur lesquels pouvait compter l’ancien régime. Et, pour se consoler du présent, on contemplera, non sans joie, les embarras des socialistes appelant à la rescousse le corps des officiers. « De Weimar, disait la Tägliche Rundschau du 27 février 1919, nos grands hommes nouveaux couvrent d’injures le passé, le maudit ancien régime, la triste période bismarckienne. Et cependant, c’est grâce aux débris du militarisme d’autrefois que l’ordre a pu, non sans peine, être rétabli… C’est vers Potsdam que regardent tous les éléments raisonnables du pays. » « Que ne peut-on, dira en mars la Deutsche Zeitung, retrouver cette bonne vieille Prusse réactionnaire… cette Prusse si fière, où l’ordre régnait, où l’on pouvait paisiblement parcourir les rues sans avoir de browning en poche ?… » Mais la grande œuvre bismarckienne a été sabotée par ses successeurs. Bismarck a subi une défaite posthume de la part de ses trois pires ennemis : le libéralisme, le cléricalisme et le socialisme. L’Allemagne ne se relèvera que par un retour aux anciennes méthodes qu’il suffirait d’adapter aux « temps nouveaux. » Car les temps nouveaux, dira-t-on, exigent de nouveaux moyens et de nouvelles armes.

En fait, c’est à des armes singulièrement imprévues que certains pangermanistes voulaient avoir recours. Au lieu de critiquer le nouveau régime, disaient-ils, ne vaudrait-il pas mieux l’exploiter ? Ne pourrait-il nous fournir lui-même le moyen de tirer de l’Entente une éclatante vengeance ? cette thèse, M. Elzbacher, professeur d’économie politique à l’Université de Berlin, l’a soutenue dans un retentissant article du Tag rouge. « Pourquoi ne pas étendre à l’Allemagne et au monde entier, pour échapper aux dures conditions de l’Entente, le système des Conseils ? Si l’Allemagne accueille le principe du bolchévisme et le transmet aux nations occidentales, le capitalisme de l’Entente ne pourra plus asservir l’ennemi vaincu. Comme en 1813, les classes aisées de la Prusse consentiraient aux sacrifices nécessaires. » Pangermanisme étrange, qui invite le peuple allemand a mettre le feu à sa propre maison afin que ce même feu gagne les maisons voisines ! Singulier exemple de cette sagesse professorale qui avait élaboré les pires thèses du pangermanisme traditionnel !

A dire vrai, l’article d’Elzbacher n’a été qu’un épisode. La plupart des pangermanistes vieux jeu ont désavoué ce « bolchévisme national. » Au moment de la discussion des conditions de paix, la presse réactionnaire fait sienne une partie du programme wilsonien, en particulier le fameux principe de libre disposition qui permettra à l’Allemagne de conserver les territoires colonisés par elle, de s’agréger l’Autriche allemande, de s’entendre avec les Tchèques, de renouer les relations avec la Russie, voire d’entrer dans la Ligue des Nations ! On reprendrait ainsi l’ancienne politique « avec de nouveaux moyens et de nouvelles armes. » — « À cette condition, disent les pangermanistes, la paix du monde ne sera plus menacée. Mais, si on nous arrache le bassin de la Sarre, la rive gauche du Rhin, si l’on constitue à nos portes une Pologne indépendante, alors, c’est un sentiment de vengeance qui nous animera tous : le bolchévisme l’emportera peut-être en Allemagne. » On se contente donc ici d’en agiter le spectre, aux yeux de la France qui peut être gangrenée, aux yeux de l’Angleterre qui ne risque rien, qui est la vraie gagnante de la guerre, mais qui doit savoir si elle veut mettre l’Allemagne en état de se reconstituer ou la livrer à tous les aléas du bolchévisme.

Belle occasion que cette vaste discussion de la paix, du 7 mai au 23 juin, pour exciter les passions chauvines, entonner les vieux chants de haine, sortir de l’arsenal toutes les armes, même les plus rouillées. Levée en masse, relèvement soudain du peuple, glorification de la force prussienne, discours de Fichte à la nation allemande, rien n’y manque. Et ce sera toujours la même nostalgie de l’homme fort qui, tel Bismarck, galvanisera les masses et sauvera l’Allemagne. Cette nostalgie n’empêche pas, d’ailleurs, nos bons pangermanistes de fonder leur espoir sur Wilson et sa Ligue des Nations. Eux aussi, ils usent et abusent de l’argument : ou Wilson, ou Lénine. « Nous luttons, nous Allemands, pour l’avenir de l’Humanité. Ce n’est pas l’égoïsme qui pousse l’Allemagne à discuter. L’Allemagne veut réaliser intégralement le programme wilsonien. Elle a le droit d’entrer dans la Société des Nations parce qu’elle est le pays de l’ordre, parce que sa débâcle entraînerait le déséquilibre européen et l’avènement du bolchévisme. Il lui faut donc, non pas le bolchévisme, mais l’ordre, entendez par-là l’.ancien régime, sous la direction d’un homme à poigne capable de conduire le germanisme vers ses hautes destinées. Comment vouloir d’une paix qui menace les trois éléments sur lesquels se fondait la grandeur de l’Allemagne, comme celle du Saint-Empire : l’unité nationale, la liberté économique et la conscience spirituelle. »

