L’Allemagne manquera-t-elle de munitions ?

L’Allemagne manquera-t-elle de munitions ?
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 562-595).
L’ALLEMAGNE
MANQUERA-T-ELLE DE MUNITIONS ?

Devant une guerre de siège qui immobilise depuis tant de mois face à face des armées presque égales en nombre comme en courage, les pessimistes se sont demandé si la solution pourrait jamais résulter d’un bel assaut victorieux à la française et s’il ne faudrait pas attendre notre succès final, assuré pour tous, d’un épuisement qui, peu à peu, paralyserait l’adversaire. Le blocus économique de l’Allemagne a déjà été étudié ici par M. d’Avenel avec sa haute compétence, et nous ne reviendrions pas sur la question s’il n’y avait lieu, suivant nous, d’attacher une importance toute spéciale à un point qui peut d’abord sembler secondaire. Avant que l’Allemagne soit réduite à mourir de faim, nous croyons qu’elle manquera de munitions, faute de certaines substances indispensables à la guerre, substances pour la plupart de nature minérale, et nous ne serions pas surpris si cette disette menaçante exerçait déjà, dans un avenir assez prochain, une influence notable sur la marche des hostilités. On ne saurait, dès lors, trop attirer l’attention sur la nécessité de rendre le blocus effectif en ce qui concerne au moins ces matières premières étudiées plus loin : ce qui, pour certaines d’entre elles, semble, nous allons le voir, relativement facile. Les armées actuelles font des consommations de matériel et de munitions supérieures à toutes les prévisions et, plus d’une fois déjà, il est arrivé, soit en Belgique, soit en Serbie, soit ailleurs, que l’un ou l’autre des combattans ait dû s’arrêter essoufflé, interrompre la bataille ou même reculer, faute d’avoir pu se ravitailler assez vite en obus ou en cartouches. Le jour où cet état de choses prendrait une tournure définitive dans un des camps, il est trop évident que la guerre serait terminée. Mais, sans aller jusque-là, dès que la gène deviendra sérieuse pour nos ennemis, la paix ne sera pas loin d’être conclue.

Notre intention n’est pas d’examiner les difficultés qui ont pu se présenter à peu près égales des deux parts quand il s’est agi d’organiser des fabrications intensives d’armes, de machines diverses ou de munitions et, pour ne pas étendre démesurément un sujet très vaste, nous n’envisagerons pas non plus tous les élémens d’origine organique, végétale ou animale, nécessaires au renouvellement du matériel, qu’énumèrent les listes relatives à la contrebande de guerre publiées le 6 novembre 1914 et le 3 janvier 1915 ; nous nous bornerons aux métaux et autres substances minérales qui jouent un rôle prépondérant. Nous le ferons uniquement pour l’Allemagne et pour les deux nations qu’elle entraîne à sa suite en des liens de vasselage. La contre-partie serait inutile pour les Alliés, puisque la liberté complète des mers leur assure des conditions de vie normales. Mais, avant d’entamer un tel examen méthodique pour les diverses substances auxquelles nous venons de faire allusion, quelques remarques générales sont nécessaires, afin de montrer toute la complexité réelle du problème posé : complexité qui, nous le craignons, n’apparaîtra que trop dans notre exposé, malgré nos efforts pour rester clair. Il ne suffit pas, en effet, de comparer la consommation normale des Allemands et de leurs associés à leur production pour en conclure le déficit, ni de constater le blocus pour être certain que ce déficit deviendra irréparable dans un délai facile à calculer par une règle de trois. L’enchevêtrement des relations commerciales, financières et politiques dans le monde moderne est extrême, et il y aurait imprudence à confondre, sur ce point comme sur bien d’autres, la théorie avec la pratique, les articles du code avec leur application, les espérances avec les réalités. Avant de chercher complaisamment ce qui se passerait, si le blocus était efficace, il faut d’abord se demander s’il peut l’être et constater que, jusqu’à ces derniers temps, il ne l’a pas été. Le cercle d’investissement commence à peine à se fermer autour de l’Allemagne, et les protestations soulevées chez les neutres peuvent servir d’étalon pour mesurer dans quelles proportions nous réussirons désormais à en obstruer les trop larges fissures. A cet égard, on ne saurait se dissimuler que c’est un choix à faire. Si l’on veut réellement arrêter la contrebande de guerre, on ne pourra y parvenir qu’en heurtant bien des intérêts privés, en ruinant des relations commerciales avec l’Allemagne qui se chiffraient par centaines de millions, en supprimant les bénéfices illicites et supplémentaires que certains intermédiaires tiraient encore récemment de la situation même. Cela, sans doute, est regrettable ; mais, sauf pour quelques très rares pays étrangers auxquels la continuation des hostilités peut sembler par certains côtés avantageuse, n’est-ce pas l’intérêt général et supérieur de l’humanité, n’est-ce pas aussi l’intérêt pratique et immédiat des neutres que la guerre finisse plus tôt, et ceux qui profiteront de la paix comme nous, ne doivent-ils pas, pour atteindre ce résultat, accepter quelques sacrifices ?


Le problème commercial que nous abordons se pose sous la forme d’une balance économique ; il comporte une demande et une offre, des besoins et des ressources. Voyons quels sont les besoins des Austro-Allemands, que nous appellerons souvent, pour plus de brièveté, les Allemands. Nous passerons ensuite aux ressources. Dans la plupart des cas, nous sommes fort mal outillés pour évaluer avec quelque apparence de précision la consommation de guerre que peuvent faire nos adversaires en acier, cuivre, plomb, zinc, étain, nickel, manganèse, chrome, aluminium, pétrole, nitrates, etc. Nous ne savons rien sur le débit de leurs arsenaux et de leurs usines privées. De tels chiffres restent, par leur nature, éminemment mystérieux, et nous ne sommes même pas en droit d’utiliser, comme termes de comparaison, les renseignemens relatifs à ce qui se passe en France. Mais, quand nous posséderions, pour leur fabrication mensuelle d’obus et de cartouches, des états de situation précis, il faudrait encore faire intervenir deux élémens contradictoires : d’une part, l’existence, avant la guerre, d’approvisionnemens que l’on épuise ; et, d’autre part, la constitution momentanée de stocks importans, nécessaires pour une violente offensive future.

Puis, lorsqu’on évalue la consommation de métaux ou de minéraux, il ne faut pas oublier, bien entendu, la continuation de la vie civile qui, depuis la guerre, se poursuit sous une forme atténuée, mais cependant avec une tendance naturelle à se réorganiser le plus possible. En Allemagne, dès le mois d’août, la métallurgie ne travaillait plus, dit-on, qu’à 40 pour 100 du taux habituel. Néanmoins, jusqu’ici, tout montre que l’existence de 68 millions d’habitans, réduits par la mobilisation à 63, a continué d’une façon presque normale, sauf la restriction capitale qui concerne les commerces d’exportation. Ces élémens civils ont donc, eux aussi, puisé dans les stocks, et cela d’autant plus que nos adversaires ont pu concevoir au début l’espoir de terminer la campagne relativement vite.

Ajoutons enfin qu’il ne faut pas s’imaginer la fabrication du matériel ou des munitions comme destinée à s’arrêter brusquement le jour où manquera telle substance que l’on estimait auparavant nécessaire. Dans un grand pays, où les industries chimiques et métallurgiques sont aussi fortement et scientifiquement organisées qu’en Allemagne, il existe bien des ressources pour suppléer à telle matière déficitaire par une autre que l’on peut se procurer. Rappelons-nous ce qui s’est passé dans la France de 1793, à une époque où la chimie ne possédait pas sa puissance actuelle : pour les matières salpêtrées récoltées un peu partout, pour le charbon de « pierre » substitué au bois comme combustible, pour le bronze des cloches employé à fondre des canons. Un alliage métallique peut à la rigueur être remplacé par un autre, un métal par son homologue. Si le cuivre fait défaut pour les douilles de cartouches, on réussira peut-être à les fabriquer en acier. Quand le pétrole s’épuisera, on substituera le benzol à l’essence, puis l’alcool au benzol. Faute de nitrates, il n’y a aucune impossibilité à organiser des usines électriques destinées, comme celles de Norvège, à extraire l’azote de l’air. Ce sera long, ce sera coûteux ; mais, lorsqu’une industrie, travaillant pour le salut même du pays, n’a plus à faire entrer en ligne de compte le prix de revient, elle est très forte. On ferait la même réflexion pour d’autres substances non minérales, telles que le caoutchouc, dont la synthèse a été théoriquement résolue. Le caoutchouc artificiel coûtait beaucoup trop cher pour être pratique. S’il faut absolument se procurer à tout prix une substance élastique, on pourra songer à ce procédé.

Les ressources en métaux ou en matières minérales, au moyen desquelles on subvient et on subviendra aux besoins de l’armée, comportent des réflexions plus longues. Parmi ces ressources, les premières à considérer sont celles que l’Allemagne possède sur son propre sol et qu’elle gardera la faculté d’extraire dans ses carrières et ses mines. Les industries minières ou métallurgiques peuvent se trouver momentanément arrêtées ou réduites par la mobilisation d’une partie de leur personnel ; mais, le jour où ces industries deviennent indispensables à la vie même de la nation, on est toujours en mesure de leur restituer des ouvriers. On doit donc admettre que la production nationale se maintiendra, si on en a besoin, à son taux de paix. Il ne sera généralement pas facile de l’augmenter, du moins dans des proportions appréciables ; car, la transmutation des élémens n’étant pas encore résolue, on ne peut, en fait de métaux, créer ou produire par synthèse ce qui n’existe pas. Il est toutefois des minerais pauvres qui restaient inutilisables parce que l’extraction du métal correspondant eût entraîné des frais supérieurs au prix de vente et qui, à l’occasion, fourniront un appoint. Mais on ne saurait guère compter, pour une grosse production, sur ces minerais à basse teneur : d’abord, parce qu’en raison même de leur pauvreté, ils donnent des quantités particulièrement restreintes du métal désiré ; ensuite, parce que des galeries et des chantiers de mines métalliques ne s’improvisent pas du jour au lendemain, même en employant les procédés les plus perfectionnés.

