L’Allemagne et Napoléon en 1813

L’Allemagne et Napoléon en 1813
Revue des Deux Mondes5e période, tome 20 (p. 329-351).
L’ALLEMAGNE ET NAPOLÉON
EN 1813


I

Lorsqu’on cherche à dégager les courans d’idées qui ont agité et partagé l’Allemagne en 1813, un premier trait apparent frappe tout d’abord. Durant la crise décisive d’où la domination napoléonienne est sortie brisée, pendant la lutte vitale que l’Allemagne a soutenue sur son sol, elle apparaît divisée contre elle-même. La majeure partie des Allemands ont versé leur sang en combattant sous le drapeau français, contre la cause de l’indépendance nationale. Napoléon s’était déjà fait un mérite, aux yeux des Français, de ce que les grandes hécatombes de l’hiver russe n’eussent fauché qu’une minorité de Français ; il eût pu se vanter aussi d’avoir sacrifié presque autant d’Allemands que de Français pour défendre la domination qu’il exerçait au-delà du Rhin.

Lorsque, à l’aube de cette année sanglante, les corps francs de Dornberg achevèrent de déblayer et de conquérir la rive droite de l’Elbe dans le combat de Lüneburg, c’est avec des Saxons que Morand tenta de maintenir la domination des Français au-delà du fleuve contre les premières levées du soulèvement national.

Durant l’armistice, Napoléon fit détruire à Kitzen le corps franc de Lützow, ce corps irrégulier où avaient fini par s’incorporer les rêves insurrectionnels des patriotes allemands. Ce sont des Wurtembergeois qui ont sabré les chasseurs noirs de Lützow.

Lorsque, au début de la campagne d’automne, Napoléon a fait diriger sur Berlin, par Oudinot et par Ney, l’offensive dont la pensée l’obsédait, c’est contre les Saxons que les Prussiens, que les landwehrs de la Marche de Brandebourg, ont défendu la capitale.

Plus tard, après la grande accalmie qui suivit les premières batailles de l’automne, quand Blücher réalisa la pensée audacieuse d’offensive qui le conduisit à Leipzig, il vint arracher le passage de l’Elbe au corps de Bertrand ; et, le soir de la bataille, en parcourant les digues et les vergers de Wartenburg, il contempla, d’un œil morne, les paysans wurtembergeois dont il voyait les corps couchés à la place où ils avaient combattu, en face de ceux des tisserands silésiens qu’il avait lui-même conduits à l’assaut.

La Prusse, elle non plus, n’avait pu se soustraire à l’épreuve ; elle avait été contrainte d’embrigader ses troupes dans l’armée française, de confier ses corps d’armée au commandement des maréchaux français. Elle avait bien dû, elle aussi, renier la nationalité allemande. Elle avait porté la trace du joug qui pliait l’Europe entière sous une main de fer. Sous les ordres de Macdonald, le corps de Yorck avait, en 1812, à l’aile gauche de la Grande Armée, défendu pour le compte des Français la Courlande contre les Russes. Et tous les Prussiens n’étaient point restés là, à mi-chemin de l’exode vers Moscou. Des cadavres de cavaliers prussiens avaient jonché le sol des redoutes de la Moskowa, ou s’étaient raidis, sur la voie douloureuse du retour, sous les neiges de l’hiver russe. Mais la Prusse avait rompu ses chaînes à la première heure ; — ou, du moins, dans le silence et l’inertie du gouvernement, un général prussien, désavoué par son roi, avait brisé violemment le lien qui l’attachait à l’armée française, et associé les troupes prussiennes à l’invasion russe, avant même que celle-ci n’eût atteint la frontière.

Au contraire, les soldats de l’Allemagne napoléonienne n’ont déserté les drapeaux français qu’à la dernière heure, après la défaite.

La guerre de l’indépendance allemande a donc été, pour une large part, la guerre des Allemands, groupés pour la défense de leur nationalité, autour de la forte charpente de l’Etat prussien, contre d’autres Allemands façonnés et maniés par la rude main de l’empereur des Français.

À ce phénomène apparent, il est une première explication, purement matérielle et, si l’on peut dire, géographique : la retraite de Russie, la désorganisation et la démoralisation de l’armée française ont affranchi l’Allemagne jusqu’à l’Elbe, par leur contre-coup immédiat.

Sur la rive droite de l’Elbe, la Prusse, le Mecklembourg et une partie de la Saxe, se sont trouvés naturellement, — par la retraite spontanée des corps français, par la seule apparition des Cosaques, — libérés de la pression directe de l’occupation française.

À la limite de ces territoires, sur la frontière flottante de l’occupation française, tout le long de la vallée de l’Elbe, le mois de mars a été au contraire une époque de crise, de drame, de reviremens et d’incertitude.

Hambourg s’est, non sans effort, affranchi provisoirement pour quelques semaines. Lüneburg, dans cette courte période, n’a pas été repris et perdu moins de trois fois par les Français. La capitale de la Saxe a été abandonnée par son roi et occupée, durant cinq semaines, par les alliés, puis reprise par Napoléon.

Mais, derrière cette zone indécise, le reste de l’Allemagne, c’est-à-dire la majeure partie de son territoire, n’a pas cessé, jusqu’au mois d’octobre 1813, jusqu’à la bataille de Leipzig, d’être sous le joug de Napoléon. A part les espérances que pouvaient faire concevoir aux Allemands du Sud et de l’Ouest les événemens qui s’accomplissaient à l’Est, et sur lesquels ils étaient fort mal renseignés, l’Allemagne extra-prussienne n’a ressenti que le contre-coup moral des événemens de 1812.

Seule de tous les États allemands, la Prusse a donc eu la faculté de se préparer, à peu près librement, pour l’effort de la campagne de printemps et de la campagne d’automne.


II

Ce serait toutefois une grave erreur de s’en tenir à cette constatation matérielle. Il faut, si l’on veut bien juger, tenter l’analyse des élémens moraux qui ont, en 1813, armé la nation allemande contre elle-même.

Napoléon avait exercé sur la Confédération du Rhin une action infiniment pénétrante.

Déjà, lorsque la Révolution française avait déversé sur l’Allemagne de la fin du XVIIIe siècle, sur les territoires ecclésiastiques de la vallée du Rhin, de la « Rue des prêtres », sur le gouvernement clérical de Charles-Théodore de Bavière, sur le fouillis féodal des chevaliers d’Empire en Souabe et en Franconie, sur les abus grotesques ou odieux de presque tous les petits États allemands, ses idées nouvelles, elles avaient rencontré, comme dans l’Europe entière, un accueil favorable ou enthousiaste. La philosophie allemande, avec Fichte et avec Kant, s’était assimilé les doctrines révolutionnaires du Contrat social, du droit naturel et de la souveraineté populaire. Et puis les violences révolutionnaires avaient arrêté net la propagande intellectuelle de la Révolution en Allemagne.

