III. Kant, Fichte et Schelling
III. Kant, Fichte et Schelling

DE
L’ALLEMAGNE

DEPUIS LUTHER.


TROISIÈME PARTIE.[1]


On raconte qu’un mécanicien anglais, qui avait déjà imaginé les machines les plus ingénieuses, s’avisa à la fin de fabriquer un homme, et qu’il y avait réussi. L’œuvre de ses mains pouvait fonctionner et agir comme un homme ; il portait dans sa poitrine de cuir une espèce d’appareil de sentiment humain qui ne différait pas trop des sentimens habituels des Anglais ; il pouvait communiquer en sons articulés ses émotions, et le bruit intérieur des rouages, ressorts et échappemens, qu’on entendait alors, produisait une véritable prononciation anglaise. Enfin cet automate était un gentleman accompli, et pour en faire tout-à-fait un homme, il ne lui manquait plus qu’une ame. Mais cette ame, son créateur anglais ne pouvait la lui donner, et la pauvre créature, arrivée à la conscience de son imperfection, tourmentait jour et nuit son créateur, en le suppliant de lui donner une ame. Cette prière, qui devenait chaque jour plus pressante, finit par devenir tellement insupportable au pauvre artiste, qu’il prit la fuite pour se dérober à son chef-d’œuvre. Mais la machine-homme prend tout de suite la poste, le poursuit sur tout le continent, ne cesse de courir à ses trousses, l’attrape quelquefois, et alors grince et grogne à ses oreilles : Give me a soul ! — Nous rencontrons maintenant dans tous les pays ces deux personnages ; et celui-là seul qui connaît leur position respective comprend leur singulier empressement, leur trouble et leur chagrin. Mais quand on connaît cette position particulière, on y retrouve bientôt quelque chose de général ; on voit comment une partie du peuple anglais est lasse de son existence mécanique, et demande une ame, tandis que l’autre partie est mise à la torture par cette demande, et qu’aucune d’elles ne peut trouver la paix au logis.

C’est là une affreuse histoire. C’est une chose terrible quand les corps que nous avons créés nous demandent une ame ; mais une chose plus affreuse, plus terrible, plus saisissante, est d’avoir créé une ame, et de l’entendre vous demander un corps et vous poursuivre avec ce désir. La pensée que nous avons fait naître dans notre esprit est une de ces ames, et elle ne nous laisse pas de repos que nous ne lui ayons donné son corps, que nous ne l’ayons réalisée en fait sensible. La pensée veut devenir action, le verbe devenir chair, et, chose merveilleuse ! l’homme, comme le Dieu de la Bible, n’a besoin que d’exprimer sa pensée, et le monde s’ajuste en conséquence : la lumière ou l’obscurité se fait, les eaux se séparent de la terre, ou bien encore des animaux féroces apparaissent. Le monde est la transfiguration de la parole.

Le vieux Fontenelle disait pour cette raison : « Si j’avais dans ma main toutes les vérités du monde, je me garderais bien de l’ouvrir. » Moi, je pense tout le contraire. Si j’avais toutes les vérités du monde dans la main, je vous prierais peut-être de me couper à l’instant cette main, mais dans tous les cas, je ne la garderais pas long-temps fermée. Je ne suis point né geôlier de pensées ; par Dieu ! je leur donnerais la liberté. Qu’elles se transforment en faits effrayans, qu’elles se ruent dans tous les pays comme une bacchanale effrénée, quelles brisent avec leurs thyrses nos fleurs les plus innocentes, qu’elles fassent irruption dans nos hôpitaux et arrachent de son lit le vieux monde malade… mon cœur en saignera sans doute, et moi-même j’en souffrirai aussi préjudice ; car, hélas ! je fais partie aussi, moi, de ce vieux monde malade, et c’est avec raison que le poète dit : On a beau se moquer de ses béquilles, on n’en marche pas mieux pour cela. Je suis le plus malade de vous tous, et d’autant plus à plaindre que je sais ce que c’est que la santé ; mais vous ne le savez pas, vous, hommes que j’envie ! vous êtes capables de mourir sans vous en apercevoir. Oui, beaucoup d’entre mes compatriotes sont morts depuis long-temps, et soutiennent qu’ils commencent à présent même leur véritable vie. Quand je contredis une telle illusion, l’on m’en veut, on m’injurie… et, chose effrayante ! les cadavres se redressent contre moi et m’outragent, et ce qui me blesse encore plus que leurs invectives, ce sont leurs miasmes putrides… Arrière, fantômes ! je vais parler d’un homme dont le nom seul exerce une puissance d’exorcisme, je parle d’Emmanuel Kant.

On dit que les esprits de la nuit s’épouvantent quand ils aperçoivent le glaive d’un bourreau. De quelle terreur doivent-ils donc être frappés quand on leur présente la Critique de la raison pure de Kant ! Ce livre est le glaive qui tua en Allemagne le Dieu des déistes.

À dire vrai, vous autres Français, vous avez été doux et modérés, comparés à nous autres Allemands : vous n’avez pu tuer qu’un roi, et encore vous fallut-il en cette occasion tambouriner, vociférer, et trépigner à ébranler tout le globe. On fait réellement à Maximilien Robespierre trop d’honneur en le comparant à Emmanuel Kant. Maximilien Robespierre, le grand badaud de la rue Saint-Honoré, avait sans doute ses accès de destruction quand il était question de la royauté, et il se démenait d’une manière assez effrayante dans son épilepsie régicide ; mais s’agissait-il de l’Être suprême, il essuyait l’écume qui blanchissait sa bouche, lavait ses mains ensanglantées, sortait du tiroir son habit bleu des dimanches avec ses beaux boutons en miroirs, et plantait une botte de fleurs devant son large gilet.

L’histoire de la vie d’Emmanuel Kant est difficile à écrire, car il n’eut ni vie ni histoire ; il vécut d’une vie de célibataire, vie mécaniquement réglée et presque abstraite, dans une petite rue écartée de Kœnigsberg, vieille ville des frontières nord-est de l’Allemagne. Je ne crois pas que la grande horloge de la cathédrale ait accompli sa tâche visible avec moins de passion et plus de régularité que son compatriote Emmanuel Kant. Se lever, boire le café, écrire, faire son cours, dîner, aller à la promenade, tout avait son heure fixe, et les voisins savaient exactement qu’il était deux heures et demie, quand Emmanuel Kant, vêtu de son habit gris, son jonc d’Espagne à la main, sortait de chez lui, et se dirigeait vers la petite vallée de tilleuls, qu’on nomme encore à présent, en souvenir de lui, l’allée du Philosophe. Il la montait et la descendait huit fois le jour, en quelque saison que ce fut ; et quand le temps était couvert ou que les nuages noirs annonçaient la pluie, on voyait son domestique, le vieux Lampe, qui le suivait d’un air vigilant et inquiet, le parapluie sous le bras, véritable image de la Providence.

Quel contraste bizarre entre la vie extérieure de cet homme et sa pensée destructive ! En vérité, si les bourgeois de Kœnigsberg avaient pressenti toute la portée de cette pensée, ils auraient éprouvé devant cet homme un frémissement bien plus horrible qu’à la vue d’un bourreau qui ne tue que des hommes… Mais les bonnes gens ne virent jamais en lui qu’un professeur de philosophie, et quand il passait à l’heure dite, ils le saluaient amicalement et réglaient d’après lui leur montre.

Mais si Emmanuel Kant, ce grand démolisseur dans le domaine de la pensée, surpassa de beaucoup en terrorisme Maximilien Robespierre, il a pourtant avec lui quelques ressemblances qui provoquent un parallèle entre ces deux hommes. D’abord nous trouvons chez tous deux cette probité inexorable, tranchante, incommode, sans poésie, toute triviale ; et puis tous deux ont le même talent de défiance que l’un traduit par le mot de critique, et qu’il tourne contre les idées, tandis que l’autre l’emploie contre les hommes et l’appelle vertu républicaine. D’ailleurs, ils révèlent tous deux au plus haut degré le type du badaud, du boutiquier… La nature les avait destinés à peser du café et du sucre ; mais la fatalité voulut qu’ils tinssent une autre balance, et jeta à l’un un roi, à l’autre un Dieu…

Et ils pesèrent exactement !

La Critique de la raison pure est l’ouvrage capital de Kant : c’est pourquoi nous en parlerons de préférence ; aucun de ses écrits n’a une aussi grande importance. Ce livre parut en 1781 ; mais, comme je l’ai déjà dit, il ne fut généralement connu qu’en 1789. On ne s’en occupa aucunement à l’époque de la publication. Il n’en parut alors que deux annonces insignifiantes, et ce ne fut que plus tard que l’attention publique fut attirée sur ce grand livre par des articles de Schütz, Schultz et Reinhold. On peut bien attribuer à la forme inusitée et au mauvais style de l’ouvrage cette reconnaissance tardive : quant au style, Kant mérite plus de blâme qu’aucun autre philosophe, surtout quand nous le comparons à son style précédent, qui était meilleur. La collection de ses petites compositions, qui a été publiée dernièrement, contient ses premiers essais, et l’on s’émerveille d’y rencontrer une manière excellente et souvent très spirituelle. Il s’est fredonné ces petits traités pendant qu’il ruminait son grand œuvre. Il me fait l’effet d’un soldat qui sourit en s’armant tranquillement pour un combat où il se promet une victoire certaine. On remarque surtout, dans ces petits écrits, l’Histoire naturelle universelle et la Théorie du ciel, composées dès l’année 1755 ; les Considérations sur le sentiment du beau et du sublime, écrites dix ans plus tard, ainsi que les Songes d’un homme qui voit des esprits, pleins d’une verve excellente, à la manière des essais français. L’esprit d’un Kant, tel qu’il se révèle dans ces opuscules, a quelque chose de tout particulier. L’esprit s’y cramponne à la pensée, et en dépit de sa ténuité, s’élève ainsi à une hauteur satisfaisante. Sans un pareil appui, l’esprit même le plus riche ne saurait réussir ; comme une vigne qui manque de soutien, il lui faudrait ramper tristement à terre, et y pourrir avec ses fruits les plus précieux.

Mais pourquoi Kant a-t-il écrit sa Critique de la raison pure dans un style si terne, si sec, vrai style de papier gris ? Je crois qu’il craignit, après avoir rejeté la forme mathématique de l’école Cartesio-Leibnitzo-Wolfienne, que la science ne perdit quelque chose de sa dignité en s’exprimant d’un ton léger, aimable et avenant. Il lui donna donc une forme raide, abstraite, qui repoussait froidement toute familiarité avec les esprits d’une trempe subalterne. Il voulut s’éloigner fièrement des philosophes populaires d’alors, qui aspiraient à la clarté la plus bourgeoise, et fit parler à sa philosophie une sorte de pesant langage de chancellerie ; c’est là que le Philistin se montre tout entier. Peut-être aussi Kant avait-il besoin, pour la filiation rigoureuse de ses idées, d’une langue qui les revêtît d’une netteté aussi sèche, et il n’était pas en état d’en créer une meilleure. Le génie seul a une parole neuve pour une idée neuve. Mais Emmanuel Kant n’était pas un génie. Dans la conscience de cette lacune de son organisation, Kant, tout comme le bon Maximilien, ne fut que plus défiant envers le génie, et il alla même jusqu’à soutenir, dans sa Critique du jugement, que le génie n’avait rien à faire dans la science, et il reléguait son action dans le domaine de l’art.