A la production courante, il faut ajouter les stocks intérieurs visibles et invisibles et les apports de l’étranger. Les stocks commerciaux comportent souvent un mois ou deux de consommation. L’Etat allemand qui, depuis longtemps, voulait et préparait la guerre, en a certainement accumulé de plus considérables. Cependant, s’il a gardé jusqu’au bout, comme il semble, des illusions sur l’attitude réelle de l’Angleterre, il n’a pas dû se mettre en mesure pour parer à un blocus d’une année. Nous avons mentionné les stocks invisibles. Il faut entendre par là, dans le cas de métaux comme le cuivre, le plomb, le nickel, qui peuvent être aisément refondus après usage, tous les objets disséminés chez les particuliers et que fait réapparaître au jour une hausse un peu accentuée, sans parler même des mesures législatives, auxquelles l’Allemagne a déjà eu recours. Le gouvernement puise dans de semblables stocks quand il fait démonter, dans les localités les moins importantes, les fils électriques ou téléphoniques. Ce ne sont là, toutefois, que des réserves non renouvelables, dont l’intérêt sera d’autant plus faible que la guerre se prolongera plus longtemps. Et, en outre, il n’existe rien de semblable pour des matières qui se détruisent, ou dont les particuliers n’ont aucune raison pour posséder un stock appréciable, comme les nitrates, le chrome, le manganèse, etc.

Ephémère également sera la ressource fournie par le pillage systématiquement organisé des pays envahis. On aura beau vider les dépôts de pétrole belges là, où le temps a manqué pour les incendier comme cela a été fait à Anvers, remplir des trains entiers avec toute la chaudronnerie de la Belgique, réquisitionner le cuivre des usines électriques, enlever les portes de bronze des monumens, dévaliser, après les casseroles de cuisine, les boutons de porte, ce pétrole s’usera, ce cuivre, une fois transformé en douilles de cartouches ou d’obus, reviendra s’enfouir dans les tranchées. Ce qui est beaucoup plus intéressant, parce que c’est l’équivalent d’un fleuve qui coule et non d’un réservoir qui se tarit, ce qui demande à être étudié avec insistance, c’est le ravitaillement continu par le dehors. Dans un pays à très grosses importations de matières premières comme l’Allemagne, ce ravitaillement existe, puissamment organisé, en temps de paix. Nous ne ferons certainement pas trop d’honneur à nos voisins en admettant que leur prévoyance habituelle a préparé, sur ce point comme sur les autres, une mobilisation économique d’avant-guerre. Des pays de transit habituels, tels que la Hollande ou la Suisse, où les agens allemands ont toujours été extrêmement nombreux, se sont trouvés tout désignés pour jouer, au moment voulu, le rôle d’intermédiaires. La mise en œuvre de la contrebande s’est faite savamment. On raconte que les officiers allemands, à l’Ecole de Guerre, emploient leurs loisirs à étudier les ruses de guerre antiques pour chercher le moyen de les moderniser. Il est probable qu’ils en approfondissent aussi de plus récentes, et leur imagination inventive se révèle sans le moindre scrupule toutes, les fois qu’il se présente quelque fourberie à combiner. Dans quelle proportion cette fraude s’est exercée, des chiffres le montreront bientôt. De notre côté, il a fallu, au contraire, organiser progressivement un blocus très difficile, qui ne fonctionne en réalité que depuis peu.

Les pays étrangers peuvent être divisés pour notre sujet en trois groupes : les belligérans ; les producteurs et exportateurs de métaux américains ou espagnols ; les neutres européens dont le commerce est limité au transit. On s’étonnera peut-être de nous voir mentionner les belligérans. Mais, contrairement à l’idée trop simple que l’on se forme souvent, les relations n’ont pas été tranchées du premier jour entre les deux partis hostiles, et elles ne sont pas sans admettre aujourd’hui encore certaines survies. Il a fallu d’abord que chaque gouvernement défendît le commerce direct, et c’est le 27 août seulement qu’il a été légalement interdit à un Anglais de commercer avec un Allemand ; il a fallu ensuite limiter et surveiller les exportations destinées aux neutres, de telle sorte qu’elles ne parvinssent pas finalement aux ennemis. Il y a peu de temps encore, l’on voyait des négocians de Perse témoigner un désir tout particulier de s’assurer du pétrole russe, qui ne devait pas être entièrement consommé dans l’Iran, et c’est seulement le 8 novembre que la Russie a proscrit l’exportation du pétrole, le 27 décembre qu’elle a interdit la sortie du manganèse (nécessaire à la fabrication de l’acier) sinon à destination des Alliés. De même, c’est à la fin d’octobre que le Canada a prohibé l’exportation du nickel.

Aux producteurs américains ou espagnols, on ne saurait demander des mesures aussi strictes et que les belligérans eux-mêmes n’ont pas établies du premier coup. Assurément, les exportations directes des Etats-Unis vers l’Allemagne ont été vite annihilées. Mais le commerce indirect a subsisté, et la plus grande partie de ces exportations n’a fait que changer de route. Le marché américain reste libre, et la plupart des expéditions demeurent permises. Aussi les Alliés ont pu songer un moment à faire le vide en achetant eux-mêmes sur le marché la production totale de cuivre ou de pétrole ; mais l’énormité des chiffres en jeu, sans parler de spéculations faciles à concevoir, les a fait reculer. Quand une cargaison est ouvertement partie de New-York sous pavillon neutre à destination d’un port neutre, c’est aux belligérans à prendre des mesures pour qu’elle n’arrive pas, en fin de compte, à l’Allemagne ou à l’Autriche. Au début, quand il subsistait encore quelques navires allemands courant les mers, c’est par un moyen de ce genre qu’on les ravitaillait en charbon. Un navire était affrété à New-York pour transporter une cargaison de houille, par exemple à destination de Ténériffe. Un agent de l’affréteur s’installait à bord. Arrivé dans les parages des îles du Cap Vert, il invitait le capitaine à croiser sur une certaine ligne Nord-Sud, et, si celui-ci s’y prêtait, on rencontrait bientôt le croiseur a réapprovisionner.

Ce procédé n’a plus cours et d’ordinaire maintenant le navire vient aborder avec son chargement dans le port neutre prévu au départ [1]. Les bâtimens anglais qui exercent le droit de visite en mer se trouvent donc en présence d’un norvégien, d’un hollandais, d’un italien, qui emportent du cuivre en Europe. S’ils les laissent passer, la contrebande de guerre arrivera un jour, comme nous allons le voir, en Allemagne. Aussi n’autorisent-ils souvent le bâtiment à poursuivre sa route que lorsque les autorités du port auquel sa cargaison est destinée ont pris l’engagement de la faire débarquer et d’empêcher sa réexpédition par terre ou par mer à destination de l’Allemagne. On conçoit les ennuis qui en résultent pour les neutres de bonne foi et leurs réclamations.

De tels reproches sont regrettables ; ils sont difficiles à éviter ; et les Allemands, de leur côté, ont soulevé les protestations des Suédois, quand ils ont prétendu retenir les cargaisons de bois destinées à l’Angleterre ou à la France. Le commerce honnête des neutres doit forcément, nous l’avons dit, souffrir de la guerre. La surveillance efficace est encore bien plus paralysée par un commerce illicite qui reste indéniable. Assurément, on arrête en route bien des cargaisons suspectes, mais il en passe trop d’autres. Des « manifestes » fictifs se fabriquent et s’achètent comme de faux passeports, et ce sont souvent les armateurs les moins honnêtes qui ont le soin de se mettre le mieux en règle. Considérons donc le blocus maritime comme seulement approximatif en raison des indulgences amenées par les protestations des neutres, et suivons maintenant, à travers l’Europe, la marchandise que nous supposons, si on veut, du cuivre ou du pétrole. C’est ici que se place l’intervention des neutres voisins de l’Allemagne : les États Scandinaves, la Hollande, la Suisse, l’Italie et la Roumanie.

Le mot de neutralité offre, sous une apparence précise, un sens très vague et peut être entendu de bien des manières, suivant l’esprit dans lequel cette neutralité est pratiquée, depuis la complaisance touchant à la complicité jusqu’à l’hostilité ouverte. Dans le cas présent qui nous intéresse seul, une évolution très nette s’est produite en notre faveur depuis le début de la guerre, et cela pour des raisons d’ordres divers : beaucoup parce que le contraste de notre attitude chevaleresque avec les atrocités allemandes nous attirait des sympathies ; un peu aussi parce que la pression de l’Angleterre prenait une rigueur de plus en plus active.

Le premier sentiment a trouvé son expression très claire dans un article de Maximilien Harden (Zukunft du 19 décembre), où le polémiste allemand déclarait : « La grande majorité des neutres est maintenant contre l’Allemagne. Une grande Puissance et deux peuples belliqueux de l’Europe orientale doivent allonger et raffermir le front de nos ennemis. » D’autre part, il a été facile aux neutres de comprendre que leur intérêt était d’accord avec leurs sentimens. S’ils favorisaient le ravitaillement de l’Allemagne, ils aboutissaient à prolonger leur propre mobilisation, qui leur coûte généralement très cher sans aucun espoir de profit, et ils s’exposaient en outre à des représailles qui pouvaient aboutir à les affamer eux-mêmes.