Sur la faible partie du territoire allemand que la Révolution avait occupée de façon à peu près permanente, sur la rive gauche du Rhin, les violences matérielles de l’occupation militaire, les agens et les procédés de la propagande elle-même, avaient, dans les dernières années du siècle, rejeté la population dans une opposition générale à l’action révolutionnaire. — Des deux seuls hommes marquans que le mouvement révolutionnaire eût mis en lumière sur la rive gauche du Rhin, l’un, Forster, était mort à Paris désillusionné et découragé ; l’autre, Görres, après avoir été, à vingt ans, un des chefs du mouvement révolutionnaire, s’était, à trente ans, renfermé modestement dans son rôle de professeur.

Puis, de 1800 à 1806, l’introduction du régime napoléonien avait suscité en Allemagne des espérances comparables à celles qui avaient accueilli en France le Consulat et l’aube de l’Empire. Ce n’est pas seulement en France qu’on attendait la dictature et qu’on la préparait en l’annonçant. Parmi toutes les prophéties qui ont prédit Brumaire, la plus retentissante est venue d’Allemagne. Elle était signée de Wieland. Wieland était de ces Allemands qui, dans les dernières années du XVIIIe siècle, marquèrent l’évolution de l’esprit germanique passant des agitations purement intellectuelles aux préoccupations politiques. C’est en février 1798, avant même le départ de Bonaparte pour l’Egypte, qu’il publia dans le Mercure allemand, au milieu de la série de ses articles politiques, un « dialogue » qui était appelé à faire du bruit dans le monde.

L’interlocuteur allemand Willibald assure au « jeune Franc » Héribert que la France n’a qu’une chance de salut, c’est de nommer un dictateur :


HERIBERT. — Un dictateur !

WILLIBALD. — Ou un lord-protecteur, ou un protarque. Le nom ne fait rien à l’affaire. Il vous faut un homme à qui vous puissiez confier avec sécurité la puissance illimitée que l’ancienne Rome remettait aux dictateurs qu’elle chargeait de sauver la République. Je raisonne ainsi : si vous n’aviez pas voué à la royauté une haine inextinguible, et si vous pouviez et vouliez avoir un roi, il vous faudrait un homme jeune et séduisant, grand par l’esprit, par l’élévation du caractère, par ses talens dans la guerre et dans la paix, d’une activité inlassable, aussi sage que courageux, énergique, de mœurs pures, simple et modeste dans son apparence, toujours maître de lui-même, sans aucune faiblesse qui donne prise sur lui ; à la fois ouvert et concentré, doux et violent, souple et rude, clément et inexorable, chaque chose en son temps ; bref, un homme comme on n’en voit qu’un par siècle et dont le génie puisse tenir les autres en respect et les dominer.

Et comme vous ne pouvez avoir de roi, il vous faut choisir un dictateur qui réponde à ce portrait. — Si, de plus, il s’est créé à lui-même un grand nom, s’il s’est acquis l’estime universelle, je ne vois pas ce qui lui manque pour devenir le sauveur de la France et du monde. — Ce qu’il y a de plus, extraordinaire, c’est que vous n’avez pas besoin de chercher l’homme. Par un hasard que l’on peut dire unique, il est tout trouvé.

HERIBERT. — Bonaparte, alors ?

WILLIBALD. — Qui donc d’autre ?

HERIBERT. — Et pour combien de temps ?

WILLIBALD. — Tant que cela durera. Je crains que vous ne le perdiez que trop tôt ; mais plus cela durera, mieux cela vaudra.

HERIBERT. — Bonaparte dictateur de la grande nation ? Le projet est séduisant. Nous y penserons.


Wieland ne se doutait pas, en écrivant cette prophétie si singulièrement précise, qu’il irait, quelque quinze ans plus tard, recevoir à Dresde, des mains de Napoléon, empereur des Français et protecteur de la Confédération du Rhin, la croix de la Légion d’honneur. Mais, avant d’en arriver là, il devait se trouver assez embarrassé de son oracle. Lorsque, moins de deux ans après la publication du Mercure, la prophétie se réalisa, elle valut à son auteur beaucoup de complimens sur sa clairvoyance, mais aussi de vives attaques des journaux anglais. Pour eux, Wieland devint le complice de Bonaparte, un exécrable membre de la secte des illuminés, ragent d’un complot bonapartiste qui, par une publicité savante, avait familiarisé la France et l’Europe avec l’idée du coup d’État.

Wieland dut se défendre d’avoir été jamais ni franc-maçon, ni rose-croix, ni illuminé, ni complice de Bonaparte ; il s’excusa d’avoir été prophète. C’était, disait-il, un pur hasard. Et déjà il se demandait si Bonaparte avait bien toutes les qualités qu’il lui avait prêtées si généreusement. « Je l’ai cru, » écrivait Wieland en 1800, « je le crois encore, et une infinité d’hommes le croient comme moi. »

Ainsi, les événemens du siècle avaient préparé l’action napoléonienne presque aussi bien en Europe et en Allemagne qu’en France. Et, lorsque les premières réalisations succédèrent aux espérances, l’impression fut aussi pénétrante, et peut-être davantage, dans ces milieux séculairement inorganiques que dans le désordre de l’anarchie directoriale.

Dans l’Allemagne du Sud, une abondante littérature populaire habilla la figure de l’Empereur pour cette propagande spéciale, comme Wieland avait commencé à le faire. Elle transforma l’autocrate égoïste en maître bienveillant et bien intentionné, paré de tous les traits qui pouvaient convenir à la sentimentalité de l’Allemagne rhénane.

D’ailleurs, les faits eux-mêmes parlaient plus haut que toute réclame de publicité. Ce sont en réalité les préfets de Napoléon qui ont assimilé la rive gauche du Rhin. Et, dans le reste de l’Allemagne, ce sont les rois, les grands-ducs, les ministres, les agens et les préfets d’origine et d’inspiration napoléoniennes, qui ont installé, — avec le Code civil, les sécularisations, l’abolition des privilèges et de la féodalité, — les idées de la Révolution française.

L’Allemagne demeurait sensible à l’attrait des idées nouvelles. Elle appréciait une œuvre de réorganisation sociale qui s’opposait à l’oppression féodale et oligarchique dont elle subissait presque partout les abus crians. Mais, surtout, ce qui la séduisait plus que les doctrines révolutionnaires sur la souveraineté du peuple, plus encore que les idées d’égalité nivelant une hiérarchie sociale dont les abus la heurtaient, c’était les bénéfices palpables de la centralisation de l’Etat moderne, importés au sein de la décentralisation féodale. C’était là, à vrai dire, l’instrument de propagande le plus puissant dont « disposât le régime napoléonien.

