L’Allemagne et la Guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 524-546).
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L’ALLEMAGNE ET LA GUERRE
TROISIÈME LETTRE [1]


LES FORCES MORALES


Monsieur le Directeur et cher Confrère,

J’ai entendu dire en Amérique que l’art de parler consiste en trois points : 1° avoir quelque chose à dire ; 2° le dire ; 3° se taire. Je croyais, je l’avoue, en être au troisième moment. A quoi bon songer et philosopher, à l’heure actuelle ? Socrate nous enseigne que, si les hommes savent, dans une certaine mesure, ce qu’ils veulent faire, ils ne savent, à aucun degré, ce qu’ils font effectivement, parce que les dieux se sont réservé le soin de tirer les conséquences de leurs actes, c’est-à-dire d’en déterminer le sens. Je doute que, dans le passé, on ait jamais saisi ce que signifiaient le Saint-Empire romain de nation germanique, le rêve de Charles-Quint, le traité de Westphalie, la formation de la Prusse, la philosophie de Fichte, les traités de 1815, la question d’Alsace-Lorraine, les guerres de 1864-66-70, comme, aujourd’hui, on est en mesure de le faire. Raisonner sur les événemens en cours est la plus décevante des fantaisies. J’ai maintes fois observé que les inductions les plus savamment construites par les spécialistes les plus qualifiés étaient brutalement démenties par l’événement. L’homme ne peut prédire que le passé.

Et pourtant, comment s’empêcher de réfléchir ? Si, dans un temps comme celui-ci, il est criminel de rêver, à la manière du dilettante, en planant au-dessus de la mêlée, ne pourrait-il pas arriver, par hasard, qu’en cherchant bien, on tombât sur quelque idée juste et utile ? Life is a trial, disent les Anglais, vivre, c’est faire des essais en tout sens. Je me résous, mon cher Directeur, à tenter encore une fois l’aventure où vous m’engagez, dans l’espoir que, de ce que j’écrirai, une phrase, une ligne, un mot tombera dans quelque esprit sagace, qui le fera fructifier.


Jadis, au commencement de la guerre, je me suis demandé ce que signifiaient les actes de brutalité sauvage qui, de toutes parts, signalaient la conduite des Allemands. Il m’a semblé que cette barbarie n’était pas celle des barbares, des hommes primitifs, mais qu’il y fallait voir une méthode froidement et scientifiquement calculée, eine nüchterne Philosophie, « une philosophie conçue à jeun, » comme disent les critiques allemands. C’était, en quelque sorte, la synthèse hégélienne de la barbarie et de la civilisation.

Puis, avec tous ceux qui avaient reconnu et admiré le génie de l’Allemagne, tel qu’il s’était manifesté dans les temps passés, je me suis posé la question troublante : comment un tel phénomène a-t-il été possible ? Par quelle métamorphose l’Allemagne de Leibnitz, de Kant, de Gœthe est-elle devenue l’Allemagne de Guillaume II ? Et il m’a semblé que, si les circonstances avaient puissamment agi, comme excitations extérieures, pour déterminer ce changement, certains germes, par ailleurs, de la monstrueuse arrogance d’aujourd’hui préexistaient dans l’esprit d’autrefois, en sorte que le changement avait consisté dans l’élimination des tendances modératrices, et dans un développement à outrance des tendances victorieuses, plutôt que dans la génération spontanée d’une âme entièrement nouvelle.

Ces questions demeurent, certes, pendantes et intéressantes comme le prouvent tant d’écrits journellement publiés, en France et à l’étranger, où elles sont reprises et approfondies. Mais peut-être touchera-t-on de plus près encore la réalité qui nous étreint, si l’on concentre son attention sur le problème suivant : en quoi consistent les principes, l’esprit, le tempérament moral qui président à l’action allemande d’aujourd’hui ; et, puisque, selon la déclaration de tous les maîtres de l’art militaire ; en particulier de Napoléon, « les forces morales, à la guerre, constituent plus que la moitié de la réalité, » quel est le degré d’efficacité que comportent les forces morales allemandes, comparées à celles des Alliés ?


Ce n’est pas chose facile que de pénétrer dans l’âme allemande et de comprendre ce qui s’y passe. Un long et méthodique modelage (Bildung), terme par lequel les Allemands désignent l’éducation, a fait, de la conscience allemande, un monde à part. De tout temps, soit dans sa théorie du Saint-Empire romain germanique, soit chez ses philosophes, ses poètes ou ses politiques, l’Allemagne a été hantée par l’idée de l’absolu, du Tout, de l’universel. Elle a conçu ce tout, non comme une somme d’individus, comme un ensemble fait d’unités, mais comme un être substantiellement un, réellement distinct des élémens qui en forment la matière ; capable, sans doute, de se mêler à ces élémens par la direction qu’il leur imprime, mais ayant en soi, en dehors d’eux, le principe et la loi de son existence.

Toute la spéculation, tout l’effort de l’Allemagne a tendu à prendre conscience et possession de cet absolu, et à le déployer à travers le monde. Ses penseurs, un Lessing, un Kant, un Fichte, un Hegel, un Gœthe en ont donné la définition : tandis que la sagesse classique place la fin suprême de toute activité dans le parfait, conçu comme une forme, achevée et fixe, de l’existence, la pensée allemande met au fond des choses un absolu conçu comme un éternel devenir, comme une puissance contradictoire avec elle-même, ne créant une forme quelconque que pour la détruire et créer autre chose. Wie ich beharre, bin ich Knecht : « Si je persiste dans un état quelconque, je m’asservis, » dit Faust. L’absolu n’est pas un but, un terme, c’est un mouvement sans fin, c’est l’effort, non en vue du résultat, mais en vue de l’effort même : das Strebeti um des Strebens willen.

Qu’est-ce, en ce sens, que cette nature des choses (rerum natura), où la philosophie classique voyait l’objet de sa recherche ? Rien de ce que contient ce monde où nous vivons, selon la pensée allemande, n’est véritablement : ce qui nous parait être n’est, en réalité, que posé comme existant (gesetzt) par le moi universel, qui veut se réaliser, et qui, selon la loi de son être, ne peut se connaître comme moi qu’en se dédoublant, en se projetant soi-même hors de soi, et en se donnant ainsi un obstacle à constater et à surmonter. La métaphysique allemande, comme l’a bien vu le distingué philosophe américain M. Santayana, dans son profond et élégant ouvrage : Egotism in German Philosophy, est la substitution de Setzen (poser) et Gesetzt werden (être posé) à Sein, c’est-à-dire à l’être que la pensée humaine attribue aux choses.

