L’Allemagne depuis la guerre de 1866/01

L’Allemagne depuis la guerre de 1866
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 67 (p. 769-809).
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L'ALLEMAGNE
DEPUIS LA GUERRE DE 1866

I.
LES AGRANDISSEMENS ET L'ARMEE DE LA PRUSSE.

Des événemens mémorables et récens ont changé complètement la situation de l’Europe. Tandis qu’un état nouveau se constituait dans la péninsule italique, en Allemagne un état ancien déployait tout à coup des forces inattendues, et avec une rapidité qui déconcertait toute prévision et toute opposition s’élevait au rang de puissance de premier ordre. Jusqu’à présent, la Prusse était de beaucoup la plus faible de cette pentarchie d’états qui, sous le nom de grandes puissances, se sont arrogé le droit de régler les destinées de notre continent. Ce n’est qu’avec des efforts disproportionnés à sa taille qu’elle parvenait à se gonfler assez pour ne faire encore qu’une assez médiocre figure autour du tapis vert des congrès. Elle était moitié moins peuplée que la France et que l’Autriche, quatre fois moins que la Russie. Ses revenus ne s’élevaient pas même au quart de ces millions que l’empire français sait jeter aux quatre coins de l’univers. Le dernier-né des états européens, l’Italie elle-même, pouvait inscrire sur ses tables de statistique un plus grand nombre d’habitans et dans les colonnes de son budget un chiffre double de celui de la Prusse. Son armée, dont elle aimait à se vanter, ne semblait bien organisée que sur le papier. Celle-ci était composée de jeunes recrues restant peu de temps sous les drapeaux et de corps auxiliaires de soldats citoyens, la plupart mariés et tous en gagés dans les mille liens de la vie civile. Depuis 1815, elle avait vécu en paix sans pouvoir former ses bataillons à l’école si instructive des expéditions et de la guerre. En 1848, elle n’avait pas brillé dans ses rencontres avec le Danemark, et ce n’est qu’appuyée sur les bandes aguerries de l’Autriche qu’elle avait cueilli les faciles lauriers de Düppel. Toute son organisation militaire, la tenue trop minutieusement soignée de l’officier, la raideur automatique du soldat, qui inspirait à la verve antiprussienne de Heine de si mordantes épigrammes, la bizarrerie de l’équipement, le casque surmonté d’une pointe métallique en forme de paratonnerre, cette tunique par trop écourtée, ce fusil étrange et sans batterie, semblable d’aspect à ceux qui servent de jouet aux enfans, ces canons se chargeant par la culasse et d’un mécanisme aussi compliqué que celui d’une pièce d’horlogerie, toutes ces nouveautés ne rencontraient à l’étranger, chez la majorité des hommes de l’art, qu’une grande défiance assaisonnée d’une pointe d’ironie, et en Prusse même qu’une médiocre approbation. Aussi, quand la guerre commença au printemps dernier, les populations se crurent-elles réservées a de dures épreuves. Les plus confians espéraient seulement que l’armée prussienne, d’abord battue, apprendrait à vaincre sur les champs de bataille. De toutes parts les corps publics, chambres de commerce et conseils municipaux, recevaient les échos de ces douloureuses appréhensions, et s’en faisaient auprès du roi les interprètes émus.

Et en effet la position de la Prusse paraissait en. ce moment bien compromise. Il lui fallait tenir tête non-seulement à une formidable concentration de troupes autrichiennes commandées par un général formé au feu des grandes batailles d’Italie, mais aussi à presque toute la confédération germanique, dont deux des états les plus importans, la Saxe et le Hanovre, la menaçaient sur ses flancs, la coupaient d’une partie de ses provinces et s’avançaient comme des coins jusqu’au cœur même du pays. En présence de si redoutables ennemis, la situation intérieure était désolante : le peuple et ses représentans en hostilité ouverte avec le gouvernement ; la bourgeoisie indignée de voir s’engager une lutte effroyable entre Allemands, guerre odieuse, rendue inévitable par la volonté d’un seul homme[1] ; cet homme, le ministre dirigeant, M. de Bismark, d’une impopularité si universelle et si exaspérée qu’elle armait le bras d’un jeune Étudiant venu de l’étranger pour délivrer son pays d’un tyran détesté ; toute la population civile furieuse d’être arrachée aux travaux de la paix et aux profits d’une activité industrielle merveilleusement prospère ; une partie importante de l’armée, la landwehr, si irritée qu’elle allait, disait-on, tirer sur les officiers de la ligne plutôt que sur l’ennemi ; toutes les entreprises subitement arrêtées, les ouvriers sans emploi et par suite sans pain ; partout la défiance, la ruine, le désespoir, — nulle part d’enthousiasme. Dans toute l’Allemagne, la joie des partisans de l’Autriche et de l’ultramontanisme était sans bornes. En quelques jours, Benedek entrerait dans Berlin réduit en cendres, détruirait l’œuvre de Frédéric II, et restituerait la Silésie à la couronne impériale. Dans les pays de religion mixte, les catholiques, invoquant les sanglans souvenirs de la guerre de trente ans, menaçaient les protestans de la colère du vainqueur, et leur annonçaient que bientôt il leur faudrait rentrer de gré ou de force dans le giron de l’église. Les gouvernemens étrangers ne doutaient point non plus du triomphe de l’Autriche et échafaudaient en conséquence des plans d’intervention et de compensation. On se souvient avec quelle foudroyante rapidité toutes ces prévisions furent déjouées. Les deux armées prussiennes de Saxe et de Silésie franchissaient la frontière de la Bohême l’une le 21 et l’autre le 22 juin, livraient en juit jours les combats heureux de Turnau, Münchengratz et Gitschim d’une part, de Nachod, Skalitz et Bürgersdorf d’autre part, remportaient le 3 juillet la sanglante et décisive victoire de Sadowa, et campaient le 20 juillet devant Vienne et Presbourg en Hongrie, tandis qu’une autre armée forçait les troupes hanovriennes à capituler, battait successivement le corps fédéral et le corps bavarois, chacun plus nombreux qu’elle, et s’avançait jusqu’au cœur de la Bavière. En moins d’un mois, la petite Prusse avait mis sur pied plus d’un demi-million de soldats et envahi toute l’Allemagne depuis le Rhin jusqu’à la Hongrie. Par la paix de Nikolsburg, la nation germanique se trouvait affaiblie, puisque l’Autriche était rejetée de son sein ; mais la Prusse, mal délimitée jusque-là, comme l’avait fait remarquer très justement le gouvernement français, s’arrondissait à souhait et réparait ainsi les défectuosités de sa conformation géographiques. Représentant désormais les 30 millions d’hommes de la confédération du nord, elle pèse de tout son poids sur les petits états isolés au sud du Mein, et elle finira par se les attacher, tout au moins par un lien fédératif. Un pas décisif est fait vers la constitution de l’unité nationale de la race germanique.

Nous venons d’indiquer les résultats les plus marquans de la campagne de l’année qui vient de finir. Considérés par les uns avec orgueil et satisfaction, par les autres avec regret et appréhension, nous ne les apprécierons pas en ce moment ; il fan chercher l’explication. Les succès militaires, je le sais, ne sont pas de ceux dont un peuple à notre époque doive beaucoup s’enorgueillir. Les plus nobles conquêtes sont celles que l’on fait sur la nature et sur l’ignorance, et mieux vaut améliorer la condition matérielle et morale de l’ouvrier qu’annexer des provinces. Néanmoins, quand un état donne tout à coup les preuves d’une puissance hors de toute proportion avec ses ressources apparentes, il importe de savoir où il a puisé cette force nouvelle.

À cette question, il est une réponse toute prête et qu’on trouve partout : c’est le fusil à aiguille qui a tout fait. Cette explication superficielle sera peut-être acceptée par cette école historique qui se plaît à trouver toujours aux grands effets de petites causes, elle n’est même pas exacte comme fait militaire, car à la journée décisive de Sadowa les positions défensives occupées par les Autrichiens neutralisèrent presque entièrement l’avantage du tir rapide de l’arme prussienne. Non, de pareils résultats tiennent à de tout autres causes qu’au perfectionnement d’un fusil ou d’un fusil ou d’une cartouche. Certaines influences agissent silencieusement et préparent inaperçues les événemens qui éclatent tout à coup comme une surprise. Des causes économiques, résultant elles-mêmes de causes morales, engendrent dans l’ombre ces forces qui, au jour de l’épreuve, assurent la victoire. Et même cette arme fameuse à qui on attribue tout le succès, pourquoi se trouva-t-elle aux mains des uns et point aux mains des autres ? C’est apparemment parce que les Prussiens avaient eu un coup d’œil plus juste pour en apprécier les avantages et plus d’argent pour en acheter le nombre voulu. Et pourquoi ont-ils eu plus de perspicacité et plus d’argent que leurs adversaires ? Parce qu’en Prusse l’instruction était plus répandue, le génie d’invention plus éveillé, le goût du progrès plus actif, le travail mieux dirigé, les finances mieux administrées, en un mot toutes choses conduites avec plus d’ordre, d’économie et d’intelligence. Quoi qu’on fasse, c’est donc à des causes morales qu’il faut remonter dès qu’on veut expliquer les faits humains, et tout grand succès en ce monde est toujours le résultat d’une force de l’esprit ou d’une vertu du caractère. Depuis sa naissance, qui ne date pas de bien loin, la Prusse a grandi rapidement, constamment, par la paix comme par la guerre, et même depuis 1815 jusqu’avant ses derniers accroissemens sa puissance s’était développée plus notablement que celle de tout autre peuple européen. Quelles circonstances ont favorisé cet agrandissement ? Voilà ce qu’il faudrait montrer.

I

Si en ce moment vous voyagez en Prusse, si vous allez à Berlin surtout, vous entendrez invoquer à tout propos la mission historique de la Prusse, et vous aurez peine d’abord à vous rendre compte de la signification si décisive que votre interlocuteur attache à ces paroles ; mais bientôt elle vous sera clairement expliquée par une petite carte de géographie vendue partout au plus bas prix de l’autre côté du Rhin. Des couleurs différentes et des dates appliquées sur les diverses parties du territoire successivement annexées y montrent comment la Prusse s’est formée peu à peu, par l’adjonction de cantons d’abord, de provinces ensuite, isolées longtemps et enfin soudées en un ensemble mieux constitué par les événemens de cet été. Tout récemment on a fait voir dans la Revue[2] comment le petit duché de Savoie, perché d’abord sur les deux versans des Alpes, est descendu ensuite dans la plaine, et, absorbant feuille à feuille l’artichaut italique, s’est métamorphosé, au soleil d’un jour de victoire, en royaume d’Italie. La destinée des deux états alliés dans la dernière guerre a été pareille. C’est de la même façon que le margraviat de Brandebourg s’est transformé en royaume de Prusse, mais avec de tout autres difficultés, parce qu’il n’a pas eu pour complice la liberté, mot magique qui attire les populations, prévient les résistances locales, assoupit les anciennes hostilités et déracine les dissidences les plus invétérées.

Les nationalités se forment à la manière des corps organiques ; au milieu de la masse confuse des molécules, il s’en trouve une qui est animée du principe de vie, de la force plastique. Elle absorbe les autres, s’en nourrit, grandit à leurs dépens jusqu’à ce que l’être vivant soit constitué. L’embryogénie des états offre le même spectacle. Dans la masse chaotique des mille souverainetés féodales, véritables molécules politiques, il s’en rencontre une au sein de chaque nationalité douée d’une vitalité plus active, d’une puissance d’expansion plus grande, qui peu à peu absorbe les autres et s’étend ainsi de proche en proche jusqu’à ce que l’état moderne ait atteint son développement naturel. Les peuples, quand ils ont atteint leur majorité, se forment et se constituent eux-mêmes par la libre adhésion des citoyens ; mais autrefois la création d’un état était le fait d’une dynastie, d’une suite de souverains n’ayant en vue que leur propre grandeur et ne visant qu’à arrondir leurs possessions, comme un père de famille qui aspire à faire souche. C’est ainsi que, pour voir comment a grandi la Prusse, il faut suivre l’histoire de la famille de Hohenzollern. Telle semble être la loi qui préside à la marche de l’humanité : plus on remonte haut, plus le rôle des grands hommes et des souverains est prépondérant. Ils sont les seuls qui pensent, qui prévoient, qui veulent au milieu de foules sans réflexion, guidées seulement par des appétits, par des passions, par la vue de l’intérêt immédiat. Plus nous avançons, plus l’action individuelle s’efface. A l’âge héroïque et chevaleresque succède l’âge démocratique et industriel. A mesure que les peuples s’éclairant apprennent à penser et à vouloir, ce sont leurs idées et leurs intérêts qui sont le ressort des événemens.

Ce qu’il y a d’étrange dans la formation de l’état prussien, c’est que ses élémens constitutifs, là famille des Hohenzollern, le Brandebourg et la Prusse, n’avaient ensemble à l’origine aucun rapport naturel. Une maison souabe et un territoire wende, voilà le noyau destiné à devenir le centre de formation de l’unité germanique. Les Hohenzollern descendent, prétend-on, du duc Thassilo, contemporain de Charlemagne. Le fait en lui-même est de nulle importance, car leur rôle historique ne commence qu’au XIIe siècle. Ils tirent leur nom d’un burg situé dans une région montagneuse et sauvage du Wurtemberg, nommée pour cette raison rauhe alp, non loin de la Forêt-Noire et des sources du Danube. Un certain cadet de la maison, appelé Conrad, se met au service de l’empereur Frédéric-Barberousse, se rend utile et obtient en récompense, vers 1170, le titre et les fonctions de burgrave de Nuremberg. Ce mince chevalier est le fondateur de la dynastie qui devait un jour causer tant de soucis aux successeurs du tout-puissant empereur d’Allemagne, et le roi de Prusse actuel est son descendant en ligne directe au trente-deuxième degré.