L’Allemand de la fin du XVIIIe siècle, lorsqu’il regardait la fourmilière des chevaliers d’Empire, ou même les chefs des petits États secondaires, avait quelque peine à distinguer, dans ces chefs d’Etats, autre chose que des propriétaires jouissant pour eux-mêmes de leur domaine, en usant et en abusant souvent. Quelques petits souverains s’étaient essayés au rôle de chefs d’Etats. Convertis aux théories du XVIIIe siècle sur le despotisme éclairé, dont la formule était : « Tout pour le peuple, rien par le peuple, » ils en avaient tenté l’application sur quelques coins du territoire allemand. Mais encore avaient-ils beaucoup moins l’apparence de remplir le devoir étroit de leur charge, que de se conformer à l’idéal moral de leur siècle, de pratiquer les vertus privées de l’homme sensible et d’obéir aux lois de la raison. Ce fut la domination napoléonienne qui apporta pour la première fois, avec une force de pénétration indiscutable, la réalité tangible de l’idée d’Etat à l’Allemagne presque entière.

Les territoires éloignés, plus inaccessibles matériellement et moralement, de l’Allemagne du Nord n’acceptaient pas cette nouveauté comme un bienfait. Le régime oligarchique y avait encore de solides racines. Mais le reste de l’Allemagne, mieux préparé, était, une fois de plus, pétri par la domination française. Et son esprit même de soumission, de discipline sociale, la portait à se laisser remanier avec une extrême facilité. « Nous avions, » écrit Beugnot, « nous avions successivement introduit les formes françaises. Elles étaient aussi bien comprises et mieux respectées que dans le pays d’où elles étaient venues. »

Il en était ainsi, même dans la plus artificielle des créations napoléoniennes, même dans ce fragile royaume de Westphalie, où les joyeusetés du roi Jérôme faisaient quelque tort à l’œuvre de réorganisation politique et sociale. Et, quatre-vingts ans plus tard, un des empereurs de l’Allemagne nouvelle, Frédéric III, reconnaissait, dans la Prusse de 1890, les traces que la justice et l’administration françaises avaient laissées dans la Hesse, sur le sol de la Westphalie de 1810.

En pays souabe, le roi de Wurtemberg brisait avec violence la résistance d’une oligarchie qui avait tenu tête pendant cent ans à tous ses prédécesseurs. Il assujettissait un clergé protestant, habitué jusqu’alors à la plus entière indépendance. Il supprimait, pour tous ses sujets, la faculté même d’exprimer une opinion sur les affaires publiques. Et, même là, le régime nouveau, le despotisme le plus absolu qu’il fût possible d’imaginer, rencontrait des partisans et des approbateurs.

Malgré la brutalité de l’application et la rigidité maladroite du système, les bienfaits de l’État moderne étaient si nouveaux et si palpables dans ces milieux, qu’ils devaient exercer une irrésistible force d’attraction.

Beaucoup de ceux qui ont assisté aux réorganisations de 1801, de 1803, de 1806, ont pensé que la France eût pu retirer encore, pour son établissement et son influence en Allemagne, de l’œuvre politique qu’elle accomplissait, un bien autre profit que celui qu’elle a paru un moment appelée à en recueillir.


III

Et lorsque, sous cette forme nouvelle, la domination française pénétrait en Allemagne, elle y retrouvait la trace séculaire des influences matérielles, intellectuelles, morales, de l’ancienne France, auxquelles la division, la dispersion politique de l’Allemagne avait depuis deux cents ans ouvert son territoire. Dans le grand-duché de Berg, sur la rive droite du Rhin, Beugnot réunissait sous son administration une mosaïque de territoires de toutes provenances, ayant appartenu aux maîtres les plus différens, à l’ancien Palatinat bavarois, à l’ancien État prussien. Il écrivait, en racontant sa prise de possession : « Oh ! comme il en aurait peu coûté pour s’attacher les Allemands, qui ne résistent pas au prestige de la gloire militaire, aux yeux desquels le serment de fidélité n’est pas un titre vain, et qui ressentaient pour la France je ne sais quel vieux penchant dont nous les avons cruellement corrigés ! »

Le ministre du roi de Bavière, ce fils du XVIIIe siècle français, qui s’appelait Montgelas, ce ministre de la Confédération du Rhin qui avait laïcisé, révolutionné la catholique Bavière, et fondé le royaume de Bavière, savait à peine écrire en allemand. « L’inclination de la nation était tournée en faveur des Français, écrivait-il plus tard : l’habitude d’anciennes alliances, les services rendus, avaient naturalisé ce sentiment ; on les regardait toujours comme les défenseurs naturels de l’indépendance de la Bavière. »

Et le roi de Bavière lui-même, Maximilien-Joseph, était d’éducation plus qu’à moitié française. Lorsqu’il n’était qu’un cadet de branche lointaine, fort éloigné de toute perspective de régner jamais, il avait passé une bonne partie de sa vie en France, à Strasbourg, officier des régimens français de Bourbonnais et des Deux-Ponts. Il savait infiniment mieux, lui aussi, le français que l’allemand. C’était de la tête aux pieds un Français du XVIIIe siècle, l’homme sensible, avec la touche inévitable de scepticisme, de laisser aller moral, aimant infiniment à semer ses bienfaits, à faire le bonheur de ses sujets, mais n’aimant rien tant, disait-on, que de payer leurs dettes.

L’ambassadeur de Wurtemberg à la Cour des Tuileries, Winzingerode, raconte qu’un jour, Napoléon, voulant savoir sans doute quels étaient les progrès de la propagande française en Allemagne, demanda aux enfans de Winzingerode, âgés de six à huit ans, s’ils étaient Allemands ou Français. C’était sans doute aller un peu vite, et les enfans répondirent qu’ils étaient Allemands. Mais Winzingerode assure que cette réponse lui attira de l’Empereur la sortie la plus violente.

Et ce n’était pas seulement l’aveuglement de l’autocrate qui ne concevait plus de limites à cette sorte de dénationalisation de l’Allemagne ! Un homme d’esprit comme Beugnot, malgré son bon sens et sa finesse, manifestait la même infatuation lorsqu’il s’entretenait avec les Allemands des progrès de la pénétration française.