Kant a fait beaucoup de mal par ce style lourd et empesé de son principal ouvrage ; car les imitateurs sans esprit le singèrent dans la forme extérieure, et alors naquit chez nous cette absurdité, qu’on ne pouvait être philosophe et bien écrire. Pourtant la forme mathématique ne put, depuis Kant, reparaître davantage dans la philosophie ; il a impitoyablement tué cette forme dans la Critique de la raison pure. La forme mathématique, disait-il, n’est bonne en philosophie qu’à bâtir des châteaux de cartes, de même que la forme philosophique, dans les mathématiques, ne produit que bavardage ; car il ne peut y avoir des définitions en philosophie, comme dans les mathématiques, où les définitions ne sont pas discursives, mais intuitives, c’est-à-dire peuvent être démontrées à l’inspection, tandis que ce qu’on nomme définitions en philosophie n’est présenté que d’une manière hypothétique, par forme d’expérimentation, et que la véritable définition n’apparaît qu’à la fin comme résultat.

Comment se fait-il que les philosophes montrent tant de prédilection pour la forme mathématique ? Cette prédilection commence dès le temps de Pythagore, qui désigna par des nombres les principes des choses. C’était une pensée d’homme de génie : tout le sensible et le fini est retranché dans un nombre, et pourtant il indique quelque chose de déterminé, et le rapport de cette chose à une autre chose déterminée qui, désignée à son tour par un nombre, reçoit ce même caractère d’insensible et d’infini. En cela, le nombre ressemble aux idées qui ont entre elles le même caractère et le même rapport. On peut indiquer d’une manière très frappante, par des nombres, les idées telles qu’elles se produisent dans notre esprit et dans la nature, mais le nombre n’est toujours après tout que le signe représentatif de l’idée, et non l’idée elle-même. Le maître a bien encore la conscience de cette distinction, mais l’écolier l’oublie, et ne transmet à d’autres écoliers de seconde main que des hiéroglyphes numériques, des chiffres morts dont personne ne connaît plus le sens vivifiant. Cela s’applique aussi aux autres élémens de la forme mathématique. L’intellectuel, dans son éternelle mobilité, ne permet aucun arrêt, et il se laisse aussi peu fixer par des lignes, des triangles, des carrés et des cercles, que par des nombres. La pensée ne peut être calculée ni mesurée.

Comme ma tâche est surtout de faciliter en France l’étude de la philosophie allemande, je traite toujours plus volontiers de ces difficultés extérieures qui effraient facilement un étranger, quand on ne l’en a pas prévenu. Ceux qui voudraient mettre Kant à la portée du public français, je les avertis surtout qu’ils peuvent retrancher de sa philosophie la partie destinée seulement à combattre les absurdités de la philosophie de Wolf. Cette polémique, qui se fait jour partout, ne servirait qu’à embrouiller les Français et ne leur serait d’aucune utilité. — J’ai entendu dire que M. le docteur Schœn, savant Allemand établi à Paris, s’occupe d’une édition française de Kant. J’ai une opinion trop favorable de la perspicacité philosophique du docteur Schœn, pour juger nécessaire de lui adresser le même avertissement, et j’attends au contraire de lui un livre aussi utile qu’important.

La Critique de la raison pure est, comme je l’ai dit, l’ouvrage capital de Kant, et l’on peut en quelque sorte se passer de ses autres écrits, ou du moins ne les considérer que comme des commentaires : on jugera par ce qui suit de l’importance sociale de cette œuvre.

Les philosophes avant Kant ont réfléchi sur l’origine de nos connaissances, et suivi, comme on l’a vu, deux routes différentes, selon qu’ils ont admis des idées à priori ou des idées à posteriori ; mais la faculté même de connaître, la capacité et les bornes de cette faculté, on s’en était moins occupé. Ce fut la tâche que s’imposa Kant : il soumit notre faculté de connaître à une enquête impitoyable, sonda toutes les profondeurs de cette faculté, et en constata les limites. Il trouva sans doute en résultat que nous ne pouvons rien savoir de beaucoup de choses que nous donnions précédemment comme nos connaissances intimes. C’était très mortifiant ; mais il était toujours utile de savoir quelles choses nous ne pouvions savoir. Qui nous met en garde contre un chemin inutile, nous rend autant service que celui qui nous indique la vraie route. Kant nous prouve que nous ne savons rien des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes et par elles-mêmes, mais que nous n’en avons connaissance qu’autant et de la manière qu’elles se réfléchissent dans notre esprit. Nous sommes alors tout-à-fait comme ces prisonniers dont Platon, dans le septième livre de sa République, fait une peinture si affligeante. Ces malheureux, enchaînés par le cou et par la cuisse, de telle façon qu’ils ne peuvent tourner la tête, sont assis dans une prison ouverte par le haut, et c’est d’en haut qu’ils reçoivent quelque lumière ; mais cette lumière vient d’un feu dont la flamme s’élève derrière eux, et qui est séparé d’eux par un petit mur. Le long de ce mur marchent des hommes qui portent toutes sortes de statues, images de bois et de pierre, et qui parlent entre eux. Les pauvres prisonniers ne peuvent voir ces hommes qui ne sont pas de la hauteur du mur ; et des statues qui dépassent cette élévation, ils ne voient que les ombres qui se promènent sur la muraille en face d’eux. Ils prennent alors ces ombres pour les objets eux-mêmes, et, trompés par l’écho de leur prison, croient que ce sont les ombres qui parlent entre elles.

La précédente philosophie, qui allait furetant partout pour amasser sur toutes choses des indices et des faits qu’elle classait ensuite, prit fin à l’apparition de Kant. Celui-ci ramena les recherches dans les profondeurs de l’esprit humain, et s’enquit de ce qui s’y passait. Ce n’est pas sans raison qu’il compare sa philosophie à la méthode de Copernic. Autrefois, quand on laissait tranquille la terre autour de laquelle on faisait tourner le soleil, les calculs astronomiques ne concordaient pas toujours très bien. Alors Copernic fit rester le soleil immobile et tourner la terre autour du soleil, et sur-le-champ tout s’arrangea à merveille. Jadis la raison, comme le soleil, courait autour du monde des faits, pour les éclairer de sa lumière. Mais Kant fait demeurer en place la raison, et le monde des faits tourne autour et s’éclaire à mesure qu’il arrive à portée de ce soleil intellectuel.

Ce peu de mots, par lesquels j’ai indiqué la tâche de Kant, suffit pour faire comprendre que je regarde comme la partie la plus importante, comme le point central de sa philosophie, la section de son livre où il traite des phénomènes et des nombres. Kant fait en effet une différence entre les apparitions des choses et les choses elles-mêmes. Comme nous ne pouvons rien savoir des objets qu’autant qu’ils se manifestent à nous par leur apparition, et que les objets ne se montrent pas à nous comme ils sont en eux-mêmes et par eux-mêmes, Kant a nommé les objets tels qu’ils nous apparaissent, phénomènes, et noumènes les objets tels qu’ils sont en eux-mêmes. Nous ne pouvons donc connaître les choses que comme phénomènes, et non comme noumènes. Les derniers sont purement problématiques : nous ne pouvons dire ni qu’ils existent, ni qu’ils n’existent pas. Le mot noumènes n’a été opposé à celui de phénomènes que pour pouvoir parler des choses au degré où elles sont reconnaissables pour nous, sans occuper notre jugement de celles qui lui sont inaccessibles. Kant n’a donc point, comme plusieurs maîtres que je ne veux pas nommer, distingué les objets en phénomènes et en noumènes, c’est-à-dire en choses qui existent et en choses qui n’existent pas pour nous. Ce serait là un véritable Bull irlandais en philosophie. Il n’a voulu exprimer qu’une donnée de limites. Dieu est, selon Kant, un noumène. Par suite de son argumentation, cet être idéal et transcendantal, qu’on avait jusqu’alors nommé Dieu, n’est qu’une supposition. C’est le résultat d’une illusion naturelle. Oui, Kant démontre comment nous ne pouvons rien savoir sur ce noumène, sur Dieu, et comme toute preuve raisonnable de son existence est impossible. Les paroles de Dante, Lasciate ogni speranza, nous les inscrivons sur cette partie de la Critique de la raison pure.

Je crois qu’on me dispensera volontiers d’expliquer cette partie où il traite des argumens de la raison spéculative en faveur de l’existence d’un Être suprême. Quoique la réfutation de ces argumens ne tienne pas beaucoup de place et ne vienne que dans la seconde moitié du livre, elle est amenée de loin avec la plus grande prévoyance, et rentre dans les points culminans de l’ouvrage. Elle se rattache à la Critique de toute théologie spéculative, et c’est là que s’évanouissent les derniers fantômes des déistes. Je dois remarquer que Kant, en attaquant les trois sortes de preuves de l’existence de Dieu, c’est-à-dire la preuve ontologique, la cosmologique et la physicothéologique, peut détruire les deux dernières plus facilement que l’autre. J’ignore si ces dénominations sont connues ici, et je cite en conséquence le passage de la Critique où Kant en formule la distinction :

« Il n’y a de possibles que trois sortes de preuves de la raison spéculative en faveur de l’existence de Dieu. Toutes les routes qu’on peut prendre pour atteindre ce but commencent ou à l’expérience déterminée et à la propriété particulière du monde sensible reconnue par cette expérience, et s’élèvent de là, selon les lois de la causalité, jusqu’à la cause suprême en dehors du monde ; ou bien elles s’appuient à une expérience indéterminée, par exemple, à une existence quelconque ; ou enfin elles font abstraction de toute expérience, et concluent, tout-à-fait à priori, de pures idées à l’existence d’un Être suprême. La première preuve est la preuve physico-théologique, la seconde la cosmologique, et la troisième l’ontologique. Il n’en existe pas et il n’en peut exister davantage. »

Après une étude souvent reprise du livre principal de Kant, j’ai cru reconnaître que la polémique contre ces preuves de l’existence de Dieu s’y montre partout, et j’en parlerais longuement si je n’étais retenu par un sentiment religieux. Il me suffit de voir quelqu’un discuter l’existence de Dieu, pour sentir en moi une inquiétude aussi singulière, une oppression aussi indéfinissable que celle que j’éprouvai jadis à Londres, quand, visitant New-Bedlam, je me vis seul et abandonné par mon guide au milieu d’une troupe de fous. Dieu est tout ce qui est. Douter de lui, c’est douter de la vie elle-même ; ce n’est pas moins que la mort.

Autant la discussion sur l’existence de Dieu mérite le blâme autant est louable la méditation sur la nature de Dieu. Cette méditation est un véritable culte ; notre ame se détache du périssable et du fini, et arrive à la conscience de l’amour inné et de l’harmonie de l’univers. Cette conscience émeut l’homme sensible dans la prière ou dans la contemplation des symboles sacrés. Le penseur en est pénétré dans l’exercice de cette sublime faculté de l’esprit que nous appelons raison, et dont la destination supérieure est de rechercher la nature de Dieu. Les hommes spécialement religieux s’occupent de ce problème pendant toute leur vie ; ils en sont secrètement tourmentés dès l’enfance, dès les premières incitations de la raison. L’auteur de ces pages se rappelle avoir éprouvé de bonne heure les élans de cette religiosité originelle qui ne l’a jamais abandonné depuis. Dieu fut toujours le commencement et la fin de toutes mes pensées. Si je me demande maintenant : Qu’est-ce que Dieu ? quelle est sa nature ? je me disais, lorsque j’étais enfant : Comment est Dieu ? quel air a-t-il ? Et alors j’ai pu regarder pendant des journées entières dans les profondeurs du ciel, et j’étais tout chagrin le soir de n’avoir jamais vu la très sainte figure de Dieu, mais seulement de grises et sottes charges de nuages. Je fus tout déconcerté par les leçons de l’astronomie, qu’alors, dans la période des lumières, on n’épargnait même pas aux petits enfans, et ne cessai de m’ébahir en pensant que toutes ces myriades d’étoiles étaient des globes aussi gros, aussi beaux que notre globe terrestre, et qu’un seul Dieu planait au-dessus de ce pêle-mêle de mondes. Je me rappelle qu’un jour, en songe, je vis Dieu, tout en haut, dans le dernier lointain. Il regarda avec un air satisfait du haut d’une petite fenêtre du ciel. C’était une bonne figure de vieillard avec une petite barbe de juif, et il répandait une foule de grains qui, en tombant du ciel, s’épanouirent dans l’espace infini, prirent un accroissement immense, jusqu’à ce qu’ils fussent devenus de véritables mondes rayonnans, resplendissans et peuplés, chacun aussi gros que le nôtre. Je n’ai jamais pu oublier cette figure, et j’ai souvent revu en songe l’aimable vieillard jetant du haut de sa petite fenêtre céleste la semence des mondes. Je le vis même une fois remuer et serrer les lèvres comme notre servante quand elle jetait de l’orge aux poulets. Mais je ne pus voir que les grains, qui s’étendaient en tombant en mondes éclatans. Quant aux grands poulets qui attendaient peut-être quelque part le bec ouvert, pour se repaître des mondes, je ne pus les apercevoir.