C’est dire qu’en somme il ne faut rien sacrifier de la tradition pangermaniste. Au lendemain de la signature du traité, on souhaite ardemment que le parti populaire allemand et les nationaux allemands fusionnent pour faire au gouvernement actuel une opposition plus systématique et plus efficace. De cette opposition, en effet, peut sortir le réveil de l’esprit national. Puisque les socialistes sont assez nombreux et assez forts pour avoir la majorité quand ils le veulent, en s’unissant au Centre, ou aux démocrates, ou à ces deux partis à la fois, il importe que les partis de droite gagnent des voix. Leur tactique consistera surtout à détacher le Centre du bloc majoritaire. « Au régime actuel, si lamentable et si faible, qui fait ressembler l’Allemagne à une barque sans gouvernail, opposons, disent les pangermanistes impénitents, l’ancien régime. Hermann Müller nous parle d’un renoncement aux méthodes violentes. Exaltons les méthodes et l’idéal de puissance qui furent autrefois les nôtres. La nation les perd de vue. Ce qui, de tout temps, lui a le plus manqué, c’est la foi dans le succès. De là le retard et l’arrêt de son expansion mondiale. De ce point de vue, le peuple allemand est nettement inférieur au peuple anglais. Il n’a pas sa confiance robuste, son optimisme joyeux, son esprit d’entreprise hardi et conquérant. Prenons l’Anglais comme modèle, sans oublier les vertus qu’ont montrées, pendant la guerre, les Français et les Belges. Rééduquons l’Allemagne en orientant ses regards vers l’impérialisme anglo-saxon. »

Dans les Hamburger Nachrichten du 17 juin 1919, on lisait ceci : « Nous devons ranimer la foi dans le succès de notre cause, succès que nous obtiendrons non seulement par une régénération intérieure, mais par la conquête d’une situation extérieure de premier plan, comme première puissance civilisée du monde. Il s’agit bien d’un renouvellement intellectuel et moral ! Il nous faut une Allemagne qui croie au succès, à son succès dans le monde, à sa mission spirituelle, comme Puissance avancée d’une civilisation mondiale. »

« Foin de la démocratie et du socialisme ! Le peuple allemand, pour être à la hauteur de sa mission, doit être conduit par une main forte. Nos ennemis ont bien su ce qu’ils faisaient quand ils ont exigé la destitution des monarchies allemandes, notre renoncement au militarisme, à cette école d’énergie virile qui discipline la jeunesse. Les successeurs de Bismarck ont gaspillé son magnifique héritage. Si, à la veille de la guerre, - les sacrifices nécessaires avaient été consentis pour l’armée, le plan réussissait et la France était écrasée avant que la Russie ait pu venir à son secours. Le peuple allemand, dépourvu de maturité politique, ignore qu’il n’y a pas de liberté sans puissance. » Au récent congrès des nationaux-allemands, les orateurs les plus influents ne disaient-ils pas à peu près ceci ? « La Prusse et les Hohenzollern ont fait la grandeur de l’Allemagne ; il faut donc qu’ils reviennent au pouvoir ; unissons-nous au nom du sentiment national, du vrai christianisme et de l’idée monarchique. »

On ne manquera pas, le cas échéant, de célébrer le souvenir des pangermanistes les plus notoires. La Täglische Rundschau du 5 juillet 1919 consacrait un article à Paul de Lagarde, l’ennemi de Bismarck, qui reprochait à l’effort prussien de n’être pas assez ambitieux et universel. « De Lagarde avait, dit l’article, la foi qui transporte les montagnes, un ardent amour pour cette Allemagne qui est « le cœur de l’Humanité. » C’était un « messager de Dieu. » Sans doute, de Lagarde a critiqué l’ère bismarckienne, cette ère qui maintenant nous apparaît comme le paradis perdu. N’avait-il pas raison ? N’avait-il pas compris quelle malédiction pèse sur le peuple allemand égoïste, particulariste, dépourvu d’esprit national ? De Lagarde a eu la nostalgie du moyen âge, comme celle du despotisme éclairé de Frédéric II. » Suit l’apologie des deux éléments essentiels de la tradition pangermaniste : l’idéal d’organisation et le despotisme éclairé.