Dès l’origine, les Hohenzollern montrent les qualités solides qui ont distingué toute la race, et qui, par une sorte de transfusion morale, sont devenues celles du peuple prussien : nulle prédominance des sentimens tendres et poétiques, nulle trace de cette propension à la rêverie pour laquelle l’Allemagne a un mot charmant, schwärmerisch ; le respect du fait, le dédain des chimères ; le goût de l’histoire, non du roman ; du courage, de la persistance surtout à l’heure du danger ; de la prudence, du calcul, une vue claire, juste de la réalité ; un ordre extrême, nul besoin d’ostentation, une économie rigide, une manière de vivre simple[3], régulière, guidée par un sentiment profond du devoir. Comme la Prusse actuelle, les premiers Hohenzollern n’ont pas de dettes et possèdent un trésor. Dans un temps de prodigalité chevaleresque où les Juifs seuls avaient de l’argent, c’était une grande supériorité de savoir en garder. Les burgraves de Nuremberg acquièrent successivement par voie d’achat Baireuth en 1248 et le margraviat d’Anspach en 1338.

C’est encore par la puissance de l’épargne que Frédéric de Hohenzollern, sixième burgrave, fonde la grandeur de sa maison en s’élevant au rang d’électeur de Brandebourg. C’était au temps du magnifique empereur Sigismond, dont la caisse était toujours à sec, ses ressources n’étant pas en raison du rôle qu’il voulait jouer. Le petit seigneur franconien prête d’abord à son haut suzerain 150,000 florins d’or, puis plus tard encore 250,000 florins. L’empereur, ne se trouvant pas en mesure de les restituer, donne l’électorat de Brandebourg en échange de la somme, qui peut représenter en monnaie actuelle environ 20 millions. La cérémonie de l’investiture eut lieu en grande pompe sur la place de Constance, le 19 avril 1417, pendant la réunion du concile qui fit brûler Jean Huss.

Qu’était-ce que cet électorat de Brandebourg ? La première mention qui est faite de ce pays dans l’histoire remonte à l’empereur Henri l’Oiseleur, prince toujours guerroyant, qui en 928 s’empare de la principale forteresse des Wendes, appelée Brannibor, et y fonde un margraviat ou comté des frontières, pour défendre les limites de l’empire contre les païens des bords de la Baltique. Ce margraviat occupait une partie de la grande plaine cimbrique, triste contrée de sables et de marais, entrecoupée de tourbières, v d’étangs, de cours d’eau et de quelques bois rabougris. C’était un territoire assez étendu en longueur, qui vers l’ouest dépassait l’Elbe et vers l’est l’Oder. Il était occupé par une population wende d’origine slave. Le margrave Albert l’Ours obtint la dignité d’électeur (1142), soumit définitivement les Wendes, toujours rebelles, et peupla les cantons déserts de colons hollandais qu’une incursion de la mer avait chassés de leur humide patrie. Ces industrieux émigrés apportent avec eux leur aptitude aux travaux agricoles. Ils défrichent les marais, créent des prairies et élèvent dû bétail. Le premier noyau de la population de Berlin est presque uniquement hollandais. Ce n’était à l’origine qu’un petit fort (Wehrlin, Berlin) fondé aux bords de la Sprée pour résister aux attaques des Wendes. Il est digne de remarque que la puissante capitale commerciale de l’Atlantique, New-York, et la capitale de l’Allemagne du nord sont toutes deux à l’origine des colonies hollandaises.

Lorsqu’en 1417 Frédéric de Hohenzollern vint prendre possession de l’électorat de Brandebourg, il le trouva complètement ruiné par l’anarchie qui avait suivi l’extinction de la ligne des margraves descendant d’Albert l’Ours. Les petits seigneurs vivaient de rapines, levaient des taxes sur les marchands, pillaient les bourgeois, et puis se disputaient entre eux à main armée le droit de rançonner les habitans. La production de la richesse était arrêtée, les échanges impossibles, la culture de la terre négligée même par les laborieux Hollandais. C’était l’idéal du régime féodal. Quand le nouvel électeur se présenta, il fut accueilli comme un sauveur par tous les vilains, mais comme un ennemi par les barons. Ils lui refusèrent l’hommage. « Que nous veut, disaient-ils, cette poupée de Nuremberg ? » faisant allusion aux jouets d’où déjà provenait alors la prospérité de la cité dont Frédéric était burgrave.

Le Hohenzollern réunit une petite troupe d’hommes d’armes franconiens, et fit venir un engin nouveau dont les hauts et puissans seigneurs ne connaissaient pas encore les effets. C’était un canon d’une dimension inouïe pour l’époque, lançant des boulets de 24. On appelait cette pièce faule Grete[4], la paresseuse Marguerite, à cause de la difficulté qu’on avait à la mouvoir.

Le plus puissant des barons rebelles, Dietrich von Cuitzow, se croyait bien à l’abri derrière les murs de son burg de Friesack, qui avaient quatorze pieds d’épaisseur. Frédéric arrive au milieu de l’hiver, traînant avec lui sa redoutable Marguerite sur la terre gelée. Il ouvre le feu, et en quarante-huit heures le château démantelé est réduit à demander merci. Le seigneur de Putlitz, autre tyranneau, est dompté aussi expéditivement, et bientôt tous les barons se soumettent, voyant qu’il n’y avait pas à lutter contre les boulets de 24. C’est ainsi que dans le Brandebourg la féodalité fut vaincue par l’artillerie. Un pouvoir central actif et respecté fit régner l’ordre et assura la sécurité sur les routes et dans les villes. L’agriculture, le commerce, l’industrie, se développèrent. Le travail prit tout l’empire que perdit la violence. Les guerres civiles de château à château cessèrent dans les limites de l’électorat par la suppression des souverainetés seigneuriales. C’est l’âge moderne qui commence aux bords de la Sprée, comme à la même époque il s’inaugurait en France et en Angleterre. Frédéric Ier refusa la couronne impériale et se contenta d’arrondir son territoire en y ajoutant une partie de l’Ukermark, de la Poméranie et du Meklenbourg. Il mourut en 1440 laissant un état florissant de 12,800 kilomètres carrés.

Souvent on remarque dans l’histoire que certaines circonstances semblent la figure des événemens qui doivent suivre. On dirait l’ombre anticipée, l’image prophétique de l’avenir. L’ordre et l’économie dans l’administration des finances, la rapidité et la précision dans les mouvemens stratégiques, l’adoption prompte des armes de guerre les plus perfectionnées, voilà ce qui assure le succès du premier électeur de la famille de Hohenzollern, et jette les bases solides de la grandeur naissante du Brandebourg. Sous les électeurs suivans, le petit état continue à prospérer et à grandir par les mêmes causes. A Frédéric Ier succède son frère, Frédéric II, surnommé dentibus ferratis, dents de fer, à cause de son énergie. Agé seulement de vingt-sept ans, il suit exactement les traditions de son aîné. Même économie, même promptitude dans l’action. Toujours muni d’argent comptant, il achète à l’ordre teutonique, ruiné par ses guerres avec la Pologne, l’importante province de Neumark, qui s’étendait au-delà de l’Oder jusque près de la Baltique ; puis il y ajoute par voie d’achat ou de conquête les principautés de Cottbus en 1448, de Pritz et Wernigerode en 1449, de Teupitz en 1462, — acquisitions moins considérables, mais qui rectifiaient les frontières. Ses qualités de bon administrateur sont si bien appréciées qu’on lui offre la couronne de Pologne. Attaché à son pauvre, mais robuste pays, il refuse de décevantes grandeurs. Frédéric II fut le premier électeur qui habita Berlin, où il fit bâtir une résidence que remplaça plus tard le palais actuel. Vers la fin de sa vie, en 1471, il abdique en faveur d’un troisième frère, Albert, surnommé Achille pour sa force et son courage. Celui-ci avait longtemps combattu au service de l’empereur contre les Hongrois, les Bohèmes et les Polonais. Il meurt en 1486 à Francfort, âgé de soixante-douze ans, après avoir contribué à porter la maison des Hapsbourg à l’apogée de sa grandeur par la nomination comme roi des Romains de Maximilien, qui devait apporter à l’Autriche, grâce à son mariage avec l’héritière des ducs de Bourgogne, les dix-sept magnifiques provinces des Pays-Bas, la plus riche contrée de l’Europe après l’Italie. A Albert Achille succède son fils Jean, quatrième électeur, que son talent de bien parler latin avait fait surnommer le Cicéron de l’Allemagne, Cicero Germaniœ. Sous le règne de son successeur, Joachim, éclate la grande révolution religieuse qui devait donner naissance à l’état prussien, car jusqu’à ce jour le Brandebourg et les Hohenzollern n’avaient aucune relation avec la Prusse, fief dépendant de la Pologne et éloigné de plus de cent lieues. L’électeur Joachim resta catholique ; mais, son cousin Albert, grand-maître de l’ordre teutonique, sécularisa l’ordre, et échangea son titre contre celui de grand-duc héréditaire de Prusse. Cet important événement demande quelques mots d’explication.

L’ordre teutonique est une des plus singulières institutions du moyen âge. Compagnie à la fois ecclésiastique et militaire, puissance redoutable pendant trois siècles et propriétaire de tout un royaume, ce ne fut d’abord qu’une association charitable pour soigner les blessés, fondée pendant la seconde croisade, au siège de Saint-Jean-d’Acre, par un bourgeois de Lubeck. Quelques années après, en 1220, le chef de l’ordre, Hermann von der Salza, en transporta le siège à Venise, puis en Prusse vers 1228. La Prusse était une contrée sauvage, habitée par des tribus d’origine slave, encore païennes à cette époque, attendu qu’elles avaient chassé et massacré les missionnaires venus pour les convertir. Elle s’étendait le long des rivages de la Baltique, depuis le Niémen jusqu’à la Wartha ; son nom en latin du temps était Borussia. Appelés par l’évêque de Riga et par la Pologne, les chevaliers de l’ordre arrivent avec la mission de dompter ces féroces païens. Des colons germains les suivent pour occuper les terres confisquées. C’est une nouvelle croisade qui aboutit à la germanisation du pays. Les Allemands endiguent les rivières, dessèchent les marais qui couvraient presque tout le territoire, et créent des prairies où ils entretiennent de nombreux troupeaux. Marienburg sur la Vistule, non loin de Dantzig, est la résidence du grand-maître. Kœnigsberg, la cité royale, est fondée en 1255. Chaque canton constitue un fief occupé par un de ces chevaliers voués au célibat, mais sans cesse recrutés parmi les cadets de la noblesse germanique. L’ordre ayant à chaque décès de riches domaines à sa disposition, les hommes aventureux et braves venaient sans cesse se ranger sous sa bannière. Au bout d’un siècle, la contrée est transformée. Les anciens habitans sont ou tués ou convertis et domptés, ils travaillent la terre comme les Allemands et se fondent avec eux. Des villes s’élèvent, remplaçant les anciens forts et les maisons grossièrement construites. Des échanges se nouent avec les ports hanséatiques. L’ordre teutonique arrive à son apogée aux XIVe siècle ; mais bientôt les richesses, mortelles à toute corporation ecclésiastique, le plongent dans la corruption, et excitent l’envie des puissances voisines. Il lutte avec courage contre les attaques sans cesse renouvelées des Polonais, jusqu’à ce qu’en 1410 il subisse la défaite sanglante et décisive de Tannenberg. Les chevaliers résistent encore. ; mais les villes, écrasées d’impôts, se révoltent, et ils sont obligés d’accepter une paix désastreuse. Ils abandonnent la plus belle partie de leur territoire, toute la Prusse royale avec les villes importantes de Dantzig, Thorn et Bromberg, et ils ne conservent la Prusse orientale avec la capitale Kœnigsberg qu’en reconnaissant la suzeraineté de la Pologne. Étrange vicissitude des nations, la Pologne, qui morcelait ainsi la Prusse, devait être elle-même partagée trois siècles plus tard au profit de son ancienne vassale !

L’ordre teutonique, désormais relégué au-delà de la Vistule, avait élu en 1511 comme grand-maître Albert, de la ligne des Hohenzollern-Culmbach. Ce fut lui qui, gagné aux idées nouvelles par le docteur Osiander et par l’influence de Luther, se convertit au protestantisme. Il prit le titre de duc héréditaire de Prusse et épousa la nièce du roi de Pologne Sigismond, lequel lui garantit la possession de son territoire en 1525. Les chevaliers, qui imitèrent l’exemple du grand-maître, transformèrent aussi la jouissance viagère de leur domaine en fief héréditaire. Conformément à l’esprit de la réforme, un des principaux soucis du nouveau duc fut de répandre l’instruction, et en 1544 il fonda l’université de Kœnigsberg, que devait illustrer Kant.

Deux branches des Hohenzollern régnaient ainsi, l’une aux bords de la Sprée, l’autre aux bords du Niémen ; mais nul lien politique n’était encore établi entre la Prusse orientale et le Brandebourg, séparés par la Prusse royale, désormais incorporée au royaume de Pologne. Voici comment il advint que ces deux pays se trouvèrent réunis.

Nous avons vu que l’électeur de Brandebourg, Joachim Ier, était resté catholique ; mais sa femme, Elisabeth de Danemark, avait adopté la religion réformée et y avait élevé ses enfans. Il en résulta que son fils aîné, Joachim II, étant devenu électeur, prit parti publiquement pour la réforme, qu’avaient déjà embrassée presque tous ses sujets. Il épousa la fille de Sigismond, roi de Pologne, et obtint en dot la co-investiture de la Prusse. En vertu du contrat, si la branche ducale des Hohenzollern venait à s’éteindre, la branche électorale devait lui succéder. C’est ce qui arriva en effet sous son arrière petit-fils, Jean-Sigismond, neuvième électeur. Celui-ci épousa la fille d’Albert-Frédéric, second duc de la Prusse orientale. A la mort de cet Albert, Jean-Sigismond prit possession du duché en 1608 avec le consentement des états prussiens et du suzerain, la république de Pologne. La Prusse orientale était désormais réunie au Brandebourg ; mais elle était absorbée dans l’électorat, et son nom cessa momentanément d’être celui d’un état indépendant. La femme de l’électeur Jean lui avait aussi apporté, du chef de sa mère, des droits sur les beaux duchés rhénans de Clèves et de Juliers. Ils furent l’occasion d’une longue lutte avec les électeurs palatins, qui vint se perdre dans celles bien plus terribles de la guerre de trente ans. Pendant cette époque de désolation pour l’Allemagne, George-Guillaume, dixième électeur, s’efforça de rester neutre ; mais il ne fit qu’attirer sur ses états les dévastations des demi partis autrichien et suédois, catholique et protestant. En 1640, à ce prince incapable succéda son fils Frédéric-Guillaume, qui mérita le titre de grand-électeur. Il sut donner à son électoral qui n’avait alors qu’un million d’habitans, toute l’importance d’un état de premier ordre. Il trouva son pays dévasté par les effroyables exterminations de la guerre de trente ans. La population décimée était réduite à la misère. Gustave-Adolphe et ses Suédois avaient sauvé la réforme, que sans eux l’empereur Ferdinand et Maximilien de Bavière, obéissant à leurs confesseurs jésuites, auraient noyée dans le sang ; mais ils avaient pillé sans miséricorde le Brandebourg, qui avait entravé leur œuvre de délivrance. Frédéric-Guillaume s’applique d’abord à réunir quelque argent, puis à se former une armée. Il parvient à s’en créer une de 25,000 hommes, admirablement équipée, disciplinée, très régulièrement payée, chose rare en ce temps de misère universelle. Elle était ainsi bien à lui, toujours prête à obéir. C’était alors une force respectable avec laquelle il fallait compter. Aussi à la paix de Westphalie (1648) obtint-il une grande partie de la Poméranie, les trois évêchés sécularisés de Magdebourg, Halberstadt et Minden, enfin le duché de Clèves, qui lui fit passer le Rhin : c’était un agrandissement considérable.