En poursuivant, avec sa logique effrénée, les conséquences de ce principe, la philosophie allemande a, de proche en proche, réduit au rang de moyens, de momens, d’étapes, de formes transitoires, tout ce que l’humanité reconnaît comme fin en soi. Telles la vérité, la beauté, la justice, la sainteté. En vain, devant ces objets, la raison s’incline : pour la pensée allemande, ce sont des formes artificielles et changeantes, que pose devant soi, pour s’affirmer de plus en plus, un moi insondable et irréalisable, qui leur demeure infiniment supérieur.

Une des conséquences de cette doctrine est le rôle effacé qui, dans la théorie de la vie, échoit à la morale, telle que les hommes la comprennent.

L’absolu véritable, le grand moi allemand est au-dessus de la morale. Il est un et il est tout. Il ne reconnaît d’autre loi que celle qui le pousse à se réaliser avec une puissance et une ampleur toujours croissantes. La morale, à ce point de vue, n’a de sens qu’à propos des individus que le grand Tout pose dans le temps et l’espace, pour convertir, par eux, son existence virtuelle en existence actuelle. Elle consiste, pour ces individus, dans le devoir de se subordonner sans condition au tout dont ils font partie. « Il y a chez l’homme, disait Bismarck, une volonté de servir : Es ist im Menschen ein Dienen-wollendes. Seule cette volonté compte. Peu importe la conduite que tient l’homme dans les choses qui ne touchent qu’à sa dignité propre ou à ses rapports avec ses semblables. L’amour sexuel, par exemple, selon une doctrine reçue en Allemagne, est chose purement privée : Liehe ist Privatsache, c’est-à-dire indifférente. A la morale féminine et sentimentale, qui apprécie la loyauté, la délicatesse, la pureté, l’Allemagne substitue, estime-t-elle. une morale toute virile, qui ne connaît que l’utilisation des élémens individuels au profit du tout (die Brauchbarkeit).

On sait comment, d’idéal et de transcendant, le Tout allemand est devenu visible et matériel. Il n’est autre, depuis Hegel, que l’État, ou, plus précisément, l’Etat prussien. La moralité vraie consiste, dès lors, à se faire, perinde ac cadaver, la chose de cet État. Être esclave de cette toute-puissance, seule réalisation de la conscience divine, s’identifier avec elle, pouvoir dire : In illa vivimus, movemur et sumus, c’est participer au gouvernement de l’univers, c’est devenir soi-même, au sens éminent du mot, c’est être libre et tout-puissant.

Telle est la conception de la vie humaine, selon les penseurs allemands : cette philosophie s’est traduite, notamment, par une théorie de la guerre qui présente un grand intérêt.

La guerre n’est nullement, comme le croient les âmes sensibles, un fait anormal et déplorable. Elle a son fondement dans la loi primordiale de l’être, en tant qu’une nation, comme un moi quelconque, ne peut se poser qu’en s’opposant, vivre qu’en brisant des obstacles, et que la guerre est la lutte et la destruction par excellence.

La guerre survient lorsque, un différend se produisant entre deux États ou groupes d’États, le droit se trouve impuissant à le régler. Elle n’est autre chose que le retour à l’état de pure nature, c’est-à-dire à cette condition primitive où la notion de droit n’existe pas encore, et où il n’y a, pour terminer les conflits, d’autre moyen que la force.

La règle de la guerre est déterminée par là. Selon la définition de Clausewitz, « la guerre est un acte de violence, et l’emploi de la violence n’y admet aucune borne. » (Der Krieg ist ein Akt der Gewalt, und es gibt in der Anwendung derselben keine Grenzen.)

On ne peut légitimement opposer aucune loi humaine, aucun scrupule de foi jurée, de loyauté, d’humanité, de chevalerie, de sensiblerie, à un mode d’action dont la définition même exclut toute limitation, toute entrave. La perfection de la guerre, c’est la force comme unique fin, comme unique principe, comme unique loi.

Le problème qu’elle pose consiste à convertir, autant qu’on le peut, tous les élémens dont on dispose en forces utilisables, et à organiser ces forces de manière à procurer l’anéantissement des forces adverses. Les élémens à exploiter sont, les uns de nature matérielle, les autres de nature morale. Les seconds sont plus importans que les premiers. On sait que Bismarck appelait « momens, » — c’est-à-dire poids — psychologiques ces « impondérables, » qui, finalement, font pencher la balance. C’est affaire à la science de manœuvrer ces forces comme on dispose des forces matérielles. Dans l’armée allemande, dans la nation allemande, comme dans le système de Hegel, la vérité, la justice, l’histoire, les faits, les sentimens, l’honneur, les argumens, la logique, n’ont de valeur, n’ont de réalité, que dans la mesure et sous la forme que commande l’intérêt allemand. Tout ce qui n’est point immédiatement de la force est élaboré de manière à se muer en force. Dieu, par exemple, peut, en ce sens, rendre de grands services. Le mot Dieu représente une somme énorme de forces de tension, qu’un chef habile peut s’approprier et convertir en forces vives. D’une manière générale, par un emploi scientifique de l’enthousiasme, du raisonnement, des cantiques, de l’alcool, des Lieder sentimentaux, de l’esprit de corps, des chants de guerre, de l’instinct d’imitation, de la suggestion, des appétits bestiaux ou dépravés, de l’orgueil national, du mensonge, de la cupidité, et, en première ligne, de la peur, on discipline, on polarise, on réduit en une force unique, immanente à toute une nation ou à tout un groupe de nations, la multiplicité éparse et incohérente des forces individuelles.

Chez l’adversaire, réciproquement, c’est la totalité des forces, tant morales que matérielles, que l’on s’applique à écraser. On fait appel, pour la destruction des forces morales ennemies, à cette partie de la science qui se nomme psychologie. Mais l’on ne s’en tient pas à cette psychologie classique qui vise simplement, par l’observation, à connaître l’homme tel qu’il est. Dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel, il s’agit de s’assurer l’initiative, de poser, d’imposer à l’adversaire les conditions de l’action. On se met donc en quête d’une science, non spéculative, mais pratique et active, enseignant, non ce que sont les hommes, mais comment on peut les faire tels que l’on veut qu’ils soient. L’Allemand entend déterminera son gré, modeler, créer le moral de ses adversaires comme le sien propre. Sa psychologie est volontairement pipée, ainsi que toutes ses théories : elle est telle qu’il juge utile qu’elle soit pour servir son dessein.