Tu ris de mes grands poulets, cher lecteur ; mais cette idée enfantine n’est pas encore trop éloignée de celle des déistes les plus avancés. Pour donner une idée d’un Dieu extra-mondain, l’Orient et l’Occident se sont épuisés en hyperboles puériles. Mais l’imagination des déistes s’est tourmentée sans succès de l’infini de l’espace et du temps. C’est ici que se montre leur impuissance, la faiblesse de leur idée cosmogonique, de leur explication de la nature de Dieu. Nous n’éprouvons donc pas grand’peine à voir condamner cette idée ; mais cette peine, Kant la leur a fait réellement éprouver, en détruisant leurs preuves de l’existence de Dieu. Et lors même que la preuve ontologique serait sauvée, le déisme ne s’en trouverait pas mieux ; car cette preuve serait aussi profitable au panthéisme. Pour me faire mieux comprendre, j’ajouterai que la preuve ontologique est celle que Descartes a employée, et que long-temps auparavant, au moyen-âge, Anselme de Canterbury avait exprimée sous la forme d’une prière. On peut même dire que saint Augustin a déjà employé la preuve ontologique dans le second livre de l’ouvrage de libero arbitrio.

Je m’abstiens, comme je l’ai dit, de tout développement populaire de la polémique de Kant contre ces preuves ; je me contente d’assurer que, depuis ce temps, le déisme s’est évanoui dans le domaine de la raison spéculative. Cette nouvelle funèbre aura peut-être encore besoin de quelques siècles pour être universellement répandue… mais nous avons, nous autres, pris le deuil depuis long-temps. De profundis.

Vous croyez peut-être que nous n’avons plus qu’à rentrer chez nous ! Il nous reste, parbleu ! à voir encore une pièce ; après la tragédie vient la farce. Emmanuel Kant a jusqu’ici pris la voix effrayante d’un philosophe inexorable, enlevé le ciel d’assaut, et passé toute la garnison au fil de l’épée. Vous voyez étendus sans vie les gardes-du-corps ontologiques, cosmologiques et physico-théologiques de Dieu ; lui-même, privé de démonstration, nage dans son sang ; il n’est plus désormais de miséricorde divine, de bonté paternelle, de récompense future pour les privations actuelles ; l’immortalité de l’ame est à l’agonie… On n’entend que râle et gémissemens… Et le vieux Lampe, spectateur affligé de cette catastrophe, laisse tomber son parapluie ; une sueur d’angoisse et de grosses larmes coulent de son visage. Alors Emmanuel Kant s’attendrit, et montre qu’il est, non-seulement un grand philosophe, mais encore un brave homme ; il réfléchit, et dit d’un air moitié débonnaire, moitié malin :

« Il faut que le vieux Lampe ait un Dieu, sans quoi point de bonheur pour le pauvre homme… Or, l’homme doit être heureux en ce monde ;… c’est ce que dit la raison pratique… Je le veux bien, moi… que la raison pratique garantisse donc l’existence de Dieu. » En conséquence de ce raisonnement, Kant distingue entre la raison théorique et la raison pratique, et à l’aide de celle-ci, comme avec une baguette magique, il ressuscite le Dieu que la raison théorique avait tué.

Peut-être bien Kant a-t-il entrepris cette résurrection, non pas seulement par amitié pour le vieux Lampe, mais par crainte de la police. Aurait-il agi par conviction ? A-t-il, en ruinant toutes les preuves de l’existence de Dieu, voulu nous montrer combien il est triste pour nous de ne rien savoir sur Dieu ? Il fit à peu près en cela comme mon ami westphalien, qui brisa toutes les lanternes de la rue de Grohnd, à Goettingue, et, dans l’obscurité, nous fit un long discours sur la nécessité pratique des lanternes qu’il avait lapidées d’une manière théorique, pour nous montrer que sans leur lumière bienfaisante nous n’y pouvions rien voir.

J’ai déjà dit qu’au moment où elle parut, la Critique de la raison pure ne fit aucune sensation : ce ne fut que plusieurs années après, quand quelques philosophes eurent écrit des explications de ce livre, qu’il excita l’attention publique. En l’an 1789, il ne fut plus question d’autre chose en Allemagne que de la philosophie de Kant, et elle eut alors, pour le fond et pour la forme, ses commentaires, chrestomaties, interprétations, appréciations, apologies, etc., etc. Il suffit de jeter un regard sur le premier catalogue philosophique venu : la foule innombrable des écrits dont Kant fut alors l’objet témoigne suffisamment du mouvement intellectuel auquel ce seul homme avait donné naissance. Ce fut chez les uns un enthousiasme écumant, chez les autres un chagrin amer, chez beaucoup une anxiété béante sur l’issue de cette révolution intellectuelle. Nous eûmes des émeutes dans le monde de la pensée aussi bien que vous autres dans le monde matériel, et nous nous échauffâmes à la démolition du vieux dogmatisme autant que vous à l’assaut de la Bastille. Il n’y eut plus guère non plus que quelques invalides qui défendirent le dogmatisme, la philosophie de Wolf. C’était une révolution, et les horreurs n’y manquèrent pas. Dans le parti du passé, ce furent les bons chrétiens qui s’émurent le moins de ces horreurs. Ils allèrent même jusqu’à en souhaiter encore davantage, afin que la mesure pût se remplir, et la contre-révolution s’accomplir plus promptement comme réaction nécessaire. Il y eut chez nous des pessimistes en philosophie comme chez vous en politique. Il y eut même des pessimistes qui poussèrent l’aveuglement au point de se figurer que Kant s’entendait secrètement avec eux, et qu’il n’avait renversé toutes les preuves philosophiques de l’existence de Dieu que pour faire comprendre au monde qu’on ne peut jamais arriver par la raison à la connaissance de Dieu, et qu’on doit alors s’en tenir à la religion révélée.

Kant donna cette grande impulsion aux esprits, moins encore par le fond de ses écrits que par l’esprit critique qui y régnait, et qui s’introduisit dès-lors dans toutes les sciences. Toutes les disciplines en furent saisies ; même la poésie ne fut pas à l’abri de cette influence. Schiller, par exemple, fut un puissant kantiste, et ses vues artistiques sont imprégnées de l’esprit de la philosophie kantiste. Les belles-lettres et les beaux-arts se ressentirent de la sécheresse abstraite de cette philosophie. Par bonheur, elle ne se mêla pas de la cuisine.

Le peuple allemand ne se laisse point facilement émouvoir ; mais quand on l’a une fois poussé dans une route, il la suivra jusqu’au bout avec la constance la plus opiniâtre : ainsi nous nous montrâmes dans les affaires de religion, ainsi nous fûmes en philosophie. Avancerons-nous d’une manière aussi persévérante en politique ?

L’Allemagne fut entraînée par Kant dans la voie philosophique, et la philosophie devint une cause nationale. Une belle troupe de grands penseurs surgit tout d’un coup du sol allemand comme évoquée par une formule magique. Si la philosophie allemande trouve un jour, comme la révolution française, son Thiers et son Mignet, cette histoire offrira une lecture aussi remarquable : l’Allemand la lira avec orgueil, et le Français avec admiration.

Parmi les disciples de Kant domina de bonne heure Johannes Gottlieb Fichte.

Je désespère presque de donner une idée exacte de l’importance de cet homme. Chez Kant, nous n’avons eu à examiner qu’un livre ; ici, indépendamment du livre, il nous faut encore tenir compte de l’homme : dans cet homme, la pensée et la volonté ne font qu’un, et c’est dans cette gigantesque unité qu’elles agissent sur le monde contemporain. Nous n’avons donc pas seulement à examiner une philosophie, mais encore un caractère qui en est comme la condition ; et pour comprendre leur double influence, il faudrait retracer toute la situation de cette époque. Quelle tâche immense ! On nous excusera sans doute pleinement si nous ne donnons ici que des indices superficiels.

Il est d’abord très difficile de donner une idée de la pensée de Fichte. Nous rencontrons ici des difficultés toutes particulières ; elles naissent, non pas seulement du fond, mais de la forme et de la méthode, deux choses qu’il nous importe le plus d’expliquer aux étrangers. Commençons donc par la méthode de Fichte. Il emprunta dans les premiers temps celle de Kant ; bientôt cette méthode se changea à cause de la nature du sujet. Kant n’eut à produire qu’une critique, c’est-à-dire quelque chose de négatif, et Fichte eut bientôt un système, par conséquent une chose positive. Ce défaut de système entier fit qu’on refusa plus d’une fois à la philosophie de Kant le titre de philosophie. En ce qui touchait Kant lui-même, on eut raison, mais non pas à l’égard des kantistes qui tirèrent des traités de leur maître des matériaux pour une quantité suffisante de systèmes. Dans ses premiers écrits, Fichte demeura, comme je l’ai dit, entièrement fidèle à la méthode du maître, au point qu’on put attribuer à celui-ci son premier traité, qui parut anonyme. Mais comme Fichte produit plus tard un système, il entre avec ardeur dans la passion de la construction, et quand il a construit tout le monde, il commence avec la même opiniâtreté à démontrer ce qu’il a construit. Qu’il construise ou qu’il démontre, Fichte manifeste une passion pour ainsi dire abstraite. Ainsi que dans son système, la subjectivité domine bientôt dans son enseignement. Kant, au contraire, étend la pensée devant lui, en fait l’analyse, la dissèque jusque dans ses fibrilles les plus menues, et sa Critique de la raison pure est en quelque sorte l’amphithéâtre anatomique de l’esprit humain ; pour lui, il demeure là froid et insensible comme un véritable chirurgien.

La forme des écrits de Fichte est semblable à sa méthode ; elle est vivante, mais elle a aussi tous les défauts de la vie : elle est inquiète et confuse. Pour demeurer toujours vivant et animé, Fichte dédaigne la terminologie ordinaire des philosophes, qui lui semble quelque chose de mort ; mais avec ce moyen nous parvenons bien moins à comprendre. Il a surtout au sujet de cette intelligence une marotte toute singulière. Quand Reinhold pensait comme lui, Fichte déclara que personne ne le comprenait mieux que Reinhold. Plus tard, celui-ci s’étant séparé de sa doctrine, Fichte dit : « Il ne m’a jamais compris. » Lorsqu’il s’éloigna de Kant, il imprima que Kant ne se comprenait pas lui-même. Je touche ici le côté comique de nos philosophes. Ils se plaignent sans cesse de ne pas être compris ; Hegel, au lit de mort, disait : « Un seul homme m’a compris ; » mais il ajouta aussitôt : « Et encore celui-là ne m’a-t-il pas compris non plus. »

Considérée dans le fond, dans sa valeur intrinsèque, la philosophie de Fichte n’a pas une grande importance. Elle n’a fourni à la société aucun résultat ; c’est seulement parce qu’elle est, avant tout, l’une des phases les plus remarquables de la philosophie allemande, parce qu’elle manifeste la stérilité de l’idéalisme dans ses dernières conséquences, parce qu’elle forme la transition nécessaire à la philosophie actuelle, que la doctrine de Fichte est de quelque intérêt. Ainsi cette doctrine étant plus importante sous les rapports historique et scientifique que sous le rapport social, je la résumerai en peu de mots.