Le grand-duché de Prusse restait toujours vassal de la Pologne. Voici comment l’électeur parvint à l’émanciper. Il s’allie à Charles-Gustave de Suède contre Jean-Casimir de Pologne, et prend part à la furieuse bataille de Varsovie, qui dura trois jours consécutifs, et où la brillante chevalerie polonaise fut complètement battue. Il renonce alors à poursuivre ses avantages à la condition que son duché sera désormais affranchi de tout lien de vasselage. Sans se laisser enivrer par ses succès militaires, il s’applique avec la même énergie aux travaux de la paix. L’agriculture surtout attire son attention ; il ouvre des routes nouvelles, endigue les rivières, toujours débordées dans ce pays humide, creuse des canaux, entre autres celui qui porte son nom et qui réunit la Sprée à l’Oder ; enfin il appelle des colonies de cultivateurs pour mettre en valeur les cantons déserts et sablonneux. C’est ainsi qu’il accueillit les réfugiés de l’édit de Nantes au nombre de 25,000, gens actifs, intelligens et d’une forte trempe morale, puisqu’ils sacrifiaient le repos, la fortune, la patrie à un intérêt purement spirituel. Ces infortunés, qu’un stupide bigotisme chassait de France, rendirent à la Prusse d’immenses services. Ils lui apportèrent le secret de plus d’une industrie profitable, et communiquèrent à l’esprit berlinois cette vivacité, cette netteté qui contrastent avec la tournure vague et rêveuse de l’esprit germanique. De même d’autres réfugiés, les pilgrim fathers, les puritains d’Amérique, communiquèrent à la race puissante qui descend d’eux une marque indélébile, une force héréditaire.

Le grand-électeur prit part avec l’empire à toutes les guerres contre Louis XIV. La France, pour le détourner de ses frontières, le fit attaquer par les Suédois. C’est à cette occasion qu’il remporta la fameuse victoire de Fehrbellin, dont les Prussiens s’enorgueillissent encore aujourd’hui, et qui en effet mit fin à la prépondérance que l’intervention de Gustave-Adolphe avait assurée à la Suède dans tout le nord. Les Suédois campaient dans le Havelland, au nord de Berlin, avec une armée excellente de 16,000 hommes. Le grand-électeur, qui n’en avait que 8,000 et 3 canons, arrive avec la rapidité de la foudre, les attaque, les coupe en deux et les disperse entièrement. Quatre ans plus tard, il les défait encore près de Kœnigsberg, au milieu de l’hiver, après avoir traversé un bras de mer glacé. Il leur enlève la Poméranie, Stettin et même Stralsund, que Wallenstein n’avait pu prendre ; mais les armées françaises occupaient le duché de Clèves. L’Autriche, déjà jalouse, ne le soutint pas comme elle le devait, et fit une paix séparée. Frédéric-Guillaume, abandonné par son allié, fut obligé de restituer toutes ses conquêtes. C’est alors, dit-on, que, dans sa colère contre l’empereur qu’il avait fidèlement servi, il aurait dit : Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor. Autre grief contre l’Autriche : à la mort du dernier duc de Liegnitz, le grand-électeur réclama cette possession silésienne en vertu d’un ancien traité de réversion très valide ; mais l’empereur se mit en possession, prétendant succéder à toutes les familles éteintes, ce qui l’aurait peu à peu rendu maître de l’Allemagne entière, usurpation manifeste comme sut le prouver Frédéric II dans sa fameuse campagne de Silésie. Les deux femmes du grand-électeur ont laissé des noms dont la Prusse se souvient. La première, Louise d’Orange, a apporté en dot la principauté d’Orange, échangée contre celle de Neufchâtel, qui n’a rompu que tout récemment le faible lien qui l’attachait à la Prusse. La seconde, Dorothée, a fondé le faubourg Dorotheenstadt et planté la belle promenade unter den Linden, le boulevard dont Berlin est si fier, et qu’ornent les palais, les théâtres, l’université et les statues de Frédéric et de Blücher. Bien digne de s’allier aux Hohenzollern elle poussait l’esprit d’économie à un tel point qu’il en est devenu proverbial ; elle vendait aux habitans de Berlin le lait de ses fermes et de la bière dans des tavernes (schenken), dont elle partageait les bénéfices.

Le grand-électeur laisse à son fils en 1688 un territoire de 112,377 kilomètres carrés avec 1 million 1/2 d’habitans et une excellente armée de 38,000 hommes. Ce fils est Frédéric, douzième électeur de Brandebourg, premier roi de Prusse. Il prête ses troupes à l’empereur Léopold, d’abord contre les Turcs, ce qui lui vaut un droit de réversion sur la Prise orientale, ensuite contre Louis XIV, ce qui lui rapporte la couronne royale. Ses 10,000 Prussiens se distinguèrent pendant la guerre de la succession d’Espagne à Blenheim, à Hochstädt et à Malplaquet. L’électeur de Saxe était devenu roi de Pologne, l’électorat de Hanovre allait donner des souverains à l’Angleterre ; le Brandebourg devait aussi se transformer en royaume. L’empereur y consentit, et sans perdre de temps Frédéric se fit couronner en plein hiver, le 18 janvier 1706, à Königsberg, l’ancienne capitale de l’ordre teutonique. Sa femme, Sophie-Charlotte de Hanovre, était renommée dans toute l’Allemagne pour l’étendue de ses connaissances. Elle fonda l’université de Halle et l’académie royale de Berlin, sous la présidence de son ami et fidèle correspondant Leibniz. Le premier roi arrondit aussi son territoire en achetant Quedlimbourg, les comtés de Meurs, de Lingen et de Tecklimbourg. La prospérité du pays était très grande, et frappait d’autant plus que la plupart des autres peuples étaient détestablement gouvernés. Tous les voyageurs parlent avec admiration du bon état des routes, de l’air d’aisance des habitans, de la perfection de la culture, des maisons blanches, des écoles et des églises neuves qui s’élevaient de toutes parts ; La France alors était en proie à la régence et à Louis XV.

Le second roi, Frédéric-Guillaume, père de Frédéric II, reçoit de son prédécesseur un territoire de 115,000 kilomètres carrés et une population de 1,731,000 âmes. Il y ajoute d’abord le duché de Gueldre, puis à la suite d’une guerre heureuse avec Charles II de Suède la Poméranie jusqu’à la Peene, Stettin, les îles d’Usedom et de Wellin, les villes de Dam lui et de Gollnow. Les frontières se rectifiaient du côté de la Baltique. Frédéric-Guillaume était un véritable ours du nord, époux brutal qui faillit tuer sa femme, père féroce qui voulut faire fusiller son fils, mais administrateur modèle qui allait parfois jusqu’à faire pendre ses employés quand ils détournaient les deniers publics. Il poussa la passion militaire, tradition de sa race, jusqu’à la manie, comme l’indique son fameux régiment de géans de Potsdam. Cependant il avait compris que, pour entretenir une forte armée, il fallait une agriculture florissante, de l’industrie, du travail, de l’ordre partout. Il haïssait l’oisiveté jusqu’à battre de sa canne les maraîchères de Berlin qui négligeaient leur tricot. Il avait en horreur les modes efféminées, le luxe de toilette, les habitudes de dissipation que la noblesse française avait fait adopter à toute l’Europe. Il vivait simplement, rudement, à la façon des anciens barons du nord, et il voulait que tout le monde l’imitât. Il parvint ainsi, sans surcharger la population, à léguer à son fils un territoire de 123,000 kilomètres carrés avec une population presque doublée de 2,486,000 âmes, un trésor de 34 millions de francs, pas un sou de dette et une armée de 72,000 hommes, la mieux payée, la mieux disciplinée, la mieux exercée et équipée de l’époque. On sait l’usage qu’en fit Frédéric II. Il réclame les comtés de Liegnitz, échus à sa maison par droit de réversion, et, sur le refus de l’Autriche, il lui enlève en deux campagnes toute la Silésie, la perle de l’empire, comme disait Marie-Thérèse. Pendant la guerre de sept ans, seul il résiste avec les ressources d’un pays de 2 millions 1/2 d’habitans à presque toute l’Europe, la France, la Russie, l’Autriche et la Suède coalisées pour l’écraser et se partager ses dépouilles. Berlin est pris, ses états dévastés ; mais il sort vainqueur de la lutte sans rien lâcher, pas même la Silésie. En 1772, il prend sa part du premier partage de la Pologne et il obtient la Prusse occidentale, jadis cédée à la couronne polonaise par le grand-maître vaincu. En 1778, il fit encore trembler l’Autriche dans une campagne en Bohême exactement semblable à celle de l’été de 1866 par la façon dont il conduisit ses deux armées à travers les défilés de la chaîne des Géans, mais sans bataille décisive pour la couronner. Par des miracles de bonne administration, il laissa à son neveu un état de 200,000 kilomètres carrés, une population de 5,430,000 âmes, un revenu de 80 millions de francs et un trésor en écus sonnans de 260 millions. Frédéric-Guillaume II obtient au second et au troisième partage (1793 et 1795) Dantzig, Thorn et une grande partie de la Pologne proprement dite avec Varsovie. Sa malheureuse campagne de France et la défaite de Valmy ne lui coûtèrent pas trop cher, car en échange de ses possessions de ce côté-ci du Rhin, Clèves et Gueldre, le directoire lui accorda par un traité secret le droit de s’annexer des principautés ecclésiastiques qui formaient presque toute la Westphalie. Sous Frédéric-Guillaume IV, l’heure des revers sonna enfin. A Iéna, l’armée du grand Frédéric, momifiée par la routine et dépourvue de tout esprit patriotique, est dispersée sans effort, et la Prusse est réduite à la moitié de son ancien territoire au profit de la Saxe et du grand-duché de Varsovie, créations improvisées et incomplètes de Napoléon. Au traité de Vienne, elle prit sa revanche, et sut se faire payer les services rendus à la coalition. Elle récupéra la moitié de ses anciennes provinces polonaises, et, comme le reste fut cédé à la Russie, elle obtint en compensation les provinces rhénanes, toute la Westphalie et une grande partie de la Saxe, qu’elle aurait voulu s’incorporer tout entière. Son territoire mesurait alors 278,500 kilomètres carrés peuplés d’environ 10 millions d’âmes. De 1815 à 1865, la Prusse n’a pas acquis de nouvelles provinces, mais grâce aux progrès extraordinaires de l’agriculture et de l’industrie la population a presque doublé en s’élevant à 19,500,000 âmes, et la condition même des classes inférieures s’est améliorée.

Nous venons de suivre d’un coup d’œil rapide les agrandissemens successifs de la Prusse ; tâchons de démêler maintenant quelles sont les causes de cet accroissement continu, poursuivi de siècle en siècle. Parmi ces causes, il en est trois qui frappent tout d’abord : premièrement cette force de concentration qui a donné naissance aux nationalités modernes, secondement la réforme, enfin l’organisation de l’armée.