Quand le cœur et la raison sont ainsi d’accord, les solutions devraient être faciles à trouver. Mais une très simple observation va nous suffire pour montrer qu’il y avait des mesures à prendre, qu’il reste à les compléter, et que les possibilités de ravitaillement frauduleux ont, surtout dans les premiers temps de la guerre, atteint des chiffres considérables. Bornons- nous à comparer les quantités de cuivre exportées de New-York aux divers neutres européens dans la période de septembre-octobre 1913 et dans la période correspondante de 1914. Voici ce que nous trouvons. En 1913, il avait été importé : en Italie, 3 080 tonnes ; aux Pays-Bas, 585 ; en Norvège, 0 ; en Suède, 1 260 ; au total, 4 925. En 1914, on a atteint : 11 310 en Italie, 5 490 aux Pays-Bas, 3 690 en Norvège ; 3 015 en Suède : au total, 23 505 tonnes. A la fin de décembre 1914, les importations en Italie montaient, depuis le début de la guerre, à 16 335 tonnes contre 6 840 pour la période correspondante de 1913. Ce supplément, qui arrive, pour l’ensemble des pays neutres, à quintupler le chiffre de l’année précédente, n’a pas apparemment été employé tout entier à préparer la mobilisation de ces pays ni à y fabriquer des garnitures de lampes et des fils électriques. Et cette juste suspicion se trouve confirmée, quand on voit le sénateur Walsh, représentant du grand Etat producteur de cuivre aux États-Unis, le Montana, se plaindre qu’au même moment les Anglais aient saisi et retenu 31 navires portant 19 350 tonnes de cuivre. Si le procédé employé par les autorités britanniques a été ou non justifié en droit, c’est affaire de libre discussion entre les deux gouvernemens devant un tribunal d’arbitrage. Mais, en fait, cette réclamation démontre bien toute l’étendue du commerce destiné à favoriser nos ennemis.

Plus généralement, considérons les exportations des Etats-Unis dans les Etats scandinaves et l’Italie au mois de novembre 1914. Nous trouvons : dans les États Scandinaves, 63 000 000 de francs contre 7 000 000 de francs en novembre 1913 ; en Italie, 25 000 000 contre 15 000 000. Au total, c’est exactement le quadruple : 88 millions contre 22. Sans doute, il entre, dans ces chiffres, certaines marchandises qui, autrefois, arrivaient aux Scandinaves par l’Allemagne, tandis qu’elles leur viennent directement. Il n’est pourtant pas douteux que la grande majorité de l’excédent soit à destination de l’Allemagne.

D’autres preuves sont fournies par l’activité même qui régnait en octobre et novembre dans les ports de la mer du Nord, du Cattégat, de la Baltique, ainsi que par les annonces continuelles insérées dans les journaux suédois pour demander, par cargaisons entières avec livraison immédiate et paiement comptant, des bateaux de pyrite, ou de minerais divers.

Enfin cet état de choses fâcheux se trouve encore confirmé indirectement par le cours des changes à Londres, où se sont soldées les importantes opérations financières réalisées par les Allemands, soit pour acheter des matières premières aux Etats-Unis par l’intermédiaire de la Scandinavie et de la Hollande, soit pour encaisser des coupons et vendre des valeurs à New-York, toujours par la même voie. Les changes montrent très nettement que la Scandinavie a de gros paiemens à faire aux États-Unis par Londres, pour compte allemand, et que l’Allemagne a de grosses sommes à recevoir par la Hollande, où le produit des encaissemens a dépassé le règlement des achats.

Mais les Anglais sont particulièrement bien placés pour voir clair dans ces manœuvres, et une vieille expérience personnelle leur a appris tous les artifices auxquels peut donner lieu le commerce maritime. Ils ont donc, avec cette progression continue dans la fermeté qui les caractérise, employé peu à peu les moyens de coercition dont ils disposaient pour amener les gouvernemens des pays neutres à agir et pour décourager les armateurs ou les assureurs d’un commerce irrégulier, rendu plus hasardeux de jour en jour. Une série d’incidens fâcheux, tels que des mines posées dans la mer du Nord par des bateaux ayant pris l’apparence de paisibles pêcheurs norvégiens, ont permis de déclarer la mer du Nord tout entière zone militaire (5 novembre). Les marins ont été avertis qu’à partir d’une ligne allant de l’Islande aux Féroé et à la pointe nord des Hébrides, ils s’exposeraient à des dangers, auxquels ils n’échapperaient qu’en suivant la route régulière de la Manche, où la surveillance est facile. D’autre part, les Allemands ont contribué au même résultat par la profusion scandaleuse avec laquelle ils ont semé des mines, qui, se détachant, coulent sans cesse des navires norvégiens ou hollandais, aussi bien que des navires anglais. ! En même temps, les difficultés qu’ont éprouvées certains États neutres à se ravitailler eux-mêmes après avoir abusé de leurs marchandises en faveur de l’Allemagne ont amené de leur part une série de prohibitions législatives. Peu à peu, on a donc vu se resserrer les mailles du filet, très lâche au début, où les Allemands vont se trouver pris. Par l’effet de ces mesures, la plupart des neutres ont successivement passé jusqu’ici par trois étapes distinctes dont l’énumération va accuser les progrès accomplis.

Dans la première phase, qui a parfois duré plus d’un mois, aucune interdiction légale n’existait. Alors les Allemands ont eu toutes les facilités pour absorber les stocks de métaux, d’essence, etc., qu’avaient formés leurs voisins immédiats, et même pour en faire revenir d’outre-mer des provisions nouvelles. Il suffisait qu’une maison interposée de Norvège, de Suisse ou de Hollande demandât pour elle-même les marchandises en question et les réexpédiât aussitôt en Allemagne. Les flottes alliées, qui, à cette époque, exerçaient incomplètement le droit de visite, se trouvaient en présence d’un envoi très correct qu’elles n’avaient pas le droit d’arrêter, les neutres devant conserver la faculté légitime de se ravitailler, et les surveillans des mers étaient réduits à s’étonner platoniquement de l’extension imprévue prise par certaines consommations en des pays où elles étaient restées jusqu’alors insignifiantes.

Dans une seconde période, les neutres européens ont été amenés l’un après l’autre à défendre l’exportation (ou simplement la réexportation) en Allemagne d’une série de substances, à peu près les mêmes, dont la liste s’est allongée avec le temps. La Suède avait pris un décret de ce genre dès le 22 août. Le Conseil fédéral de Suisse a promulgué une série d’arrêtés le 18 septembre, le 27 octobre, les 5 et 30 novembre. La Hollande a prohibé en octobre l’exportation du pétrole et du cuivre. La Norvège a défendu le 19 octobre l’exportation et la réexportation du pétrole et de la benzine. En Italie, la défense d’exporter le cuivre, l’étain, le chrome, le benzol, le caoutchouc, etc., date du 16 novembre. En Danemark, les limitations à l’exportation ont été édictées le 19 novembre, mais ne portent que sur les substances nécessaires à la population danoise, le gouvernement se considérant toujours comme libre de vendre aux belligérans ce qu’il lui plaît. Cependant, le 15 janvier, ce pays a pris de nouvelles mesures pour empêcher la contrebande : tous les armateurs danois doivent désormais signer une déclaration, en vertu de laquelle leurs capitaines ne transportent pas d’autres marchandises que celles consignées sur leurs papiers réguliers.

Enfin, le cercle achève de se fermer par la Roumanie, qui se trouvait dans des conditions particulièrement difficiles : d’abord comme pays producteur de pétrole et de céréales, entièrement bloqué vers l’occident par l’hostilité de la Turquie, ensuite comme autrefois inféodée à la Triplice. Commercialement, le pétrole est un élément de première importance pour les Roumains qui, depuis longtemps, rêvent de conquérir à leurs huiles une partie du marché européen. Si l’on se rappelle, en outre, que beaucoup de sociétés pétrolifères roumaines sont allemandes, tout au moins par leurs capitaux et par leur direction, on comprend les efforts qui ont dû être tentés pour que l’exportation du pétrole en Autriche restât libre. On a eu cependant le courage de l’interdire, du moins pour les benzines et les résidus destinés aux automobiles, réservant seulement la question du pétrole lampant employé à l’éclairage. Le même problème posé pour les céréales se compliquait d’un ancien traité, par lequel la Roumanie s’était engagée à expédier des grains à l’Autriche, celle-ci la fournissant d’armes en échange. Ce traité a continué à être appliqué jusqu’à la mort du roi Charles Ier. Depuis le nouveau règne, les Autrichiens l’ont rompu eux-mêmes, en fournissant aux Roumains des fusils inutilisables, et le mouvement actuel, qui emporte la Roumanie vers les alliés, a rendu cette rupture irrémédiable. Mais, encore au mois de novembre, l’Allemagne recevait de Roumanie, comme de Bulgarie et d’Italie, des quantités importantes de céréales.

Cette interdiction d’exporter, qui s’est ainsi généralisée, n’a pas toujours suffi. Il a fallu arriver à une troisième phase, qui n’est pas encore complètement organisée, et remédier en outre aux inconvéniens que présente le transit. Théoriquement, ces inconvéniens ne devraient exister que pour les substances dont l’exportation est permise dans un pays, défendue dans un autre. Puisque les navires sont visités et contrôlés avant d’entrer en Italie, puisque l’Italie, comme la Suisse, a interdit l’exportation de la contrebande de guerre à destination de l’Allemagne, peu importe, ce semble, que des wagons plombés traversent l’Italie ou la Suisse, allant en Autriche ou en Allemagne. Ils ne doivent contenir que des marchandises licites. Si d’outre-mer ces expéditions sont arrivées à Gênes, c’est que les navires anglais et français n’y ont rien trouvé à redire. Si l’Italie, ayant reçu ces produits par une voie quelconque ou les ayant tirés de son propre sol, les expédie en Suisse, c’est qu’elle les considère comme admis à l’exportation par les règlemens. Mais voici, à titre d’exemple, deux des artifices auxquels il est arrivé d’avoir recours. D’Amérique ou d’Espagne, on expédiait à un commerçant de Gênes ou de Naples des bateaux chargés de marchandises prohibées. Quand, par hasard, ces bateaux étaient visités en route, on trouvait leurs papiers en règle, désignant les marchandises comme expédiées à un Italien ; on était donc forcé de les laisser passer. Après quoi, lorsque le paquebot approchait de terre, il recevait un radiotélégramme lui annonçant que ledit commerçant génois ou napolitain venait de vendre sa marchandise à M. X... de Munich ou de Trieste. Une fois le navire entré au port, le contenu était considéré comme matière de transit, et, le transit étant libre, on l’expédiait par les voies les plus sûres et les plus régulières, vers la destination allemande déclarée à la douane.