La question que Fichte se propose est celle-ci : Quelles raisons avons-nous d’admettre que nos notions des choses répondent aux choses qui sont hors de nous ? Et il résout cette question de la manière suivante : Toutes les choses n’ont leur réalité que dans notre esprit.

La Critique de la raison pure avait été l’ouvrage capital de Kant ; la Doctrine de la science fut celui de Fichte. Le second ouvrage est comme une continuation du premier. La Doctrine de la science fait rentrer également l’esprit en lui-même. Mais là où Kant analyse, Fichte construit. La Doctrine de la science commence par une formule abstraite (Moi = Moi) ; elle tire le monde du fonds de l’esprit ; l’intelligence revient sur ses pas par le même chemin qu’elle a pris pour venir à l’abstraction ; par ce retour, elle arrive au monde des faits ; alors l’esprit peut déclarer ce monde de faits comme un acte nécessaire de l’intelligence.

Il existe encore chez Fichte une difficulté particulière en ce qu’il suppose l’esprit s’observant lui-même pendant qu’il agit : le moi doit faire des observations sur ses actes intellectuels pendant qu’il les exécute ; la pensée doit s’espionner pendant qu’elle pense, pendant qu’elle s’échauffe peu à peu jusqu’à devenir bouillante. Cette opération nous fait penser au singe assis auprès du foyer, devant une marmite dans laquelle il cuit sa propre queue ; car il pensait que le véritable art culinaire ne consistait pas seulement à cuire objectivement, mais bien à avoir la conscience subjective de la cuisson.

Il est à remarquer que la philosophie de Fichte eut toujours à supporter beaucoup de traits de la satire. J’ai vu une fois une caricature qui représente une oie fichtéenne. Le foie de la pauvre bête est devenu si gros, qu’elle ne sait plus si elle est l’oie ou le foie. Sur son ventre est écrit Moi = Moi. Jean-Paul a persiflé de la manière la plus impitoyable la philosophie de Fichte dans un livre intitulé Clavis Fichteana. Que l’idéalisme, dans les conséquences de ses déductions, fût arrivé à nier même la réalité de la matière, cela parut à la grande masse du public une plaisanterie poussée trop loin. Nous nous amusâmes assez bien du moi de Fichte qui produisait par sa seule pensée tout le monde des faits. Nos plaisans eurent encore à rire d’un malentendu qui devint trop populaire pour que je puisse me dispenser d’en parler. La masse s’imaginait que le moi de Fichte était le moi particulier de Johannes Gottlieb Fichte, et que ce moi individuel niait toutes les autres existences. Quelle impudence ! s’écriaient les bonnes gens ; cet homme ne croit pas que nous existions, nous qui avons plus de corps que lui, et qui, en qualité de bourgmestre et d’archiviste du tribunal, sommes même ses supérieurs ! Les dames disaient : « Ne croit-il pas au moins à l’existence de sa femme ? — Non. — Et madame Fichte souffre cela ! »

Le moi de Fichte n’est pourtant pas un moi individuel, mais le moi universel, le moi du monde parvenu à la conscience de soi. La pensée de Fichte n’est pas la pensée d’un homme, d’un homme déterminé, qui s’appelle Johannes Gottlieb Fichte ; c’est bien plutôt la pensée universelle qui se manifeste dans un seul individu. Comme on dit : Il pleut, il éclaire, etc., Fichte ne devrait pas dire : « Je pense, » mais : « Il pense, la pensée universelle pense en moi. »

Dans un parallèle entre la révolution française et la philosophie allemande, j’ai comparé un jour, plus par plaisanterie que sérieusement, Fichte à Napoléon ; mais il existe en effet ici des analogies remarquables. Après que les kantistes ont achevé leur œuvre de destruction terroriste, apparaît Fichte, comme parut Napoléon quand la Convention eut démoli tout le passé à l’aide d’une autre critique de la raison pure. Napoléon et Fichte représentent tous deux le grand moi souverain, pour qui la pensée et le fait ne sont qu’un ; et les constructions colossales que tous deux ont à élever, témoignent d’une colossale volonté ; mais par les écarts de cette même volonté illimitée, ces constructions s’écroulent bientôt : la Doctrine de la science et l’empire tombent et disparaissent aussi promptement qu’ils se sont élevés.

L’empire n’appartient plus maintenant qu’à l’histoire, mais le mouvement que l’empereur avait produit dans le monde n’est pas encore calmé : c’est de ce mouvement que notre Europe vit encore. Il en est de même de la philosophie de Fichte : elle est complètement écroulée ; mais les esprits sont encore émus des pensées que Fichte a fait éclore, et la portée de sa parole est incalculable. Si l’idéalisme transcendantal n’était qu’une erreur dans son ensemble, il régnait pourtant dans les écrits de Fichte une fière indépendance, un amour de la liberté, une dignité virile, un sentiment civique, qui exercèrent sur la jeunesse une salutaire influence. Le moi de Fichte était tout-à-fait d’accord avec son caractère de fer, opiniâtre, inflexible. La doctrine d’un pareil moi tout-puissant ne pouvait germer que dans un tel caractère, et ce caractère, repliant ses racines dans une semblable doctrine, ne pouvait que devenir plus opiniâtre, plus inflexible.

Quelle aversion dut inspirer cet homme aux sceptiques égoïstes, aux frivoles éclectiques et aux modérés de toutes les couleurs ! Sa vie entière fut un combat. L’histoire de sa jeunesse n’est qu’une série continue d’afflictions, comme chez presque tous nos hommes distingués. La pauvreté s’asseoit à leur berceau, les balance jusqu’à ce qu’ils soient devenus grands, et cette maigre nourrice demeure la fidèle compagne de leur vie. Rien de plus touchant que de voir Fichte, l’homme de la volonté la plus fière, chercher à se frayer misérablement, par une place de précepteur, son chemin dans le monde. Il ne peut même trouver à gagner dans sa patrie ce pain amer du servage, et il lui faut émigrer à Varsovie. Là se renouvelle la vieille histoire : le précepteur déplaît à la gracieuse dame, peut-être même à la disgracieuse camériste ; ses révérences ne sont pas assez gentilles, pas assez françaises, et on ne le juge plus digne de faire l’éducation d’un gentillâtre polonais. Johann Gottlieb Fichte est renvoyé comme un laquais, reçoit de son noble maître à peine de maigres frais de voyage, quitte Varsovie, et part pour Kœnigsberg, s’en allant, plein d’enthousiasme juvénile, faire la connaissance de Kant. La rencontre de ces deux hommes est intéressante sous tous les rapports. Je ne crois point pouvoir donner une idée plus complète de la manière d’être et de la situation de tous deux, qu’en citant des fragmens du journal de Fichte, rapporté dans une biographie de lui, publiée naguère par son fils.

« Le 25 juin, je suis parti pour Kœnigsberg avec un voiturier de cette ville, et j’y suis arrivé le 1er  juillet, sans avoir rencontré aucun incident remarquable. — Le 4, fait une visite à Kant qui ne m’a pas accueilli avec une distinction particulière. J’ai assisté comme un étranger à son cours, et mon attente n’a pas été satisfaite, son débit est somnifère. J’ai mis ce journal à jour…

« … Depuis long-temps je voulais avoir avec Kant une entrevue plus sérieuse, et ne savais quel moyen prendre. Enfin, j’ai eu l’idée d’écrire une Critique de toutes les révélations, et de la lui présenter comme lettre de recommandation. J’ai commencé à peu près vers le 13, et j’y ai travaillé depuis sans relâche… Le 18 août, j’ai enfin envoyé mon travail terminé à Kant, et suis allé le 25 chez lui pour connaître son sentiment. Il m’a reçu avec une bonté toute particulière, et a paru très satisfait de mon traité. Nous n’avons pas eu d’entretien philosophique en forme. Pour ce qui regarde mes doutes philosophiques, il m’a renvoyé à sa Critique de la raison pure, et au prédicateur aulique Schulz, que je vais aller voir tout de suite. Le 26, j’ai dîné chez Kant avec le professeur Sommer, et j’ai trouvé dans Kant un homme très spirituel et très aimable. C’est de ce jour seulement que j’ai reconnu en lui des traits dignes du grand esprit dont ses écrits sont imprégnés.

« Le 27, je termine ce journal après avoir fait des extraits du cours de Kant sur l’anthropologie, que m’a prêté M. de S. Je prends en même temps la résolution de continuer régulièrement ce journal chaque soir, avant de me coucher, et d’y déposer tout ce que je rencontrerai d’intéressant, surtout en traits de caractères et en observations

« Le 28 au soir. J’ai commencé hier à revoir ma Critique ; des pensées et des idées vraiment bonnes me sont venues qui, malheureusement, m’ont convaincu que mon premier travail était tout-à-fait superficiel. J’ai voulu aujourd’hui pousser plus loin cet examen, mais mon imagination m’a tellement détourné, que je n’ai pu rien faire de tout le jour. Cela n’est malheureusement pas étonnant dans ma position actuelle. J’ai calculé qu’il ne me reste plus de moyens de subsistance que pour quatorze jours. Il est vrai que je me suis déjà trouvé dans de semblables embarras, mais c’était dans ma patrie, et puis, en prenant de l’âge, et avec un sentiment toujours plus délicat de l’honneur, cela devient de plus en plus dur… Je n’ai pris et n’ai pu prendre aucune résolution. Je ne m’ouvrirai pas au pasteur Borowski, auquel Kant m’a adressé : si je m’ouvre à quelqu’un, ce ne sera pas à d’autre que Kant lui-même.

« Le 29, je suis allé chez Borowski, en qui j’ai trouvé un homme vraiment bon et honorable. Il m’a proposé une condition qui d’ailleurs n’est pas encore très assurée, et d’autre part ne me plaît pas beaucoup. Et pourtant ses manières franches et loyales m’ont arraché l’aveu que j’étais pressé de trouver une place. Il m’a conseillé d’aller voir le professeur W. Je n’ai pu travailler aujourd’hui… Le lendemain je suis allé en effet chez W. et ensuite chez le prédicateur aulique Schulz. Les informations sont peu favorables chez le premier ; cependant il m’a parlé de places de précepteur en Courlande, que le besoin le plus pressant pourra seul me forcer d’accepter. Chez le prédicateur aulique, j’ai d’abord été reçu par sa femme. Il parut ensuite, mais enfermé dans des cercles mathématiques. Pourtant, quand il a eu entendu plus nettement mon nom, la recommandation de Kant l’a rendu fort amical. C’est une figure prussienne anguleuse, mais la loyauté et la bonté respirent dans ses traits. J’ai fait ensuite chez lui la connaissance de M. Bræunlich, du comte Daenhof, de M. Büttner, neveu du prédicateur, et d’un jeune savant de Nürnberg, M. Ehrhard, bon et excellent garçon, mais privé d’usage et de connaissance du monde.