D’une manière générale, il semble que cette psychologie compte principalement, pour briser les forces morales de l’adversaire, sur la terrorisation, laquelle atteindra son maximum, si l’action est aussi violente, horrible, imprévue et subite que possible. Et sa grande maxime, c’est que l’idée, chez l’homme, ne venant qu’après le fait, dont elle n’est que la traduction mentale, le jugement d’approbation ou de désapprobation n’étant, dès lors, que la constatation, en langage de conscience, du succès ou de l’insuccès confirmé, peu importent les moyens que l’on aura employés pour arriver à ses fins : tôt ou tard, ce qui aura duré sera proclamé la règle de la justice, du droit, du vrai, du bon et du bienfaisant.


Se peut-il que de telles conceptions de la vie et de la guerre suscitent dans les âmes ces forces morales qui, selon la doctrine allemande elle-même, sont la condition essentielle de la victoire ?

Nul doute que ces idées ne jouissent actuellement, chez nos ennemis, d’une efficacité imposante. Elles déterminent, par la discipline de fer où elles s’incarnent, cette tension constante, cet effort d’ensemble, un et aveugle, qui est le pendant psychique des grandes forces de la nature. L’encadrement, l’organisation, qui annihilent l’individu, produisent, comme fatalement, l’identité des sentimens et des volontés. L’appel, officiellement fait, aux passions ignobles de jouissance et de profanation, par exemple, ne peut manquer d’être avidement entendu par un peuple qu’une culture quasi exclusivement physique et intellectuelle a laissé presque à l’état brut, en ce qui touche les côtés affectifs et moraux de la nature humaine.

Il y a, d’ailleurs, une puissance redoutable dans le fait d’être l’homme d’un seul livre, d’un seul point de vue, d’une seule idée. Grâce à la savante combinaison de connaissances et d’ignorances, de faits vrais et de faits faux, d’érudition et de théories, qui constitue ce bouillon de culture qu’on appelle l’enseignement national allemand, la nation allemande aperçoit l’ensemble des événemens humains, depuis la création du monde jusqu’à nos jours, comme formant un système parfaitement lié, dont la signification, à chacune des phases de son développement, n’est autre que l’acheminement vers la réalisation de l’Empire universel, promis à l’Allemagne par la Destinée.

Et le détail même des faits lui apparaît sous un jour semblable. Telles les péripéties de l’action militaire. De longue date l’Allemand est fait à cette idée, que les voies de la Providence sont impénétrables, en sorte que la défaite même la plus caractérisée est facilement interprétée par lui comme une voie détournée qu’emploie la Providence pour lui donner la victoire. L’obéissance passive qu’on exige de lui ne lui est pas pénible. A l’école, à l’usine, dans la vie corporative, dans la vie commune, il s’est habitué à agir comme une partie dans un tout, comme une cellule dans un organisme. Il est militarisé jusqu’aux moelles. Il se trouve hors de son élément et dépaysé, quand il est forcé de se conduire par lui-même. Enfin, aux jours d’épreuve, il croit, comme à une loi d’airain, à la nécessité, à la toute-puissance du sacrifice. Au sujet de la guerre de 1870, les Allemands se vantent volontiers d’avoir, dans les batailles qu’ils ont gagnées, perdu plus de monde que l’adversaire. La victoire, estiment-ils, à la guerre comme dans les affaires, est à qui sait courir les plus gros risques, essuyer les plus grandes pertes. Telle est, enseignent les pasteurs allemands et les philosophes hégéliens, la leçon profonde du christianisme et de l’histoire : qui veut sauver sa vie la perd ; qui la perd la gagne. Se sacrifier à l’Etat choisi par Dieu pour subjuguer le monde, s’identifier avec les héros en qui l’Éternel se réalise, c’est se vêtir de gloire et d’immortalité.

« La guerre, se demande le baron Colmar von der Goltz, à la fin de son livre fameux : La Nation en armes, a-t-elle quelque intérêt pour le simple mortel, pour l’homme du commun ? — Certes ! répond-il, la récompense proposée à sa valeur est véritablement sublime. C’est la même qui brille, au haut du sentier épineux, devant le regard du poète et de l’artiste ; c’est l’immortalité ! Un charme d’une puissance irrésistible gît dans ce mot. Objectera-t-on que, si le nom des Frédéric et des Napoléon est destiné à subsister éternellement, les milliers de soldats qui sont tombés pour leur gloire sont oubliés ? Courte et mesquine sagesse ! Les soldats d’Alexandre sont eux-mêmes Alexandre ; Annibal et l’armée d’Annibal ne font qu’un. Le souvenir de la postérité ne sépare pas l’armée de son chef. Les différences de rang disparaissent à ses yeux ; et, dans la mémoire qu’elle garde des grandes actions guerrières, l’humanité honore tous ceux qui y prirent part, à quelque poste qu’ils aient combattu... Mieux vaut avoir bien rempli son temps, si bref soit-il, que de prolonger une existence inutile. Avoir participé à une grande œuvre, c’est tenir, dans l’histoire, une place qui ne nous sera pas ravie. »


Telles sont les idées dont se nourrissent et vivent les Allemands, telles sont les forces morales qu’ils apportent à la lutte. Quelles sont celles dont nous disposons, et que valent-elles, comparativement ?

Certes, il est avantageux de nous persuader que nos forces morales sont supérieures à celles de l’adversaire, et le patriotisme nous y dispose. Mais la persuasion serait sans doute encore plus profonde et efficace, si elle trouvait sa justification dans un examen méthodique et impartial des choses.