Supposons maintenant qu’un tel procédé n’ait pu être employé et que la contrebande doive partir d’Italie même ; on voit alors intervenir l’armée des agens allemands, qui ont formé à Rome une véritable organisation en relation avec leur ambassade, et ceux-ci, très inventifs, imaginent quelque autre tour. L’un de ces artifices (encore pratiqué couramment, paraît-il, à la fin de novembre) était le suivant. Conformément à la loi italienne, qui défend l’exportation du cuivre en Allemagne, l’agent en question expédiait simplement son métal à Lucerne, avec certificat d’origine et déclaration d’expédition en Suisse. L’envoi de cuivre arrivait à Ponte Chiasso, la station frontière entre l’Italie et la Suisse, muni d’un état civil parfaitement correct, et les autorités douanières italiennes ne pouvaient que laisser passer une marchandise expédiée par un neutre à un neutre. Mais, dans la gare frontière, il existe une zone libre d’une vingtaine de mètres entre la douane italienne et la douane suisse. Cet intervalle était suffisant pour substituer à la déclaration d’expédition en Suisse une déclaration de transit par la Suisse en Allemagne. Quand les autorités helvétiques vérifiaient à leur tour ces papiers, elles se voyaient dans l’impossibilité d’arrêter l’envoi, couvert apparemment par la responsabilité des agens italiens, et devaient le laisser continuer par wagons plombés en Allemagne.

Ce sont là seulement des exemples entre bien d’autres des facilités auxquelles se prête le transit, du moment qu’il existe des Etats neutres à traverser pour arriver à un belligérant dont toutes les influences, les forces et l’argent tendent à favoriser la contrebande. Le mal est difficile, mais non impossible à guérir. Ce qu’exigent très justement les Anglais pour laisser passer une cargaison allant en Italie, c’est que l’envoi soit fait, par navire italien, à une maison connue d’Italie, qui en devient responsable et qu’aucun changement de destination ne puisse, sous aucun prétexte, avoir lieu en cours de route. C’est à peu près exactement ce qu’ont édicté les Italiens, depuis le milieu de novembre et sous de graves sanctions : la marchandise, pour laquelle on aurait manqué à ces prescriptions, devant être immédiatement saisie et vendue en Italie.

Les Etats scandinaves ont pris, de leur côté, des mesures analogues et s’annoncent résolus désormais à empêcher toute contrebande. La Suède avait déjà adopté, depuis le 18 octobre, une disposition radicale, interdisant toute réexpédition à partir d’un port suédois pour les cargaisons dont la destination étrangère n’avait pas été, dès l’origine de l’expédition, déclarée et établie par des documens authentiques. Le 13 janvier, elle a complètement interdit de transporter sur son territoire du matériel ou des provisions de guerre. L’évolution qui se produit depuis quelque temps dans ces pays, trop bien disposés au début pour l’Allemagne, a permis de compléter et de coordonner ces mesures. : L’entrevue de Malmoë, le 18 décembre, entre les trois souverains Scandinaves paraît avoir eu pour résultat de faire rentrer les pays du Nord dans des règles de loyauté conformes à leur caractère national.

En Suisse également, le gouvernement fédéral s’est assez ému de la situation pour avoir eu l’idée de monopoliser l’importation des céréales, froment, maïs, avoine et orge, afin d’exercer sur elle son contrôle.

Enfin, un fait capital vient de se produire, qui pourrait exercer une influence décisive dans le cas des substances minérales étudiées ici, cuivre, pétrole, etc. Le 29 décembre 1914, le gouvernement des États-Unis adressait à la Grande-Bretagne une longue note destinée à obtenir une amélioration dans le traitement imposé par la flotte britannique au commerce américain. La forme en était amicale, mais néanmoins assez vive pour que les Allemands se soient crus fondés à en triompher bruyamment. Il y était dit que, de tous les côtés, l’on considérait l’Angleterre comme directement responsable de la dépression qui atteignait un grand nombre d’industries américaines. « L’opinion a été émue à un tel point que le gouvernement se sent obligé de demander des informations définies, afin de prendre des mesures capables de protéger dans leurs droits les citoyens américains… Cinq mois se sont passés depuis l’ouverture des hostilités, et il n’y a aucune amélioration, quoique les armateurs se soient soumis aux différentes demandes du gouvernement britannique : par exemple, en indiquant les noms des consignataires auxquels ils expédiaient des cargaisons en pays neutres et en se procurant des certificats auprès des consuls britanniques qui sont établis aux États-Unis. » La note insistait sur le caractère de contrebande « conditionnelle » que présentent les produits alimentaires, puisqu’ils peuvent être destinés à la population civile aussi bien qu’à l’armée. En ce qui concernait la détention de navires américains, elle reconnaissait le droit de visite, mais affirmait que ce droit ne saurait être élargi au point d’entraîner des navires dans les ports d’un État belligérant sur un simple soupçon. Pour les cargaisons envoyées « à ordre » ou sans mention du nom du consignataire, il fallait, disait-elle, fournir la preuve qu’elles avaient une destination hostile, la charge de la preuve incombant aux belligérans.

En même temps, l’effet de cette note se trouvait atténué par une déclaration du président Wilson disant : « Ceux des armateurs américains qui dissimulent de la contrebande de guerre, par exemple sous le nom de coton, ont mis le gouvernement dans un grand embarras. Aussi longtemps qu’il se présentera des cas de cargaisons suspectes du même genre, les soupçons se porteront sur toutes les autres cargaisons, lesquelles, tout naturellement, seront exposées à des perquisitions. »

La question se trouvait nettement posée. Le 10 janvier, sir Edward Grey remit la réponse anglaise, où se trouvaient rappelés quelques-uns des faits très démonstratifs que nous avons énumérés plus haut, notamment la comparaison des exportations américaines et, plus particulièrement, des exportations de cuivre à destination des neutres en 1913 et 1914. « En présence de tels chiffres, ajoutait le gouvernement anglais, il est permis, à bon droit, de supposer que la presque totalité du cuivre expédié récemment dans ces pays n’était pas destinée à leur usage personnel, mais à un belligérant. » Très conciliante pour les objets d’alimentation et pour le coton, la note anglaise remarquait néanmoins que, si le gouvernement britannique accordait trop de facilités aux navires chargés de coton, ceux-ci seraient spécialement choisis pour la contrebande. Enfin, au sujet de l’embargo mis sur les exportations de caoutchouc venant des colonies anglaises, elle cherchait également un moyen de réapprovisionner les États-Unis, sans amener aussitôt d’importantes exportations de caoutchouc entre les États-Unis et l’Allemagne.

En résumé, les deux gouvernemens se sont montrés entièrement d’accord sur les principes du droit international et sur la nécessité d’empêcher la contrebande destinée à l’ennemi, tout en évitant les erreurs et donnant prompte réparation pour les dommages causés aux propriétaires neutres de cargaisons et de navires. Le président Wilson a proposé alors une mesure qui, acceptée par le gouvernement anglais, paraît constituer ce que les mathématiciens appellent une solution élégante du problème. Dans une circulaire adressée aux exportateurs américains, en même temps qu’il les invitait à établir des connaissemens et des manifestes sincères et complets, il leur a offert de faire vérifier leurs chargemens à l’embarquement par un fonctionnaire des douanes. Les Etats-Unis deviendraient ainsi responsables vis-à-vis de l’Angleterre qui accepterait leur garantie. Grâce à cette inspection préalable, en même temps que la fraude serait réprimée, la circulation sur les mers reprendrait presque sa liberté et sa simplicité anciennes.

Nous paraissons donc entrer dans une dernière phase, où la contrebande que l’on pourrait qualifier de légale sera réduite à son minimum. Reste seulement à se tenir en garde contre les subterfuges individuels, qui, sur les frontières terrestres de l’Allemagne ou de l’Autriche, sont appliqués chaque jour avec une audace et un cynisme analogues à ceux que les Allemands déploient dans leurs opérations militaires. Même en temps de paix et sur une frontière fortement et régulièrement surveillée, les contrebandiers réussissent à vivre de leur métier. Mais, de ce côté aussi, les mesures nécessaires ont été prises et, dans tous les cas, la contrebande individuelle doit être considérée comme un détail d’application négligeable. Qu’il arrive ou non à filtrer quelques caisses, quelques wagons, quelques bateaux de ravitaillement, l’Allemagne n’en sera pas moins, suivant l’expression de ses propres journaux, cette « forteresse assiégée, » où une famine menaçante excite déjà des haines si violentes contre l’Angleterre. Voyons maintenant quelle sera la conséquence du blocus pour les principales matières minérales. Le lecteur voudra bien excuser, vu l’actualité du sujet, des chiffres un peu arides et quelques détails techniques.


Les deux grands seigneurs du monde minéral, le charbon et le fer, par lesquels nous commencerons, ne nous arrêteront pas bien longtemps ; ce n’est pas pour eux que les problèmes les plus urgens et les plus graves vont se poser. En ce qui concerne la houille, on ne voit guère comment l’Allemagne, avec ses ressources incomparables en combustibles minéraux, pourrait se trouver embarrassée. Les journaux ont, il est vrai, annoncé que la production des mines avait été réduite, d’abord au tiers dès le mois d’août, puis au dixième par le départ des ouvriers mobilisés. Si le fait est exact, ce qui demanderait à être vérifié, il faut l’attribuer, moins à la mobilisation qu’à l’arrêt des exportations et à la réduction de nombreuses industries nationales. N’oublions pas que la production de houille et de lignite allemande dépasse 250 millions de tonnes par an (191 000 tonnes houille et 37 000 tonnes lignite en 1913) contre environ 41 en France. La situation ne se trouverait un peu modifiée que si les Russes occupaient les mines de Silésie, par lesquelles est alimenté tout l’Est du pays. La production de la Haute-Silésie est, par an, de 37 millions de tonnes pour la partie prussienne (presque l’équivalent de toute notre production française) et de 9 millions pour la partie autrichienne. C’est une des raisons pour lesquelles l’envahissement de cette région si industrielle serait un événement d’une portée considérable. Ce jour-là, les chemins de fer allemands de la frontière russe devraient tirer leur charbon de l’Ouest et, en même temps, la production de zinc et de plomb serait privée d’un de ses facteurs essentiels.