Mais cela ne suffit pas. Il faut un programme précis d’expansion mondiale. Les grandes lignes en sont déjà dessinées. Il faut que l’Allemagne contrebalance la supériorité anglaise par une entente avec les territoires de l’Est, par un bloc de 200 millions d’habitants de l’Europe centrale et orientale, unis par la communauté de leurs intérêts. Pour atteindre ce but, il faudra : 1° hâter la révision du traité, en particulier de ses clauses territoriales et économiques ; 2° rattacher à l’Allemagne l’Autriche allemande et les pays danubiens ; 3° nouer des liens solides avec les pays baltiques et l’Etat. tchéco-slovaque. Car le chemin de Constantinople passe par Prague, Belgrade et Sofia, le chemin de Tokio par Pétrograd et Moscou. On rappellera volontiers le mot de Bismarck : « Quiconque se rendra maître de la Bohême sera le maître de l’Europe. » Le problème russe, dira-t-on encore, c’est le problème de la destinée allemande. Là où l’Entente échouera fatalement, là interviendra l’Allemagne avec succès. L’idée maîtresse est donc celle d’un vaste consortium germano-russo-japonais. « Il s’agit, disait Otto Hötzsch dans la Kreuzzeitung du 30 juillet, de vouloir fermement conclure avec les nouveaux États de l’Est et du Sud-Est, en particulier avec une Russie régénérée, une union à laquelle adhérerait plus tard le Japon. » Est-ce clair ?

Tout ce mouvement de réaction s’appuie d’ailleurs sur des intérêts de classe réels et positifs. Officiers et sous-officiers sans ressources, bureaucrates dont la situation est menacée, grands industriels inquiets de l’avenir, capitalistes moyens apeurés par le spectre des nouveaux impôts sont prêts à écouter l’appel des partis d’extrême droite. Ils se laissent prendre à la fallacieuse promesse : « Nous sommes le parti national, le parti allemand jusqu’aux moelles, décidés à ramener la splendeur passée. » Aux élèves des écoles de Hanovre, rassemblés le 29 août pour la célébration de la victoire de Tannenberg, Hindenburg disait : « Nous devons redevenir ce que nous étions quand, à Versailles, fut fondé le nouvel Empire allemand. J’étais de ceux qui purent pousser les premiers « hourras » en l’honneur de l’Empereur. » Le mouvement trouve aussi dans l’Université de sérieux appuis. A Wurzbourg, le congrès des étudiants allemands a envoyé à Hindenburg un télégramme dans lequel on s’engage à le prendre comme chef et à travailler au relèvement de l’Allemagne, avec le mot d’ordre : « Avec Dieu pour le roi et pour la patrie. » En de récents discours, les recteurs de Bonn et de Berlin ont adressé leur salut au Kaiser et célébré la grandeur de l’ancienne Prusse.


LES NOUVELLES FORMES DE PROPAGANDE

Comment en vouloir aux mauvais prophètes, quand ils prétendaient que l’Allemagne allait au-devant d’une réaction plus terrible que celle qui a suivi la guerre d’indépendance ? Mais l’ancien esprit pangermaniste ne se manifeste pas seulement par cette réaction. Il apparaît sous d’autres formes plus subtiles et difficiles à saisir.

Cet esprit, c’est la croyance à la mission providentielle et universelle de l’Allemagne, dans quelque domaine que ce soit. Or de nouvelles perspectives s’ouvrent à cette religion de la supériorité germanique. L’Allemagne est devenue, en apparence du moins, une démocratie républicaine. Elle est un ardent foyer de socialisme. Voilà, semble-t-il, les forces maîtresses de l’heure et du monde. Ne serait-il pas possible d’affirmer, au lendemain d’une guerre qui a mis au premier plan les problèmes de la liberté et du travail, que l’Allemagne doit avoir, comme démocratie sociale, un rôle directeur universel ? Ne pourrait-on ajouter à la mission métaphysique, à la mission religieuse et à la mission civilisatrice, la mission politique et sociale ?

C’est exactement le thème d’une série d’articles que M. J. Unold, un professeur encore, écrivait naguère dans le Tag rouge, sous le titre : « Des deutschen Volkes kulturpolitischer Beruf. » « Le peuple allemand, dit M. Unold, ne se relèvera que s’il prend conscience de la mission qu’il doit accomplir pour le progrès de la civilisation universelle. » Le professeur ne manque pas d’invoquer Fichte et ses discours à la nation allemande. Fichte n’a-t-il pas démontré, pour toujours, que l’humanité ne peut se passer de l’Allemagne et ne peut construire qu’avec son aide les « réalités éternelles ! » C’est par une conquête morale que le peuple allemand retrouvera ses biens perdus, l’estime des contemporains et la gratitude de la postérité. Il va donc se mettre au travail, pour l’humanité, dans le domaine religieux et moral, dans le domaine politique, enfin dans le domaine économique et social. Nous y voilà bien ! La mission politique et sociale s’ajoute aux missions d’autrefois. — Au point de vue religieux et moral, le peuple allemand achèvera l’œuvre commencée par la Renaissance et la Réforme ; il réalisera le véritable individualisme religieux et l’autonomie de la morale. Il lui suffira de se remettre à l’école de Schleiermacher et de Kant. Quel peuple pourrait ici se mesurer avec le peuple allemand ? — Mêmes visées dans l’ordre politique. Mais il faut ici former le « jugement mondial, » empêcher le bon public de se laisser duper par les termes de liberté, d’égalité et de souveraineté populaire. Nous voulons, dira M. Unold, un État populaire (Volksstaat) vraiment libre, non le parlementarisme brutal. Il nous faut l’Etat « organique, » fondé sur la justice et l’équilibre des forces. Voici revenir l’inévitable comparaison avec l’organisme vivant.