« Des circonstances qui vous sont aussi familières qu’à moi arrêtèrent aux bords du Rhin l’impulsion que Louis XIV donna aux lettres françaises, » écrivait-il, en 1808, au professeur et patriote hessois Christian von Rommel, qu’il cherchait à conserver au royaume de Westphalie. « Dans les temps postérieurs, les lettres allemandes n’ont pas avancé parce qu’elles ont trouvé sur leur chemin bella, bella atque horrida bella. Je crois qu’il y aura tout à gagner pour elles de l’introduction d’une cour française au milieu de l’Allemagne. Marbourg, Halle, Göttingue, Leipzig nous apporteront de bonnes connaissances et nous leur donnerons en échange l’ordre, la méthode, l’application. Nos littératures se rapprocheraient promptement avec un succès égal, s’il n’y avait entre elles une barrière difficile à franchir : l’ignorance où nous sommes de votre langue, l’extrême difficulté de l’apprendre et la presque-impossibilité de la parler. J’ai touché là le vrai point de la difficulté, » ajoutait Beugnot, « c’est votre langue qui vous isole de l’Europe et qui vous retarde. Mais vous serez forcés de parler la langue française et je regarde cette obligation comme un grand moyen d’avancement pour les sciences et les lettres en Allemagne. »

Et tandis que le premier ministre de la Bavière traduisait en bon français les sympathies du nouveau royaume pour la France, bien plus loin encore des frontières françaises, tout au cœur de l’Allemagne, la cour de Saxe n’était pas d’allures moins françaises.

Suivons le tableau qu’en trace une Allemande pur sang.

La comtesse Elise de Bernstorff était la femme de l’ambassadeur qui représentait le Danemark à Vienne, et qui devait plus tard devenir ministre des Affaires étrangères en Prusse. Lui-même était plus Allemand que Danois, possesseur de biens nobles en Mecklemburg et y vivant. Se rendant à Vienne, il passe à Dresde avec sa femme en mai 1811 ou 1812. Nous sommes bien loin du Rhin, et cependant, dans cette Cour lointaine, les tendances napoléoniennes aveugles du vieux roi de Saxe, et l’invasion des élémens polonais ont poussé à un degré extraordinaire la pénétration française.

« A la première visite que je fis à la fille de mon ancienne et bonne protectrice, » écrit la comtesse de Bernstorff, « nous rencontrâmes Mme de S… et nous nous heurtâmes à une affectation incroyable d’allures françaises : « Si mon mari ne consent pas à retourner à Paris ; » disait-elle, « je me pends. »

« Il nous fallut dîner chez les S… et nous y rencontrâmes une masse de Polonais, d’une gallomanie éhontée. Je me trouvais mal à l’aise au milieu d’eux. Ils me regardaient avec une curiosité impertinente, et, jeune et inexpérimentée comme je l’étais, je me tirai fort mal de cette situation difficile. Je me tus complètement et j’eus probablement l’air très désagréable. Tout m’indignait, jusqu’au sans-gêne avec lequel tous ces messieurs m’entouraient en me lorgnant. Je me regardai dans la glace, et mon humeur n’y gagna rien. Je ne pus manquer de remarquer qu’avec ma robe de soie brune j’étais trop simplement mise ; l’embarras et la colère m’avaient fait rougir jusqu’à la racine des cheveux. Je me parus à moi-même fort ridicule, et me fis l’effet de Nanette à la cour. Enfin il me fallut entendre la maîtresse de maison dire, en me regardant de travers, à sa fille qui n’avait pas cessé de bavarder : « Mais parle donc, mon enfant, tu sais que je déteste les gens qui ne savent pas causer. » La petite Lulu reprit son sot bavardage français, et, comme on la taquinait sur son amourette avec un Montmorency, elle répondit avec une hardiesse tout à fait anti-germanique : « Oui, il faut bien que j’épouse un Français pour oublier le guignon d’être née Allemande. » En m’en allant, il me fallut avaler encore une autre pilule ; j’entendis en passant une vieille Polonaise qui disait à sa voisine : Pauvre petite, Vienne lui fera du bien. »

La reine de Westphalie, qui était une Wurtembergeoise, écrivait, elle aussi : « J’aime Paris jusqu’à la folie. »

Partout, la langue française dominait encore ; jusqu’au cœur du parti national. Schön, en Allemand de l’extrême frontière orientale, reprochait au grand champion de la nationalité allemande, à Stein, d’écrire sa correspondance intime, avec sa femme et ses enfans, en français.

Et lorsque la reine Louise écrivait le journal de son voyage à Saint-Pétersbourg, de ce voyage qu’elle avait tant désiré faire, en 1809, malgré les patriotes, c’était en mauvais français, mais c’était en français, qu’elle traduisait les impressions de son séjour à la cour de Russie.


IV

Gardons-nous, toutefois, de méconnaître le rôle qu’a joué, dans la propagande française en Allemagne, la personnalité de Napoléon, l’extraordinaire prestige de sa puissance et de sa gloire. Il n’entraînait pas seulement les milieux militaires qui comparaient la gigantesque organisation de la Grande Armée aux anciennes misères de l’armée d’Empire ; une parole, un regard de Napoléon avait séduit les généraux saxons, bavarois, wurtembergeois : Thielmann, Wrede, ou Normann ; et, bien des années après, à l’heure même où Béranger chantait la légende napoléonienne, et où Chamisso adaptait en allemand les œuvres du chansonnier français, des Allemands s’étonnaient de retrouver, au fond même de leurs villages, de vieux soldats de l’Empire qui, eux aussi, avaient gardé et propagé les souvenirs de la grande épopée, le culte de la gloire dont ils avaient été les humbles artisans. « L’Allemagne, » écrit Beugnot, « l’Allemagne, où le merveilleux occupe toujours une grande place, a mis beaucoup de temps à se débarrasser de son admiration pour l’Empereur. »

La personnalité même de Napoléon exerçait une sorte de fascination. L’immatriculation napoléonienne était quelque chose d’autre encore qu’un acte d’adhésion raisonné. Chez les Allemands, surtout, l’imagination et le sentiment s’en mêlaient. Etait-ce une sorte de fatalisme qui courbait les esprits devant l’irrésistible puissance de cette volonté unique, déchaînée comme une force de la nature ? Etait-ce que l’espèce humaine incline à s’adorer elle-même, à adorer l’expression de sa propre puissance dans celle d’un homme qui semblait reculer les limites de son action, et doubler ses facultés ? Un culte religieux, un sentiment aveugle, admirablement entretenu par les mises en scène impériales, entraînait bien des esprits.

Même les natures les plus résistantes n’avaient pu se soustraire à des impressions de ce genre. Pie VII lui-même y avait été accessible. Le duc de Weimar, qui s’était montré toujours si rebelle aux tentatives de la propagande napoléonienne, avait été séduit, en avril 1813, par l’action personnelle de Napoléon. Saint-Aignan lui demandait s’il avait été content de son entrevue avec l’Empereur. « Content n’est pas le terme, » répondit-il, « mais étonné ; car c’est un être vraiment extraordinaire. Ce n’est pas un esprit européen ; c’est un génie oriental ; il m’a semblé comme inspiré. »

Et combien, sur l’imagination populaire, l’entraînement était plus sensible !