Le premier inconvénient s’aggraverait si notre offensive nous menait en même temps dans le Bassin de Sarrebruck, sans vouloir penser à la Westphalie ou à ses prolongemens rhénans dont l’occupation, si elle se réalise, aura bien des chances pour marquer à peu près la fin de la guerre. Nous nous contentons d’indiquer ces hypothèses, encore trop aléatoires pour qu’on doive en tenir compte.

La situation n’est pas très différente pour l’Autriche-Hongrie, singulièrement plus pauvre en houille que l’Allemagne, mais ayant pourtant une grosse production de combustibles inférieurs et ravitaillée en outre par son alliée. Si l’on a raconté à diverses reprises que le charbon manquait à Vienne, ce ne peut être qu’un incident momentané ou une erreur. N’a-t-on pas lancé un moment une nouvelle pareille pour Paris ?

Les besoins de fer et d’acier pour l’armement ne sont pas non plus parmi les plus inquiétans pour l’Allemagne. L’acier est cependant nécessaire aux armées pour la fabrication des canons, des obus, des blindages, pour les navires, les coupoles des forts, les machines de toutes espèces, les rails, poutrelles, etc., destinés à la réfection des voies ferrées et à la reconstruction des ponts. Même en temps de paix, les gros cliens recherchés des usines sidérurgiques sont, avec les chemins de fer, la Guerre et la Marine. A plus forte raison dans une période où les arsenaux travaillent nuit et jour au maximum de leur rendement en se faisant aider par toutes les forces de l’industrie privée. Mais il faut se représenter ce que produit, dans son plein essor, la métallurgie allemande et mettre en regard les chiffres assez faibles auxquels correspondent les munitions de guerre. Il entre relativement très peu d’acier dans les obus et les canons. L’obus vide de 77 pèse un peu plus de 3 kilos. En admettant, par exemple, 200 000 obus tirés par jour sur les deux fronts, on arrive à quelque 600 tonnes dispersées en éclats, ou, en chiffres ronds, 18 000 tonnes par mois, 216 000 tonnes par an. L’Allemagne au taux normal fabrique plus que cela d’acier en une semaine. De même un canon pèse à peu près une tonne. S’il fallait fournir le chiffre énorme de 10 000 canons, le poids d’acier utilisé ne monterait donc qu’à 10 000 tonnes : quelques heures de production. Mais, bien que si le problème, sous cette forme directe, ne se pose pas, certaines réflexions sont pourtant nécessaires.

En ce qui concerne les minerais de fer, on ne peut s’empêcher de remarquer que, sur une extraction annuelle de 20 millions de tonnes pour toute l’Allemagne, la seule Alsace-Lorraine (à laquelle il faudrait ajouter le Luxembourg) en fournit 14 millions. Les mines sont sur notre frontière, les plus éloignées à environ 60 kilomètres de Verdun. Quoiqu’elles se trouvent défendues par Metz et Thionville, il n’y a donc rien de chimérique à envisager leur reprise par nous. Le jour où elles seraient enlevées aux Allemands, il resterait seulement à ceux-ci les 6 millions de tonnes fournies par le pays de Siegen, la Silésie, la Hesse et la Bavière. L’Autriche-Hongrie, de son côté, a trois grands centres de production, en Styrie et Carinthie, en Bohême, dans le Banat, qui sont tous trois éloignés de la frontière russe, mais dont l’extraction totale ne dépasse guère 4 millions de tonnes.

Ne spéculons pas sur des conquêtes futures, puisque notre travail a précisément pour but de voir si on peut arriver au but en s’en passant. Nous devons encore observer que l’Allemagne, en tout temps, est forcée d’importer des minerais de fer étrangers, dont la plus grande partie correspond à des qualités supérieures qui lui manquent. Elle en prend près de 3 millions de tonnes en Suède ; elle en tire aussi d’Espagne et même, en temps de paix, d’Algérie. Sauf peut-être celles qui viennent de Suède, ces importations doivent, pour la plus grande partie, lui manquer. Mais ce qui va surtout la gêner dans la fabrication des aciers spéciaux destinés au matériel de guerre, c’est le manque de ces petits métaux qui sont devenus indispensables : soit pour la production même de l’acier Martin ou Bessemer, comme le manganèse ; soit pour les aciers à blindages et à ressorts, les aciers rapides ou extra-durs, comme le nickel, le chrome, le molybdène, le tungstène, le vanadium. Ainsi que nous allons le voir, pour quelques-uns des plus utiles, les centres uniques de production dans le monde appartiennent aux Alliés, et il s’agit donc ici d’une disette qui peut devenir rapidement presque irrémédiable.

Cette remarque s’applique en premier lieu au manganèse que les métallurgistes ajoutent, sous la forme de ferro-manganèse ou de spiegel, dans la fabrication de l’acier, pour réduire l’oxyde de fer dissous dans la masse et obtenir l’épuration. On admet que la consommation moyenne par tonne d’acier est de 10 kilos. Pour les 15 millions de tonnes d’acier que l’Allemagne produit en temps normal, cela représente annuellement 150 000 tonnes de manganèse, ou 300 000 tonnes de minerais à 50 pour 100. En admettant même que la fabrication de l’acier soit tombée à moins de moitié, la production allemande de manganèse ne peut y contribuer que pour une très faible part. Les seules mines d’Allemagne, situées dans la Hesse et le Nassau, produisent à peine 80 000 tonnes de minerais très inférieurs, à 15 ou 20 pour 100 de teneur, qui peuvent tout au plus représenter 15 000 tonnes de manganèse métal. D’où viennent donc les manganèses utilisés dans les usines germaniques, comme dans le reste de l’Europe ? De deux pays principalement : de Russie (gisemens du Caucase et de Nikopol), des Indes britanniques. Aussi tous les métallurgistes se souviennent-ils de l’embarras que leur a causé, en 1906, l’arrêt des mines du Caucase, à la suite des troubles révolutionnaires. Ajoutons seulement un faible appoint du Brésil. Il a été facile de fermer à l’Allemagne les deux marchés principaux, l’un russe, l’autre anglais, et de lui interdire ainsi tout réapprovisionnement.

Notre pouvoir est égal pour priver l’Allemagne de nickel ; car ici les deux centres de production mondiaux appartiennent : l’un à l’Angleterre, dans le district de Sudbury, au Canada, qui en fournit les deux tiers, l’autre à la France, en Nouvelle-Calédonie [2]. Près des 25 à 30 000 tonnes extraites annuellement dans ces deux pays, les 80 tonnes de la production norvégienne font piteuse figure, et il faudrait envisager une durée de guerre bien longue pour que les usines de Norvège pussent dépasser 3 à 400 tonnes, ou pour que les Saxons eussent le temps de reprendre les pauvres petites mines autrefois exploitées dans leur pays. Contrairement à ce qui se passe pour tous les grands métaux, les Etats-Unis, pour le nickel, sont importateurs et non producteurs. Aussi, dès la fin de novembre, le prix maximum admis officiellement pour le nickel avait-il déjà doublé en Allemagne : 6 francs le kilogramme contre 3,50. Or le nickel est particulièrement indispensable à l’armement des Allemands. L’enveloppe de leurs balles est en maillechort à 25 pour 100 de nickel ; le métal de leurs canons est de l’acier au nickel, comme celui des bandes chargeurs dans leurs mitrailleuses ; il entre du nickel dans les cuirasses de leurs navires. Les aciers spéciaux employés dans certaines pièces des automobiles, dans les arbres de machines, etc., renferment également du nickel. Et nous ne parlons pas du nickelage superficiel moins indispensable sur les armes. Dans la plupart de ces emplois, la teneur en nickel est faible, il est vrai : 1 pour 100 pour les arbres de machines, 2 pour 100 pour le métal à canons, 5 pour 100 pour les plaques de blindage. Cependant l’artillerie emploie également quelques aciers à haute teneur de 25 pour 100. Tout cela finit par constituer un tonnage que nos ennemis seront fort en peine de se procurer.

Nous sommes moins bien armés pour priver l’Allemagne de chrome. Ce métal est d’un emploi courant pour les blindages, les obus de rupture ; il entre également, à l’état de fer chromé, dans la construction des appareils sidérurgiques. Ici encore les Alliés sont les gros producteurs : la France avec la Nouvelle-Calédonie ; l’Angleterre avec la Rhodesia, les Indes, le Canada, la Nouvelle-Galles du Sud ; la Russie avec l’Oural. Presque toute la production mondiale vient de ces pays ; car, pour le chrome comme pour le nickel, les États-Unis, qui sont la grande ressource habituelle des Allemands, n’interviennent pas. Mais, dans ce cas particulier, l’Allemagne garde pour le moment un fournisseur suffisant ; la Turquie d’Asie possède, en effet, d’importantes mines de chrome, beaucoup plus importantes même en réalité qu’elles ne le semblent sur les statistiques, toujours illusoires quand il s’agit de pays turcs ; et leur exploitation, qui se fait souvent par carrières superficielles, peut être assez aisément augmentée. Notre liste des contrebandes de guerre, qui mentionne le ferro-chrome, semble d’ailleurs avoir omis le fer chromé.

C’est pour faire une observation analogue que nous mentionnerons le molybdène, un autre petit métal devenu indispensable dans la fabrication des aciers spéciaux, aciers à outils, aciers rapides, aciers à aimans permanens, aciers ternaires ou quaternaires destinés aux blindages ou projectiles. Le molybdène, qui est très rare, se vend au kilogramme et non plus à la tonne. Sa production est très localisée. Les usines Krupp étaient alimentées pour la plus grande partie par l’Australie, désormais fermée ; mais la Norvège, qui donne peut-être un quart de la production mondiale, doit, avec la Suède, continuer à leur fournir le nécessaire.