Nous pourrions, nous Allemands, grâce au suffrage universel, construire une véritable représentation populaire sur les divisions naturelles du peuple, sur les groupements professionnels existants. Plusieurs symptômes nous prouvent que l’Allemagne se porte vers cette constitution organique. Les groupes professionnels tendent tous à se mieux organiser, à se faire mieux représenter. De là les fameux Conseils, Conseils de travailleurs, voire Conseils d’intellectuels. N’a-t-il pas été question d’instaurer, à côté du Reichstag, un Conseil d’Empire pour la représentation des groupes professionnels ? Le peuple allemand, pour son propre bien et celui de l’Humanité, offrirait alors au monde la démocratie sociale modèle. Hostile à la conception individuelle et mécanique, c’est-à-dire à la conception française de l’État, il fonderait l’État démocratique, vraiment organique, sain et réaliste.


C’est ce que disaient, à peu près dans les mêmes termes, les politiciens du romantisme, Schlegel, Görres, A. Müller. En vérité, on peut mettre les fameux Conseils à toutes les sauces ! On peut, en leur nom, proposer à l’Allemagne, soit de piquer une tête en plein bolchévisme pour réduire à néant les exigences des vainqueurs, soit de reprendre le vieil idéal romantique.

L’idée d’une mission sociale de l’Allemagne vaincue, nombre de nationaux-libéraux, impérialistes convaincus, l’utilisent non sans habileté. Il s’agit toujours de la conquête morale à entreprendre après l’échec des tentatives matérielles et territoriales. On voudrait unir socialisme et nationalisme. Devant quelle synthèse l’Allemagne reculerait-elle ? « Bien que battus, disait récemment Endres, nous croyons, nous parti national, à notre victoire finale, à la résurrection d’une grande nation allemande comprenant toutes les terres germaniques, à la condition que l’idée nationale finisse par s’unir avec l’idée socialiste et l’idée socialiste avec l’idée nationale. » — « Le peuple allemand, disait aussi Léo Simons en août, a de nouveau reçu le bienfait de la souffrance. Il devra recommencer à obéir à la nécessité. Si, pendant les dix années prochaines, il ne peut pratiquer ni politique mondiale, ni économie mondiale, il peut montrer aux autres peuples comment une grande nation sait mettre en œuvre son talent de construction pour se rénover. Il peut, libéré du militarisme, se consacrer tout entier au progrès social et certainement il saura être novateur et servir d’exemple dans ce domaine… Les meilleurs esprits, les meilleurs chefs de l’Europe nouvelle l’appelleront à eux pour qu’il mette ses grandes forces épurées au service des temps nouveaux. » — Delbrück précisait enfin, dans les Preussische Jahrbücher de mai 1919, l’alliance qui se fait, en Allemagne, entre nationalisme et socialisme, par l’égalisation entre le haut et le bas de la société, surtout par les Conseils d’exploitation qui feront des prolétaires les alliés des patrons contre la socialisation totale. Et le même Delbrück écrivait en août : « Nous ne devons pas perdre de vue que nos seuls alliés dans le monde sont les différentes tendances internationales, pacifistes et social démocrates et, jusqu’à un certain point, l’Eglise catholique. »

Ne nous étonnons pas si le Centre nourrit des rêves analogues. « L’Allemagne, lisions-nous dans la Germania du 8 août, doit se faire dans le monde le champion des grandes idées qui dominent la vie des peuples et qui ont échoué à Versailles. » Est-ce clair ? Et quand le député Fassbender, Geheimrat authentique, publiait dans le Tag un article sur « La Mission de l’Allemagne et l’Idée catholique, » il faisait appel à la bonne volonté de la partie cultivée du catholicisme allemand pour réveiller l’esprit chrétien-national, afin que l’Allemagne fût à la hauteur de sa mission dans le monde. Sur les tendances véritables du Centre, nous avons été fixés par le récent Congrès du parti. Sollicité de droite et de gauche, le Centre hésite. Son alliance avec le socialisme semble pousser vers la droite un nombre toujours plus grand de ses membres. Son alliance avec l’extrême droite demeure possible. Dans la Deutsche Tageszeitung du 7 août, un membre du Centre en montrait la nécessité et en dessinait le programme. « En vertu de sa tradition, disait-il, le Centre ne peut pas être un parti démocratique. Il ne peut être que chrétien-conservateur, c’est-à-dire monarchiste. Le Centre veut devenir un grand parti. Nombre de ses députés, Erzberger en tête, devront quitter le pouvoir. Si 90 p. 100 de ses membres le désirent, le parti opérera sa jonction avec les deux partis d’extrême droite. C’est le vœu des catholiques et des protestants évangéliques. Car le christianisme germanique reprend conscience du rôle qu’il doit jouer dans la nation et dans le monde. » Comment ne pas évoquer, à la fin de telles considérations, le nom de Görres ?