L’acte qui avait fondé la Confédération du Rhin avait fait apparaître une nuée de publicistes qui développaient, interprétaient, expliquaient la nouvelle constitution. C’était une pluie de dissertations, de théories juridiques, par où l’on s’efforçait d’habiller ce mannequin français de quelques oripeaux allemands. Parmi ces publicistes de talent médiocre, le pasteur wurtembergeois Pahl représentait l’esprit allemand de la Confédération du Rhin dans ce qu’il avait de plus national. Il avait, à la paix de Lunéville, publié un appel patriotique aux Allemands, pour leur conseiller de concentrer les forces de l’Empire. Il avait été soupçonné d’avoir écrit le livre qui fît fusiller Palm. Il avait continué à publier, sous le régime napoléonien, un des nombreux écrits périodiques où se manifestaient encore timidement quelques vestiges d’esprit public : la Chronique nationale des Allemands.

On jugea l’écrit assez dangereux pour que la censure du roi de Wurtemberg le supprimât. Pahl avait osé écrire, au début de la campagne de 1809, que l’Autriche n’était pas une puissance tout à fait négligeable.

Écoutons l’humilité de ce nationalisme timoré : « Je pouvais de moins en moins, » écrit Pahl en parlant de la crise de 1809, « je pouvais de moins en moins me défendre de l’idée qu’un dessein immuable de la Providence avait livré à Napoléon les peuples de la terre. Je voyais l’esprit des Allemands s’inquiéter devant les signes des temps, s’angoisser au spectacle de la patrie menacée dans son indépendance et dans sa nationalité. Je leur montrais Napoléon poursuivant un but élevé, la réalisation d’un nouveau système politique, qui était manifestement dans les vues de la Providence. »

Ajoutons enfin, sur le sol allemand bouleversé de divisions intestines et de haines séculaires, la rancune des petits États qui prenaient, contre d’anciens maîtres et d’anciens rivaux, une revanche longtemps désirée ; ajoutons l’éclat des grands jours d’Erfurt et de Dresde ; et nous n’aurons pas de peine à voir se dessiner le courant français qui faillit entraîner l’Allemagne, pendant la période d’éclat du régime napoléonien.


V

Quels étaient donc les élémens moraux, traditionnels, qui pouvaient s’opposer à ce courant ?

En regard des tentations et des pressions diverses qui entraînaient l’Allemagne, ne se rencontrait nulle part la résistance d’une individualité bien constituée. Ce qui s’était formé, ce qui se formait alors de sentiment national n’avait pas achevé de prévaloir contre les courans intellectuels d’une période encore toute voisine : esprit de cosmopolitisme, tendance à jouir paisiblement, dans la diversité et l’impuissance des petits États allemands, du charme d’intimité que donnait à la vie individuelle l’absence des soucis et des responsabilités de la vie publique ; et, pour ceux dont les aspirations ne se limitaient pas au cercle de la vie intime, l’exclusive et paisible préoccupation des problèmes généraux que pose à l’esprit humain la destinée de l’homme et de l’humanité.

Les plus grands esprits de l’Allemagne, ceux dont elle a le plus honoré l’effort intellectuel, ont trahi, aux heures dramatiques, la nationalité allemande. La publication du Faust, de Goethe, date de 1808. C’est un événement de l’histoire d’Allemagne, qui se place entre Iéna et Wagram.

Aux heures de la grande bataille des nations, à l’heure où cent mille hommes versaient leur sang sous les murs de Leipzig, Gœthe, à deux pas de là, s’enfermait dans sa tour d’ivoire pour écrire un prologue au drame d’Essex, ou ses réflexions sur la poésie chinoise.

Pour Goethe, comme pour le Fichte de 1805, le patriotisme est un sentiment suranné, au même titre que le papisme ou l’aristocratisme.

Il avait, en 1806, donné lui-même la formule philosophique de son indifférence politique. Au lendemain d’Iéna, il écrivait, de Karlsbad, à Zelter : « Je vis très solitaire, car, dans le monde, je n’entends que jérémiades. Sans doute, nous sommes témoins de grands maux, mais les plaintes que je recueille autour de moi me font l’effet de phrases creuses. Lorsque j’entends l’individu se plaindre de ce que lui et ceux qui l’entourent ont souffert, de ce qu’ils ont perdu, ou de ce qu’ils craignent de perdre, j’écoute avec sympathie, je réponds et je console. Mais lorsque j’entends les hommes se lamenter sur la perte ou la ruine prétendue d’une collectivité dont personne en Allemagne n’a jamais perçu l’existence, dont personne ne s’est jamais soucié, je suis obligé de faire un effort pour cacher mon impatience et pour ne pas paraître impoli ou égoïste. »

Toutefois, Gœthe éprouvait un autre sentiment encore que l’indifférence du philosophe et du lettré pour l’évolution contingente des événemens réels. Son esprit ne cédait pas seulement à cette tendance, si générale alors en Allemagne, à ne vivre que de la vie individuelle. On a très bien montré, tout récemment, que l’admiration de Gœthe pour Napoléon n’a pas été ce que les patriotes allemands et leurs historiens ont cru[1] : la résignation plus ou moins diplomatique, plus ou moins humble, du lettré qui veut vivre tranquille, à la loi du plus fort.

En avril 1813, lorsqu’on put voir, pour la première fois depuis sept années, un coin de l’Allemagne soustrait à la domination napoléonienne, Gœthe vint en curieux à Dresde regarder ce spectacle nouveau. Il assura, dans son calme olympien, aux patriotes qui le recevaient, — à Körner et à Arndt, — que tous leurs efforts échoueraient, que l’homme était trop grand pour eux, qu’ils n’en viendraient pas à bout.

Stein, à qui l’on rapporta le propos, en écumait : « Laissez-le, » disait-il, « c’est de la sénilité. »

C’était tout autre chose : c’était, chez Goethe, une admiration très raisonnée, — un peu aveugle, puisqu’elle l’égarait sur la chute prochaine de l’Empire, — une admiration fondamentale et très tenace du génie napoléonien. Goethe n’a pas été un flatteur d’occasion. Il est demeuré toute sa vie, — après Waterloo et la Restauration, après Sainte-Hélène et la mort, — un bonapartiste convaincu. Il admirait en esthète, en poète, à peu près comme Byron, l’expansion prodigieuse de cette volonté humaine. Il admirait la pénétration de cette intelligence : « la plus grande, » disait-il, « que le monde ait jamais connue. » Il n’avait aucun souci d’apprécier la valeur morale des œuvres auxquelles l’une et l’autre s’employaient. A plus forte raison, ne se trouvait-il gêné ou limité, dans son admiration, par aucun scrupule patriotique.