Nous en dirons autant pour le tungstène, dont les emplois sont semblables, sous la forme d’aciers extra-durs et d’aciers à ressorts. Si l’on avait réalisé l’idée qui a couru tous les services techniques d’artillerie de faire les balles des shrapnels en tungstène, métal particulièrement lourd, pour pouvoir en diminuer le volume et, par suite, en augmenter le nombre, la disette de tungstène, aurait été grave. On a dû renoncer à cette vue théorique par l’impossibilité où l’on s’est trouvé d’obtenir le tungstène en quantités suffisantes. Commercialement, les Allemands détenaient, dans le Hanovre, un véritable monopole du tungstène et la France a dû longtemps passer par leur intermédiaire. Ils ne sont pourtant pas producteurs. Quelques-unes des principales mines sont même en territoire britannique : d’abord en Queensland, puis en Cornwall. Le Portugal, qui est allié à l’Angleterre, entre également pour environ un dixième dans la production. Mais le principal producteur, l’Argentine, qui fournit environ le sixième du total, et l’Espagne (Galice et Cordoue) peuvent continuer des exportations indirectes.. Le faible volume sous lequel se présentent des quantités importantes de tungstène facilite la contrebande.

Quelques mots également sur l’antimoine, nécessaire pour durcir les balles de plomb. La plus grande partie vient de France ; mais la Hongrie fournit environ 700 tonnes et l’Italie 500 à 600 tonnes. La disette d’antimoine doit se manifester ; car, dès la fin de novembre, le prix de l’antimoine avait triplé : 2 fr. 10 le kilo à Hambourg contre 0 fr. 70, en moyenne, par temps normal.

Nous passons à un grand métal dont il a été beaucoup question ces temps derniers, depuis que l’on a commencé à discuter dans la presse les possibilités d’affamer l’Allemagne : c’est le cuivre. Chacun connaît les emplois que j’appellerai civils du cuivre, surtout comme fils électriques, puis comme dômes et tubes de locomotives, comme laiton pour la décoration, le matériel d’éclairage, comme bronze, etc. Nous insisterons seulement sur ses applications dans le matériel de guerre et nous ferons, à ce sujet, un petit calcul approximatif, sans nous dissimuler que des chiffres semblables indignent généralement les spécialistes par leur imprécision forcée ; mais, pour la très grande majorité des non-initiés, ils ont l’avantage de fixer l’ordre de grandeur, généralement insoupçonné par le public.

La balle du fusil allemand n’est pas en cuivre comme la nôtre et ne contient que moitié de ce métal dans le maillechort de l’enveloppe ; mais sa douille est en laiton, ainsi que la petite plaque du chargeur, par laquelle cinq cartouches sont reliées ensemble. De ces deux chefs, une cartouche correspond environ à 10 grammes de métal [3]. Combien un soldat allemand brûle-t-il de cartouches par jour et, sur ce nombre, combien peut-il en être récupéré par la recherche qui se fait sur les champs de bataille et que doit favoriser la longue immobilité actuelle : nous l’ignorons. Un soldat emporte une centaine de cartouches ; mais cette provision, qui est parfois insuffisante pour une journée, peut, à d’autres momens, durer de longs jours. Au moment où l’ennemi s’avance, une mitrailleuse tire normalement 300 coups par minute et peut en tirer jusqu’à 600 [4].

Admettons seulement, comme moyenne générale, que l’on consomme dix cartouches par jour et par homme : cela fait, pour les 3 millions d’hommes engagés sur les deux fronts allemands, 300 tonnes de laiton, ou 200 tonnes de cuivre par jour. Il faut ajouter la consommation de cuivre pour les obus. L’obus allemand n’a pas la fusée en cuivre du nôtre ; mais il possède également une ceinture de cuivre rouge destinée à s’engager dans les rayures pour donner le mouvement de rotation au projectile et une douille de laiton qui permet de charger un canon comme un fusil avec une seule cartouche renfermant charge, bourre et obus. La ceinture du 77 pèse 300 grammes et la douille 700. La douille du 105 pèse 4 500 grammes en moyenne ; celle du 210, environ 11 kilogrammes. Nous resterons dans les mêmes limites d’approximation que précédemment en admettant, sur les deux fronts allemands, 200 000 obus par jour représentant environ 200 tonnes de cuivre [5]. On recueille les douilles d’obus avec plus de facilité que les douilles de fusil, en raison de leurs dimensions et de leur accumulation sur quelques points plus restreints <<ref> Les Allemands établissent de grands parcs à munitions, où sont entreposés des paniers pour recueillir, soit les douilles vides, soit les munitions ennemies qui peuvent être abandonnées dans un mouvement de recul. Une prime est accordée par douille ramassée. Néanmoins, d’après des chiffres moyens, on ne doit pas recueillir plus de 10 à 15 pour 100 des douilles d’obus consommées. </ef>. Mais le travail de la douille amène des pertes de métal qui font, dans quelque mesure, compensation. Si la consommation journalière de cuivre pour les cartouches et les obus était bien de 400 tonnes, cela représenterait 12 000 tonnes par mois ou, en chiffres ronds, 150 000 tonnes par an. Mettons qu’il y ait exagération dans nos calculs. Mais la guerre consomme, en outre, du cuivre sous bien d’autres formes, ne fût-ce qu’en installations provisoires de fils téléphoniques. La marine en absorbe également, quoique en proportions inférieures à ce qu’on croit souvent (500 tonnes pour un dreadnought). On est donc fondé à admettre que, malgré la réduction subie par toutes les industries nationales, la consommation du pays a dû plutôt augmenter par l’effet de la guerre que diminuer. Or, l’Allemagne, en 1913, a consommé pour elle-même (non compris le cuivre réexporté après élaboration) 190 000 tonnes.

Quels moyens les Allemands possèdent-ils pour se procurer cette grosse quantité de métal ? Il ne faut pas compter sur les 40 000 tonnes de cuivre brut que fournissent en temps de paix les usines allemandes ; car une bonne partie provient de minerais importés, qui n’arrivent plus à Rotterdam ou à Hambourg. Ce qui est extrait des mines allemandes, et spécialement du Mansfeld, ne dépasse pas 25 000 tonnes. Supposons, quoiqu’on ait annoncé le contraire, que les difficultés de main-d’œuvre n’aient pas fait restreindre cette production ; l’Allemagne doit, pour le reste, puiser dans les stocks ou recourir à la contrebande. Les stocks visibles du commerce allemand, qui figurent régulièrement dans les tableaux d’Henry Merton ou de la Metallgesellschaft sont très faibles et tendaient à faiblir dans ces dernières années. L’Allemagne n’y figurait plus que pour 5 400 tonnes au 1er juillet 1913 (sur 67 000 pour l’Europe) contre 12 000 au 1er janvier 1911. Au mois de septembre, l’État allemand a réquisitionné les stocks à Hambourg, en même temps que le gouvernement britannique mettait la main sur ceux de Rotterdam, Il faut ajouter les provisions qu’avaient dû rassembler avant la guerre tant le gouvernement lui-même que les grandes sociétés industrielles comme l’Allgemeine Elektrizitäts Gesellschaft, ou les vols pratiqués dans les pays envahis. Il faut surtout faire intervenir ce que nous avons appelé les stocks invisibles. Ceux-ci sont certainement considérables. Une partie des 190 000 tonnes absorbées par le pays dans ces dernières années pourrait être, à la rigueur, recouvrée, mais au prix de quelle complète désorganisation ! Devant une information des journaux annonçant qu’on avait commencé à démonter des lignes téléphoniques, nous avons eu la curiosité de calculer ce que pouvaient contenir de cuivre les réseaux téléphoniques urbains et interurbains de l’Empire allemand avec les grandes transmissions de forces : nous sommes arrivé à plus de 200 000 tonnes, soit l’alimentation d’une année. Il a été beaucoup plus simple d’acheter du cuivre américain ou espagnol par l’intermédiaire des Norvégiens d’abord, puis des Italiens, et nous avons donné, à cet égard, des chiffres parlans. C’est un des points sur lesquels la surveillance porte aujourd’hui le plus sérieusement et le plus efficacement, sauf à susciter un mécontentement incontestable dans les États du Far-West, en Montana, dans l’Utah ou en Arizona. On a déjà atteint un résultat, puisque le prix maximum pour le cuivre en barres à Hambourg atteignait, au début de janvier, 2 940 francs la tonne, soit le double du prix en France. Mais cette hausse, qui commence à peine, est surtout appelée à se précipiter dans l’avenir.

Après le cuivre, nous passerons rapidement sur deux autres grands métaux, le zinc et le plomb. Pour le zinc, les Allemands réalisent des chiffres de production considérables. Leurs usines ont donné, en 1913, 290 000 tonnes et, en défalquant les minerais importés, on trouve encore, pour le zinc extrait de leurs propres mines, plus de 150 000 tonnes. Ils ne manqueront pas de zinc, d’autant plus que les États-Unis, gros exportateurs, sont toujours prêts à en fournir. On peut seulement remarquer que la presque totalité des usines à zinc allemandes peut se trouver arrêtée d’ici peu. Car elles sont, les unes en Silésie, les autres dans la Prusse Rhénane, près des usines belges qui, suivant toutes vraisemblances, doivent être entièrement fermées.

L’Allemagne consomme 259 000 tonnes de plomb et en produit 181 000 (1913), dont 90 000 tirées de ses minerais nationaux. L’Autriche ne produit que 13 000 tonnes. L’addition de ces deux chiffres décèle un gros déficit en temps normal. Or la balle de plomb pèse environ 10 grammes. Un shrapnel allemand renferme 300 balles de plomb pesant au total 3 kil. Si nous reprenons des chiffres précédens, nous arrivons environ à 600 tonnes par jour (300 pour les cartouches, et 300 pour les obus à balles), ou 300 000 tonnes par an qui s’ajoutent presque totalement à la production normale en temps de paix [6].

L’étain sera un des premiers métaux à manquer ; car il vient tout entier d’outre-mer (sauf les 6 000 tonnes du Cornwall) et, pour les deux tiers, de possessions anglaises (Etats Malais, Australie, etc.). N’appartiennent à des neutres que les mines des Indes néerlandaises et celles de Bolivie. Il est peu probable que la surveillance maritime anglaise laisse passer beaucoup d’étain. Or ce métal est nécessaire, ne fût-ce que pour l’étamage : par exemple dans l’intérieur des obus explosifs en acier, qui, sans cette précaution, s’attaqueraient. Il en faut également un peu pour le laiton. Les cours actuels de l’étain en Allemagne donnent lieu aux mêmes observations que ceux du cuivre.