Les nationalités modernes se sont constituées à la plus grande gloire des souverains et au non moins grand avantage des peuples. Le régime féodal, avec ses mille souverainetés locales, n’était tolérable que pour des peuples encore barbares. Ces souverainetés indépendantes, n’ayant pas au-dessus d’elles de force qui pût régler pacifiquement leurs différends, en appelaient sans cesse aux armes. Pas de semaine, pas de jour même sans luttes sur toute la surface de l’Europe. Partout des chocs incessans d’hommes en armes. Les vilains, qui ne demandaient qu’à vivre de leur travail, étaient entraînés dans ces sanglantes querelles, tantôt concitoyens, tantôt ennemis, suivant les convenances d’un mariage, d’un legs ou d’une vente. Des gens de même langue, de même race, de même religion, des voisins parfois devaient s’entr’égorger sur un mot de leurs maîtres. Les seigneurs, pour se nuire, dévastaient les campagnes, brûlaient les moissons, saccageaient les villes. Les puissans se battaient, mais sur le dos des manans. Point de sécurité, donc aucun développement économique, sauf à l’abri des murs fortifiés des communes assez fortes pour tenir tête aux barons féodaux. En somme, c’était un régime atroce. Bacon a dit admirablement : In societale aut lex, aut vis valet. D’abord la force règne seule, même d’homme à homme ; la loi n’a point d’empire, c’est la barbarie primordiale. Plus tard, la force encore décide de tribu à tribu ou de fief à fief ; mais déjà, au sein de chacun de ces groupes, la loi est respectée. C’est l’âge héroïque ou féodal. Enfin les fiefs s’agglomèrent, les nations se forment ; ce n’est plus qu’entre elles que la guerre éclate. La paix règne dans les limites de chaque état. Voilà où nous en sommes à présent ; mais déjà les peuples aspirent à un ordre meilleur où les nationalités, enserrées dans les liens d’une vaste confédération, n’auront plus à vider leurs différends les armes à la main, et où, la force n’étant plus qu’au service de décisions amphictyoniques, la loi régnera seule sur les races civilisées. Voilà où tend le progrès, et tel sera l’avenir. C’est cette force providentielle et bienfaisante qui, favorisant partout la constitution des états actuels, a contribué aussi à former la Prusse sur les ruines des souverainetés féodales, et c’est elle qui travaille encore en ce moment à compléter son œuvre. La France s’est faite ainsi par l’adjonction autour d’un noyau central de principautés indépendantes : Guienne, Languedoc, Bretagne, Normandie, Franche-Comté, Bourgogne. La Russie est née du grand-duché de Moscovie, absorbant successivement les provinces de la Mer-Noire et de la Baltique, la Crimée, l’Esthonie, la Finlande. L’héptarchie anglo-saxonne est devenue la monarchie anglaise, qui s’est complétée par l’Ecosse et l’Irlande. L’Espagne, d’abord divisée en une multitude de souverainetés, arrive une des premières à l’unité dès le XVIe siècle. L’Allemagne et l’Italie, arrêtées chacune par des causes particulières, étaient restées divisées en états multiples comme au moyen âge. L’Italie vient de se former sous nos yeux avec une promptitude que n’avaient point rêvée ses plus enthousiastes partisans. L’unité s’est établie malgré les antiques rivalités de ces villes si longtemps engagées dans des luttes atroces : Gênes contre Pise, Florence contre Sienne, Venise contre Milan, Mantoue contre Ferrare, et ainsi à l’infini, provinces contre provinces et cités contre cités. En Allemagne, une première simplification s’est faite, favorisée par le premier empereur des Français ; une deuxième vient de s’accomplir sous les auspices du second empire. Le mouvement vers l’unité, longtemps retardé, aboutira certainement à une fusion plus complète et plus facile qu’ailleurs. Quelle diversité de mœurs, de langue, de race même, entre l’Anglais, l’Écossais et l’Irlandais en Angleterre, entre le Breton, le Basque, le Provençal et l’Alsacien en France ! En Allemagne au contraire, partout du nord au midi, même langue ; mêmes mœurs, même idéal littéraire, mêmes souvenirs historiques, car tous ces états séparés ont toujours fait partie d’une grande confédération politique, l’empire germanique. Il est donc probable que l’unité s’établira lentement et à proportion de la liberté dont jouira la Prusse, brusquement, violemment, dans le cas d’une guerre avec l’étranger. Si l’Autriche ne comprenait pas tant de peuples d’origine diverse, et si, depuis le XVIe siècle jusqu’au récent concordat, elle n’avait pas été soumise à l’esprit ultramontain, c’est elle sans aucun doute qui aurait constitué l’unité allemande sous le sceptre impérial. Aujourd’hui, emportée vers l’Orient par la prépondérance croissante de la Hongrie, une grande mission lui est probablement réservée encore, mais point, semble-t-il, du côté de l’Allemagne.

La réforme est la seconde cause qui a favorisé l’agrandissement de la Prusse, Cet état est vraiment ne de la sécularisation de l’ordre teutonique. C’est le protestantisme qui lui a ensuite assuré la suprématie dans toute l’Allemagne du nord. Ses rois s’étaient faits les défenseurs d’office du corps évangélique, et ils savaient remplir les devoirs que leur imposait cette charge avec autant d’énergie que de charité[5]. Carlyle, ce bizarre et vigoureux penseur, a écrit à ce sujet, dans son histoire de Frédéric II, récemment terminée quelques pages qui donnent à réfléchir. La réforme, dit-il, a été le grand événement des temps modernes, et tout peuple qui a eu le cœur assez fort pour l’embrasser a grandi aussitôt ; ceux qui l’ont repoussée en portent la peine. L’écrivain protestant donne à sa pensée une forme mystique qui peut la rendre suspecte, mais pourtant l’histoire lui donne raison. Voyez la Hollande : avec un million d’habitans à peine et son triste territoire de marais et de sables, elle tient tête au gigantesque empire de Philippe II, fonde le premier état libre de l’âge moderne, couvre les mers de ses vaisseaux, établit partout des colonies et résiste victorieusement à l’Angleterre et à la France, unies pour l’écraser. La Suède, jusque-là perdue dans les glaces du nord, en sort sous Gustave-Adolphe, renverse les plans de domination universelle de l’Autriche, et enfin par les merveilleuses campagnes des généraux Wrangel, Torstenson et Banner, conquiert pour la réforme une existence légale au traité de Westphalie. A l’époque de l’armada, l’Angleterre tremblait devant l’Espagne. Aujourd’hui quel renversement dans la puissance relative de ces deux états ! En l’Amérique du Nord, ce noble fruit de l’esprit puritain, quel développement de puissance sans cesse accéléré ! C’est ce même esprit qui a fait la fortune de la Prusse. Le culte réformé, sévère, simple, s’adressant à la raison plutôt qu’à l’imagination, s’est montré partout singulièrement favorable au développement économique[6]. — Tandis que l’Espagne continuait à descendre et que la France, déjà ruinée par les guerres malheureuses de Louis XIV, s’abîmait dans les misères de la régence et de Louis XV, la Prusse était admirablement administrée par une série de souverains économes, simples de mœurs, toujours occupés de maintenir l’ordre dans les finances, de favoriser les progrès de la culture, les défrichemens, la construction des routes et des canaux, la production de la richesse sous toutes ses formes. Quand le travail n’est pas entravé par de mauvais gouvernemens, il fait des miracles. Un impôt mal assis est bien plus funeste qu’une guerre même malheureuse. Celle-ci détruit la richesse comme un incendie, mais ne l’empêche pas de renaître. Une mauvaise administration atteint la prospérité publique jusque dans ses racines. La Prusse se releva promptement des dévastations des guerres de trente et de sept ans, grâce aux vertus solides qu’elle devait en grande partie à l’esprit de ses croyances religieuses.


II

La troisième cause qui a contribué à l’agrandissement de la Prusse est, avons-nous dit, l’organisation de son armée. La première base de cette organisation fut posée par le roi Frédéric-Guillaume. En 1733, un décret divisa tout le pays en arrondissemens militaires, dont chacun devait fournir et entretenir un régiment. En cas de besoin, tous les hommes valides, sauf les nobles, pouvaient être appelés sous les armes. C’est en tirant de ce principe tout ce qu’il pouvait donner que Frédéric II parvint à sortir triomphant de la guerre de sept ans. La paix conclue, il arriva, sans arrêter le progrès de la population et de la richesse, à tenir sur pied une armée permanente de 150,000 hommes. Comme son royaume ne comptait pas 5 millions d’âmes, c’était une proportion de 3 pour 100, ce qui équivaudrait pour la France actuelle à plus d’un million de soldats sur le pied de paix. Pendant sa dernière campagne, il conduisit en Bohême deux armées de 100,000 hommes chacune, chiffre énorme pour cette époque. Lors de la campagne de France de 1792, l’état-major prussien choisit parfaitement son point d’attaque ; mais les troupes, mal commandées, mal pourvues, se montrèrent incapables de résister aux légions républicaines. Après le désastre d’Iéna, l’armée prussienne fut désorganisée, et Napoléon prit les précautions les plus rigoureuses pour l’empêcher de se reconstituer. Par la plus humiliante des conditions que puisse subir un ennemi vaincu, il fut interdit à la Prusse de maintenir sous les armes plus de 42,000 hommes. L’excès même de son abaissement devint pour elle la cause de sa résurrection comme puissance militaire. Épuisée par les contributions que lui imposait le vainqueur, diminuée de moitié, réduite à n’être plus qu’un état de second ordre, instrument docile aux mains du maître de l’Europe, elle dut son salut à deux hommes éminens qui comprirent la force que portent en eux les principes modernes. L’un, Stein, abolit les iniquités du régime féodal, émancipa les paysans, rendit l’impôt égal et proportionnel, étendit les privilèges des villes et augmenta l’indépendance des administrations locales ; l’autre, un officier hanovrien du nom de Scharnhorst, avec le concours de Boyen et de Grolmann, réorganisa l’armée d’après un nouveau système qui lui permit d’éluder les dures restrictions qui pesaient sur la Prusse. Ce système, comme toutes les idées justes, est simple et peut se définir en deux mots : abréger la durée du service et faire passer constamment de nouvelles recrues par des cadres permanens. De cette façon, avec un effectif extrêmement restreint et une dépense réduite à proportion, on formait de nombreuses réserves en exerçant les levées successives au métier des armes. A la base de l’organisation, on inscrivit ce principe, emprunté aux républiques antiques et consacré par la révolution française : tout citoyen se doit à la défense de la patrie. L’efficacité du système de Scharnhorst se révéla lors de l’écroulement de l’empire. En 1813, après la retraite de Russie et la défection du général d’York, qui commandait le contingent prussien, une armée nationale se forma presque spontanément dans la Prusse orientale. En peu de temps, elle compta 120,000 hommes. Quelques mois plus tard, grâce à la haine de l’étranger et à l’esprit national qu’avaient développé les réformes de Stein, elle s’élevait à 300,000 hommes. Battues d’abord, ces levées s’aguerrirent bientôt, et vers la fin de l’été elles tinrent tête aux Français à Gross-Beeren et à Leipzig. La lutte terminée, la loi du 3 septembre 1814 vint donner une organisation définitive au système de Scharnhorst, affranchi désormais des limitations antérieures. Cette loi, modifiée seulement dans quelques parties en 1860, a continué de régler depuis lors l’établissement militaire prussien. Nous allons en exposer les dispositions essentielles avec les détails qu’elles comportent, et que l’importance du sujet nous fera sans doute pardonner.

Tout homme valide sans exception est sujet au service militaire ; ni remplacement, ni substitution à prix d’argent ne sont admis. C’est une dette personnelle que chacun est tenu d’acquitter ; il n’y a d’exception que pour les élèves des séminaires et des écoles normales, qui s’engagent à remplir les fonctions d’intérêt public auxquelles ils se destinent ; tout ce qu’on demande aux aspirans instituteurs, c’est quelques semaines de présence au régiment pour leur apprendre l’exercice. La durée nominale du service était naguère encore de 29 ans : de 20 à 25 ans dans l’armée active, 3 ans sous les drapeaux et 2 ans à la réserve, — de 25 à 32 ans dans la landwehr du premier ban, — de 32 à 39 ans dans celle du second ban, — enfin de 39 à 49 ans dans la landsturm, levée en masse qui n’a jamais reçu d’organisation. Le temps de présence sous les drapeaux avait été réduit d’abord à 2 ans par décret du 3 novembre 1833, puis élevé à 2 ans 1/2 en 1852. Cette conscription, qui peut atteindre tous les hommes valides sans exception, paraît une charge si dure qu’elle semble ne pouvoir être acceptée par les nations modernes que sous l’empire d’une nécessité absolue. Aussi n’a-t-elle été introduite en France lors de la révolution et en Prusse en 1813 que pour sauver le pays de l’invasion étrangère. Seulement les Prussiens l’ont conservée, et la nation y est maintenant habituée, tandis que la France l’a laissée tomber en désuétude et aurait peut-être quelque peine à y revenir. Toutefois la loi prussienne renferme une disposition qui la rend plus acceptable aux classes aisées. Tout jeune homme ayant reçu l’instruction moyenne n’est tenu de passer qu’un an au régiment, s’il s’engage volontairement, et s’il s’entretient et s’équipe à ses frais. Cette mesure mérite de fixer particulièrement l’attention, d’abord parce qu’elle tient une place notable dans l’organisation prussienne, ensuite parce qu’il serait indispensable de l’adopter dans tout pays où l’on voudrait introduire le service obligatoire pour tous. Voyons donc comment elle est appliquée.

Deux fois par an siège une commission mi-partie civile et militaire, devant laquelle doivent se présenter les volontaires pour une année, einj£ahrigen. Ceux qui sont à l’université ou qui ont fait leurs études soit dans un lycée de l’état, soit dans une realschale, sont admis sans difficulté. Les autres sont examinés sur l’allemand, le français, le latin, la géographie, l’histoire et les mathématiques ; mais la commission a un pouvoir discrétionnaire, et s’il se présente quelque (ils de gentilhomme campagnard, plus adroit cavalier que fort latiniste, elle ne se montre pas trop difficile. Le jeune volontaire peut ordinairement choisir à sa convenance celle de ses trois années de service obligatoire de 20 à 23 ans qu’il veut passer au régiment. Une fois sous les drapeaux, il est strictement tenu d’assister à tous les exercices, parades et manœuvres ; mais il habite où il veut et se nourrit plus ou moins bien suivant les ressources dont il dispose. Son uniforme est celui du simple soldat, seulement il est de drap plus fin et d’une coupe plus soignée, et d’ailleurs, le service terminé, il peut le déposer avec l’assentiment de son capitaine et se rendre partout en habit bourgeois. Il a d’ordinaire l’après-midi libre, et rien ne l’empêche de l’employer à travailler, à suivre des cours ou à se rendre aux réunions où il est invité avec ses officiers. De cette façon, les douze mois s’écoulent vite sans qu’il ait passé par la caserne. Il mène plutôt l’existence d’un étudiant à l’université, plié cependant au joug salutaire de la discipline. La régularité obligée des habitudes, la loi de l’obéissance passive, les fatigues bienfaisantes de l’exercice et des manœuvres forment le caractère et fortifient les muscles d’un jeune homme de vingt ans. C’est une excellente école qui donne une trempe plus virile et qui corrige de plus d’un défaut.

Les einjährigen qui aspirent à devenir officiers dans la ligne ou dans la landwehr reçoivent une instruction particulière. Après six mois, quand ils connaissent à fond l’école de peloton, ils peuvent être promus au grade de caporal, et alors ils sont préparés à exercer les fonctions d’officier. L’année expirée, une commission les examine sur tous les détails du métier, oralement, par écrit et sur le terrain. La commission soumet le rapport au corps des officiers, lequel juge de l’aptitude, de la conduite, du degré d’instruction des volontaires. Ceux qui sont agréés peuvent être nommés sergens et bientôt passer officiers soit dans l’armée active soit dans la landwehr, s’ils rentrent dans la vie civile. Les jeunes gens de la noblesse restent fréquemment dans l’armée, les autres fournissent à la landwehr les officiers dont elle a besoin. Après leur année de service, les volontaires ne sont point définitivement libérés : en cas de mobilisation, ils sont rappelés sous les drapeaux. L’institution que nous venons de décrire offre de nombreux avantages. Elle fournit à l’état un certain nombre de soldats instruits qui ne lui coûtent absolument rien, et qui forment une pépinière d’officiers pour l’armée active et pour la landwehr. Elle réconcilie avec le recrutement universel les parens de la classe aisée, qui autrement ne verraient pas sans un grand déplaisir leurs fils passer trois ans dans les casernes. Enfin elle permet aux jeunes gens qui se destinent aux fonctions libérales de continuer leurs études après une interruption d’une année, pendant laquelle ils ont eu toutes les après-midi à leur disposition, et qui en somme leur a donné une trempe plus mâle en même temps que des habitudes d’ordre. C’est à coup sûr l’une des particularités du système prussien qui a le plus contribué à en assurer le succès.