« Le 1er  septembre, j’ai pris une ferme résolution que j’ai voulu communiquer à Kant. Une place de précepteur, quelque regret qu’il m’en coûtât de l’accepter, ne se présente même pas : l’incertitude de ma situation m’empêche, d’un autre côté, de travailler avec l’esprit libre et de profiter des relations instructives de mes amis. Il faut donc retourner dans ma patrie. Je pourrai peut-être me procurer, par la médiation de Kant, le petit emprunt dont j’ai besoin pour cela. Mais en allant chez lui, pour lui découvrir ma résolution, le courage m’a manqué. J’ai pris le parti d’écrire. Le soir, j’ai été invité chez le prédicateur aulique : j’y ai passé une soirée fort agréable. Le 2, j’ai achevé la lettre à Kant et la lui ai envoyée. »

Toute remarquable que soit cette lettre, je ne puis me résoudre à la donner ici en français. Je crois sentir le rouge me monter au visage : il me semblerait révéler devant des étrangers les souffrances les plus pudiques de la famille. En dépit de mes efforts pour arriver à l’urbanité française, malgré mon cosmopolitisme philosophique, la vieille Allemagne est toujours là dans mon sein avec tous ses sentimens de Philistin… Enfin, je ne puis la donner, cette lettre, et me borne à rapporter qu’Emmanuel Kant était si pauvre, que, malgré le ton touchant, déchirant, de cet écrit, il ne put prêter d’argent à Johann Gottlieb Fichte. Mais ce dernier n’en prit pas la moindre humeur, ainsi que nous le pouvons voir par les paroles de son journal, que nous allons continuer de citer.

« Le 3 septembre, j’ai été invité à diner chez Kant. Il me reçut avec sa cordialité habituelle ; mais il me dit qu’il n’avait pu prendre de résolution au sujet de ma demande, qu’il était hors d’état d’y satisfaire d’ici à quinze jours. Quelle aimable franchise ! Au surplus, il m’a fait sur mes desseins des difficultés qui prouvaient qu’il ne connaît pas assez notre position en Saxe… Tous ces jours-ci je n’ai rien fait ; cependant je vais me remettre au travail, et abandonner le reste à la grâce de Dieu

« Du 6. J’ai été invité chez Kant, qui m’a proposé de vendre au libraire Hartung, par l’entremise du pasteur Borowski, mon manuscrit de la Critique de toutes les révélations. « Il est bien écrit, » m’a-t-il dit quand je lui ai parlé de le refaire… Est-ce vrai ? c’est pourtant Kant qui le dit ! — Du reste il a décliné l’objet de ma première demande. — Le 10, j’ai été dîner chez Kant. Rien de notre affaire : maître Gensichen était là. Nous n’avons eu qu’une conversation générale presque toujours intéressante. D’ailleurs, Kant est demeuré tout-à-fait le même à mon égard.

« Du 13. J’ai voulu travailler aujourd’hui et je ne fais rien. L’inquiétude m’accable. Comment cela finira-t-il ? Que deviendrai-je dans huit jours ? Alors tout mon argent sera épuisé. »

Après avoir erré beaucoup, après un long séjour en Suisse, Fichte trouve enfin à Jéna une position stable, et c’est de là que date sa période la plus brillante. Jéna et Weimar, deux petites villes saxonnes peu éloignées l’une de l’autre, étaient alors le point central de la vie intellectuelle en Allemagne. À Weimar étaient la cour et la poésie ; à Jéna, l’université et la philosophie. Là nous voyons les plus grands poètes allemands, ici les plus grands savans. C’est en 1794 que Fichte commença son cours à Jéna. L’époque est significative et explique l’esprit de ses écrits d’alors, ainsi que les tribulations auxquelles il fut en butte depuis ce temps, et qui le firent succomber quatre ans plus tard ; car c’est en 1798 que s’élevèrent contre lui les accusations d’athéisme, qui lui attirèrent des persécutions insoutenables, et déterminèrent son départ de Jéna. Cet évènement, le plus remarquable de la vie de Fichte, a aussi une importance générale, et nous ne pouvons nous dispenser d’en parler. C’est ici que viennent se placer naturellement les idées de Fichte sur la nature de Dieu.

Fichte fit imprimer dans le Journal philosophique, qu’il publiait alors, un article intitulé : Développement de l’idée de religion, que lui avait envoyé un nommé Forberg, instituteur à Saalfeld. Il joignit à cet article une petite dissertation explicative qui avait pour titre : Des raisons que nous avons de croire à un gouvernement du monde par Dieu.

Les deux articles furent confisqués par le gouvernement de Kur-Saxe, comme entachés d’athéisme. Arriva en même temps de Dresde un réquisitoire enjoignant à la cour de Weimar de punir sérieusement le professeur Fichte. Il est vrai que la cour grand-ducale ne se laissa point fourvoyer par une pareille intimation ; mais comme Fichte fit en cette occasion les plus grandes bévues, et qu’entre autres il écrivit un Appel au public, sans demander l’aveu de l’autorité officielle, cette démarche changea les dispositions du gouvernement de Weimar, et pressé par les instances du dehors, il résolut d’admonester par une bénigne remontrance l’imprudent professeur. Mais Fichte, qui se croyait dans son droit, ne voulut point endurer patiemment la réprimande et quitta Jéna. À en juger d’après ses lettres, il fut surtout blessé par la conduite de deux hommes auxquels leur position officielle donnait voix très importante dans son affaire, et ces deux hommes étaient Sa Révérence le conseiller consistorial supérieur Herder et Son Excellence le conseiller intime de Goëthe. Mais tous deux furent suffisamment justifiables. C’est chose touchante de voir dans les lettres posthumes de Herder combien ce pauvre homme était embarrassé avec les candidats en théologie qui, après avoir étudié à Jéna, venaient devant lui à Weimar pour subir leur examen de prédicateurs protestans. Il n’osait plus leur poser une seule question sur le Christ, fils de Dieu, et se trouvait trop content quand on lui accordait l’existence du père. Pour Goëthe, il s’exprime ainsi qu’il suit sur cet évènement dans ses Mémoires :

« À Jéna, après le départ de Reinhold, qui fut considéré à bon droit comme une grande perte pour l’Académie, on appela avec hardiesse et même avec audace, pour le remplacer, Fichte, qui avait manifesté dans ses écrits de la grandeur, mais peut-être pas assez de ménagement pour les sujets les plus importans en fait de mœurs et de politique. C’était une des personnalités les plus recommandables qu’on ait jamais vues, et l’on n’avait rien à reprendre à ses opinions considérées d’une manière supérieure ; mais comment aurait-il pu rester sur un pied d’égalité avec le monde qu’il regardait comme sa création, comme sa chose ?

« Comme on l’avait chicané sur les heures qu’il avait choisies pour son cours dans la semaine, il se mit en tête de faire le dimanche des leçons pour lesquelles il rencontra des obstacles. On était à peine parvenu à aplanir, non sans peine pour l’autorité supérieure, de petites contrariétés et de plus grandes qui en étaient résultées, quand les assertions du professeur sur Dieu et sur les choses divines, à l’égard desquelles il eût sans doute mieux valu observer un silence prudent, nous attirèrent du dehors des invitations désagréables.

« Fichte avait osé, dans son Journal philosophique, s’exprimer sur Dieu et sur les choses divines d’une manière qui paraissait contredire le langage usité pour de tels mystères. On le blâma ; sa défense n’améliora pas l’affaire, parce qu’il y mit de la passion, sans se douter des bonnes dispositions qu’on avait ici à son égard, quoiqu’on sût bien interpréter ses pensées et ses paroles. On ne pouvait à la vérité le lui faire savoir crûment, et il soupçonnait aussi peu qu’on cherchait à le servir à l’amiable. Les paroles pour et contre, les doutes, les affirmations, les confirmations et résolutions se croisèrent à l’académie en une foule de propos peu certains : on parla d’une décision ministérielle, où il n’était pas question de moins que d’une réprimande publique à laquelle Fichte devait s’attendre. Il perdit alors toute modération, et se crut autorisé à adresser au ministère une lettre fougueuse où, supposant cette mesure comme certaine, il déclarait, avec une morgue violente, qu’il ne souffrirait jamais pareille chose, qu’il préférait quitter sans plus tarder l’académie, ce qu’alors il ne ferait pas seul, attendu que plusieurs professeurs étaient d’accord pour s’en aller en même temps que lui.

« Dès lors, la bonne volonté qu’on avait pour lui se trouva traversée et même paralysée. Il ne restait plus ni échappatoire ni compromis possible. Le parti le plus doux était de lui donner sur-le-champ sa démission. Ce n’est que lorsque le mal fut sans remède qu’il connut la tournure qu’on avait désiré donner à l’affaire, et il regretta sa précipitation comme nous la regrettions aussi. »

N’est-ce pas là, corps et âme, le Goëthe ministériel avec ses accommodemens et ses prudentes réticences ? Il ne blâme pas au fond Fichte d’avoir dit ce qu’il pensait, mais de l’avoir dit sans le déguisement des locutions d’usage. Ce n’est pas la pensée qu’il censure, c’est la parole. Que le déisme fût ruiné dans le monde des penseurs allemands, c’était, comme je l’ai déjà dit, le secret de tout le monde, secret qu’il ne fallait pourtant pas crier sur la place publique. Goëthe était aussi peu déiste que Fichte, car il était panthéiste ; mais des hauteurs du panthéisme, Goëthe pouvait voir mieux qu’un autre l’inconsistance ridicule de la philosophie de Fichte, et cela arrachait un sourire à ses gracieuses lèvres. Quant aux juifs, et tous les déistes le sont en fin de compte, la doctrine de Fichte était pour eux une abomination ; aux yeux du grand païen, elle n’était que folie. Le grand païen est en effet le nom qu’on avait donné en Allemagne à Goëthe. Pourtant ce nom n’est pas tout-à-fait juste. Le paganisme de Goëthe est singulièrement modifié. Sa vigoureuse nature païenne se manifeste dans sa conception claire et pénétrante de tous les faits extérieurs, de toutes les couleurs, de toutes les formes ; mais le christianisme lui a conféré en même temps une intelligence plus profonde ; le christianisme l’a initié, malgré sa répugnance, dans les secrets du monde des esprits. Goëthe, lui aussi, avait bu le sang du Christ, et c’est ce qui lui fit entendre les voix les plus secrètes de la nature, semblable à Siegfried, héros des Nibelungen, qui comprit la langue des oiseaux, aussitôt qu’une goutte du sang du dragon mourant eut mouillé ses lèvres. C’est une chose remarquable que cette nature païenne de Goëthe toute saturée de notre sentimentalité chrétienne, que ce marbre antique, animé de pulsations modernes ; que ces souffrances du jeune Werther qu’il éprouva aussi vivement que les joies d’un dieu de la vieille Grèce. Le panthéisme de Goëthe est donc très différent de celui des païens. Pour résumer mes idées, Goëthe était le Spinosa de la poésie ; tous ses écrits sont animés du même souffle qui nous frappe quand nous lisons les œuvres de Spinosa. L’hommage que Goëthe rendit à la doctrine de Spinosa ne peut être l’objet d’un doute. Au moins s’en occupa-t-il pendant toute sa vie : au commencement de ses Mémoires, comme dans le dernier volume qui vient de paraître, il l’a reconnu avec une franchise toujours égale. Je ne sais plus où j’ai lu que Herder, impatienté de le voir continuellement occupé de Spinosa, s’écria un jour : « Si Goëthe pouvait une fois prendre un autre livre latin que celui de Spinosa ! » Du reste, cela ne s’applique pas seulement à Goëthe, mais à une foule de ses amis, connus plus ou moins comme poètes, qui s’attachèrent de bonne heure au panthéisme. Cette doctrine fleurit pratiquement dans l’art allemand, avant d’arriver chez nous à la puissance comme théorie philosophique. Au temps même de Fichte, quand l’idéalisme se glorifiait à l’apogée le plus élevé dans le domaine de la philosophie, il était violemment détruit dans le domaine de l’art, et c’est alors qu’éclata chez nous cette fameuse révolution artistique qui n’est pas encore terminée aujourd’hui, et qui commence au combat des romantiques contre l’ancien régime classique, aux émeutes des Schlegel.