L’UTILISATION DE SOCIALISME

L’esprit pangermaniste, on le retrouve encore chez les démocrates et les socialistes majoritaires. Il consiste à soutenir que la synthèse tentée entre démocratie et socialisme par l’Allemagne contemporaine est la grande synthèse de l’avenir et doit mettre le pays à la tête des autres peuples ; à affirmer que l’Allemagne, placée enlte la Russie bolchéviste et l’Entente capitaliste, a, de par sa situation géographique exceptionnelle, un rôle modérateur et central qui doit un jour lui donner la première place dans la Société des Nations. Autre manière de démontrer qu’elle est en passe de devenir la démocratie sociale modèle. Autre manière d’exalter l’orgueil national, de mépriser le voisin et de se livrer à toutes les illusions d’antan.

Ici même, on invoquera le système des Conseils qui, par son admirable souplesse, se prête à toutes les interprétations. « L’avenir, disait la Vozsische Zei(ung du 11 juin 1919 appartient au système des conseils mis au point par le génie allemand. » En d’autres termes, l’Allemagne doit adapter à ses propres besoins et à ceux de l’Europe occidentale le soviet russe, en lui empruntant ce qu’il a de bon, en rejetant ses éléments « asiatiques. » Alors elle pourra lutter efficacement contre la « démocratie formelle » et provoquer la défaite de l’impérialisme et du capitalisme anglo-saxons. » Car, ajoutait le journal, ces idées nouvelles sont destinées à se répandre, par-delà les frontières de l’Allemagne vaincue, sur le monde entier. » Même thèse soutenue le 2 mai, dans le Berhner Tageblatt, par Georges Bernhard. « Seul, disait-il, un système mondial de Conseils de travailleurs pourrait donner à la Société des Nations une base solide et fonder l’égalité sociale des peuples par un partage équitable des matières premières. » et, revenant sur l’idée du double parlement, G. Bernhard ajoutait qu’ainsi l’idée la plus féconde touchant l’organisation du monde sortirait du peuple allemand. C’est encore l’idée maîtresse d’un travail manuscrit ébauché par un disciple de Rathenau et qui nous est tombé entre les mains. « Les masses prolétariennes ont actuellement le pouvoir. Ce pouvoir, il faut que les intellectuels les aident à l’organiser. Le salut de l’Humanité est dans la synthèse du pouvoir et de l’intelligence. Or cette synthèse, seule l’Allemagne peut l’opérer. L’idéal de Lénine est impraticable et celui de Wilson périmé. La solution n’est ni à Paris, ni à Moscou. Elle ne se trouve qu’à Berlin. » Est-ce clair ?

Au cours de la discussion des conditions de paix, la campagne entreprise par le socialisme majoritaire et par les journaux démocrates a été fort significative à cet égard :


Le capitalisme vainqueur, disait le Vorwaërts, veut étouffer le socialisme. Il a célébré à Versailles ses orgies et s’est posé en face du flot rouge pour l’endiguer. Or, l’Allemagne est la mère-patrie du socialisme. C’est pourquoi l’Entente lui met le couteau sur la gorge en lui imposant d’inacceptables conditions. La paix de Versailles, c’est la fin de toute politique sociale, de toute socialisation. Comment l’Entente ferait-elle aux travailleurs de sérieuses concessions ? Seule, l’Allemagne nouvelle a l’intention ferme de donner à la question sociale, dans le monde, une solution définitive… Seule, elle veut un règlement international du travail. Elle ne peine pas seulement pour la paix des peuples et le désarmement, mais encore pour la paix sociale. Elle entend mettre fin, non seulement aux batailles, mais encore aux hécatombes dont les conditions actuelles du travail sont la cause. Son idéal, c’est la Société des Nations complétée par la protection internationale des travailleurs. C’est elle qui est à la tête de l’Internationale ouvrière et qui représente dans le monde les idées nouvelles. Parler toujours de l’ancienne Allemagne et du despotisme féodal, c’est bien. Mais il faut voir l’Allemagne nouvelle, cette Allemagne républicaine et socialiste vers laquelle le prolétariat universel tourne les yeux. Or le traité de paix ébranle l’édifice entier de sa législation sociale. Tout ce qu’elle a, depuis si longtemps et avec tant de sagesse, réalisé pour la protection des faibles, est mis en cause. C’est parce que l’Allemagne devient le grand foyer du socialisme international qu’on veut la morceler et l’anéantir. Le monde devrait voir que la République allemande ne lutte pas pour des avantages extérieurs, mais pour un nouveau principe mondial, pour ce principe que le droit ne sortira jamais de la violence. Comment bannirait-on l’Allemagne de la Société des Nations ? N’est-elle pas la créatrice de toute vraie politique sociale ? Ses organisations n’ont-elles pas servi de modèle au monde entier ?