L’organisation de 1814 donnait à la Prusse, avec une levée annuelle d’environ 40,000 hommes pour cinq années de service actif, 200,000 soldats de la ligne, 150,000 hommes du premier ban de la landwehr, destinés à entrer en campagne comme la ligne, enfin 110,000 hommes du second ban, qui étaient réservés pour garder les forteresses et au besoin pour combler les vides occasionnés par la guerre. Tout compris, la force disponible s’élevait donc à 500,000 hommes, dont 350,000 pour l’armée en campagne ; mais en temps de paix on ne conservait guère que 130,000 soldats sous les drapeaux. L’armée permanente était ainsi’ transformée en une sorte d’école militaire où les jeunes gens venaient successivement, chaque ! génération à tour de rôle, se préparer à défendre la patrie.

Le pays, qui avait accepté cette organisation à une époque d’élan national, la supporta aussi en temps de paix avec d’autant plus de facilité que chaque année la charge qu’elle imposait devenait plus légère. En effet, la population s’accroissait rapidement, et, le chiffre du contingent restant le même, le nombre des hommes libérés du service actif par le tirage au sort allait en augmentant. En 1816, les 130,000 hommes présens sous les drapeaux équivalaient, pour une population de 10,349,031 âmes, à 1,25 soldats par 10,000 âmes, tandis qu’en 1857, pour une population de 17,530,353 habitans, 80 soldats par 10,000 âmes seulement étaient enlevés à la vie civile. Le fardeau de la défense nationale s’était donc allégé de plus d’un tiers en tombant, sur un plus grand nombre d’épaules. Les dépenses militaires, quoique notablement augmentées, avaient cependant diminué relativement au total des recettes, qui de 187 millions de francs s’était élevé à un demi-milliard ; mais le gouvernement, à partir de 1852, ne crut plus la Prusse suffisamment préparée à affronter les périls que la situation de l’Europe ; et les allures belliqueuses du nouveau gouvernement français semblaient devoir faire naître. Depuis 1815, l’armée prussienne n’avait pris part à aucune guerre ; elle avait été seulement mobilisée à différentes reprises, notamment en 1830, après la révolution de juillet, en 1849 à propos des affaires de la Hesse électorale, en 1854 Pendant la guerre de Crimée, et enfin e 1859 à l’occasion de la guerre d’Italie. C’est alors qu’on crut s’apercevoir que la ligne était trop faible. Toute concentration de troupes exigeait la mise sur pied de la landwehr. Enflammée du sentiment patriotique, cette milice avait prouvé en 1813 et 1815 qu’elle valait l’armée régulière ; mais dans ces dernières années, obligée de quitter ses foyer pour des complications européennes qui ne la touchaient guère, elle avait montré très peu d’ardeur et de bonne volonté.

Les officiers capables faisaient défaut ; il fallait les emprunter à la ligne, ce qui tendait, disait-on, à désorganiser le service. Une réforme fut jugée nécessaire. Le projet de réorganisation fut présenté à la chambre des représentans par le ministre de la guerre von Roon le 1er février 1860. Il donna lieu à ce long conflit constitutionnel entre le parlement et le gouvernement, soutenu avec tans de persistance de part et d’autre pendant six ans, jusqu’à ce qu’il s’évanouit dans le triomphe de Sadowa. En vertu de son titre de chef de l’armée et en invoquant les lois de 1814, qui mettaient à sa disposition tous les hommes valides de 20 à 39 ans, le roi prétendait avoir le droit d’organiser à son gré l’établissement militaire, sans devoir demander aux chambres autre chose que le vote des ressources pécuniaires nouvelles qu’exigeait la réorganisation. C’est par ce côté, on s’en souvient, que la chambre basse tint le ministère en échec en rejetant impitoyablement le budget de la guerre. Le roi avait en vain recours à la dissolution et à des élections nouvelles ; les électeurs lui renvoyaient chaque fois une majorité plus hostile à ses projets. Le gouvernement, violant manifestement un article précis de la constitution, passa outre, et au printemps de l’année dernière les nouvelles réformes étaient presque entièrement appliquées. Voici en quoi elles consistaient.

Le but était d’augmenter l’effectif de la ligne aux dépens de la landwehr du premier ban, de façon que l’armée de campagne à mettre d’abord sur pied ne dût plus être composée que de soldats de la ligne, ceux de la landwehr formant la réserve. Pour arriver à ce résultat, deux mesures furent prises. On modifia d’abord le temps du service, qui fut distribué ainsi : 7 ans dans l’armée permanente, dont 3 ans sous les drapeaux pour l’infanterie, 4 ans pour la cavalerie ; 4 ans dans la landwehr du premier ban et 5 ans dans le second ban, total 16 ans, soit de 29 à 36 ans. En second lieu, la levée annuelle fut portée de 40,000 à 63,000 hommes. On diminuait ainsi notablement le nombre des jeunes gens que le tirage au sort libérait, et ceux qui étaient désignés restaient un an de plus sous les drapeaux. C’était sans aucun doute une aggravation des charges militaires imposées au pays ; mais les partisans de la Forme[7] faisaient remarquer que ces inconvéniens étaient compensés par de nombreux avantages. D’abord la levée actuelle, quoique accrue de 23,000 hommes, pesait relativement moins sur la population que celle d’il y a quarante ans, attendu que le nombre des habitans avait presque doublé. En 1815, le contingent correspondait à 0,40 de la population, aujourd’hui seulement à 0,35. La durée totale du service était réduite de 3 ans, de 20 à 36 ans, au lieu de 20 à 39. Une mobilisation ordinaire, décrétée comme mesure de précaution, n’aboutissait plus qu’au rappel des réserves de 23 à 27 ans ; elle laissait les hommes de la landwehr dans leurs foyers, et en cas de guerre, celle-ci ne venant qu’en seconde ligne, le premier choc, le plus meurtrier, tombait uniquement sur l’armée active. L’augmentation du contingent était exigée par la justice, car il était inique que le fardeau du service militaire retombât sur quelques-uns, tandis que d’autres, en nombre chaque année croissant, s’en trouvaient exemptés par le hasard d’une loterie. Trois ans de présence sous les drapeaux, ajoutaient les officiers, sont devenus indispensables. Ce n’est qu’au bout de ce temps que le soldat acquiert l’aplomb et l’adresse nécessaire pour faire un bon usage du fusil à tir rapide. Avec deux ans de service actif, le bataillon ne peut présenter la solidité nécessaire, car il se trouve composé pour un cinquième de recrues, pour un autre cinquième de soldats ayant un an de présence, et pour les trois derniers cinquièmes de réserves rappelées sous les drapeaux qui auront presque complètement oublié ce qu’elles n’ont jamais bien su. Les réengagés, contrairement à ce que l’on constate en France, sont si peu nombreux qu’ils ne suffisent même pas à fournir aux cadres le contingent de sous-officiers nécessaires. Si précédemment des commissions composées de généraux très compétens avaient déclaré que deux années de service suffisaient, c’est, affirmait-on, qu’ils visaient surtout à alléger le budget des dépenses, et d’ailleurs les progrès de la tactique et de l’armement exigent maintenant des exercices beaucoup plus prolongés. Ainsi donc sept années de service dont trois au régiment, contingent annuel de 63,000 conscrits et devoir pour les hommes valides de concourir, s’il le faut, à la défense de la patrie, telles sont les bases de l’organisation actuelle de l’armée prussienne. Voyons maintenant plus en détail comment s’opère le recrutement. Avant les récentes annexions, le royaume comprenait huit provinces : la Prusse, la Poméranie, le Brandebourg, la Saxe, Posen, la Silésie, la Westphalie et le pays rhénan ; trois provinces nouvelles y seront ajoutées maintenant, le Slesvig-Holstein, le Hanovre et la Hesse. Chacune de ces huit provinces forme comme un état indépendant qui fournit un corps d’armée complet ayant artillerie, cavalerie, troupes spéciales, et pouvant ainsi se suffire à lui-même. Un neuvième corps, celui de la garde, se recrute indifféremment dans tout le pays. Chaque province, comprenant en moyenne environ 2 millions 1/2 d’habitans est divisée en quatre départemens de recrutement (ersatzbezirken) qui correspond à quatre brigades d’infanterie. Le département se subdivise ensuite en arrondissemens de bataillon qui comprennent plusieurs cantons (kreise). Toute localité, ville ou village, est ainsi embrigadée dans les cadres de l’organisation militaire. Dans chaque commune, le voyageur aperçoit une plaque de fonte avec des lettres en relief portant le nom du lieu, le cercle administratif et le bataillon de landwehr auquel elle appartient. Les jeunes gens d’un même endroit servent donc toujours l’un à côté de l’autre, et ils ne s’éloignent jamais beaucoup de leurs foyers, car à moins de guerre les régimens levés dans une province ne la quittent pas ; c’est tout à fait l’ancien système des milices locales.

Dans chacune des circonscriptions de recrutement, tout ce qui concerne cette opération ressort d’une commission où l’élément civil et l’élément militaire sont également représentés. Elle est composée, pour la province, du commandant en cher du corps d’armée et du gouverneur provincial, — pour le département, du commandant de brigade et d’un conseiller départemental (regierungs rath), — pour l’arrondissement, du chef de bataillon de la landwehr et du bailli (landrath). Il y a appel des décisions de l’une de ces commissions à celle du degré supérieur.

Le chiffre de recrues que réclament les différentes armes est déterminé par le ministère de la guerre. Ce chiffre est réparti entre les huit corps d’armée, et chaque arrondissement (kreise) intervient dans ce recrutement à proportion de sa population. Il n’y a d’exception que pour la garde, qui reçoit des recrues de tout le royaume, et pour certains corps spéciaux comme les cuirassiers et l’artillerie. Au moyen des registres des naissances, le conseil de milice dresse la liste de tous les jeunes gens arrivés à l’âge de servir (militärpflichtig) ; il les fait paraître devant lui, les soumet à un examen attentif pour juger de leurs qualités physique et morales, prononce sur les demandes d’exemption, repousse définitivement ceux qui sont atteints d’infirmités incurables, et renvoie à l’année suivante ceux qui ne semblent que momentanément impropres au service. Ces derniers sont portés en tête de la liste l’année suivante. Les hommes qui restent après le triage sont appelés à tirer au sort pour savoir dans quel ordre ils devront marcher, les numéros inférieurs étant pris les premiers. Après que la commission de département a reçu le procès-verbal des opération du conseil de milice, elle détermine selon les besoins dans quelle arme entreront les conscrits. Enfin elle arrête le numéro final (abschlussnumer) au-delà duquel on n’est plus obligé de partir. Ceux qui ont un numéro plus élevé que l’abschlussnumer ne sont pas cependant définitivement exemptés ; ils restent, suivant l’expression officielle, disponibles, c’est-à-dire qu’ils demeurent à la disposition du gouvernement, et peuvent être appelés, en cas de besoin, pendant les sept ans que dure le service actif. Quand une circonscription de brigade (regierungsbezirk) ne peut pas fournir le contingent nécessaire, le surplus est demandé aux autres cercles de la province.

Le principe qu’en Prusse chacun se doit à la défense du pays ne doit donc pas s’entendre, comme on le croit assez généralement, dans le sens que tout homme passe par l’armée. Le nombre des jeunes gens valides qui atteignent leur vingtième année est toujours supérieur au chiffre de ceux que l’état peut entretenir sous les armes. Le sort désigne ceux qui sont exemptés jusqu’à nouvel ordre. L’obligation universelle de servir signifie seulement qu’en cas de besoin tout le monde peut être appelé sous les drapeaux, et que nul n’a le privilège de s’en dispenser par voie d’exonération, de remplacement ou de substitution.

Citons maintenant quelques chiffres qui donneront une idée du résultat des opérations que nous venons d’indiquer. La première donnée qu’il faut connaître, c’est le nombre des jeunes gens qui atteignent chaque année l’âge du service et qui forment ainsi ce que l’on appelle la classe. Le journal du bureau royal de statistique de Berlin, publié par M. Engel, porte la classe de 1855 à 147,613 hommes, celle de 1858 à 155,692, celle de 1861 à 165,162, enfin celle de 1864 à environ 170,000. En France, la classe de 1863 s’élevait à 323,000. En Prusse comme en France, plus de la moitié de la classe est exemptée pour défaut de taille, de force ou de santé[8]. En Prusse, on est même plus exigeant qu’en France sur la qualité des hommes. Ainsi en 1861, sur 165,000 hommes qui composaient la classe, on n’en trouva que 69,933 aptes à entrer dans l’armée. Comme le contingent s’élevait cette année à 59,431, le sort n’en exempta que 10,502. L’an d’après, en 1862, on prit 62,517 conscrits sur 69,513 jeunes gens, de façon que le nombre des disponibles dispensés par le tirage de partir immédiatement ne s’éleva qu’à 6,996. On voit par ces chiffres que la façon de procéder des conseils de milice prussiens diffère de celle qui est suivie dans les autres pays. Au lieu d’être sévères pour les exemptions temporaires, ils se montrent très faciles sur ce point. Pour la moindre indisposition, ils renvoient le conscrit à l’année suivante. Le nombre de ceux qui sont ainsi provisoirement congédiés s’élève à la moitié de la classe. Souvent ils doivent se représenter trois années de suite avant qu’une décision définitive soit prise à leur égard. Voici donc en résumé les résultats du recrutement en Prusse. Tout homme étant tenu au service militaire, ce principe fournit un total brut équivalant à 1 pour 100 environ de la population. Sur ce nombre, plus de la moitié sont renvoyés dans leurs foyers comme impropres au service ; mais, sauf les infirmes reconnus définitivement comme tels, tous les autres peuvent encore être appelés en cas de nécessité ; ils forment la réserve de recrutement (ersatzreserve). Sur la masse des conscrits valides, le sort désigne ceux qui doivent entrer au régiment et ceux (un dixième environ) qui sont libérés momentanément, tout en restant disponibles. La grande différence qui existe entre le système prussien et le système français, c’est qu’en Prusse le nombre de ceux qui demeurent à la disposition de l’état est bien plus considérable, et qu’une armée de réserve sérieuse est organisée sous le nom de landwehr.