Dans le fait, nos premiers romantiques agirent par un instinct panthéistique qu’eux-mêmes ne comprirent pas. Le sentiment qu’ils crurent une tendresse renaissante pour le bon temps du catholicisme avait une origine plus profonde qu’ils ne le soupçonnaient. Leur respect, leur prédilection pour les traditions du moyen-âge, pour les croyances populaires, pour la diablerie, la magie et la sorcellerie, tout cela ne fut qu’un amour réveillé subitement et à son insu pour le panthéisme des vieux Germains ; et dans ces figures indignement barbouillées et méchamment mutilées, ils n’aimèrent véritablement que la religion anté-chrétienne de leurs pères. Je dois rappeler ici ma première partie où j’ai montré comment le christianisme avait absorbé les élémens de la vieille religion germanique, comment, après une outrageante transformation, ces élémens s’étaient conservés dans les croyances populaires du moyen-âge, de sorte que le vieux culte de la nature fut considéré comme impure et méchante magie, les vieux dieux ne furent plus que de vilains diables, et les chastes prêtresses d’infâmes sorcières. De ce point de vue, les aberrations de nos romantiques peuvent être jugées plus favorablement qu’on ne le fait d’ordinaire. Ils voulurent restaurer le moyen-âge catholique, parce qu’ils sentaient qu’il y avait là beaucoup des souvenirs sacrés de leurs premiers ancêtres et de leur nationalité primitive, conservés sous d’autres formes. Ce furent ces reliques souillées et mutilées qui éveillèrent dans leur âme une si vive sympathie, et ils détestèrent le protestantisme et le libéralisme qui s’efforçaient de démolir ces restes sacrés du germanisme avec tout le passé catholique.

Je reviendrai plus tard sur ce sujet. Il me suffit de dire ici que, dès le temps de Fichte, le panthéisme pénétrait dans l’art allemand, que même les romantiques catholiques suivaient à leur insu cette tendance, et que Goëthe l’exprima de la manière la plus prononcée. C’est ce qu’on voit déjà dans son Werther, où il aspire à s’identifier amoureusement avec la nature. Dans Faust, il cherche à établir avec elle des rapports par une voie plus mystique et audacieusement immédiate. Il conjure les forces secrètes de la terre par les formules du Hœllenzwang, livre de magie qu’on m’a montré un jour dans une vieille bibliothèque de couvent, où il était enchaîné ; le titre représente le roi du feu, aux lèvres duquel pend un cadenas, et sur sa tête est perché l’oiseau Pic, tenant dans son bec la baguette divinatoire. Mais c’est dans ses chansons que ce panthéisme de Goëthe perce de la façon la plus pure et la plus aimable. La doctrine de Spinosa est sortie de la chrysalide mathématique, et voltige autour de nous sous la forme d’une chanson de Goëthe. De là la fureur des orthodoxes et des piétistes contre cette chanson. Ils essaient de saisir avec leurs pieuses pattes d’ours ce papillon qui leur échappe sans cesse ; car rien n’est si légèrement ailé, si éthéré qu’une chanson de Goëthe. Les Français n’en peuvent avoir aucune idée s’ils ne connaissent pas la langue. Ces chansons ont un charme inexprimable ; le rhythme harmonieux du vers vous enlace comme les bras d’une maîtresse bien-aimée ; le mot vous caresse, tandis que la pensée presse ses lèvres sur votre ame.

Nous ne voyons donc, dans la conduite de Goëthe à l’égard de Fichte, aucun des motifs haineux que beaucoup de contemporains y relevèrent avec un langage bien plus haineux encore. Ils n’avaient pas compris la différence qui séparait la nature de ces deux hommes. Les plus modérés interprétèrent mal le calme de Goëthe, quand plus tard Fichte fut vivement inquiété et persécuté. Ils ne surent pas apprécier la situation du premier. Ce géant était ministre dans un état nain ; il n’avait pas ses mouvemens libres. On disait du Jupiter olympien, que Phidias avait fait assis, qu’il ferait éclater la voûte du temple, s’il lui arrivait de se lever. C’était tout-à-fait la position de Goëthe à Weimar. Si, voulant sortir de son calme accroupi, il se fut dressé de toute sa hauteur, il eût crevé le faîte de l’état, ou, ce qui est plus vraisemblable, il s’y serait brisé la tête. Et il aurait couru un tel risque pour une doctrine qui n’est pas seulement erronée, mais bien aussi ridicule ! Le Jupiter allemand resta tranquillement assis, et se laissa tranquillement adorer et encenser.

Je m’éloignerais trop de mon sujet si je me plaçais au point de vue des intérêts de l’art à cette époque, pour justifier encore plus complètement la conduite de Goëthe dans cette affaire de Fichte. Une seule circonstance parle en faveur de celui-ci, c’est que l’accusation n’était qu’un prétexte qui cachait la battue des traqueurs politiques ; car on peut bien accuser d’athéisme un théologien, parce qu’il s’est engagé à enseigner certaines doctrines déterminées ; mais un philosophe n’a pris et n’a pu prendre aucun engagement de cette nature, et sa pensée est libre comme l’oiseau du ciel. C’est peut-être mal à moi, pour ménager les sentimens de quelques personnes et les miens propres, de ne pas citer ici tout ce qui expliquait et justifiait même cette accusation. Je me bornerai à rapporter ce seul passage de l’écrit incriminé :

« … L’ordre moral vivant et agissant est Dieu même : nous n’avons pas besoin d’autre dieu et ne pouvons pas en comprendre d’autre. Il n’y a dans la raison aucun motif pour sortir de cet ordre moral de l’univers, et pour, au moyen d’une conclusion de l’effet à la cause, admettre encore un être particulier comme source de cet effet. L’entendement sain ne tire donc certainement pas cette conclusion ; il n’y a qu’une philosophie de malentendu qui le fasse… »

Comme c’est l’ordinaire chez les hommes entêtés, Fichte, dans son Appel au public et dans sa réponse judiciaire, s’exprima d’une manière encore plus tranchante et plus crue, et en termes qui blessent nos sentimens les plus intimes. Nous qui croyons à un Dieu réel qui se révèle à nos sens dans l’étendue infinie, et à notre esprit dans la pensée infinie ; nous qui adorons un Dieu visible dans la nature, et qui entendons dans notre ame sa voix sacrée, nous sommes désagréablement affectés par ce ton tranchant, et même ironique, dont Fichte déclare notre Dieu une pure chimère. On ne sait, dans le fait, s’il y a ironie ou extravagance quand Fichte dégage entièrement Dieu de tout attribut quelconque, et qu’il lui refuse même l’existence, parce que l’existence est une notion sensible, et qu’elle n’est même possible qu’à cette conclusion ! La doctrine de la science, dit-il, ne connaît d’autre mode d’exister qu’un mode sensible ; et comme on ne peut attribuer l’être qu’aux objets de l’expérience, ce titre ne peut convenir à Dieu. Donc le Dieu de Fichte n’a aucune existence, il n’est pas, il ne se manifeste que comme une pure action, comme un ordre des évènemens, ordo ordinans, comme la loi de l’univers.

C’est ainsi que l’idéalisme a filtré la divinité par toutes les abstractions possibles, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus rien. Désormais, chez vous à la place d’un roi, chez nous à la place d’un Dieu, c’est la loi seule qui régnera.

Quel est le plus insensé, d’une loi athée, d’une loi qui n’a pas de Dieu, ou d’un Dieu-loi, Dieu qui n’est rien de plus qu’une loi ?

L’idéalisme de Fichte est une des erreurs les plus colossales que l’esprit humain ait jamais couvées. Il est plus athée et plus réprouvable que le matérialisme le plus massif. Ce qu’on nomme en France l’athéisme des matérialistes serait, comme je pourrais le démontrer facilement, encore quelque chose d’édifiant, une croyance pieuse, comparé aux conséquences de l’idéalisme transcendantal de Fichte. Ce que je sais bien au moins, c’est que ces deux doctrines me sont antipathiques. Elles sont anti-poétiques aussi. Les matérialistes français ont fait des vers aussi mauvais que ceux des idéalistes transcendantaux de l’Allemagne. Mais la doctrine de Fichte n’était pas dangereuse dans la politique du moment, et elle méritait encore moins d’être poursuivie comme telle. Pour être capable de s’égarer avec cette hérésie, il fallait être doué d’une perspicacité spéculative comme on la rencontre chez peu d’hommes. La grande masse, avec ses milliers de têtes épaisses, était inaccessible à cette ingénieuse erreur. Les idées de Fichte sur Dieu auraient dû être contredites par la voie rationnelle, et non par voie de police. Être accusé d’athéisme en philosophie était quelque chose de si étrange en Allemagne, que Fichte ne sut réellement pas d’abord ce qu’on lui voulait. Il répondit très justement que la question de savoir si une philosophie était athée sonnait aussi singulièrement à l’oreille d’un philosophe, que pour un mathématicien celle de savoir si un triangle était vert ou rouge.

Cette accusation avait donc ses raisons secrètes que Fichte comprit bientôt. Comme c’était l’homme le plus véridique du monde, nous devons accorder foi entière à une lettre écrite par lui à Reinhold, dans laquelle il parle de ces raisons secrètes. Cette lettre, datée du 22 mai 1799, pouvant nous peindre fidèlement toute l’époque et toute l’affliction de cet homme, nous allons en citer une partie.

« Le découragement et le dégoût me décidaient à prendre la résolution dont je t’avais déjà fait part, c’est-à-dire à m’éclipser tout-à-fait pendant quelques années. D’après ma manière de voir les choses, j’étais même convaincu que le devoir me commandait cette résolution, vu qu’au milieu de la fermentation actuelle, je ne serais pas entendu, et que je ne ferais qu’accroître cette fermentation, tandis que dans quelques années, quand le premier sentiment de surprise se serait apaisé, je pourrais parler avec une énergie d’autant plus grande… Aujourd’hui je pense autrement. Je ne dois plus me taire, car si je me tais actuellement, je ne pourrais plus reprendre la parole. Depuis l’alliance de la Russie avec l’Autriche, j’ai regardé comme vraisemblable ce qui est devenu pour moi une certitude depuis les derniers événemens, et surtout depuis l’affreux assassinat des ambassadeurs français (dont on se réjouit ici, et à propos duquel Schiller et Goëthe s’écrièrent : C’est très juste, il faut assommer ces chiens). J’ai donc la conviction que le despotisme va désormais se défendre d’une manière désespérée, qu’il atteindra ses conséquences par Paul et Pitt, que la base de son plan est de détruire la liberté d’opinion, et que les Allemands n’entraveront pas l’exécution de ce plan.