Après les socialistes majoritaires, les démocrates. L’idéal pangermaniste se revêt ici du manteau républicain et du principe wilsonien de la Ligue des Peuples.


Le projet de Wilson, dira-t-on, aboutit à créer un groupement des nations victorieuses. Celui de l’Allemagne est fondé sur une base vraiment démocratique. Il se propose, non seulement d’empêcher la guerre, mais encore de travailler au perfectionnement matériel et moral de l’humanité. Le noyau de la Ligue des Peuples serait alors un Parlement mondial qui se recruterait en première ligne au sein des Parlements nationaux et où l’Allemagne aurait sa place. Tandis que l’Entente cherche un compromis entre le pacifisme wilsonien et l’impérialisme anglais ou français, le projet allemand met l’Entente en demeure de renoncer à toute velléité de domination mondiale, économique ou sociale. Ce projet fera comprendre au monde entier que l’Allemagne n’est pas plus responsable de la guerre que les autres nations, que l’impérialisme allemand n’a jamais été agressif et qu’il n’a jamais visé à l’hégémonie nouvelle !


C’est dire que l’Allemagne républicaine et démocratique défend, contre l’Entente qui les trahit, les grands principes de la justice et du droit. L’argument de ces bons apôtres est parallèle à celui des majoritaires.

La Frankfurter Zeitung elle-même soutiendra qu’on veut arrêter tous les progrès du socialisme, que le travailleur allemand va devenir un prolétaire mal payé, que les prolétaires des autres pays subiront tôt ou tard sa destinée. Toutefois, un peuple résolu ne peut être anéanti. « Le peuple allemand, s’écriait Mme Minna Cauer dans le Berliner Tageblatt, doit résister et travailler pour le droit. C’est une œuvre géante qu’il doit accomplir. Il suit la voie douloureuse ; mais il faut qu’il la suive jusqu’au bout pour que, suivant le mot de Lessing, il montre à l’humanité la voie de la perfection. Qu’il choisisse entre l’esclavage et l’ascension vers les hauteurs ! » L’Allemagne luttera donc pour que tous les peuples aient les mêmes droits. « Le principe démocratique a fait de tels progrès dans le monde qu’on ne peut plus le détruire par les armes. L’Empire allemand s’est écroulé parce que ses dirigeants n’ont pas compris quelles concessions ils avaient à faire à la démocratie. Il en sera de même de l’Entente qui, au nom de son impérialisme, étouffe la démocratie. Et alors, si l’Allemagne a un tel rôle à jouer dans le monde, comment ne pas lui rendre son domaine colonial ? Comment ne pas lui assurer vivres et matières premières ? »

En attendant, il faut signer. Et la Gazette de Francfort estime qu’il ne faut pas arrêter par un refus absolu l’évolution de l’Allemagne vers un avenir meilleur. « Car il faut montrer que l’Allemagne a tout fait pour avoir la paix, pour chercher une voie nouvelle par des moyens nouveaux. Cette attitude a, dans le monde, une grande puissance d’attraction. Ne l’oublions pas. »

Tel est donc l’esprit du socialisme majoritaire et des démocrates au moment de cette crise de l’opinion qui a dévoilé la véritable orientation de la Révolution allemande. Au lendemain de la signature, cet esprit se manifeste avec plus de netteté que jamais. « Les peuples, écrivait le Vorwärts des 27 et 28 juin, nous donnent la main dans la lutte universelle contre le capitalisme mondial. Donnons au socialisme la victoire dans les pays de l’Entente. Nous aurons alors la Ligue des Peuples socialistes qui embrassera le monde entier. » Le même journal ajoutera, le 1er juillet :


L’Allemagne est indispensable au monde, qui a besoin de sa capacité d’organisation sociale et syndicale. Malgré le 28 juin 1919, la mission universelle de l’Allemagne subsiste. Elle ne fait même que commencer. Nous n’avons plus besoin de la guerre. Dans le monde entier, se groupent maintenant autour de l’Allemagne tous ceux qui veulent le droit et la justice. Foin des canons et des sous-marins ! Notre prestige moral a grandi. Nous avons la sympathie des neutres et de tous ceux qui, en France et en Angleterre, en Italie et en Amérique, luttent contre le militarisme et le capitalisme. Voilà une alliance qui vaut mieux que l’ancienne Triplice ou l’Entente elle-même. Nous aurons notre revanche. Une fois de plus, c’est l’Allemagne qui sauvera et régénérera le monde.