Tâchons maintenant de nous rendre compte de la force effective de l’armée prussienne. Celle-ci, comme partout, se divise en régimens. Chaque régiment comprend trois bataillons, plus un bataillon de réserve ou de dépôt. Le bataillon se divise en quatre compagnies, et compte sur pied de guerre 1,025 hommes, dont 22 officiers, et sur le pied de paix environ la moitié. Le régiment de cavalerie contient quatre escadrons de 150 chevaux chacun, soit en tout 600 chevaux. Deux régimens constituent la brigade, deux brigades la division, et deux divisions le corps d’armée. Le corps d’armée est une unité stratégique complète, indépendante, qui a ses quatre régimens d’infanterie, ses deux régimens de cavalerie et trente-six pièces de canon. En se rappelant ces subdivisions si régulières, il sera toujours facile d’estimer la force d’un corps de troupe en campagne. Voici quel est l’effectif. Pour l’infanterie, nous avons d’abord 9 régimens de la garde, 72 régimens de ligne et 10 bataillons de chasseurs et fusiliers, soit en tout 253 bataillons ou 253,506 hommes. En cavalerie, la garde compte 8 régimens et la ligne 40, ce qui fait en tout 200 escadrons ou 30,000 chevaux. Les cuirassiers portent la cuirasse, les hulans la lance, les hussards et les dragons sont armés de carabines à aiguille. L’artillerie se compose de neuf brigades ; chaque brigade contient deux régimens, un régiment de campagne et un régiment de place. Le régiment de campagne comprend quatre batteries à cheval et douze batteries montées. Chaque batterie à six canons donne donc, pour le régiment de campagne seul, un total de 96 pièces, et pour les neuf régimens 864 pièces. Pendant la dernière guerre, les deux tiers des pièces étaient dès canons rayés d’acier de 4 se chargeant par la culasse. Les autres étaient d’anciens canons de 12 à âme lisse, et les officiers prussiens croient que l’expérience de la guerre américaine et de la campagne de Bohême a démontré qu’il sera toujours nécessaire de conserver des pièces de ce genre, parce qu’elles font une plus grande impression sur les colonnes d’attaque de l’infanterie. Comme corps spéciaux, on trouve 9,000 hommes du génie et 11,000 du train.

Les pertes d’une armée en campagne sont considérables. On estime qu’elles s’élèvent en moyenne par année à 40 pour 100 dans l’infanterie et à 20 pour 100 dans la cavalerie et l’artillerie. Il faut donc organiser des réserves afin de combler les vides ; à cet effet, chaque régiment, avons-nous vu, a un bataillon de dépôt placé sous le commandement d’officiers âgés, plus propres à former des recrues qu’à supporter les marches forcées. Ces bataillons de dépôt sont recrutés parmi les jeunes gens momentanément renvoyés dans leurs foyers pour cause d’indisposition passagère. Le service médical est aussi d’une grande importance, et on n’a pas manqué d’y pourvoir. A chaque corps d’armée sont attachés 14 chirurgiens, 114 hommes et 65 chevaux. Il y a en outre trois services divisionnaires de campagne comprenant chacun 13 chirurgiens, 74 hommes et 56 chevaux. Chaque service a un matériel d’ambulance pour 200 blessés. Chaque corps a sa compagnie d’infirmiers, et 10 hommes par bataillon sont spécialement désignés pour les aider, de façon que les autres n’ont aucun prétexte pour quitter les rangs. Pendant la dernière campagne, cette organisation paraît avoir suffi à tous les besoins, même après la sanglante journée de Sadowa, où il a fallu recueillir et panser également les blessés autrichiens.

On a déjà fait remarquer ici même[9] tout le parti que l’état-major prussien, à l’exemple des Américains, avait su tirer des chemins de fer. Dans leurs mouvemens en avant, ils suivaient autant que possible les grandes lignes ferrées, et ils visaient à en enlever l’usage à leurs adversaires en occupant les points de jonction. Comme on avait prévu que l’ennemi en retraite détruirait les ponts et enlèverait les rails, on avait organisé un corps spécial comprenant des ingénieurs, des mécaniciens et des terrassiers. Ceux-ci réparaient immédiatement les dégâts, et ainsi, à mesure que l’armée avançait, le chemin de fer lui amenait rapidement les approvisionnemens les plus urgens. L’organisation de la poste et la merveilleuse activité qu’elle a déployée pour faire parvenir les lettres à destination à travers la Bohême envahie et jusqu’aux portes de Vienne ont valu, m’a-t-on assuré, au directeur-général, M. Philipsborn, d’unanimes éloges. Chaque corps d’armée avait son service de poste de campagne, dont le personnel comprenait 1 directeur de campagne (feldpostmeister), 5 commis, 2 employés inférieurs, 12 postillons et 10 soldats du train. Des voitures et des relais de chevaux en nombre suffisant avaient été pris en Prusse et suivaient partout le corps d’armée. Aussitôt que les chemins de fer étaient remis en état, on s’en servait. Dans les villes occupées même momentanément, un bureau de poste s’établissait et fonctionnait régulièrement. Ainsi, m’a-t-on dit, en Moravie, plus de vingt employés travaillaient nuit et jour pour expédier sans retard la correspondance, et six voitures y étaient spécialement consacrées. Chaque jour, le soldat recevait ses lettres et même les envois d’argent qui lui étaient destinés, et à son tour il pouvait donner de ses nouvelles aux siens, qui devaient les attendre avec tant d’impatience et d’inquiétude. On comprend que cette régularité du service postal a dû être vivement appréciée dans un pays où tout le monde sait lire et écrire, et où beaucoup de jeunes gens de la classe aisée sont présens sous les drapeaux.

Pour qu’on puisse mieux se rendre compte de l’effectif complot de l’armée active que la Prusse pouvait mettre sur pied avant les récentes annexions, il ne sera pas inutile de consulter le tableau suivant dressé d’après les meilleures sources.

Infanterie 253 bataillons 253,506 hommes
Cavalerie[10] 200 escadrons 30,000 —
Artillerie 162 batteries 35,100 — 864 canons
Génie 9 bataillons 9,018 —
Train 9 bataillons 11,014 —
Hommes de train parmi les troupes 18,000 —
Réserves (4e bataillon de dépôt) 100,512 — 228 canons
Officiers 13,000 —
Total général 100,000 chevaux 470,170 hommes 1,092 canons

Derrière l’armée de campagne arrive la landwehr. Elle est composée, pour le premier ban, des hommes de 28 à 32 ans qui ont terminé leur sept années de service actif et des jeunes gens de 20 à 27 ans que le sort a libérés. Elle forme 4 régimens de la garde et 32 régimens provinciaux portant le même numéro que le régiment de ligne auquel chacun d’eux correspond, et aussi recrutés dans le même canton. On arrive ainsi à 116 bataillons, comprenant 118,900 hommes, avec 76 escadrons de cavalerie présentant un effectif de 11,400 chevaux. En temps de paix, le dépôt d’un régiment de landwehr ne se compose que de 1 commandant, 1 adjudant, 9 sous-officiers et 6 hommes qui ont pour fonction de veiller à l’entretien des objets d’armement et d’équipement et de tenir les écritures. Depuis la réorganisation, tous les efforts ont été consacrés à l’armée active, et la composition de la landwehr en a souffert au point que les députés de l’opposition ont pu accuser le ministère de vouloir amoindrir cette institution, que les souvenirs de 1813 ont rendue chère au pays. Par mesure d’économie, on a choisi, depuis 1860, pour le dépôt, des officiers en retraite auxquels on accorde une indemnité. Chaque année, 150 hommes par bataillon sont convoqués pour l’exercice et les manœuvres pendant quatorze jours ; les dimanches, ils sont fréquemment réunis pour s’exercer au tir. Le deuxième ban, composé des hommes de 32 à 37 ans, doit fournir aussi 116 bataillons d’infanterie et 34 escadrons de cavalerie donnant une force approximative d’environ 100,000 hommes ; mais cette force accessoire n’est destinée qu’à occuper les places fortes ou à compléter les bataillons du premier ban. Les hommes sont réunis tous les six mois pour une inspection à laquelle le premier ban est également soumis. Pendant la dernière guerre, les deux bans avaient été appelés sous les armes. Les hommes du premier ban furent en partie versés dans les cadres de la ligne, mais ils formèrent aussi, des régimens spéciaux qui marchaient derrière l’armée active, et qui occupaient les places que celle-ci abandonnait successivement dans son mouvement offensif. Ils sont entrés ainsi d’abord en Saxe, puis en Bohême, et, quand la paix de Nikolsburg a été signée, ils quittaient Prague pour marcher sur Vienne. Partout où ils ont été au feu, ils se sont distingués. Cinq bataillons de landwehr ont pris part au combat de Langensalza contre les Hanovriens. Les Prussiens, au nombre de 6,000 contre 20,000, furent obligés de reculer ; mais les hommes de la milice couvrirent la retraite avec la plus grande fermeté, et en perdant une partie de leur effectif[11]. Au lieu du fusil à aiguille, ils n’avaient que la carabine Minié. En Moravie, au combat de Tobitschau, un régiment de cavalerie de la landwehr mit en déroute un corps de cavalerie autrichienne d’une force supérieure, et l’armée qui fut dirigée de Leipzig sur la Bavière était aussi en grande partie composée d’hommes de cette milice. Quoique la rapidité des événemens n’ait pas permis à la landwehr de jouer un rôle très actif sur les champs de bataille, on peut affirmer que c’est à elle que la Prusse doit en grande partie ses succès, car sans cet appui la ligne n’aurait pu ni réunir ni engager toutes ses forces au moment décisif. Ce qui a permis aux généraux prussiens de pousser jusque sous les murs de Vienne avec tant de rapidité et de hardiesse des masses de troupes si considérables, c’est qu’ils avaient derrière eux une seconde armée qui les suivait pas à pas, et qu’ils auraient eue sous la main en cas de revers. En outre des bataillons de landwehr occupaient toutes les places fortes depuis la Silésie jusqu’à Luxembourg. En ajoutant l’effectif du premier et du second ban à celui de la ligne, on arrive à un total d’environ 700,000 hommes. Quand l’armistice de Nikolsburg fut signé, la Prusse n’avait pas eu le temps de déployer toutes ses forces, mais il paraît certain qu’elle avait bien près de 600,000 hommes sous les armes. Les nouvelles annexions, comptant environ 4 millions 1/2 d’habitans, porteront l’armée prussienne à 850,000 soldats. La confédération du nord, avec 29,200,000 âmes, en aura un peu plus d’un million.

L’instruction donnée au soldat prussien mérite aussi d’être connue. La cavalerie fut d’abord l’arme de prédilection de la Prusse. C’est grâce à elle que le grand-électeur remporta sa fameuse bataille de Fehrbellin, et Frédéric dut une partie de ses succès à ses deux incomparables généraux de cavalerie Zieten et Seidlitz ; mais depuis 1813 c’est à perfectionner l’infanterie qu’on s’est surtout attaché. De 1830 à 1848, on dressa le soldat à la méthode russe. Régularité automatique des mouvemens, précision irréprochable des défilés dans les parades, obtenir un seul choc quand on déposait l’arme ou une seule détonation quand on faisait l’exercice à feu, tel était l’idéal. C’était le règne de cet esprit étroit « du bouton de guêtre » que les Allemands appellent le Kaporalismus, et que l’empereur Nicolas, le dieu des cours allemandes à cette époque, avait mis en vogue. Pendant la guerre de Crimée, quand elle vit le soldat russe, si admirablement dressé, vaincu par les Français, par les Anglais, et même, sur le Danube, repoussé par les Turcs, la Prusse s’aperçut qu’elle avait fait fausse route. Elle comprit qu’il faut développer l’initiative individuelle plutôt que le mécanisme collectif. Elle adopta la méthode française qu’elle systématisa suivant l’usage d’outre-Rhin. On s’efforça de donner à chaque homme l’intelligence de son métier ; on dégourdit ses membres par la gymnastique, on lui apprit à faire bon usage de ses armes, à courir, à profiter du terrain pour attaquer ou se défendre, à tirer avec adresse, à s’escrimer à, la baïonnette, à parer l’attaque d’un cavalier, enfin on s’appliqua surtout à lui faire comprendre le pourquoi de tous ses mouvemens. L’enseignement obligatoire et le service obligatoire pour tous offrent sous ce rapport de grands avantages. Tous les soldats ont fréquenté l’école, et les jeunes gens de la classe aisée disséminés dans les rangs font sentir autour d’eux l’influence de leur intelligence plus développée, ce qui contribue à élever le niveau intellectuel de toute l’armée. Il est digne d’attention que les deux peuples dont les succès militaires ont le plus marqué dans ces derniers temps sont précisément ceux chez qui l’instruction est le plus répandue, les États-Unis et la Prusse. La vivacité d’esprit et la prévoyance sont utiles partout, même sur un champ de bataille ; mieux vaut commander des hommes intelligens, comprenant bien ce qu’ils ont à faire, que les troupiers les plus irréprochables à l’exercice. Tous les officiers prussiens sont d’accord sur ce point, c’est à la décision intelligente de leurs soldats qu’ils ont dû le succès. Aucun enthousiasme guerrier n’animait les, armées prussiennes. Les hommes rappelés sous les drapeaux étaient partis à regret pour une guerre généralement condamnée ; mais, une fois au régiment, ils voulurent soutenir l’honneur militaire du corps et faire bravement leur devoir[12]. L’idée du devoir est le ressort des armées du nord, tandis que l’amour de la gloire est celui des armées du midi. Nelson dit à ses marins : « L’Angleterre attend de chacun de vous qu’il fasse son devoir. » Napoléon dit à ses soldats : « Du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent, » ou bien : « Revenus dans vos foyers, vous pourrez dire : J’étais à Marengo, à Austerlitz. » Ainsi parler de soi aux autres ou leur en faire parler, tel est le but à atteindre. Le sentiment du devoir à remplir est un plus noble et plus puissant levier que celui de la gloire à acquérir, car le premier soutient même dans la mauvaise fortune, tandis que l’autre n’enlève que dans le succès. Fais ce que dois, advienne que pourra, avec cette devise je suis prêt à tout ; si je n’ai soif que d’illustration, les revers me découragent, car mon but m’échappe.