« Ne t’imagine pas, par exemple, que la cour de Weimar ait craint que ma présence empêchât l’affluence des étudians à l’université ; elle sait trop bien le contraire ; elle a été obligée de m’éloigner par suite du plan général, vigoureusement appuyé par la cour de Saxe. Bürscher de Leipzig, initié à ces secrets, a parié, dès la fin de l’année précédente, une somme considérable que je serais exilé avant l’année expirée. Voigt a été gagné depuis long-temps contre moi par Bürgsdorf. Le département des sciences à Dresde a fait savoir que quiconque tiendrait pour la nouvelle philosophie, n’obtiendrait pas d’avancement, ou devrait rétrograder, s’il était déjà avancé. On a même jugé inquiétantes, dans l’école libre de Leipzig, les explications de Rosenmüller. On y a réintroduit le catéchisme de Luther, et les professeurs ont été reportés aux livres symboliques. Cela gagnera et s’étendra… En somme, rien n’est plus sûr que le plus certain, c’est-à-dire que si les Français ne conquièrent pas une immense suprématie, et s’ils n’introduisent pas des changemens en Allemagne, du moins dans la plus grande partie, d’ici à quelques années, un homme connu pour avoir pensé une fois librement, ne trouvera plus en Allemagne un coin pour y reposer sa tête… Il y a pour moi une chose encore plus sûre que la plus certaine, c’est que, si je trouve quelque part un trou pour m’y caser, je ne compterais pas deux ans avant d’en être chassé, et il est dangereux de se faire chasser de plusieurs lieux ; c’est ce qu’enseigne l’exemple historique de Rousseau.

« Supposons que je me taise, que je n’écrive plus une seule ligne, me laissera-t-on tranquille à cette condition ? Je ne le crois pas, et en admettant que je le pusse espérer de la part des cours, le clergé, partout où j’irai, n’ameutera-t-il pas contre moi la populace, ne me fera-t-il pas lapider, et ensuite… ne supplieront-ils pas les gouvernemens de m’éloigner comme un homme qui excite des troubles ? Mais faut-il donc que je me taise alors ? Non, je ne le dois pas en vérité, car j’ai sujet de croire que si quelque chose peut être sauvé de l’esprit allemand, ce peut être par ma parole ; tandis que, par mon silence, la philosophie subirait une ruine complète et prématurée. Ceux dont je n’espère point qu’ils me laisseront exister dans mon silence, j’espère encore moins qu’ils me laisseront parler.

« Mais je les convaincrai de mon innocence… Cher Reinhold, comment peux-tu supposer à ces hommes de bonnes intentions pour moi ? Plus je me laverai, plus je me justifierai, plus ils deviendront noirs, et plus grand sera mon véritable crime. Je n’ai jamais cru qu’ils poursuivissent mon soi-disant athéisme : ce qu’ils poursuivent en moi, c’est le penseur libre qui commence à se rendre intelligible (un bonheur pour Kant fut l’obscurité de son style) ; ce qu’ils poursuivent en moi, c’est le démocrate ; ce qui les effraie comme un fantôme, c’est l’indépendance que ma philosophie éveille, et qu’ils pressentent confusément. »

Je ferai remarquer encore une fois que cette lettre n’est pas d’hier, qu’elle porte la date du 22 mai 1799. Pourtant les circonstances politiques dont il est fait mention dans plusieurs passages, ont une affligeante ressemblance avec l’état plus récent de l’Allemagne, avec cette seule différence qu’alors le sentiment de la liberté échauffait surtout les savans, les poètes et généralement les gens de lettres, tandis qu’il se manifeste aujourd’hui beaucoup moins parmi eux, mais bien plus dans la grande masse active, parmi les ouvriers et les gens de métiers. À l’époque de la première révolution, le sommeil le plus lourd, le plus allemand, pesait sur le peuple : dans toute la Germanie régnait une espèce de tranquillité brutale, mais le mouvement le plus puissant ébranlait notre littérature. L’auteur le plus solitaire, qui vivait dans le coin le plus reculé de l’Allemagne, prenait part à ce mouvement. Sans une connaissance exacte des événemens politiques, par suite d’une sorte d’affinité secrète, il en sentait l’importance sociale et l’exprimait dans ses écrits. Ce phénomène me fait penser aux grands coquillages marins que nous plaçons quelquefois comme ornemens sur nos cheminées, et qui, tout éloignés qu’ils puissent être de la mer, commencent à murmurer spontanément quand arrive l’heure du flux et que les flots se brisent contre le rivage. Quand la révolution se gonflait chez vous à Paris, ce grand océan d’hommes, qu’elle y rugissait et frappait, les cœurs allemands résonnèrent et murmurèrent chez nous… Mais ils étaient bien isolés, entourés de porcelaines insensibles, de tasses à thé, de cafetières et de pagodes chinoises qui balançaient mécaniquement la tête comme si elles eussent su ce dont il était question. Hélas ! cette sympathie révolutionnaire tourna fort mal pour nos pauvres prédécesseurs en Allemagne. Les gentillâtres et les cafards leur jouèrent les tours les plus lourds et les plus communs. Quelques-uns d’entre eux se sauvèrent à Paris, où ils tombèrent et moururent dans la misère. J’ai vu dernièrement un vieux compatriote aveugle, qui est resté à Paris depuis cette époque. Je l’ai vu au Palais-Royal où il était venu se réchauffer un peu au soleil ; c’était une chose douloureuse de le voir pâle et maigre, tâtonnant son chemin le long des maisons ; on me dit que c’était le vieux poète Heiberg. J’ai vu aussi naguère la mansarde où est mort le citoyen George Forster. Un sort plus cruel encore menaçait ceux des amis de la liberté qui étaient restés en Allemagne, si Napoléon et les Français ne se fussent hâté de nous vaincre. Napoléon ne se doutait certainement pas que lui-même avait été le sauveur de l’idéologie. Sans lui, le gibet et la roue auraient fait bonne raison de nos philosophes et de leurs idées. Pourtant les libéraux allemands, trop républicains pour courtiser Napoléon, trop généreux pour s’allier avec la domination étrangère, s’enveloppèrent dans un profond silence ; ils se traînèrent tristement, le cœur brisé, les lèvres fermées. Quand Napoléon tomba, on les vit sourire, mais de mélancolie, et ils se turent encore ; ils ne prirent aucune part à l’enthousiasme patriotique qui, avec permission des autorités supérieures, fit alors explosion en Allemagne ; ils savaient ce qu’ils savaient, et se turent. Comme ces républicains mènent une vie chaste et frugale ils parviennent d’ordinaire à un âge très avancé, et quand la révolution de juillet éclata, beaucoup d’entre eux étaient encore de ce monde, et à notre grande surprise, nous vîmes ces vieux originaux, qui avaient toujours apparu courbés et taciturnes, relever la tête, sourire amicalement à nous autres jeunes gens, nous serrer les mains et conter de joyeuses histoires. J’en entendis même un chanter ; car il nous chanta dans un café l’hymne marseillais, et c’est là que nous en apprîmes la mélodie et les belles paroles, et nous ne fûmes pas long-temps à le chanter mieux que le vieillard, car, aux plus belles strophes, il riait comme un insensé, ou pleurait comme un enfant. Il est toujours heureux que de semblables têtes grises restent en vie pour apprendre les chants aux jeunes gens. Nous ne les oublierons pas, et quelques-uns d’entre nous les feront chanter aux petits-fils qui ne sont pas encore nés ; mais beaucoup d’entre nous auront alors pourri soit dans les cachots de l’Allemagne, soit dans les mansardes de l’exil.

… Parlons philosophie. J’ai montré plus haut comment la philosophie de Fichte, bâtie avec les abstractions les plus menues, offrait néanmoins une inflexibilité de fer dans ses conséquences qui se portaient aux extrémités les plus audacieuses ; mais un beau matin nous aperçûmes en elle un grand changement : elle commença à s’amollir, à devenir doucereuse et modeste. Le Titan idéaliste qui, avec l’échelle des pensées, avait escaladé le ciel, et d’une main téméraire avait plongé dans le vide céleste, devient maintenant quelque chose de courbé, d’humblement chrétien, qui soupire beaucoup d’amour. C’est la seconde période de Fichte qui nous convient fort peu ici. Son système entier subit les plus étranges modifications. C’est à cette époque qu’il écrivit la Destination de l’homme, qu’on vous a traduite dernièrement. L’Instruction pour parvenir à la vie bien-heureuse est un livre de même espèce, qui appartient également à cette période.

Fichte, homme opiniâtre, ce qui va sans dire, ne voulut jamais convenir de cette grande transformation. Il soutint que sa philosophie était toujours la même, et que l’expression seule en était changée et améliorée. Il prétendait aussi que la philosophie de la nature, qui surgit alors en Allemagne et supplanta l’idéalisme, était tout-à-fait son propre système au fond, et que son élève, M. Joseph Schelling, qui s’était détaché de lui et avait introduit cette philosophie, n’avait fait que retourner les termes et étendre son ancienne doctrine par des additions fastidieuses.

Nous arrivons ici à une nouvelle phase de la pensée allemande. Nous venons de prononcer les noms de Joseph Schelling et de philosophie de la nature ; mais comme le premier est passablement inconnu ici, et que le mot philosophie de la nature n’est pas trop bien compris, il faut que j’en donne le sens. Nous ne pouvons sans doute épuiser cette matière dans cette esquisse ; nous ne voulons que prévenir aujourd’hui quelques erreurs, et attirer un peu l’attention sur l’importance sociale de cette philosophie.

Il faut d’abord convenir que Fichte n’avait pas grand tort de soutenir que la doctrine de M. Joseph Schelling était tout-à-fait la sienne, mais autrement formulée et augmentée. Fichte, tout comme M. Joseph Schelling, enseignait : qu’il n’existe qu’un seul être, le moi, l’absolu ; il enseignait également l’identité de l’idéal et du réel. Dans la Doctrine de la science, comme je l’ai démontré, Fichte, au moyen d’un acte intellectuel, avait voulu construire le réel par l’idéal. M. Joseph Schelling a renversé la chose, il a cherché à faire sortir l’idéal du réel. Pour m’exprimer plus clairement, partant du principe que la pensée et la nature ne sont qu’une seule et même chose, Fichte arrive, par l’opération de l’esprit, au monde des faits ; par la pensée, il crée la nature ; par l’idéal, le réel. Pour M. Schelling au contraire, pendant qu’il part du même principe, le monde des faits se résout en pures idées, la nature en pensée, le réel en idéal. Ces deux tendances de Fichte et de M. Schelling se complètent donc jusqu’à un certain point ; car, en admettant une fois ce principe supérieur dont je viens de parler, la philosophie pouvait se diviser en deux parties, dans l’une desquelles on démontrerait comment de l’idée résulte la nature, et dans l’autre comment la nature devient pure idée. La philosophie a donc pu se partager en idéalisme transcendantal et en philosophie de la nature. Aussi M. Schelling a-t-il réellement reconnu ces deux faces, et il a démontré la dernière dans ses Idées pour servir à une philosophie de la nature, et la première dans son Système de l’idéalisme transcendantal.

Je ne parle de ces deux ouvrages, dont l’un parut en 1797 et l’autre en 1800, que parce que ces deux faces réciproquement complémentaires sont exprimées dans le titre même, et non parce qu’ils contiennent un système complet. Non ; un tel système ne se trouve dans aucun des livres de Schelling. Il n’y a point chez lui, comme chez Kant et chez Fichte, d’ouvrage principal qu’on puisse considérer comme le point central de sa philosophie. Il serait injuste de juger M. Schelling d’après le contenu d’un livre, et à la rigueur de la lettre. Il faut plutôt lire ses livres d’une manière chronologique, y poursuivre la formation progressive de sa pensée, et s’attacher ensuite à son idée fondamentale. Il ne me paraît pas moins nécessaire de distinguer souvent chez lui là où cesse la raison et où la poésie commence ; car M. Schelling est un de ces êtres auxquels la nature a donné plus de goût pour la poésie que de puissance poétique, et qui, incapables de satisfaire les filles du Parnasse, se sont enfuis dans les forêts de la philosophie, et y contractent avec des Hamadryades abstraites les liaisons les plus infécondes. Leur sentiment est poétique ; mais l’instrument, la parole, est faible : ils aspirent inutilement vers une forme artistique par laquelle ils puissent communiquer leurs pensées et leurs connaissances. La poésie est à la fois le côté fort et faible de M. Schelling ; c’est par là qu’il se sépare de Fichte, autant à son profit qu’à son désavantage. Fichte n’est que philosophe, et sa puissance consiste en dialectique, sa force en démonstrations. Mais c’est là le côté faible de M. Schelling ; il vit davantage dans les contemplations intuitives ; il ne se sent pas chez lui dans les hautes régions de la froide logique, il s’esquive volontiers dans les vallons fleuris du symbolisme, et sa force philosophique gît dans l’art de construire. Mais cette aptitude est une faculté de l’esprit qu’on trouve aussi souvent chez les poètes médiocres que chez les meilleurs philosophes.