Un autre métal dont l’intérêt s’est beaucoup accru dans ces dernières années, c’est l’aluminium, pour lequel les Allemands semblent avoir une prédilection toute spéciale et qui entre dans l’équipement du soldat, dans les appareils d’aviation, dans les automobiles, dans les fusées d’obus, etc. L’Allemagne, étant pauvre en houille blanche, n’a pu organiser très en grand la fabrication électrique de l’aluminium. Elle possède cependant une importante usine, en face de Rheinfelden sur le Rhin ; elle peut également puiser dans les usines d’Autriche telles que Lend, ou dans celles de Suisse, telles que Neuhausen, qui est, en réalité, une usine allemande. Mais la grande difficulté sera pour elle de se procurer le minerai, la bauxite, qui vient presque totalement du midi de la France et auquel il est peu pratique de suppléer par les autres substances alumineuses existantes en Allemagne ou dans les pays voisins.

Enfin, sans vouloir traiter incidemment une question de premier ordre, nous ne pouvons cependant oublier dans cette énumération que l’or est un métal, et même un métal de première importance. Or, en dehors de l’Amérique, tous les producteurs d’or mondiaux sont du côté des Alliés et l’Amérique a moins envie de donner son or que d’en recevoir. Tandis que de l’or continue à affluer chez nous de l’Afrique australe, des Indes, du Canada, des Guyanes, de la Côte d’or africaine, etc., tandis que le précieux métal nous arrive plus sûrement encore sous la forme des créances sur l’étranger, l’Allemagne, malgré tous les subterfuges dont elle se sert pour vendre des titres ou toucher des coupons par l’intermédiaire de la Hollande, ne peut manquer d’avoir une balance de plus en plus défavorable, qui se traduit déjà par une perte de 10 pour 100 sur le change du mark. On aura beau employer les moyens les plus énergiques jusqu’à forcer tous ceux qui pénètrent en Allemagne à livrer leur or contre des billets, quêter l’or dans les régimens et dans les paroisses, inviter les Allemandes patriotes à échanger leurs alliances d’or contre des anneaux de fer, vendre des prolongations de congé aux soldats qui rapportent des pièces d’or de leur famille, de tels procédés sont d’une application précaire. Il a été fait grand étalage en Allemagne de ce que l’encaisse or de la Reichsbank avait augmenté de 738 millions depuis les hostilités pour atteindre 1 991 millions au début de décembre [7] ; c’est assurément un beau résultat ; mais, en admettant même, comme l’annoncent les Allemands, qu’il leur reste encore 2 milliards d’or disponibles entre les mains des particuliers, rien ne prouve qu’on arrivera a les leur faire livrer et, plus le change deviendra défavorable, plus on sera forcé d’exporter de l’or pour maintenir les cours. La guerre coûte à l’Allemagne de 40 à 50 millions par jour. Pour la continuer seulement jusqu’au début de novembre, il lui faudra augmenter sa dette de 17 milliards, dont une partie devra passer à l’étranger. L’Autriche, qui a dû dépenser 7 milliards et demi dans les six premiers mois de guerre, en aurait encore 12 et demi à fournir pour atteindre la même date. Cette question, que nous nous bornons à rappeler, fera sentir son contre-coup pour toutes les substances auxquelles est consacrée notre étude ; car la disette d’or rendra de plus en plus difficile le paiement, toujours coûteux, des complicités nécessaires.

Après les métaux, nous ne continuerons pas, pour les autres substances minérales, une énumération qui deviendrait vite fastidieuse. Nous nous bornerons à en citer deux, dont la plus importante est le pétrole avec ses dérivés, l’essence, le benzol, etc. et l’autre le nitrate. Les Allemands ont des besoins considérables de carburans liquides. Il leur en faut pour leurs automobiles dont ils ont développé l’emploi sur un pied extraordinaire. Les 200 000 automobiles de guerre que l’on attribue aux Austro-Allemands doivent consommer en moyenne chacune 20 litres d’essence par jour, soit, au total, 4 000 000 de litres : 750 000 barils ou 100 000 tonnes par mois. Les sous-marins en absorbent également. Mais il en faut surtout, et de qualité tout à fait supérieure, pour les zeppelins et les aéroplanes, où la moindre défectuosité du carburant peut entraîner des cata- strophes. Ne parlons pas ici de l’éclairage. Si l’on manque de pétrole lampant, ce sera un embarras, mais non un désastre. Au besoin, on le remplacera par de l’acétylène, du gaz ou, plus simplement, par de la bougie. Il n’en reste pas moins à prévoir une très forte consommation pour les machines motrices.

Dans le cas spécial, si important, des automobiles, on a la possibilité d’utiliser trois carburans qui sont, par ordre de mérite décroissant, l’essence, le benzol et le pétrole ordinaire. La substitution du benzol à l’essence est une ressource à laquelle les Allemands ont déjà eu recours. Le benzol commercial donne des résultats inférieurs à l’essence ; il encrasse les moteurs et ne permet pas leur plein rendement. Beaucoup de mécaniciens le rejettent. Mais il offre des avantages économiques qui l’ont fait adopter souvent dès le temps de paix et sa substitution à l’essence ne nécessite pas une transformation du matériel. Or, si le benzol peut être extrait du pétrole brut et est, en pratique, souvent fourni par lui, on l’obtient également par la distillation du goudron de houille que les Allemands possèdent en abondance. Le remplacement d’un corps par l’autre est donc tout indiqué, sauf pour les aéroplanes où il ne pourrait être réalisé que grâce à des perfectionnemens chimiques dont les Allemands ne sont peut-être pas incapables.

Ajoutons seulement pour mémoire que, ces combustibles normaux venant à manquer, on aurait encore la ressource, en modifiant le matériel, d’employer l’alcool, médiocre carburant, dont on peut aisément fabriquer de très grandes quantités. La disette de pétrole ne constituera donc pas, pour nos adversaires, la paralysie immédiate et complète que l’on a parfois imaginée. Elle n’en sera pas moins une difficulté très sérieuse, surtout si elle arrête les aviateurs, qui sont devenus l’agent d’informations indispensable pour les armées. Voyons, dès lors, comment se pose le problème du ravitaillement.

Sur son propre sol, l’Allemagne ne possède que des gisemens pétrolifères insignifians en Alsace et en Hanovre. La tentative qu’elle avait faite, par l’intermédiaire de la Turquie, pour mettre la main sur ceux du Caucase, paraît avoir définitivement échoué. L’Autriche en avait d’importans en Galicie, mais elle les a laissé prendre par les Russes. Admettons que la contrebande, très active au début, ait été définitivement arrêtée et qu’il n’arrive plus de pétrole des États-Unis ni des Indes néerlandaises. Supposons encore, comme on est en droit de le croire aujourd’hui, que la Roumanie maintienne énergiquement une interdiction d’exportation fort coûteuse pour elle. Il reste à envisager les stocks importans que les Allemands avaient constitués avant la guerre et ceux qu’ils ont pu former depuis, par la confiscation dans les pays envahis, par la main- mise sur les bateaux-citernes sortant de la Mer-Noire, par les exportations roumaines du début. Ce qu’ont été un moment ces derniers envois, une comparaison de chiffres va le montrer. Le pétrole brut roumain était tombé de 1 francs à 4 francs les 100 kilos dans le mois d’août. L’exportation en Allemagne une fois organisée, il remonta à 5 fr. 20 fin septembre. L’attitude politique de la Roumanie, de plus en plus favorable aux Alliés, est un gros facteur en cette matière.

L’attention s’est trouvée attirée aussi sur la question des nitrates, par le fait que deux cargaisons chiliennes de 3 000 tonnes chacune, à destination de Hambourg, avaient été saisies en décembre et janvier et amenées, l’une à Swansea, l’autre à Nantes. Le nitre ou salpêtre fait immédiatement penser à la grave question des explosifs. Sans doute, la vieille poudre noire au salpêtre est une substance fort désuète. Mais l’acide nitrique n’en demeure pas moins l’élément essentiel dans la fabrication des explosifs : nitrocellulose pour les cotons colloïdaux et les fulmi-cotons, nitroglycérine pour la dynamite, nitrification de la fibrine, de la soie, du phénol pour obtenir l’acide picrique, ou trinitro-phénol, base de la mélinite, de la lyddite et autres produits analogues. Toujours il s’agit, pour réaliser l’explosion, d’oxyder rapidement une substance organique de manière à obtenir une pression considérable par l’accumulation des gaz à haute température. Le corps organique peut être varié à l’infini. L’intervention de l’élément nitrique est presque constante.

D’autre part, ce qui n’est pas négligeable, l’Allemagne utilise en temps normal des quantités considérables de nitrates comme engrais de printemps. Depuis trente ans, cette consommation a décuplé et dépasse aujourd’hui 800 000 tonnes. L’emploi de tels engrais serait particulièrement nécessaire celle année où les semailles ont dû se faire dans des conditions défectueuses [8].

Or, les nitrates minéraux viennent presque totalement du Chili, qui en fournit 2 000 000 de tonnes, correspondant à 280 000 tonnes d’azote. L’azote extrait électriquement de l’air en Norvège ne forme encore qu’un appoint insignifiant. Des deux côtés, l’approvisionnement allemand est fermé. La Norvège a annoncé qu’elle observerait une neutralité absolue et, si le Chili, qui est quelque peu germanophile, tentait d’oublier la sienne, les navires anglais rencontrés en mer la lui rappelleraient sans doute efficacement.

On peut toutefois, comme nous l’observions en commençant ce travail, penser à extraire l’azote de l’air, cette mine inépuisable. Bloqués par l’Angleterre en 1812, les États-Unis se sont aperçus que, par une opération naturelle de ce genre, il s’était constitué, dans les célèbres grottes du Mammouth, des provisions de salpêtre, grâce auxquelles ils ont pu résister. Pendant le siège de Paris, en 1870, une commission présidée par Berthelot reconnut qu’en cas de nécessité, le lessivage des matières salpêtrées, contenues dans la seule enceinte de Paris, pourrait en un mois fournir plusieurs centaines de tonnes. Une guerre moderne demande des quantités de nitrates hors de proportion avec celles qui pouvaient être nécessaires en ces temps déjà anciens. Mais les ressources de la chimie ont décuplé. La plus grosse difficulté pour un pays riche en énergie utilisable sous la forme de houille est le temps nécessaire à l’organisation de telles industries qu’on ne crée pas du jour au lendemain.