Nous n’avons, nous, ni ne saurions nous arroger la prétention de refaire le monde d’après nos idées ou nos intérêts, et, au nom d’un sens de l’objectif et de l’absolu que nous serions seuls à posséder, de décréter que, d’un bout à l’autre du temps et de l’espace, les êtres et les faits sont tels que le pose, à son gré, notre moi collectif. L’idée ne nous viendrait pas, par exemple, d’enseigner dans nos écoles que l’Allemagne ne se compose que de barbares et de Celtes, comme on enseigne dans les écoles de Berlin que la population des Etats-Unis comprend : 1° des nègres, 2° des Indiens, 3° des Germains. Nous prenons ingénument le monde tel qu’il nous est donné. Nous y rencontrons des êtres doués de ce que le commun langage appelle : la personnalité. Nous constatons que cet attribut, avec les qualités qu’il implique ou qu’il engendre, — conscience et possession de soi, liberté, capacité morale, sociabilité, originalité artistique et littéraire, — a été tenu, de tout temps, par les hommes les plus intelligens, pour la forme la plus élevée de l’existence en notre monde, et qu’en effet l’être qui en est doué résume en lui et dépasse ce qu’il y a de meilleur dans tous les êtres. Nous estimons donc que ce caractère, ébauché par la nature, susceptible de se perfectionner par un développement libre, doit être respecté là où il existe, favorisé dans son progrès là où il est en voie de formation. Et, constatant que la personnalité se rencontre dans les nations aussi bien que chez les individus, nous considérons comme un devoir, pour l’humanité, de reconnaître le droit à l’existence, non seulement aux personnes individuelles, mais encore aux nations douées d’une personnalité véritable.

C’est la différence de point de vue existant, à cet égard, entre l’Allemagne et les Alliés qui donne sa signification à la guerre actuelle. Et cette signification vient encore d’être mise en évidence par l’entrée en scène des Etats-Unis au côté des Alliés. Cette nation avait fait la guerre, en 1860, pour résoudre expérimentalement, à la face du monde, selon la parole d’Abraham Lincoln, la question de savoir « si une nation libre, si le gouvernement du peuple pour le peuple et par le peuple, est susceptible d’exister et de durer. » Aujourd’hui, les Etats-Unis, par la bouche du Président Wilson, déclarent : « Nous sommes fiers d’offrir notre sang, notre vie, tout ce que nous possédons, pour la défense des principes dont est née notre patrie. »

Cette guerre, dans la pensée de ceux qui l’ont déchaînée, n’est pas, tout d’abord, comme on le dit parfois, une guerre économique. L’auteur du livre fameux : « J’accuse, » écrivain allemand d’une remarquable compétence, en donne la frappante démonstration. La conquête économique du monde par l’Allemagne, en un temps dont le terme se rapprochait avec une rapidité effrayante, n’était que trop certaine, si la paix eût duré. Mais cette victoire ne lui suffisait pas. Peuple-maître, ein Herrenvolk, ainsi qu’elle aime à se désigner elle-même, l’Allemagne entendait, au nom de sa culture, qu’elle déclarait supérieure à celle de tous les autres peuples, imposer sa domination à l’univers, et l’organiser à sa façon. Elle affectait, d’ailleurs, de n’avoir que du mépris pour ceux qu’elle se disait appelée à gouverner. Et elle se plaisait à s’en faire haïr, car elle définissait la haine une peur lâche et honteuse. A l’heure qu’elle s’était marquée pour frapper le coup décisif, elle jeta le gant aux nations civilisées.

Celles-ci le ramassèrent. Elles se refusèrent à reconnaître comme supérieurement cultivée une nation qui prétendait enlever aux autres l’attribut le plus précieux de l’humanité : le droit d’être soi-même et de développer librement, en respectant le droit des autres, les qualités propres dont on est doué. Et la suite ne montra que trop brutalement de quel côté était la vraie civilisation.

La signification de la lutte est aujourd’hui tellement évidente, que la neutralité morale est devenue impossible, et que la neutralité politique et militaire elle-même ne s’abrite plus guère que derrière l’impuissance.

En fait, les nations qui n’osent entrer dans le conflit sont peut-être celles dont l’existence morale est le plus intéressée à la victoire des Alliés. Car les Allemands ne pourraient, quoi qu’ils fissent, extirper le français et les Français, l’italien et les Italiens, tandis que, vainqueurs, ils anéantiraient, en les absorbant, les nationalités qui, par certains côtés, se rapprochent de la leur. Les Allemands sont encore plus redoutables pour leurs amis que pour leurs ennemis. La guerre de 1870 fut l’absorption de l’Allemagne du Sud par l’Allemagne du Nord ; la présente guerre a pour but immédiat l’absorption de l’Autriche.

Ainsi il est bien certain que cette guerre est la lutte soutenue par la foi à l’idéal, par le dévouement à l’humanité, au droit, à la liberté, à la valeur des nationalités, contre la violence, le despotisme et le mépris de la dignité humaine.

Or, les forces morales que, de part et d’autre, une telle lutte met en jeu sont-elles égales entre elles ? Le droit qui, même au plus fort de la mêlée, refuse d’abdiquer et de céder la place à un prétendu état de nature où la violence et la fraude régneraient seules, est-il capable de susciter des énergies aussi réelles et efficaces que celles qu’engendre la doctrine brutale : pour la force, par la force ?


C’est une longue et tragique histoire que celle de la conscience humaine se refusant invinciblement, quelques assauts qu’elle doive subir, à composer avec la force. Rien de plus vraiment sublime que le mot de Caton : Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni. Avec quel respect le monde n’a-t-il pas salué l’œuvre d’un grand artiste intitulée : Gloria victis ? Cette victoire morale du droit et de la vertu est le plus beau sujet qui puisse être offert à l’art et à la poésie. Mais l’admiration qu’elle inspire n’est pleine et entière que si, à la résistance intérieure de la conscience se joint la résolution de la volonté, décidée à tous les efforts, à tous les labeurs, a tous les sacrifices, pour transformer la victoire morale en victoire matérielle et effective. Gloria victis, noble devise comme prélude de cette autre : Gloria victoribus !

Il faut convenir que les Allemands n’ont rien fait pour endormir les vaincus, pour les induire à oublier. Il entrait dans leur politique de se ménager une ceinture d’ennemis. Et, la guerre déchaînée, ils se sont, tout de suite, appliqués, avec une sûreté de méthode inouïe, à exciter contre eux les révoltes morales les plus exaspérées. Rien n’a manqué de ce qui pouvait développer au plus haut point, dans les consciences, le sentiment du péril suprême que courait l’humanité. Et, de toutes parts, à mesure qu’on fut informé, cette pensée s’est fait jour : Quand la lutte est entre le bien et le mal, comment l’issue pourrait-elle être douteuse ? Il ne se peut que la justice trahisse à ce point ses défenseurs. Cette guerre est l’Armageddon de l’Écriture : la victoire a déjà fait son choix.

Avec quelle conviction, avec quelle ardeur communicative ces grandes idées ne furent-elles pas développées ! Cette éloquence, toutefois, suffit-elle à produire le miracle par où la parole se transforme en action ?