Quant aux démocrates, ils préconisent plus que jamais une politique moyenne entre l’extrême gauche et l’extrême droite, ce qu’on est convenu d’appeler « la dictature du milieu. » Encore quelques années, disent-ils, et le monde comprendra que l’Allemagne a été purifiée, non humiliée par la paix de Versailles. Sur les ruines de l’Entente actuelle, s’élèvera la vraie Société des Nations, dont l’Allemagne aura eu la gloire de comprendre la première la vraie nature et la vraie portée.

Vers la fin de juillet, les discours-programmes du président Bauer et du ministre Hermann Müller viendront consacrer officiellement ce point de vue. Le président Bauer dira ce que déjà répétait la presse, lors de la deuxième lecture du projet de Constitution, à savoir que l’Allemagne possède la meilleure, la plus authentique des démocraties. « La jeune République, annonçait-il au monde, s’établira malgré la réaction militariste et monarchiste. Faut-il énumérer ses conquêtes ? Faut-il mentionner la révision du droit pénal, du Code civil, de la législation tout entière, parler des projets pédagogiques qu1 préparent la rééducation du peuple allemand ? Bientôt il n’y aura plus de peuple qui puisse se vanter d’avoir une démocratie comparable à celle de l’Allemagne. »

H. Müller soutiendra ensuite que la politique étrangère de l’Allemagne doit être la plus démocratique du monde. La revanche de l’Allemagne, ce sera d’aider la Belgique et le Nord de la France à se reconstituer. L’Allemagne entre dans les temps nouveaux munie du système électoral le plus large, du féminisme le plus avancé, de la législation ouvrière la plus sympathique à l’Internationale. « C’est ainsi seulement, ajoutait-il, que nous ferons dans le monde des conquêtes morales. » Mais, en attendant, on fait des projets d’avenir. On sait que le sort du monde se décidera à Washington et à Tokio. On veut y établir d’excellents représentants. On en aura partout, d’ailleurs : à Moscou, à Pékin et à Rome. On sait aussi que les circonstances économiques actuelles vont créer des rapprochements non prévus par le traité de Versailles, que le prestige allemand en Espagne est encore considérable, que l’Allemagne possède en Hollande et en Suisse de solides sympathies, qu’une politique active peut dès maintenant commencer, en Russie et en Orient, une pénétration vaste et sûre. C’est pourquoi, au congrès du Parti démocratique, Fr. Naumann déclarait : « Au milieu de la misère et des défaites, nous n’abandonnons pas l’idée de la Grande Allemagne ; mais nous repoussons ce pangermanisme qui a fait tant de mal au peuple allemand et à la pensée allemande. » Oui, mais de quel pangermanisme s’agit-il ? L’impérialiste que fut Naumann avait-il le droit de se désolidariser du pangermanisme ?

En ce qui concerne l’extrême gauche, il est encore assez difficile de définir exactement sa mentalité. Au cours de la discussion des conditions de paix, les indépendants ont naturellement témoigné à l’égard de l’ « impérialisme capitaliste » de l’Entente une hostilité plus violente que celle des majoritaires. Leur solution était toutefois bien différente. « Il faut, disaient-ils, signer sans hésitation. Pourquoi ? Parce que la signature immédiate de la paix ne tardera pas à provoquer la révolution universelle. Le traité de Versailles est tel qu’il ne peut qu’accélérer le mouvement. Le socialisme l’emportera à l’Est et à l’Ouest. Alors viendra la vraie paix. Il faut donc souscrire aux conditions de l’Entente, mais afin d’entreprendre sans tarder la lutte pour la révision du traité, en collaboration avec les masses populaires de tous les pays. Qu’importe, d’ailleurs, si le traité anéantit l’Allemagne capitaliste ? Ce qu’il nous faut, c’est la révolution universelle conduite par l’Allemagne qui donnerait ainsi l’exemple et mènerait la grande offensive socialiste. En amenant l’Allemagne à signer, nous la sauvons de la catastrophe et nous lui donnons un rôle directeur dans le monde. Car, si elle peut rapidement se reconstituer, elle deviendra la grande nation socialiste qui dirigera l’Internationale ouvrière. » Le but à poursuivre, à Lucerne comme ailleurs, sera donc de fonder la véritable Internationale, sans compromission avec les socialistes de droite, avec le programme intégral du socialisme révolutionnaire. Il importe que le socialisme allemand fasse l’union des forces révolutionnaires du monde entier.