La philosophie n’était pas plus que la littérature clémente au mouvement national. Hegel avait, en 1807, abandonné Iéna et l’Allemagne du Nord pour chercher à Bamberg, en Bavière, un abri médiocre.

Demi-journaliste, demi-professeur, il mûrissait son système philosophique avec une parfaite indifférence pour les événemens du temps, qui se traduisait en lourdes railleries sur le mouvement national. Ce qu’il voyait de plus clair dans les événemens de 1813, c’est qu’on venait de lui payer, en mai, le maigre salaire que les réformes politiques de Montgelas et la désorganisation complète des finances bavaroises lui laissaient attendre depuis deux ans et plus.

« Mais que de peine pour en arriver là, » écrivait-il. « Il est vrai que nous avons eu un puissant secours, rien moins que l’approche de cent mille Cosaques, Baschkirs, patriotes prussiens, etc. Le mieux, c’est que nous avons eu notre argent sans les Cosaques, sans les Baschkirs, et sans la séquelle de nos précieux libérateurs. »

De Nuremberg, le 23 décembre 1813, après l’évacuation complète de l’Allemagne par les Français, il écrivait encore : « Le prix du billet de logement dans les auberges est de 1 fl. 12 kr. pour un Russe (jusqu’à 1 fl. 30 kr. ou 2 florins), de 52 kreuzers pour un Autrichien (pour un Français ce n’était que 48 kreuzers), de 36 kreuzers pour un Bavarois, de 24 kreuzers pour une recrue bavaroise. Quelle gradation instructive ! Si le Russe coûte trois fois plus cher que la recrue bavaroise, cela tient : 1° au vol, 2° aux pous, 3° à l’effroyable consommation d’eau-de-vie.

« Le cantonnement des troupes a été une charge effroyable. Quant à leur conduite, une honnête bourgeoise me racontait Qu’elle avait eu deux Russes à loger, et qu’elle aimerait mieux loger six Français qu’un pareil c… ; mais qu’elle aimerait encore mieux trois Russes qu’un seul des quarante-quatre volontaires que sa ville natale venait de mettre sur pied.

« Pour moi, je juge que les résultats tant vantés qu’on a obtenus jusqu’à ce jour, sont encore trop loin de me toucher dans mes intérêts personnels, et je suis de l’avis de ce fonctionnaire qui, après avoir réfléchi mûrement aux grands événemens dont nous sommes témoins, résolut d’attendre encore huit jours et puis de laisser tout aller sans s’en mêler. »

Non pas que ces lettrés, ces philosophes, ou ces esthètes ne fussent Allemands. On pouvait dire d’eux ce que Schiller écrivait à Guillaume de Humboldt : « Vous êtes Allemand dans les moelles, jamais vous ne cesserez de sentir et de penser en vrai Allemand. » Non pas, même, que l’expansion de leur génie et de leurs œuvres ne contribuât à la continuation, à la consolidation de l’unité nationale. Ils étaient même fortement attachés à cette patrie idéale qu’était pour eux l’Allemagne. Mais le patriotisme n’est pas seulement dans l’admiration et dans l’incarnation du génie national. Goethe, Hegel, et des milliers d’Allemands avec eux, ignoraient cet autre patriotisme, qui est l’attachement positif et matériel à l’Etat, qui veut sa grandeur, sa prospérité, son développement ; qui se sacrifie pour les assurer, et qui prend intérêt à sa vie politique.

Comment, lorsqu’on voit Goethe et Hegel dans le camp de Napoléon, ne pas revoir Voltaire dans le camp de Frédéric II. Lui aussi était Français dans les moelles ; lui aussi ne pouvait penser et sentir qu’en Français ; lui aussi avait apporté sa pierre à l’édifice de la grandeur et du génie français. Mais si Goethe avait rappelé aux patriotes allemands que Napoléon était trop grand pour eux, et si Hegel mettait les soldats prussiens de l’indépendance au-dessous des Cosaques, Voltaire aussi avait, d’une main plus alerte, prodigué les flatteries à la philosophie et aux victoires du roi de Prusse, et, d’une plume plus profanatrice, félicité Frédéric II d’avoir contemplé à Rosbach les derrières des soldats du Roi Très-Chrétien.

Encore Goethe, Hegel, et leurs imitateurs avaient-ils leur excuse : comment se fussent-ils attachés à l’État allemand, puisqu’il n’existait pas ? ou à ce qui en tenait la place, à ces États dispersés qui représentaient la vie politique de l’Allemagne, et dont, sauf un, aucun n’avait la vitalité suffisante pour commander ou pour attirer l’attachement ?

Il n’est pas douteux qu’en 1813 encore, Goethe, Hegel, ont représenté les tendances très générales de l’Allemagne du Sud et de l’Ouest ; tendances assez générales et assez fortes pour que les ouvriers de l’unité nationale, de Stein à Gneisenau, et de Fichte à Arndt, s’y soient irrémédiablement heurtés.

On pourrait presque dire que, dans la première période du régime napoléonien, leur philosophique indifférence, et leur adhésion bonapartiste ont été l’expression même du génie de l’Allemagne.

Les champions de l’unité et du sentiment national, les patriotes, les opposans, n’étaient alors que des isolés et des précurseurs.


VI

Toutefois, les événemens se succédaient avec rapidité. L’Allemagne n’avait pas seulement appris à connaître, sous les nouveaux despotismes d’origine napoléonienne, les bienfaits de l’État moderne. Elle en éprouvait aussi les charges et les sujétions. Et, là où le régime moderne apparaissait pour la première fois sous les espèces de l’Etat napoléonien, ces charges étaient faites pour inspirer quelque malaise d’abord, beaucoup d’éloignement ensuite, aux peuples habitués à vivre sans horizon, mais paisiblement, dans le milieu inorganique des petites souverainetés, dites patriarcales.

Il y a quelque analogie entre les sentimens que l’Allemagne a éprouvés pour la France au début du XIXe siècle et ceux qu’elle avait ressentis pour la Prusse au cours du XVIIIe.

Déjà, tandis qu’elle admirait Frédéric II, l’Allemagne s’était écartée de la Prusse par une sorte de répulsion instinctive. L’organisation rigoureuse et puissante de l’Etat frédéricien avait déjà, plus de cent ans avant l’accomplissement de ses destinées, commencé de lui rendre la Prusse à la fois nécessaire et odieuse.

Les sentimens que lui inspirèrent Napoléon et la France n’étaient pas moins contradictoires. Elle ne pouvait se soustraire à la reconnaissance des bienfaits que la centralisation française portait avec elle, ni même au prestige de l’épopée impériale. Et cependant la rudesse de l’Etat napoléonien lui devenait encore plus odieuse que l’État frédéricien n’avait jamais pu l’être ; car ce n’était plus un spectacle de voisinage, c’était, avec la conscription, les pesantes contributions et l’occupation militaire, un contact immédiat, une charge directe.