Il en faut convenir. Ce n’est pas en vain que les hommes ont, de plus en plus, à mesure qu’ils ont réfléchi, distingué entre les mots et les choses. Le temps n’est plus où l’on pensait guérir une maladie en la nommant par son nom. Ce n’est pas assez de démontrer avec une évidence éclatante et de flétrir avec une indignation sincère la barbarie allemande, pour armer les bras et les cœurs de la force nécessaire à son extinction. « Assez de paroles, » ont, dès le début, proclamé les Allemands, qui, eux-mêmes, il est vrai, ne s’en abstiennent guère, « l’heure est aux actes : »


Der Worte sind genug gewechselt,
Nun lasst uns einmal Taten sehn !


L’idéal brille dans l’empyrée ; la justice, la liberté trônent dans le monde des noumènes. Mais ces essences suprasensibles n’ont, à cause de leur sublimité même, aucune influence sur notre monde, et c’est le fait de la niaiserie ou de la lâcheté, d’attendre le triomphe de sa cause de la valeur morale qu’on lui attribue.

Si odieuses que soient ces maximes allemandes, elles portent en elles un enseignement. Il est certain que l’Évangile lui-même, en promettant à l’homme l’assistance divine, attend de lui qu’il agisse, pour sa part, de toutes ses forces. « Nous sommes, dit saint Paul, les collaborateurs de Dieu. »

La condition première d’une action puissante et féconde, c’est l’union. Jamais elle ne fut aussi indispensable. Quod natum est, disait Lucrèce, id procreat usum : l’organe crée la fonction. Le progrès inouï des moyens de communication a suscité des organisations de plus en plus considérables. Une organisation large et solide est désormais, sur tous les champs de bataille, la condition indispensable d’une action victorieuse.

Les champions du droit n’ont eu garde de méconnaître cette loi des temps modernes. Ils ont créé la noble devise : « Union sacrée. » Et beaucoup d’admirables discours ont, sur ce thème, fait vibrer les cœurs. Il n’est pas certain, toutefois, que cette formule, telle du moins qu’elle est souvent interprétée, suffise à produire le genre d’unité que réclame la guerre actuelle.

Plusieurs, en prononçant avec une conviction émue le mot d’union sacrée, entendent que, provisoirement et dans la mesure qu’ils jugeront convenable, ils mettront de côté leurs revendications particulières, pour se consacrer, le plus largement possible, à la défense nationale. Ils ne dissimulent pas, d’ailleurs, qu’au fond de leur cœur ils conservent religieusement toutes leurs idées, et qu’ils s’empresseront de les remettre en avant dès que la paix sera suffisamment rétablie. D’aucuns se plaisent à conjecturer que les événemens actuels eux-mêmes doivent nécessairement profiter à la cause qui leur est chère et assurer le triomphe de leur parti. Et ils trouvent très pratique d’employer le présent à préparer l’avenir spécial qu’ils ont en vue.

Telle est la manière dont certains entendent l’union sacrée et le patriotisme. On ne peut s’empêcher de se demander si cette préoccupation inquiète de reprendre, aussitôt la guerre terminée, les querelles et les luttes d’antan, au point précis où on les a laissées le 3 août 1914, en se faisant gloire de n’avoir rien appris, rien oublié, est vraiment la disposition la plus favorable à l’accomplissement du devoir présent. Ne semble-t-il pas que, pour de tels esprits, la guerre risque de se réduire à un pénible cauchemar et à un fâcheux intermède, dont il importe, avant tout, de hâter la fin ? Est-il sûr que ceux qui pensent ainsi se donneront tout entiers au devoir actuel, et réaliseront cette unité profonde et vraie de pensée, de sentiment et d’action, qui est la condition de la victoire ? Et, pour ce qui est de l’avenir, auquel, certes, nous devons, de toutes nos forces, songer dès maintenant, n’est-il pas certain qu’il dépendra, en première ligne, de la manière dont nous aurons conduit et terminé cette guerre ? L’avenir, c’est en ce moment même, ou jamais, que nous le faisons. L’heure actuelle sera, pour l’histoire, un point de départ.

Gardons-nous donc de croire que nous ayons assez fait pour la patrie en prononçant, chacun à sa manière, le mot d’union sacrée. La patrie demande davantage. Lorsque M. Lloyd George, devenu premier ministre, se retrouva dans la Chambre des Communes, il s’écria : « Il n’y a plus de partis. — Monsieur le Premier, lui répondit M. Asquith, il n’y a plus d’opposition. »

Est-ce à dire, maintenant, que les idées, les discours, les formules ne puissent en aucune façon être efficaces ? Ou bien faut-il admettre que, si l’idée peut n’être, en effet, qu’une abstraction et le mot n’être qu’un bruit, il est, d’autre part, certaines idées et certains mots, qui, déjà, sont, véritablement, des vouloirs et des forces ?


Il est impossible de vaincre un adversaire puissamment armé, si l’on n’étudie ses moyens d’action, et si l’on ne met à profit les résultats de cette étude. C’est, naturellement, ce que font, dans leur domaine, nos chefs militaires. L’examen critique des forces morales ennemies n’est pas moins utile que celui des forces matérielles.

Les Allemands appliquent avec une logique sans scrupule (rücksicktslos) leur maxime : Krieg ist Krieg : « La guerre est la guerre. » Etant donné l’état de guerre, ils écartent, purement et simplement, tout ce qui ne tend pas à réaliser la fin de la guerre, telle qu’ils la conçoivent, et ils admettent indistinctement tout ce qui va dans ce sens.

Avant tout, l’Etat allemand décrète, chez ses citoyens comme chez ses soldats, l’abolition totale des volontés individuelles et leur transmutation en une volonté nationale rigoureusement une. « Dès que l’état de guerre existe, lit-on dans le calendrier populaire Kunst und Leben pour 1916, le fantôme de l’indépendance individuelle s’évanouit ; on se rend compte qu’un peuple est un Tout, sentant et agissant comme tout ; et le petit moi personnel disparaît, absorbé dans le grand moi historique de la nation. »

Il ne suffit pas de taxer d’absurdité cette métaphysique suivant laquelle un Tout est d’autant plus réel et puissant que ses parties sont plus annihilées, pour avoir raison de la force qu’elle suscite. Il faut contre cette force en dresser une plus puissante, de même qu’à l’artillerie ennemie on s’efforce d’opposer une artillerie supérieure. Mais la liberté, pour qui se battent les alliés, permet-elle à ses champions de lutter de coordination, de cohésion, d’abnégation, d’unité, avec leurs adversaires ?