Il faut mentionner également, parce qu’on y a fait plus d’une allusion dans ces derniers temps, la ressource que pourrait fournir, à défaut de nitrates, cet autre oxydant, plus efficace encore et partout facile à obtenir abondamment, l’air liquide. Des cartouches d’oxygène liquide et de charbon pulvérulent ont déjà été employées à la place de dynamite ; mais elles ont le très grave défaut de ne pouvoir se conserver plus de quelques heures. On a préconisé depuis longtemps des obus à l’air liquide qui auraient l’avantage de ne pas échauffer le canon et la culasse. Ce n’est probablement pas encore dans la guerre présente que cette application entrera assez en pratique pour fournir un explosif courant aux Allemands.


Nous arrivons ainsi au terme d’une étude, dans laquelle nous nous sommes efforcé de montrer le pour et le contre, en résistant à la tentation toujours plus séduisante de plaider une thèse formelle. Notre conclusion y perdra un peu en rigueur, mais gagnera peut-être en sécurité. Cette conclusion, c’est que l’Allemagne, malgré toute sa puissance industrielle, va se trouver, sinon paralysée, du moins progressivement gênée et ligottée par des liens de plus en plus nombreux et serrés qui la tiendront enchainée en tous sens, comme les fils attachés par les Lilliputiens au grand corps de Gulliver. Il suffit pour cela que, malgré les pressions exercées par les neutres et malgré le désir de se les concilier, l’Angleterre et la France maintiennent efficacement un blocus indispensable au bien de l’humanité tout entière. Réduite à ces termes généraux, une telle conclusion, que nous avons tenté d’établir, sur des données précises, avec les nuances et les atténuations nécessaires dans chaque cas, pourra sembler s’être imposée de prime abord comme évidente. Un grand pays moderne, surtout avec les besoins spéciaux que développe chez lui l’état de guerre, ne peut se passer du reste du monde et, le jour où il en est séparé, il constate avec stupeur combien, malgré tout son orgueil, il en restait dépendant. D’une contrée à l’autre, on a vu s’établir pour toutes les substances naturelles un équilibre de vases communicans, en raison duquel chaque région, suivant la logique des choses, tend à produire seulement ce qu’elle est particulièrement apte à fournir, pour exporter son excédent et importer en échange ce qui lui manque. Une telle loi s’applique particulièrement pour des produits localisés dans l’écorce terrestre comme les métaux, que le travail le plus obstiné et la science la mieux armée ne peuvent extraire d’un sol, s’il ne les renferme pas d’abord. Néanmoins, si prévue qu’ait pu être la conclusion, notre étude n’en aura pas moins montré sur quels points particuliers l’ennemi est le plus sensible et doit être le plus rapidement, le plus efficacement atteint. Nous entrons, avec l’année 1915, dans une période de blocus à peu près effectif, où les résultats de cette guerre économique à peine commencée vont l’un après l’autre se manifester, et il est permis d’en déduire, outre toutes nos autres raisons d’attendre patiemment le succès, des motifs presque mathématiques d’espoir.

Dans cette forme de lutte nouvelle, le programme de notre offensive est simple, quoique nous ayons insisté sur les complexités de sa réalisation. Il consiste à encercler l’Allemagne en obstruant l’une après l’autre toutes les voies d’accès et à continuer patiemment le siège. Ne comparons pas cette idée avec celle du Blocus continental. Si le plan de Napoléon a échoué, c’est qu’il voulait empêcher l’Angleterre de vivre en lui interdisant l’accès de quelques ports européens, sans posséder lui-même la maitrise des mers. Enfermer un pays continental quand on possède, au contraire, les mers avec une bonne partie de ses frontières terrestres, est plus aisément réalisable. L’Allemagne le comprend fort bien ; elle sait que, si elle ne nous a pas abattus assez vite, ce blocus peut constituer pour elle un danger irrésistible, contre lequel ni ses pièces lourdes ni ses attaques en colonnes de quatre ne pourront rien. Elle le sait, puisque ses écrivains militaires l’avaient mise en garde longtemps avant la guerre contre un tel péril, et c’est pourquoi sa haine est plus forte contre l’Anglais que contre le Russe ou contre nous. Mais il ne faut pas en conclure que le succès soit déjà obtenu et se fier naïvement à ces descriptions fantaisistes où l’on nous peint une Allemagne souffrant déjà de la famine. L’heure de l’angoisse suprême n’est pas encore venue, ni pour les céréales ou la viande dont nous n’avons pas voulu nous occuper ici, ni pour les matières minérales que nous avons étudiées. Contre nos assauts, le gouvernement allemand a organisé sa défense avec la même science et suivant les mêmes principes que sur le terrain militaire.

Pour résister, il va mettre en œuvre toutes les ressources d’un étatisme qui volontiers se solidarise avec la grosse industrie et, par un échange de bons procédés, obtient de cette industrie son utile concours. Nous avons vu se créer une société des céréales de guerre, une société des métaux de guerre et, dans cette dernière, sont entrées toutes les grandes compagnies métallurgiques ou financières. La formidable machine industrielle allemande, dont les rouages ne pouvaient plus longtemps tourner à vide, adapte peu à peu ses engrenages et ses bielles au seul fonctionnement de la guerre. En groupant les capitaux et les capacités techniques, on va donner les mots d’ordre, auxquels le particulier obéira avec cette merveilleuse discipline qui fait de l’Allemand un instrument puissant lorsqu’il est en nombre et bien encadré.

Outre son intérêt passionnant pour la conclusion d’une lutte atroce, l’expérience sociale qui va être ainsi tentée ne sera pas sans présenter quelque intérêt d’un point de vue purement théorique. On va voir, mieux qu’on n’aurait pu le faire dans aucune autre circonstance, si un Etat moderne, tenant toutes ses forces en main et disposant de tous les pouvoirs indiscutés, peut réglementer dans ses moindres détails la vie de 68 millions d’habitans, s’il est assez fort pour fixer les prix à l’avance, limiter les achats, réquisitionner les réserves, restreindre l’éclairage, rationner le pain. Ainsi que la logique seule permettait de le prévoir, quelques difficultés pratiques ont déjà été rencontrées. Docilement les bourgeois allemands ont apporté leur or, livré leur pétrole, fourni leurs métaux. Mais, le jour où le gouvernement a édicté des prix maxima, l’inévitable danger de telles interventions n’a pas tardé à se manifester. D’une part, on n’a pu décider le peuple à économiser réellement une substance dont la disette ne lui apparaissait pas sous la seule forme qui soit tangible pour un esprit simple, par une augmentation de prix. D’autre part, les commerçans ont renoncé à employer leur outillage et leurs relations pour faire venir des matières qu’ils auraient été obligés de vendre au-dessous du prix coûtant. Ce qu’ils tenaient en réserve, ils se sont efforcés de le garder caché pour attendre des cours plus élevés. Dans un autre domaine que le nôtre, celui de l’alimentation, les minotiers ont reproché aux marchands de grains de ne plus rien leur fournir à moudre, et les consommateurs se sont plaints des minotiers qui n’apportaient plus leur farine sur le marché. Les éleveurs, auxquels on a interdit de nourrir leur bétail avec le grain de leur récolte, ont préféré abattre leurs bêtes en masse plutôt que d’être exposés un jour à les vendre à perte. Pour les métaux, on exercera sans doute un contrôle plus facile et plus direct sur des consommateurs plus localisés ; mais on n’obtiendra pourtant pas d’un commerçant qu’il entre en concurrence à New-York avec les acheteurs russes et anglais, si on lui assigne d’avance un prix de vente déterminé. Plus les prescriptions se multiplieront et deviendront rigoureuses, plus la confiance que l’on a entretenue artificiellement dans le peuple allemand s’affaiblira. Avec cette lutte instituée à coups de décrets contre ceux qu’il est trop facile d’appeler des accapareurs, on entre dans un cercle vicieux où, tôt ou tard, fatalement, on finit par étouffer.


L. DE LAUNAY.

  1. Il faut cependant mentionner le cas des grands paquebots allemands et autrichiens internés dans les ports des États-Unis que l’on s’efforce depuis longtemps de faire passer, par une vente fictive, sous pavillon américain pour les employer à la pose des mines ou à la contrebande. A propos du Dacia, le gouvernement de la Grande-Bretagne a déclaré qu’il ne reconnaîtrait pas la vente comme valable et que le paquebot serait saisi, s’il tentait de se rendre dans un port allemand.
  2. Le 4 décembre, on a arrêté et déclaré de bonne prise un chargement d’environ 3 000 tonnes de minerai de nickel néo-calédonien destiné à l’usine Krupp.
  3. L’étui pèse 12 grammes, la balle en plomb 10 grammes, son enveloppe en maillechort 5 grammes.
  4. L’approvisionnement d’une section de mitrailleuses comprend 32 700 cartouches.
  5. Dans une période particulièrement active comme celle du 20 août au 20 septembre, les Allemands ont dû lancer plus de 5 000 obus par jour et par corps d’armée. On prévoit souvent 300 obus par canon et par jour de combat.
  6. C’est peut-être en partie la raison pour laquelle les Allemands ont utilisé récemment des shrapnels nouveaux qui renferment seulement trente balles noyées dans du phosphore rouge.
  7. Pour pouvoir enfler sa circulation fiduciaire, la Reichsbank considère que les bons du Trésor et effets créés par le gouvernement impérial ont la valeur de l’or, puisqu’ils peuvent être admis légalement comme couverture de ses billets et donnent le même droit de triple émission.
  8. De même que les Allemands ont confisqué les appareils en cuivre dans nos raffineries du Nord, ils ont pris également les stocks d’engrais artificiels à Gand.