Vers 1811 et 1812, la balance penchait vers la haine. A la veille de 1813, le mouvement de réaction anti-napoléonienne s’était généralisé, non seulement dans le Nord, mais dans l’Allemagne entière.

Les souverains et les princes allemands n’avaient, pas tous été soumis ou conquis par Napoléon. Héritiers présomptifs en opposition avec leurs pères, princes et princesses alliés aux Cours européennes (à la Cour de Russie surtout), — petits potentats qui refusaient de suivre l’exemple des Habsbourg et d’humilier leurs races, — tous ces élémens avaient formé une sorte d’opposition secrète : opposition peu apparente, qui avait su, à l’apogée de la Confédération, suivre le courant, se dissimuler, prendre au besoin l’aspect obséquieux, renchérir même d’humilité sur les adhérens sincères, mais qui se retrouvait, s’éveillait, se manifestait même, aux premiers symptômes de déclin.

La margrave Amélie de Bade, la belle-mère de l’empereur Alexandre, est certainement l’une des personnalités les plus intéressantes de cette opposition. Elle avait plus d’orgueil de race, d’orgueil souverain, que de sentiment national. Elle correspondait cependant avec Stein, et nous savons, par les lettres qu’elle lui adressait, qu’elle était foncièrement anti-prussienne, mais non pas tout à fait inaccessible à l’idée du patriotisme allemand. Elle avait, en quelque mesure, marqué sa résistance à l’immatriculation bonapartiste.

Lorsque Joséphine était venue à Carlsruhe en 1805, à l’heure de l’apogée impériale, et lorsque son beau-père, le vieil électeur Charles-Frédéric de Bade, avait été accueillir l’impératrice des Français à la portière de sa voiture, elle avait marqué les distances en refusant de descendre l’escalier. Elle avait résisté même aux avances de Napoléon. L’Empereur avait poussé l’amabilité jusqu’à lui dire à Carlsruhe : « Vous êtes une femme d’esprit ; vous avez bien marié vos filles. » Et, de fait, l’une était impératrice de Russie, une autre reine de Suède, et une troisième allait devenir, par la grâce de Napoléon, reine de Bavière. Mais ni le prestige ni les galanteries du grand homme n’avaient désarmé la margrave Amélie.

Ce fut de la plus mauvaise grâce du monde qu’elle maria son fils, le prince héritier de Bade, — elle était veuve elle-même depuis 1801, — à Stéphanie de Beauharnais ; — il lui fut plus dur encore de céder le pas à sa belle-fille, de par la volonté de Napoléon, qui voulait assurer la préséance à sa fille adoptive. Et même la nouvelle galanterie de Napoléon qui accorda à la margrave Amélie un douaire respectable de 120 000 florins, quatre fois plus élevé que celui qu’elle tenait de son beau-père, l’électeur de Bade, ne put lui faire accepter de bon cœur, ni sa nouvelle alliance, ni l’introduction, en plein milieu allemand, des allures françaises et du sans-façon de sa belle-fille Stéphanie.

Femme d’esprit, au reste, comme disait Napoléon, elle s’entendait, — sans céder grand’chose, — à accueillir les avances de l’Empereur des Français, et à utiliser l’espèce de crédit qu’elle avait sur lui. Il est certain, toutefois, que lorsque approchèrent la délivrance et le revirement de 1813, elle s’entendit mieux encore à prendre sa revanche contre sa belle-fille française, et accueillit avec autant de dignité, mais beaucoup plus de joie, les égards que lui témoigna son gendre, l’Empereur Alexandre.

En Bavière et en Wurtemberg, les princes royaux protestaient plus ou moins discrètement contre la politique bonapartiste et française de leurs pères.

Le prince Louis de Bavière, qui était filleul de Louis XVI, était à l’état de rupture presque ouverte avec les ministres du roi, particulièrement avec Montgelas. Il boudait, ne paraissait jamais à Munich, et sa bouderie prenait la forme d’une protestation contre la domination française. Ce n’était pas qu’il y apportât un sentiment de patriotisme ombrageux. Il avait écrit naguère, il écrivait encore à Napoléon des lettres qui ne témoignaient pas d’une dignité fort susceptible. Il demandait, comme une faveur, d’être admis à admirer de plus près le souverain illustre, le grand homme ; mais il se laissait aller, en même temps, au penchant ordinaire d’opposition des héritiers présomptifs.

Il avait servi dans les rangs de l’armée française, et ne l’avait quittée qu’à la suite de graves démêlés avec Lefèvre, jugeant que le maréchal français le traitait un peu légèrement pour un prince royal. Napoléon, qui le surveillait, avait dit de lui : « Qu’il prenne garde à lui, je le ferai fusiller. » A la fin de l’année 1813, il accentuait ses réserves, et tandis que le premier ministre, Montgelas, sentant chanceler l’édifice napoléonien, préparait son évolution et cherchait à se rapprocher du prince royal, celui-ci se dérobait aux avances du ministre, se faisait le porte-paroles du mécontentement public, et répondait sèchement : « Tous les sujets, même les anciens Bavarois, sont las de cette guerre, mécontens du gouvernement. »

Il avait obtenu de son père, au printemps de 1813, l’engagement de ne pas laisser sortir les troupes du royaume.

Le prince royal de Wurtemberg avait une situation analogue, bien qu’il se montrât plus déférent pour le roi, plus soumis à l’autorité paternelle.

Il commandait, en 1812, le contingent wurtembergeois de la Grande Armée. Napoléon, au début de la campagne de Russie, lui avait fait payer, par une incartade brutale, le mauvais esprit des officiers de la cavalerie wurtembergeoise dont il le rendait personnellement responsable. Le prince royal écrivait lui-même à son père, en avril 1812, le récit de cette scène orageuse : « Comme je défilais à travers Kowno, à la tête de la division, » dit-il, « je rencontrai l’Empereur, qui se dirigea vers moi à la tête d’une petite escorte. Sans aucune entrée en matière, il me déclara qu’il y avait beaucoup de désordre dans ma division ; qu’il en écrirait à Votre Majesté ; que quelques-uns de mes généraux s’étaient permis de mauvais propos ; qu’il avait grande envie de les faire fusiller ; qu’ils pouvaient, d’ailleurs, s’en aller ; qu’il n’avait plus besoin d’eux. »

Les généraux suspects ne furent pas fusillés, mais ils furent expédiés en Wurtemberg. Le prince royal dut, lui aussi, s’arrêter dès le début des opérations. Il était tombé dangereusement malade. Le contingent wurtembergeois passa sous les ordres directs des maréchaux français ; mais le sentiment de désaffection y persista.