Il n’est pas douteux que, quand il s’agit de masses d’hommes considérables, l’identité de vues, d’objet et de direction, l’exacte répartition du travail, l’utilisation systématique des forces, ainsi que l’élimination des influences antagonistes, ne soient singulièrement plus faciles à réaliser, si l’on part de l’unité elle-même, de l’existence actuelle d’un pouvoir absolu et intangible, que si l’on cherche son point d’appui dans des élémens divers, plus ou moins indépendans, considérés, chacun, comme maître de ses destinées. Dans le premier cas, le problème est, en quelque sorte, mécanique : c’est quelque chose comme l’organisation d’un système astronomique sous l’action d’un astre central. Dans le second cas, le problème est moral : il s’agit de persuader des volontés.

Or, la question est précisément de savoir si nous laisserons dire, si l’issue de cette guerre prouvera que, là où il est nécessaire de s’unifier et de combattre, la liberté se trouve dans une condition d’infériorité irrémédiable.

Sans doute, la liberté, chez les individus et dans les nations, n’a que trop de penchant vers l’égoïsme et vers l’anarchie ; on doit reconnaître, toutefois, qu’il ne lui est pas moins possible de se conformer à la loi et au devoir que de s’y soustraire, d’obéir que de se révolter, de vouloir le bien et l’utile que de se vouloir simplement elle-même. Descartes professait que la perfection de la volonté libre est de s’incliner devant la vérité. Quelle diminution réelle de notre liberté pourrions-nous bien subir, en observant attentivement la puissance d’action que donne à nos adversaires l’organisation dont ils se targuent, et en nous appropriant, de leurs méthodes, ce qui est compatible avec notre idéal ? Puisque, d’une volonté irréductible, nous voulons vaincre, nous voulons, par là même, employer, sans autre restriction que celles qu’impose le respect du droit et de l’honneur, tous les moyens requis pour obtenir la victoire.

Mais, dira-t-on, la préoccupation même de la liberté et de l’honneur s’oppose à un mode d’organisation qui implique, précisément, le mépris de la conscience individuelle et de la morale humaine. Il est certain que l’organisation libérale ne saurait être semblable à l’organisation despotique ; mais il n’est nullement évident que la première soit condamnée à être moins forte que la seconde.

Celle-ci fabrique une machine qui est extérieure à son moteur, et dont les parties sont des rouages passifs. La liberté crée des organismes dont les organes sont, eux-mêmes, des organismes, et à travers lesquels, du centre à la circonférence comme de la circonférence au centre, la vie, incessamment, circule. Or la machine qui reçoit son impulsion du dehors est entièrement dépendante, pour son fonctionnement, de cette action extérieure. Que cette action vienne à manquer, ou se trouve impuissante à embrasser toutes les parties, tous les momens d’une réalité de plus en plus complexe et changeante, et la machine, abandonnée à elle-même, ne sera plus qu’une masse inerte et sans défense. Au contraire, la puissance d’un tout dont les parties sont elles-mêmes des touts est faite de la puissance des parties elles-mêmes. Un tel corps est indéfiniment capable de se maintenir, de croître et de se modifier ; il peut, par l’initiative des parties comme par celle du pouvoir central, réparer ses pertes, corriger ses défauts, répondre à l’appel imprévu des circonstances. Certes, la liberté est chose hasardeuse : mais il dépend d’elle d’être non un agent de dissolution mais une force bienfaisante, organisatrice et conservatrice, une source d’énergie intarissable, une puissance d’action supérieure à tous les mécanismes : il suffit, pour cela, que, se maîtrisant elle-même, elle sache, sous l’idée du devoir et de l’intérêt commun, obéir et commander.

Mais, si les Allemands se croient moralement plus forts que leurs adversaires, ce n’est pas seulement parce que, dans les individus, ils substituent la volonté du Tout à la volonté propre. C’est encore parce qu’ils placent le premier moteur de la machine dans une force concrète et actuelle, l’Etat, et non dans un idéal nuageux, distinct de la réalité. Ils ont su, disent-ils, se faire virilement réalistes, tandis que leurs adversaires sont demeurés des rhéteurs, des sentimentaux, des peuples féminins. Une force réelle préexistante est immédiatement capable d’agir, de s’accroître, de réduire et de s’incorporer des forces étrangères. Mais, des mots les plus sonores et des rêves les plus éthérés on ne peut tirer que du vent et des abstractions. Les Latins, race légère et crédule, parlent avec emphase, et attendent d’un heureux hasard l’apparition du phénomène qu’ils appellent par leurs incantations. L’Allemand, pour obtenir l’effet, commence par poser la cause.

Sur ce point encore, la doctrine allemande est très contestable. Sans doute, certains systèmes philosophiques veulent que l’idée ne soit jamais que le pâle reflet de l’action, l’épiphénomène stérile par lequel notre conscience, ignorante et infatuée, se représente comme un but qu’elle vise ce qui, en réalité, s’opère sans elle. Seul, le fait, nous dit-on, engendre le fait, et nul discours n’est efficace, s’il n’exprime l’action même qui, suivant les lois d’une nécessité mécanique, est en train de se réaliser.

Mais ce déterminisme radical, qui ne veut admettre, dans le rapport du passé à l’avenir, aucune possibilité de contingence, est loin d’être définitivement établi. Aujourd’hui même, d’importantes écoles philosophiques, sinon en Allemagne, où le fatalisme est chez lui, du moins dans les pays de civilisation classique, maintiennent l’antique doctrine suivant laquelle il peut réellement y avoir dans ce qui vient après, par rapport à ce qui précède, quelque chose de nouveau, quelque élément dû à l’intervention d’une activité véritable. « Le monde, aimait à dire William James, n’est pas tout fait (ready made), il est, aujourd’hui encore, et il sera toujours, en train de se faire (in the making). Et, avec sa verve humoristique, il ajoutait : « Il y a, bien véritablement, des idées que nous pouvons enfourcher » (ideas upon which we can ride), c’est-à-dire des idées qui sont capables de nous mener au but qu’elles nous représentent.