La nouvelle organisation qu’on propose pour l’armée française diffère grandement du système prussien. Si le projet primitif était voté, les forces militaires de la France se composeraient de l’armée active, de la réserve et de la garde nationale mobile. Tous les hommes valides seraient enrôlés pendant six ans soit dans l’armée active soit dans la réserve. Après ces six années, ils entreraient dans la garde nationale mobile pour trois années encore : donc durée totale du service neuf années. Les jeunes gens de la réserve seraient formés dans les dépôts, à moins qu’ils n’aient appris chez eux le maniement du fusil et le tir. Dans ce cas, après examen, on les dispenserait des exercices annuels, et on ne les convoquerait que pour les prises d’armes. La réserve serait divisée en deux bans, le premier ban étant spécialement destiné à compléter les régimens de ligne en cas d’expédition, même en temps de paix, et sur l’ordre du ministre de la guerre. Ainsi donc tout homme valide de vingt ans serait tenu de servir, mais l’exonération et la permutation seraient tolérées. C’est le tirage au sort qui déterminerait ceux qui entreraient dans l’armée active et ceux qui formeraient la réserve. On compte en France environ 326,000 jeunes gens atteignant chaque année l’âge de vingt ans, dont 160,000 seulement sont considérés comme ayant les qualités requises de taille, de force et de santé. La moitié, soit 80,000 hommes, constituerait le contingent annuel et l’armée active. L’autre moitié irait dans la réserve. Six années de service à 80,000 hommes donneraient donc un effectif de 400,000 soldats et d’autant de réservistes. En ajoutant encore 400,000 gardes nationaux, on arriverait à un total de 1,200,000. hommes. Ce projet semble avoir soulevé dans le pays une répulsion si vive qu’il subira, dit-on, de profondes modifications. Cependant, quand un peuple prétend augmenter ses forces militaires, il faut bien qu’on lève plus d’hommes. D’ailleurs la durée du service est réduite d’une année, et le contingent annuel de 20,000 hommes. C’est ailleurs que pourrait porter la critique.

Le premier point qui diffère du système prussien réside dans le mode même du recrutement. En Prusse, tout le monde, riche ou pauvre, est tenu de payer sa dette en personne à la patrie. En France, le riche s’exonère à prix d’argent. Ainsi la Prusse, pays aristocratique, applique le principe égalitaire de la révolution française ; la France, pays démocratique, le repousse[13]. Le sentiment naturel d’équité se soulève et se demande : Cela est-il juste ? Que ceux qui n’ont égard qu’aux faits veuillent bien considérer les conséquences pratiques de cette injustice. A mesure qu’un plus grand nombre de familles arrivent à l’aisance, le chiffre des exonérations augmente, et l’armée ne se recrute plus que dans les dernières classes de la population. Les soldats de métier, engagés volontaires, remplaçons, réengagés, forment une si grande partie de l’effectif, que le nouveau projet contient des mesures pour en limiter le nombre. En Prusse, on en trouve au plus, suivant le ministre de la guerre, M. von Roon, 60 par bataillon. Par un singulier contraste, la Prusse à peine sortie de la féodalité a une armée nationale dans laquelle toutes les classes de la société sont représentées, tandis que la France de 89 n’aura bientôt plus qu’une armée où les mercenaires seront en majorité ; formant ainsi un corps séparé du reste de la nation, elle sera un danger constant pour le maintien de la liberté et de la paix. La guerre sera dans ses vœux, car elle lui donnera une raison d’être, des avancemens rapides, des dotations, des distinctions, de la gloire. Le gouvernement le plus pacifique, au moment même où il déclarera que son nom est le synonyme de la paix, pourra être entraîné à faire la guerre. La classe dirigeante n’en a pas à souffrir, et elle en profitera peut-être en prenant une part heureuse aux opérations financières que ces aventures rendent nécessaires. En Prusse, la guerre, à moins qu’elle ne soit entreprise pour défendre le sol allemand, ne sera jamais populaire, parce qu’elle atteint toutes les familles, et que le soldat qui passe au régiment ne fait pas du service un métier ou une carrière. Même après les étourdissans succès de l’été dernier, « nous n’aimons pas la guerre, me disait-on ; voyez nos villes en deuil. » Et en effet à Berlin, à Aix-la-Chapelle, à Magdebourg, le crêpe funèbre témoignait des douloureuses conséquences des batailles même gagnées, tandis qu’en France elles n’atteignent guère que ceux dont les regrets passent inaperçus. La mobilisation complète prend tant d’hommes de toutes les classes engagés dans toutes les poursuites de la vie civile qu’elle désorganise complètement l’industrie. Ainsi les levées de l’an dernier avaient réduit presque toutes les usines du pays rhénan à cesser le travail. Ces pertes, ces ruines qui réduisent les industriels au désespoir font détester toute guerre non indispensable, ce qui est une grande garantie de paix.

Le système français, en tenant les classes élevées éloignées de l’armée, contribue à les amollir. Qu’on soumette les fils de famille à la discipline, à la vie plus rude, plus réglée du régiment, ne fût-ce que pendant un an, comme les einjährigen prussiens, et on leur aura rendu un grand service. Douze mois de l’école du soldat seraient probablement pour la jeunesse dorée un régime très bienfaisant. Une fiction qu’affectionne le théâtre moderne nous représente un viveur régénéré par le sévère métier des armes : l’idée est juste. Le régiment, inutile ou nuisible au travailleur, serait salutaire pour l’oisif : . Les fils des familles aisées se trouvant sous les drapeaux, celles-ci ne les verront point d’un œil insouciant partir pour des expéditions lointaines, et elles ne songeront plus à des conquêtes qui devraient s’acheter au prix du sang de leurs enfans. S’agit-il de défendre la patrie, le père marchera à côté du fils ; s’agit-il de s’annexer une province à coups de canon, il votera pour la paix. La suppression de l’exonération serait aussi un avantage pour l’armée, dont elle élèverait le niveau moral et intellectuel en introduisant dans ses rangs les représentans des classes lettrées. Elle serait une garantie de conservation pour les institutions libres, car, sans cesse recrutée dans de nouveaux élémens tirés directement du sein de la nation, elle serait moins préparée à devenir un instrument d’oppression qu’un corps permanent dont tous les liens avec la vie civile sont rompus.

L’organisation territoriale de l’armée prussienne lui donne aussi un caractère très différent de celui de l’armée française. En Prusse, les diversités de mœurs, de lois, de traditions des anciennes provinces, ont été respectées. C’est une fédération monarchique où l’unité n’est imposée que pour les services essentiels sans lesquels un état ne peut subsister. Chaque province, avons-nous vu, a son corps d’armée, chaque arrondissement son régiment. Ainsi le soldat n’est jamais éloigné du foyer. Fréquemment il peut revoir les siens ; il retrouve dans les rangs les jeunes gens de son village, ses camarades d’enfance. Les souvenirs du lieu natal l’entourent, les influences de la famille ne sont pas amorties, ni les liens d’affection brisés. Aussi avec quelle joie il rentre chez lui ! Le train qui m’emportait en Prusse cet automne ramenait un grand nombre de soldats congédiés par la mise sur pied de paix. Ils chantaient leurs beaux lieder populaires, d’une poésie si douce, si pénétrante, heureux de déposer l’uniforme et même le fusil à aiguille. A chaque arrêt, les parens attendaient en foule, et quels transports en se revoyant ! Le devoir rempli, comme ces jeunes hommes disaient volontiers adieu à la gloire, pour reprendre la charrue, l’outil ou la plume ! En France, par horreur de ce crime détesté, le fédéralisme, la révolution a voulu extirper toutes les diversités provinciales, et l’armée a été un excellent instrument d’unification en éloignant le conscrit du lieu natal, en coupant les racines qui le retenaient au sol, en le dépaysant, en le mêlant avec d’autres conscrits des différentes parties du pays, afin qu’au lieu de Lorrains, d’Alsaciens, de Bretons, de Provençaux, il n’y eût plus que des Français. L’homme du nord est envoyé au midi, et l’homme du midi au nord, le Bordelais à Strasbourg et le Champenois à Marseille. La vie commune de la caserne agit : beaucoup de soldats ne lisent et n’écrivent pas ; les liens de famille se relâchent, les naïves amours du village s’oublient ; le but est atteint. Le troupier est prêt à partir pour Rome aujourd’hui, demain pour Mexico ou pour la Cochinchine avec la même insouciance : ce n’est qu’un changement de garnison. Les fondateurs d’ordres religieux qui voulaient former des agens toujours prêts à obéir aux ordres d’un maître absolu y arrivaient de la même façon. L’organisation provinciale de l’armée prussienne présente encore un autre avantage : elle facilite beaucoup la mobilisation et l’incorporation des réserves. Les hommes vivent tous à peu de distance du régiment qu’ils doivent compléter, ou du dépôt qu’ils doivent rejoindre. Ils sont sous la main des autorités civiles et militaires. En deux jours, ils peuvent être sous les armes. C’est ainsi que pour sa dernière campagne la Prusse a pu mettre sur pied un demi-million d’hommes dans l’espace de quelques semaines. L’organisation territoriale prussienne est donc en résumé meilleure pour la défensive ; le système unitaire français vaut mieux pour la guerre offensive et pour les expéditions lointaines.

La réserve créée par le nouveau projet pour faire équilibre à la landwehr en diffère notablement. La landwehr se compose, pour la plus grande part, d’hommes sortant de l’armée active ; la réserve au contraire comprend en France les hommes qui n’entrent pas dans l’armée. La landwehr forme des corps tactiques indépendans ; la réserve ne paraît destinée qu’à renforcer les régimens de ligne. Le temps de service dans la landwehr s’ajoute à celui qu’on doit passer dans l’armée active ; en France, le service dans la réserve tient lieu de celui dans la ligne. La landwehr fournit donc probablement une force mieux exercée. En Prusse, les hommes de la ligne en congé et les hommes de la milice se valent à peu près. En effet, un homme de la landwehr est un vétéran parfaitement dressé, ayant passé trois ans sous les drapeaux, qui, de 27 à 32 ans est dans toute la force de l’âge, qui est régulièrement exercé aux grandes manœuvres et au tir : une fois rappelé au régiment, il y reprend bientôt toutes les habitudes militaires. En France, l’homme de la nouvelle réserve, n’ayant pas servi, dispensé même de toute présence au corps dès qu’il saura manier le fusil, sera très inférieur au garde national actuel, parce qu’il sera moins intelligent, attendu qu’il sortira des classés peu aisées[14].

Le système français apporterait au mariage plus d’obstacles que le système prussien. En effet, en Prusse, le mariage n’est interdit que pendant les trois années que les jeunes gens passent sous les drapeaux, c’est-à-dire de 20 à 23 ans, tandis qu’en France l’interdiction durerait six ans pour ceux qui sont dans l’armée active, et quatre ans pour la réserve. Si l’on considère l’accroissement de la population comme une chose désirable, il faudrait favoriser les mariages plus de ce côté-ci que de l’autre côté du Rhin, car là la population double en un demi-siècle, ici à peine au bout d’un siècle.

L’établissement militaire de la Prusse coûte aussi relativement beaucoup moins que celui de la France. La France dépense environ 410 millions pour 400,000 hommes sous les drapeaux. Le budget de la guerre de 1867 a été fixé en Prusse à 155,625,000 francs pour 206,000 hommes. La dépense revient donc en France à 1,040 francs par soldat et à 11 francs 1/2 par habitant, en Prusse à 750 francs par soldat et à 7 francs par habitant. La différence paraît encore bien plus grande quand on sait qu’au moyen de ses 150 millions la Prusse peut mettre 700,000 hommes sous les armes en quelques semaines, tandis que pour ses 400 millions la France arriverait difficilement à un chiffre pareil. Le mécanisme prussien est donc bien plus économique, puisqu’au moment du besoin il donne le même résultat utile pour un sacrifice presque trois fois moindre.

L’armée française a certes des qualités exceptionnelles ; mais le système adopté en Prusse présente de grands avantages, que nul ne conteste, puisque partout on cherche à se les approprier. D’où résultent ces avantages ? De ce que la Prusse s’est rapprochée du système des milices locales. Sa force militaire est vraiment la nation en armes. Aujourd’hui plus que jamais, ce sont les gros bataillons qui décident. Grâce aux chemins de fer, on peut concentrer en très peu de temps sur le point décisif des masses énormes d’hommes, et au moyen d’armées secondaires tourner l’ennemi avec une promptitude accablante ; mais pour opérer ces grandes manœuvres il faut beaucoup de soldats. Or comment se les procurer sans ruiner le pays en temps de paix et sans l’affaiblir par le désordre des finances ? Le système perfectionné des milices résout le problème. Par la conscription généralisée, faire passer tous les hommes valides sous les drapeaux, les y retenir juste le temps nécessaire pour apprendre l’école du soldat, puis Tes renvoyer dans leurs foyers comme réserves, avec le droit de les rappeler en cas de danger, voilà l’organisation qui a été le salut de la Prusse en 1813, et que, seule aujourd’hui, la Suisse applique dans toute sa rigueur[15]. La réserve du nouveau projet n’est, il est vrai, pas autre chose que la milice suisse ; mais on se demande si la France ne devrait pas aller plus loin dans ce sens. Ne pourrait-on, en combinant les avantages des systèmes prussien et suisse, faire passer la réserve par le régiment, afin de lui donner une instruction plus solide, l’y retenir toutefois peu de temps, et d’autre part abréger notablement la durée du service dans l’armée active, se rapprocher ainsi du système des milices provinciales ? On n’aurait ainsi d’une manière permanente que 200,000 hommes au plus sous les drapeaux, mais on en trouverait 3 millions dans la réserve. On serait moins puissant pour l’attaque, mais invincible pour la défense. Mieux que tout autre peuple, la France pourrait donner au monde ce salutaire exemple. Elle a conquis assez de gloire pour inaugurer sans regrets l’ère de la paix, et ses populations sont assez belliqueuses pour que nul ne songe jamais à venir provoquer ses innombrables milices. Suivant d’absurdes rumeurs la France devrait attaquer la Prusse l’année prochaine. Et pourquoi ? Par quelle déplorable contradiction la France, qui a passé les Alpes pour faire, au nom du principe des nationalités, l’unité italienne, passerait-elle maintenant le Rhin pour s’opposer à l’unité germanique ? Ce serait la rendre inévitable la prochaine. La Bavière, si hostile à la Prusse, ne vient-elle pas de déclarer récemment qu’elle se mettrait sous ses ordres pour repousser toute agression étrangère, et ne voyons-nous pas déjà les autres états du sud se grouper autour de la Prusse ?