Derrière les socialistes indépendants, il y a tout le mouvement « activiste, » la phalange de ces jeunes intellectuels qui veulent s’occuper de politique, favoriser en Allemagne le progrès et les réformes, travailler par-là au bien de l’Humanité. Ils ont, eux aussi, do3 ambitions universelles. Ils parlent volontiers d’une synthèse de Lénine, de Wilson et de Platon. Ils veulent la Société des Nations, la dictature du prolétariat et, à côté des Soviets-Conseils, la dictature des Intellectuels, rêve de la République platonicienne et forme raffinée du despotisme éclairé. Ils entendent refaire en ce sens l’éducation du peuple allemand, donner à la révolution ce qui lui manque et ce qui fut, au suprême degré, le privilège de la Révolution française : l’enthousiasme, la profondeur, un véritable programme philosophique et moral. Leur but serait donc de compléter la révolution universelle des indépendants par celle des idées et des cœurs. Ils feraient ainsi de la révolution allemande un principe de transformation mondiale.


INSUFFISANCE DE LA RÉFORME MORALE

Il faudra suivre ce mouvement de très près, étudier ces jeunes, afin de savoir quelles sont leurs vraies tendances. Pour l’instant, nous avons à considérer l’ensemble de l’opinion et des idées en cours. Dans la « Welt am Montag » du 4 août, M. O. Nippold disait que la lourde responsabilité encourue par le nouveau régime est dans ce fait qu’il n’a jamais franchement désavoué l’ancien. « On a cru, ajoutait-il, dans les milieux dirigeants, pouvoir se borner à une transformation politique et renoncer à une nouvelle orientation morale. » C’est là un des mots les plus vrais, les plus profonds qui aient été prononcés sur la révolution allemande. La nation allemande, selon M. Nippold, n’éprouve aucun sentiment de repentir au sujet du passé. Toute sa pensée s’absorbe dans l’illusion d’une souffrance injuste. De là cet esprit de protestation qui, nous venons de le voir, est commun à toutes les classes et à tous les partis, qui engendre la haine et l’idée de la revanche sous toutes leurs formes. Sans doute, le traité de paix n’est pas une œuvre parfaite. Mais l’Allemagne devrait, à son égard, avoir une autre attitude que celle de la protestation. Elle devrait comprendre la nécessité d’une dure expiation.

Cette interprétation est exacte, mais incomplète. La conviction d’une souffrance injustement subie ne résume pas toute la mentalité allemande actuelle. Elle n’est que l’un de ses aspects secondaires. Nous inclinons à douter de la révolution allemande. Est-ce parce qu’elle ne réalise pas le socialisme intégral, parce qu’elle laisse la réaction monarchiste gagner en force chaque jour ? Nous doutons d’elle, obstinément, en raison même de cet esprit qui est commun à tous les partis, à toutes les confessions, à tous ceux qui entendent travailler au relèvement du pays, esprit d’orgueil national, conviction enracinée touchant la prétendue mission universelle de l’Allemagne, exaltation de l’organisation allemande.

La cause de notre scepticisme, c’est donc l’esprit pangermaniste, tel que nous le révèle la tradition du XIXe siècle, tel qu’il nous apparaît, sous de multiples aspects, dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Il est partout. Il empoisonne tous les programmes, toutes les idées de réforme. Il crée, en particulier, cette abominable hypocrisie qui, oubliant les fautes passées et les écrasantes responsabilités, fait de principes moraux universels une sorte de marchandise commode dont l’Allemagne aurait à se servir pour relever son prestige, son « change moral » dans le monde. Voilà ce qui empêche l’Allemand de se repentir, de voir l’immensité de la faute commise en 1914.

La conséquence logique de cette attitude orgueilleuse, de ces prétentions à l’universalité, bref de ce pangermanisme impénitent, c’est que le mépris à l’égard de l’étranger continue, mépris à l’égard de l’Anglo-Saxon que l’on envie secrètement comme par le passé, tout en l’accusant de basses préoccupa-lions mercantiles, mépris à l’égard du Français dont on n’a pas compris la stoïque résistance et les solides vertus, que l’on juge avec la même ignorance, la même étroitesse, la même haine qu’autrefois. C’est là surtout que nous ne voyons pas la révolution allemande. Il est significatif que, dans une récente protestation, les professeurs de l’Université de Berlin aient solennellement déclaré « qu’ils se détournent avec le plus profond mépris des nations ennemies et mettront tout en œuvre pour transmettre ces sentiments aux nouvelles générations allemandes. » Avec combien de raison M, Nippold déclare-t-il que toute la nation allemande est en train de se vouer artificiellement à un état d’esprit de revanche, au lieu de chercher, par un sincère mea culpa, à s’entendre avec les autres peuples 1 En ce sens, les responsabilités de la nouvelle Allemagne sont aussi graves que celles de l’ancienne.


EDMOND VERMEIL.