C’est que l’idée n’est pas nécessairement cette abstraction, cette chose inerte, que vise et que consacre le travail propre du savant. L’idée scientifique, si merveilleuse, est, en réalité, une création de l’esprit, cherchant une méthode adaptée à ses facultés pour résoudre ce problème : expliquer les phénomènes sans se donner d’autres élémens que des phénomènes et des connexions de phénomènes. C’est pour satisfaire aux conditions de ce problème que le savant s’ingénie à détacher l’idée du sentiment, de la tendance, de l’âme et de la vie. Ainsi dépouillée, ainsi transformée, l’idée est impropre à mouvoir la volonté. Mais, sous sa forme naturelle, elle est tout autre. La vie de l’âme, en réalité, est une, et l’idée n’en est qu’une partie, solidaire d’ailleurs des autres parties, et fondue avec elles dans une pénétration mutuelle, dont la vie organique n’offre qu’une faible image. Prise ainsi dans sa réalité concrète, l’idée participe immédiatement de l’activité et de l’efficace qui appartiennent à l’âme et à la vie. Elle exerce son influence sur les sentimens et les résolutions, de même qu’elle en exprime les caractères et les tendances. Il y a, entre l’idée et les autres élémens de la vie psychique, action et réaction continuelles.

Ainsi il est très vrai que l’idée est susceptible d’engendrer, et l’on a raison de dire que certaines paroles sont des actes. Mais il s’agit alors de l’idée vivante et concrète, non de l’idée purement intellectuelle. La caractéristique de cette idée vivante, c’est l’effort de réalisation, qui, non seulement l’accompagne, mais en est partie intégrante. Ceux-là seuls la possèdent, qui, déjà, la servent et s’y dévouent. Le Logos dont il est dit dans l’Evangile qu’au commencement il était, et que par lui s’est fait tout ce qui est, n’est pas la parole ou l’idée toute nue : en même temps que parole, il est vie, lumière, amour, sacrifice.

Ne craignons donc pas de l’affirmer : les principes pour lesquels combattent les Alliés ne sont pas nécessairement, comme l’enseigne la psychologie allemande, de simples thèmes de rhétorique. La Révolution française n’est pas une phrase. Il est vrai, d’une vérité positive, que la croyance à la justice, à la valeur de la personnalité dans les individus et dans les nations, aux destinées morales de l’humanité, peut être, non seulement un noble objet de contemplation, mais un élan ardent et efficace du cœur et de la volonté, un effort où se concentrent toutes les énergies, un commencement d’action, qui s’épanouira, dans le monde visible, en réalité concrète. Que les défenseurs du droit et de l’idéal soient véritablement animés de cette foi vive et agissante, qui, selon le vers célèbre de Racine, est seule une foi sincère ; et leur idéal devra l’emporter sur l’idéal allemand, non seulement dans les régions de la pensée pure, mais encore sur les champs de bataille.

En effet, l’idéal allemand consiste à s’approprier et à organiser la plus grande somme possible des forces du monde donné. Il n’a, en réalité, de l’idéal que le nom : il n’est autre chose que le tout, l’organisation du réel. Les Allemands eux-mêmes sont fiers de déclarer que leur idéalisme est foncièrement réaliste. Or, non seulement l’organisation, à elle seule, si elle utilise merveilleusement les matériaux donnés, ne crée rien ; mais, appliquée à l’homme, elle ne saurait, d’une façon sûre et permanente, procurer les résultats qu’elle donne quand on l’applique à la matière brute. Car l’homme, malgré qu’on en ait, peut également se donner ou se refuser ; et nul ne saurait garantir qu’il consentira indéfiniment à se laisser traiter comme une simple quantité de force brute, ou que, s’il se résigne à cette condition, il conservera, dans toutes les circonstances, la même capacité de rendement.

Tout autre est la valeur de l’homme qui combat pour un idéal digne de ce nom.

Le droit, la liberté, la justice, l’humanité, tels que les conçoivent les alliés, dépassent le fait donné, le réel proprement dit. Et ainsi, dire que ces objets sont, eux aussi, à leur manière, des forces, des réalités efficaces, c’est dire qu’une véritable puissance créatrice se communique à l’homme qui veut sérieusement les réaliser. Loin, d’ailleurs, que la discipline acceptée en vue de ces fins idéales risque d’énerver et d’abattre les volontés, elle les exalte. Obéir à une loi que l’on sait juste et haute, c’est avoir conscience de se grandir soi-même.

Les soldats de la justice n’ont pas à craindre que leurs forces ne s’épuisent : elles leur viennent d’une source supérieure et infinie.


C’est pourquoi il est très juste de dire qu’en tant que l’issue dépend des forces morales, nous pouvons, nous devons vaincre. Mais vaincre, ce n’est pas seulement l’emporter dans la guerre. Après comme avant cette guerre, les Allemands seront. Le danger que leur existence fait courir à l’humanité aura-t-il disparu ?

Personne, apparemment, ne s’imagine qu’il suffise d’un traité, d’une convention, d’un chiffon de papier, pour maintenir dans les limites du droit les agresseurs de la Serbie, les violateurs de la neutralité belge, les massacreurs des populations civiles, les restaurateurs de l’esclavage, les organisateurs de la guerre sous-marine faite traîtreusement au monde entier. Après comme avant la guerre, les Allemands réussiront, si leurs ambitions sont demeurées les mêmes, à déjouer toutes les précautions, à tourner tous les obstacles. Sans doute, les difficultés qu’ils rencontreront, au début, seront considérables ; mais l’Allemand est patient, dissimulé, insinuant quand il est faible, trameur d’intrigues, habile à parler la langue et le langage des autres peuples, empressé à flatter leurs ambitions, leurs idées et leurs goûts. Il n’est obstacle qui rebute sa ténacité, et qu’il ne s’évertue à convertir en auxiliaire. L’Allemagne de demain aura conscience d’avoir, pendant des années, résisté à l’univers. Quoi qu’il arrive, il est invraisemblable qu’elle se juge vaincue définitivement. C’est par l’épreuve, par la souffrance, par la chute, par le péché, selon la théologie allemande, que l’âme conquiert le salut. Les Allemands sont faits à cette idée, que le mal est l’instrument du bien, que la défaite est le prélude de la victoire. C’est ainsi que Sedan, à leurs yeux, découle d’Iéna, et le nouvel Empire allemand du traité de Westphalie. La prise de Verdun, qu’ils ont poursuivie avec tant d’acharnement, devait être, notamment, dans leur pensée, la consommation de leur effort séculaire pour rayer de l’histoire la date de 1648, qui avait confirmé le traité de Cateau-Cambrésis et consacré le triomphe de la France dans la guerre de Trente Ans. Se venger, punir, Rache, Straffe, ce sont les deux mobiles d’action qu’ils demandent au passé de leur fournir.