La crainte de l’Autriche a unifié l’Italie, celle de la France unifierait l’Allemagne. Quelle compensation espérer d’ailleurs pour tant de sang et de millions qu’il faudrait sacrifier ? Quelques lambeaux de territoire le long du Rhin, arrachés tout palpitans à la grande patrie allemande, cause éternelle de haines et de luttes, sorte de Venise rhénane attachée au flanc de la France, qui serait condamnée désormais à garder toujours l’arme au bras et la mèche allumée pour conserver une conquête si contraire au droit sans cesse invoqué des nationalités ? Non, il faut l’espérer, c’est vers un autre avenir que nous marchons. Les anciennes rivalités de peuple à peuple cesseront, car il est démontré qu’elles n’ont pas de raison d’être. Jadis on croyait que les intérêts étaient en opposition, aujourd’hui on sait qu’ils s’accordent. Le profit de l’un est le dommage de l’autre, disait Montaigne, et je ne puis, répétait Voltaire, désirer la grandeur de ma patrie sans vouloir l’abaissement de ses voisins. Tel était le préjugé antique qui a duré jusqu’à la fin du siècle dernier. Éclairée par les études économiques, l’humanité prendra bientôt pour devise l’idée chrétienne traduite en ces deux beaux vers :

Se faire aimer, c’est être utile à soi,
Aimer, aimer, c’est être utile aux autres.

Simon voisin accroît sa richesse, sa puissance, ses connaissances, l’échange commercial et littéraire m’y fait aussitôt prendre part. Si l’Allemagne, reconstituée conformément à ses aspirations nationales, voit augmenter les produits du travail ou du génie de ses enfans, la France ne sera-t-elle pas la première à en recueillir les avantages ? Les œuvres de Goethe et de Schiller, de Beethoven et de Mozart, les conquêtes de la science d’outre-Rhin, n’en jouit-elle donc pas comme si elles étaient les siennes ? Supposez l’Allemagne dévastée, ses villes en cendres, ses universités détruites, ses usines renversées et des populations misérables et ignorantes à la place d’un peuple éclairé et florissant, la France serait-elle plus grande, plus heureuse, plus libre ? Nous vivons à une époque de transition entre l’âge du despotisme et du militarisme qui va finir et l’ère de l’industrie et de la liberté qui s’ouvre. De là ces contradictions qui étonnent et scandalisent. Cette année même nous en offrira le plus frappant exemple. Au moment où les peuples vont se visiter comme des frères et se réunir dans ce qui sera vraiment le temple de la paix et de l’industrie, pour se disputer les palmes du travail et des inventions utiles, n’est-il pas étrange qu’on ne s’occupe que, des moyens de se détruire et de se nuire ? S’il faut passer par la période de l’armement général, que du moins l’on ne s’arme que pour se défendre. Le système des milices fortement organisées devrait alors remplacer celui des armées permanentes. La Prusse y a trouvé ces forces qui ont accablé ses ennemis et étonné le monde. Que la France la devance dans cette voie. Instruction obligatoire, service obligatoire pour tous, exercice militaire dans les collèges comme dans les écoles de cadets de la Suisse, un petit nombre de soldats sous les drapeaux, mais dans leurs foyers des millions d’hommes bien exercés, prêts à se lever pour défendre la patrie, voilà des réformes qui seraient pour l’Europe un exemple et un apaisement, pour la France, elle-même une garantie de ses libertés, une source de force, de richesse, de virilité, d’instruction, de moralisation, dont il est difficile de mesurer les salutaires effets.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Der Krieg eines mannes (la guerre d’un seul homme), tel est le nom qu’on donnait partout à une lutte dont personne ne comprenait le motif.
  2. Dans l’intéressant travail de M. Hudry-Menos sur la Maison de Savoie. — Revue du 15 novembre 1866.
  3. Le roi actuel a conservé les mœurs simples et dures qui sont de tradition dans la famille. Ainsi les meubles de sa chambre à coucher de Potsdam, la plupart en bois peint, sont si simples que le plus mince bourgeois de Paris les dédaignerait. Le lit, avec son dur matelas, semble emprunté à la caserne. Le militarisme racheté par de l’ordre, de l’économie, de l’instruction et le goût du progrès, voilà les Hohenzollern, et voilà la Prusse.
  4. Il existe encore et Gand un énorme canon du même genre et presque de la même époque, mais beaucoup plus gros encore. On l’appelle deule Greete (Marguerite l’enragée.) Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il est formé de lames de fer forgées et retenues par des cercles de fer comme le sont les canons Armstrong, qui ont eu en Angleterre un succès si retentissant.
  5. Avec énergie : en 1719, l’électeur palatin enlève aux protestans d’Heidelberg leur cathédrale, et Frédéric-Guillaume, par représailles, met sous le séquestre les biens des églises catholiques de ses états, jusqu’à ce que celle de Heidelberg soit restituée à sa destination primitive ; — avec charité : lorsque les protestans de Salzbourg, victimes de la plus barbare persécution, furent chassés par l’évêque souverain de leurs vallées alpestres, où ils avaient échappé jusqu’alors aux exterminations antérieures, Frédéric-Guillaume les reçut dans ses états (1732). Leur exode fut conduit par des commissaires du roi, les étapes fixées, leurs frais de route payés jusqu’à ce qu’ils fussent établis dans la Prusse orientale, où les attendaient des fermes garnies de bétail, d’instrumens aratoires, de semences, de tout ce qui était nécessaire pour la culture. Toute l’Allemagne fut émue au spectacle de ces malheureux, expulsés de leurs foyers au plus fort de l’hiver. Ils étaient 20,000. Le touchant petit poème de Goethe, Hermann et Dorothée, a conservé l’écho de cet épisode.
  6. L’influence favorable que le culte réformé exerce sur la fécondité du travail est un fait remarquable qui mériterait les investigations de la science économique. Avant la révocation de l’édit de Nantes, les protestans, étaient les travailleurs les plus actifs, les plus industrieux du royaume. Encore aujourd’hui M. Audiganne, dans ses intéressantes études sur la condition des classes ouvrières en France, remarque la supériorité des protestans dans l’industrie (voyez la Revue du 15 août 1853). « Quand une même famille, dit-il, s’est divisée en deux branches, l’une restée dans le giron de la croyance de ses pères, l’autre enrôlée sous l’étendard des doctrines nouvelles, on observe presque toujours d’un côté une gêne progressive et de l’autre une richesse croissante. » — « Aux États-Unis, dit M. de Tocqueville, la plupart des catholiques sont pauvres. » L’épargne crée le capital, et la sévérité du culte favorise l’épargne.
  7. Ceux qui voudraient étudier cette question plus à fond peuvent consulter notamment deux écrits qui exposent d’une manière très claire les deux opinions opposées : d’une part Die Reorganisation des preussischen Heerwesen, par M. von Vincke-Olbendorf, et d’autre part le rapport de la commission nommée au sein de la chambre des députés, Kommissions-Bericht des Abdeordnetenhauses über den gesetz-entwurf betreffend die Verfichlung zur Kriegsdienste.
  8. Ce chiffre semble ne pas concorder avec celui que M. Cochut a cité dans son intéressant travail sur la réorganisation de l’armée en France (voyez la Revue du 1er février), et qui est cependant emprunté à un tableau officiel du recrutement. D’après ce tableau, 105 conscrits seulement sur 1,000 seraient versés dans l’armée, ce qui ne ferait qu’un dixième. Comme le contingent annuel est de 63,000 hommes, il faudrait que la classe donnât environ 600,000 hommes, tandis qu’elle n’en offre que 170,000. D’où vient donc cette contradiction apparente ? De la façon dont les conseils de milice forment leur tableaux. Ils y inscrivent d’abord la classe de l’année, puis tous les hommes des classes antérieures sur l’exemption desquels on n’a pas encore prononcé. On est arrivé ainsi en effet, pour l’année 1862, a une masse brute de 597,355 conscrits, sur laquelle on a trouvé aptes au service 69,513 hommes et levé 62,517, ce qui fait en réalité 105 sur 1,000, mais point, bien entendu, sur la classe d’une année. Il faut contrôler les tableaux publiés par M. Engel dans le n° 3 (1864) de son Zeitschrift avec ceux du n° 7 de la même année qui rectifient singulièrement les premiers.
  9. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1866, la Guerre, les Télégraphes électriques et les Chemins de fer, par M. Louis Grégory.
  10. La cavalerie se composait de 1 régiment de gardes du corps, 9 régimens de cuirassiers, 15 de hulans, 10 de dragons, 13 de hussards.
  11. On raconte à ce sujet quelques épisodes qui prouvent que la landwehr valait la ligne. Pendant la retraite, le bataillon de Potsdam, du 20e régiment, se vit entouré de masses de cavalerie hanovrienne. Aussitôt le carré se forme. Le général ennemi les engage à se rendre pour éviter de verser inutilement du sang. Les hommes eux-mêmes répondent, se souvenant peut-être d’un mot célèbre : « La landwehr de Berlin ne se rendra pas ; elle défendra le drapeau. » Les escadrons s’élancent sur eux au grand galop. N’oubliant pas les instructions qu’on leur a données et que les officiers leur répètent, ils visent avec sang-froid, comme au tir à la cible, attendent que les cavaliers soient à vingt pas, et abattent, dès la première salve, un si grand nombre de chevaux que ceux-ci forment autour d’eux une sorte de rempart qui arrête l’élan des autres. Ils se retirèrent ainsi du champ de bataille sans que l’ennemi parvint à rompre le carré, mais non sans d’énormes pertes. On cite une compagnie qui sur 145 hommes en perdit 115.
  12. J’ai eu l’occasion de lire plusieurs lettres écrites par des soldats en campagne dans l’armée de Bohême, avant Sadowa. « Nous ferons notre devoir, écrivaient-ils ; mieux nous nous battrons, plus tôt nous aurons achevé la besogne, et plus tôt nous rentrerons dans nos foyers. » Raisonnement du travailleur qui veut achever sa tache, non du soldat pour qui la guerre est une carrière.
  13. Il y a pourtant dans l’armée prussienne un côté où l’influence aristocratique conserve un grand empire : c’est dans le mode de recrutement des officiers. En principe, le droit de nomination appartient au gouvernement, mais il n’en fait usage que sur l’avis conforme d’un comité permanent d’officiers du régiment, qui tient compte tout autant de la naissance et de la fortune que de l’aptitude. Le corps d’officiers forme ainsi une caste qui n’accueille volontiers que les jeunes gens de son monde. La noblesse n’est pas riche et elle a beaucoup d’enfans ; l’armée permet de les caser. Les élèves des écoles militaires seuls sont nommés directement. Le traitement des grades inférieurs est extrêmement réduit, celui des grades supérieurs assez élevé. Ainsi, tandis que le colonel touche 10,122 fr., les sous-lieutenans doivent vivre avec 1,323 fr. Il est vrai que des avantages leur sont réservés. Ils dînent à une table commune très économiquement tenue, souvent dans un établissement de l’état ; leur uniforme coûte peu : une paire d’épaulettes 7 fr. 50 par exemple ; — le drap leur est fourni par les magasins de l’état ; ils ont droit à des congés périodiques avec frais de route et solde entière ; enfin, dit-on, le capitaine paie les dettes de ses lieutenans. Ici encore on retrouve le caractère propre à tout l’établissement prussien : l’esprit de la caste militaire, mais de l’ordre, de l’économie, de la discipline, une grande simplicité dans la manière de vivre, qualités plus précieuses qu’on ne croit.
  14. Les hommes de la landwehr, pendant la guerre du Slesvig-Holstein, furent versés dans les régimens de ligne, et les officiers des deux catégories servirent ensemble sans que la meilleure entente cessât de régner entre eux. Ceux de la milice paraissent ne l’avoir cédé aux autres sous aucun rapport. Sur 1,286 lieutenans de l’armée en campagne, 259, soit environ un cinquième, appartenaient à la landwehr. Ceux-ci comptèrent 6 tués sur 25 et 18 blessés sur 74, soit un quart. Un cinquième d’entre eux reçurent des récompenses honorifiques pour leur bravoure, chiffre exactement en rapport avec leur nombre. Ainsi, relativement à la ligne, ils se distinguèrent tout autant et s’exposèrent davantage. Tous les écrivains militaires de la Prusse qui se sont occupés de la dernière campagne reconnaissent les services rendus par la landwehr. Voyez notamment les écrits de M. Rustow, qui jouit d’une grande autorité en cette matière.
  15. En Suisse, tout homme valide se doit à la défense de la patrie de 20 à 45 ans. Il sert huit ans dans l’élite, qui comprend 80,000 hommes, six ans dans la réserve, qui en compte 45,000, et dix ans dans la landwehr, qui en comprend encore 75,000, soit en tout 200,000 hommes pour 2 millions 1/2 d’habitans. Dans la même proportion, la France disposerait de 3 millions de soldats ; mais la Suisse n’a pas d’armée permanente. Les hommes de ses milices, se réunissent chaque année pour des exercices et des manœuvres pendant quelques jours sous l’inspection d’officiers fédéraux. Quoique les dépenses pour l’entretien d’une artillerie très nombreuse et d’un armement très perfectionné soient relativement considérables, les sacrifices qu’ont à faire la confédération et les cantons ne s’élèvent qu’à 8 millions, soit a 41 francs par soldat au lieu de 1,000 fr. en France et de 750 francs en Prusse. L’adoption du système prussien vient d’être proposée aux chambres par le gouvernement suédois.