Le roi de Wurtemberg ne l’ignorait pas. Il prenait, pour être renseigné sur l’opinion de ses sujets, le parti le plus sûr : celui de lire lui-même leurs correspondances privées. Il était parfaitement fixé.

Le 9 août 1812, il écrivait à son fils : « Je sais que tu es capable de peser soigneusement tes expressions et les manifestations publiques (sur la personne de l’Empereur, sur ses opérations militaires, sur ses projets politiques, sur la manière de les mettre en scène). Malheureusement les personnes de ton entourage, le personnel de ton quartier général, n’ont pas observé la même réserve ni la même prudence…

« Le regard que j’ai jeté sur une partie des correspondances qui viennent de l’armée, » ajoutait le roi, « m’a appris que cette correspondance est, la plupart du temps, scandaleuse, et que les officiers les plus élevés en grade se permettent les expressions les plus coupables, les plus criminelles même. »

Un noble polonais, qui avait livré aux Français les confidences des officiers wurtembergeois hébergés chez lui, avait raconté qu’un général et un colonel, dont il donnait les noms, avaient parlé de passer à l’ennemi.

En février 1813, le roi, toujours aussi bien renseigné, écrivait à son ambassadeur à Paris : « Je ne puis vous cacher que l’éloignement pour tout ce qui est français croît de jour en jour à Stuttgart, et même dans la population rurale. La cour et ma table sont peut-être les seuls lieux où l’on ne manifeste pas publiquement ces sentimens. Même les hommes les plus modérés sont excédés au point de sortir de leur caractère. On commence, sur plus d’un point, notamment à Biberach, à afficher des appels au peuple où l’on parle de s’affranchir, avec l’aide de l’Autriche, d’un joug odieux. » Et, en effet, même dans les États de la Confédération du Rhin qui s’étaient le plus facilement accommodés de la domination française, — dans la Bavière et le Wurtemberg, — les récriminations et le mécontentement allaient grandissant.

L’opposition timide qui se manifestait parmi les souverains de la Confédération, n’était que l’écho affaibli d’une vaste réaction anti-napoléonienne. Déjà, en 1809, Beugnot, qui se vantait cependant, dans le domaine de son administration, d’avoir, jusque sur la rive droite du Rhin, entretenu des sympathies françaises, se montrait fort pessimiste sur l’esprit de l’Allemagne entière. « Les princes de la Confédération suivaient publiquement nos drapeaux, » écrit-il ; « leurs peuples formaient des vœux secrets contre nous. La Prusse jouait, comme de raison, le premier rôle dans ce concert de haines. »

En 1812, Mayence et Francfort célébrèrent, par des témoignages non équivoques de joie, la destruction de la Grande Armée en Russie.

Déjà, depuis quelque temps, les sentimens d’hostilité n’étaient plus comprimés par l’impression fatale d’écrasement qu’avait imposée le régime, à l’heure de ses succès foudroyans. L’incertitude du lendemain, le sentiment d’insécurité, ont constitué, même en France, même à l’apogée, la véritable faiblesse de l’édifice impérial. En Allemagne, ce sentiment paralysait partout, et le développement des créations impériales, et le mouvement de sympathie ou d’adhésion qui les eût fortifiées. Dans le perpétuel effarement des remaniemens territoriaux ou personnels, l’esprit lent des Allemands perdait son assiette. Il était impuissant à suivre l’allure vertigineuse de la pensée napoléonienne. L’on ne pensait pas à reconstituer le passé ; mais le présent était tellement mobile que nul ne songeait à s’y attacher. Chacun était occupé à prévoir, à deviner le remaniement du lendemain.

Le royaume de Westphalie avait été créé en 1808, doublé, au milieu de 1810, par l’attribution du Hanovre, amputé, à la fin de 1810, d’un tiers de son territoire transformé en départemens français.

Le grand-duché de Berg avait à peine eu le temps de s’accoutumer à la représentation bruyante de Murat, qu’il avait été attribué au jeune fils du roi de Hollande.

A Francfort, les bruits qui circulaient, annexaient la ville, un jour au royaume de Westphalie, le lendemain à la France, plus tard au nouveau royaume napoléonien dont on annonçait la création.

Les fonctionnaires les plus assis du régime, — Beugnot dans le grand-duché de Berg, Dalberg dans le grand-duché de Francfort, — avaient eu cinq années, entre 1808 et 1813, pour assimiler leurs administrés.

Et puis, vers 1813, l’exploitation de l’Allemagne pour les fins exclusives de la domination napoléonienne avait dépassé toute mesure. Les charges de l’impôt et de la conscription croissaient sans cesse. On voyait, dans les départemens mêmes de la rive gauche du Rhin, aux jours où les conscrits quittaient leurs villages, les familles suivre le cortège avec l’impression morne d’une séparation définitive, comme elles eussent suivi un cortège funèbre. Les exigences financières de l’Empereur, le poids d’une large occupation, désorganisaient partout les budgets des États vassaux ; la distribution à jet continu des domaines européens aux maréchaux et fonctionnaires français, dépeçait le sol de l’Allemagne ; les grandes rafles d’hommes dépeuplaient l’Europe centrale, pour semer des cadavres sous le soleil d’Espagne ou sous les neiges russes.

A partir de 1809, l’administration napoléonienne en Allemagne n’avait plus en vue que trois objets exclusifs : percevoir l’impôt, recruter des hommes, et veiller par la police et la censure à recueillir et à comprimer les manifestations du mécontentement public. Jérôme, lui-même, écrivait à son frère, le 16 juin 1813 : « Il faut renoncer à lever des contributions, car les habitans quittent leurs foyers, se suicident, ne peuvent satisfaire leurs premiers besoins. » Et il devenait trop manifeste que tout cet effort énorme et douloureux n’avait plus la contrepartie d’un bienfait social appréciable ou d’une création durable. Il devenait trop évident que tous ces sacrifices ne profitaient plus à la collectivité, mais à la politique personnelle de Napoléon.

Cependant ce soulèvement intellectuel et intime de l’Allemagne napoléonienne ne l’a pas empêchée de verser son sang sous le drapeau français pour la défense d’un état politique qui lui était devenu odieux, et nous aurons à rechercher pourquoi, d’un mouvement d’opinion, cependant général et indiscutable le parti des patriotes allemands n’a rien pu tirer, ni pour la réorganisation politique de l’Allemagne, ni même, dans toute l’Allemagne du Sud et de l’Ouest, pour la défense de son indépendance.


G. CAVAIGNAC.

  1. On lira avec beaucoup d’intérêt l’étude publiée, il y a quelques années, par M. Andréas Fischer et intitulée « Gœthe et Napoléon. » C’est une analyse très pénétrante et qui dépasse de beaucoup ce que son titre semble promettre.