Et que l’on ne s’abuse pas sur la portée des divisions intérieures qui peuvent se produire en Allemagne. L’idée allemande, l’orgueil allemand, le culte de l’organisation allemande sont communs à tous les partis. L’impérialisme marxiste n’est pas moins pangermaniste que l’impérialisme gouvernemental. Et les organisations civiles sont des organisations militaires. Rappelons-nous l’avertissement de Henri Heine : « Quoi qu’il arrive en Allemagne, écrivait-il en 1833, Français, soyez sur vos gardes, demeurez à votre poste, l’arme au bras ! » C’est que, avide de pouvoir et d’indépendance collective, la démocratie allemande l’est encore plus des richesses du pays de France.

Certes, toutes les mesures nécessaires pour réduire un tel ennemi à l’impuissance devront être maintenues pendant un temps actuellement indéterminable. Mais il serait imprudent d’attendre de ces mesures la transformation de la nation de proie en un membre de la société des nations. Si l’Allemagne, telle que nous la voyons, n’est pas le peuple moralement supérieur qu’elle se vante d’être, elle possède, on ne peut le nier, une vitalité, une puissance interne de subsistance et de développement, que les échecs surexcitent plus qu’elles ne l’abattent. Elle s’est dressée tardivement, par un effort spontané, du fond de l’abîme : elle ne pourrait se transformer que par une conversion intérieure, par une seconde naissance. La théorie de Goethe s’applique à elle :


Genesung [2] hast du nicht gewonnen,
Wenn sie dir nicht aus eigner Seele quillt.


« La guérison ne se produira que si elle jaillit du fond de ion âme ! »

Est-il admissible que l’Allemagne, d’elle-même, par des causes internes, puisse changer ? L’état d’esprit où elle se trouve, et qui est le résultat d’une combinaison de ses tendances primitives avec une éducation systématique, plusieurs fois séculaire, des intelligences, des volontés et des corps, recèle-t-il, en lui-même, quelque principe de dissolution ?

On peut supposer que l’Allemagne, après la guerre, continuera de cheminer dans le sens où elle se précipitait dans ces derniers temps. Des deux momens contraires que l’auteur de Faust distingue dans l’activité humaine, l’effort et la jouissance, Streben et Genuss, il est visible que le second tendait, pour l’Allemagne, à devenir le but, tandis que le premier était relégué au rang de moyen. Or, l’idée du Faust, c’est que la jouissance comme but de la vie en est la ruine. L’activité la plus intense, si elle se prostitue au bien-être, expire dans le relâchement.

Tel était bien, en fait, le danger qui menaçait l’Allemagne avant cette guerre ; et c’est une des raisons qu’invoquait le général von Bernhardi, dans son livre célèbre : Deutschland und der nächste Krieg (1911), pour demander énergiquement qu’on se pressât de la faire.

Si le matérialisme dont les Allemands donnent actuellement des preuves effroyables se maintient parmi eux, il n’est pas douteux que la loi posée par Gœthe ne se vérifie à leur sujet, et que, d’eux-mêmes, tôt ou tard, ils ne courent à la dissolution et à la ruine.


…………… Sævior armis
Luxuria incubuit.


Que si, se ressaisissant, les Allemands viennent, au contraire, à réfléchir sur la crise actuelle avec quelque liberté d’esprit, il semble impossible qu’ils demeurent dans l’état d’âme où ils se trouvent en ce moment. Cet état se définit : une barbarie consciente et voulue. Or, quoi de plus paradoxal qu’une telle constitution mentale ? Il n’est pas douteux qu’il n’y ait, dans la prétention d’opérer la synthèse de la conscience humaine et de la barbarie, une sorte de démence de l’intelligence et de la volonté, qui, en soi, est un état d’âme absurde et instable. Comme, du feu et de l’eau, mis ensemble, l’un doit nécessairement supprimer l’autre, ainsi conscience et barbarie ne peuvent, indéfiniment, coexister. Asservie à la barbarie, la conscience est déshonorée et anéantie ; la barbarie déchaînée au nom de l’impératif catégorique, révolte, en fait, dans leurs momens de lucidité, chez les soldats allemands eux-mêmes, les consciences les plus fanatisées.

Quand et comment se résoudra l’antinomie ? nul ne peut le dire, puisqu’il s’agit ici d’une décision intérieure de l’âme. Mais il est permis de remarquer que l’état d’esprit où l’Allemagne voit la plus haute expression de son génie est, en soi, une chose monstrueuse, et que les monstres, selon les lois de la nature, tendent, d’eux-mêmes, à disparaître.

Bien que l’orientation future de l’Allemagne dépende, avant tout, du travail qui s’opérera au fond des consciences, il n’est que juste d’admettre que certains événemens extérieurs pourront exercer sur les dispositions des esprits une influence considérable. Parmi ces événemens, nul ne serait plus efficace que la persistance et le développement, dans les diverses parties du monde, de libres démocraties, conciliant, de façon manifestement durable, la liberté et le droit des individus avec l’ordre intérieur, avec la prospérité morale et matérielle, avec la puissance de soutenir, au dehors, ses droits, son indépendance, son intégrité. Rien de contagieux, disait Bossuet, comme l’amour de la liberté. L’Allemagne s’est faite sa geôlière, parce qu’elle affecte de la considérer comme l’éternelle révoltée. Que la liberté se montre plus sage, plus forte, plus sûre que le despotisme, et sa cause pourra trouver des défenseurs sincères et influens, même en Allemagne.

Tout espoir n’est donc pas écarté a priori, de voir, quelque jour, l’Allemagne, le peuple allemand, redevenir ou devenir une nation entre les nations, admettre que le droit n’est pas son monopole et sa chose, et qu’il lui est possible de vivre sans dépouiller ou supprimer les autres peuples. Si ce jour survenait, il serait permis aux nations de respirer, et de se contenter, pour assurer leur sécurité, de mesures de défense normales et modérées. Mais, à vrai dire, l’Allemagne, alors, ne serait plus l’Allemagne. Elle, qui est devenue ce qu’elle est en se proposant d’être toujours plus elle-même, et de se faire un corps où son âme se retrouvât, elle aurait, littéralement, changé d’âme. Jusqu’à ce que ce miracle se produise, deux devoirs, avant tout, s’imposent à nous : monter la garde, non seulement à la frontière, mais à l’intérieur ; et demeurer sages, unis et forts, dans la liberté.


EMILE BOUTROUX.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1914 et du 15 mai 191S.
  2. Le texte porte : Erquickung, soulagement.