D’après cette dernière indication, il devient clair que M. Schelling, dans cette partie de la philosophie qui n’est qu’idéalisme transcendantal, n’est resté qu’un écho de Fichte, mais que dans la philosophie de la nature, où il disposait des fleurs et des étoiles, il a dû s’épanouir et rayonner. Ses amis s’attachèrent aussi de préférence à ce côté de la philosophie, et le tumulte qui éclata en cette occasion n’était, en quelque sorte, qu’une réaction de la poétasserie contre la précédente philosophie abstraite de l’esprit. Comme des écoliers échappés qui ont soupiré tout le jour dans des salles étroites, sous le poids des syntaxes et des chiffres, les élèves de M. Schelling se ruèrent au milieu de la nature, dans le réel parfumé, coloré et resplendissant ; ils poussèrent des cris de joie, se roulèrent en culbutes, et firent un grand tapage.

L’expression « élèves de M. Schelling » ne doit pas non plus être prise ici dans le sens habituel. M. Schelling lui-même dit qu’il n’a voulu fonder qu’une école à la manière des anciens poètes, une école poétique où personne n’est astreint à aucune doctrine, à aucune discipline déterminée, mais où chacun obéit à l’esprit et le révèle à sa manière. Il aurait pu dire aussi qu’il fondait une école de prophètes où les inspirés commencent à prophétiser, selon leur caprice et dans le langage qui leur plaît. C’est ce que firent aussi les disciples que l’esprit du maître avait agités ; les têtes les plus bornées se mirent à prophétiser, chacune dans une langue particulière, et il arriva un grand jour de Pentecôte dans la philosophie.

Les choses les plus sublimes, les plus admirables, peuvent être gaspillées dans des mascarades et dans des niaiseries ; une troupe de misérables fourbes et de paillasses mélancoliques est en état de compromettre une grande idée : c’est ce que nous voyons à propos de la philosophie de la nature. Mais le ridicule que lui a préparé l’école des prophètes ou l’école poétique de M. Schelling ne peut réellement lui être imputé ; car l’idée de la philosophie de la nature n’est pas dans le fond autre chose que l’idée de Spinosa, le panthéisme.

La doctrine de Spinosa et la philosophie de la nature, telle que M. Schelling l’a exposée dans sa meilleure période, ne sont essentiellement qu’une seule et même chose. Les Allemands, après avoir dédaigné le matérialisme de Locke, et poussé jusqu’à ses dernières conséquences l’idéalisme de Leibnitz, qu’ils trouvèrent également stérile, sont venus à la fin au troisième fils de Descartes, à Spinosa. La philosophie a de nouveau accompli une grande rotation, et l’on peut dire que c’est la même qu’elle a déjà accomplie, il y a deux mille ans, en Grèce. Mais en examinant de plus près ces deux mouvemens, on y découvre une différence essentielle. Les Grecs eurent d’aussi hardis sceptiques que nous : les Eléates ont nié la réalité des choses sensibles aussi nettement que nos modernes idéalistes transcendantaux ; Platon a retrouvé, aussi bien que M. Schelling, le monde de l’esprit dans le monde des faits ; mais nous avons un avantage sur les Grecs, ainsi que sur l’école cartésienne, nous avons un avantage, et voici lequel :

Nous avons commencé notre rotation philosophique par une recherche des sources de nos connaissances, par l’examen de l’intelligence humaine, par la critique de la raison pure de notre Emmanuel Kant.

À propos de Kant, je dois ajouter aux observations précédentes que la seule preuve de l’existence de Dieu qu’il ait laissé subsister, la preuve dite morale, a été culbutée avec un grand éclat par M. Schelling ; mais j’ai déjà remarqué que cette preuve n’est pas d’une force singulière, et que Kant ne l’a peut-être accordée que par bonté d’âme. Le dieu de M. Schelling est le dieu-monde de Spinosa : au moins l’était-il en 1801, dans le second volume du Journal de Physique spéculative. Ici Dieu est l’identité absolue de la nature et de la pensée, de la matière et de l’esprit, et l’identité absolue n’est pas la cause du monde, mais elle est le monde-même : elle est donc le dieu-monde. Il n’existe en lui ni oppositions, ni séparations. L’identité absolue est aussi la totalité absolue. Un an plus tard, M. Schelling a développé son dieu encore davantage, dans le livre intitulé Bruno, ou du Principe divin et naturel des choses. Ce titre rappelle le plus noble martyr de notre doctrine, Giordano Bruno de Nola, de glorieuse mémoire. Les Italiens prétendent que M. Schelling a emprunté au vieux Bruno ses meilleures pensées et ils l’accusent de plagiat. Ils ont tort, car il n’y a pas de plagiat en philosophie. En 1804, le dieu de M. Schelling parut complètement fini dans un écrit intitulé : Philosophie et religion. C’est ici que nous trouvons dans son entier la doctrine de l’absolu exprimée en trois formules. La première est la catégorique : l’absolu n’est ni l’idéal ni le réel (ni esprit ni matière), mais il est l’identité de tous deux. La seconde formule est l’hypothétique : quand un sujet et un objet sont en présence, l’absolu est l’égalité essentielle de tous deux. La troisième formule est la disjonctive : il n’y a qu’un seul être, mais cet être unique peut être considéré en même temps, ou tour à tour, comme tout-à-fait idéal, ou tout-à-fait réel. La première formule est toute négative ; la seconde suppose une condition plus difficile à comprendre que la proposition elle-même, et la troisième formule est tout-à-fait celle de Spinosa : la substance absolue peut être reconnue comme pensée ou comme étendue. M. Schelling n’a donc pu s’avancer dans la voie philosophique plus loin que Spinosa, puisqu’on ne peut comprendre l’absolu que sous la forme de ces deux attributs, pensée et étendue. Mais M. Schelling abandonne maintenant la voie philosophique, et cherche à arriver par une sorte d’intuition mystique à la contemplation de l’absolu même ; il cherche à le contempler dans son point central, dans son essence, où il n’y a ni idéal ni réel, ni pensée, ni étendue, ni sujet, ni objet, ni esprit, ni matière, mais… que sais-je ? moi !

C’est là que cesse la philosophie chez M. Schelling, et que commence la poésie, je veux dire la folie. C’est là qu’il rencontre aussi le plus d’écho chez une foule d’extravagans qui se trouvent fort bien d’abandonner la réflexion calme, et d’imiter en quelque sorte ces derviches tourneurs qui pivotent et tourbillonnent jusqu’à ce que le monde objectif et subjectif échappe à leurs yeux, jusqu’à ce que ces deux mondes se fondent dans un rien blanchâtre qui n’est ni idéal ni réel, jusqu’à ce qu’ils voient quelque chose qui n’est pas visible, entendent ce qui n’est pas sensible, voient les sons et entendent les couleurs, jusqu’à ce qu’ils conçoivent l’absolu.

Je crois que cette tentative à concevoir intellectuellement l’absolu clôt la carrière philosophique de M. Schelling. Un plus grand penseur s’avance maintenant, qui a résumé la philosophie de la nature en un système solide, expliqué par cette synthèse tout le monde des faits, complété les grandes idées de son prédécesseur par des idées plus grandes, qui l’a introduite dans toutes les disciplines, et l’a par conséquent fondée scientifiquement. C’est un élève de M. Schelling qui, après s’être emparé, dans le domaine de la philosophie, de toute la puissance de son maître, a dépassé celui-ci, et fini par le rejeter dans l’obscurité. C’est le grand Hegel, le plus grand philosophe que l’Allemagne ait enfanté depuis Leibnitz. Il ne faut pas demander s’il domine de beaucoup Kant et Fichte. Pénétrant comme le premier, vigoureux comme le second, il possède en outre une tranquillité d’esprit constitutrice, une harmonie de pensée que nous ne trouvons pas chez Kant ni chez Fichte, parce que l’esprit révolutionnaire règne davantage chez ces derniers. On ne peut non plus comparer cet homme à son ci-devant maître M. Joseph Schelling, car Hegel était un homme de caractère ; et quoiqu’il ait, comme M. Schelling, prêté au statu quo de l’état et de l’église quelques justifications trop préjudiciables, il le fit, lui, pour un état qui rend hommage, du moins en théorie, au principe du progrès, et pour une église qui considère comme son élément vital le principe de libre examen ; et il a avoué toutes ses intentions. M. Schelling, au contraire, rampe dans les antichambres d’un absolutisme aussi pratique que théorique, et dans les antres du jésuitisme, il aide à forger des chaînes intellectuelles ; et puis il veut nous faire croire qu’il est toujours et invariablement le même qu’il fut jadis : il renie même sa qualité de renégat, et à l’opprobre de la défection il ajoute encore la lâcheté du mensonge.

Nous ne le dissimulons pas, aucun motif de piété ou de prudence ne nous engage à le taire : le penseur qui jadis développa le plus hardiment en Allemagne la religion du panthéisme, celui qui proclama le plus haut la sanctification de la nature et la réintégration de l’homme dans ses droits divins, ce penseur s’est fait l’apostat de sa propre pensée ; il a quitté l’autel que lui-même avait consacré ; il est rentré dans les étables religieuses du passé ; il est maintenant bon catholique et prêche un dieu extra-mondain, un dieu personnel qui a eu la folie de créer le monde. Les vieux croyans peuvent, s’ils le veulent, sonner les cloches et chanter leur Kyrie eleison en l’honneur d’une telle conversion… Cela ne prouve rien pour leur doctrine ; cela prouve seulement que l’homme tourne au catholicisme quand il est vieux et fatigué, que ses forces physiques et spirituelles l’abandonnent, qu’il ne peut plus ni jouir ni penser. Tant de penseurs libres se sont convertis au lit de mort !… Mais du moins ne vous en vantez pas. Ces légendes de conversions appartiennent tout au plus à la pathologie et ne rendraient qu’un mauvais témoignage en faveur de votre cause. Enfin, elles ne prouvent après tout qu’une chose, c’est qu’il vous fut impossible de convertir ces penseurs, tant qu’ils vécurent sains de corps et d’esprit.

Ballanche a dit, je crois, que c’est une loi de la nature que les initiateurs meurent aussitôt après avoir accompli leur œuvre d’initiation. Hélas ! mon cher M. Ballanche, cela n’est vrai qu’en partie, et je pourrais soutenir avec plus de raison que, lorsque l’œuvre d’initiation est accomplie, l’initiateur meurt… ou se fait apostat. Et peut-être pourrions-nous ainsi adoucir jusqu’à un certain point le jugement sévère que l’Allemagne intelligente porte sur M. Schelling ; nous pourrions peut-être changer en douce commisération ce mépris accablant qui pèse sur lui ; et sa désertion de sa propre doctrine, nous l’expliquerions comme la suite de cette loi naturelle, qui veut que l’homme qui a consacré toutes ses forces à l’expression ou à l’exécution d’une idée, cette tâche une fois accomplie, tombe épuisé dans les bras de la mort ou dans ceux de ses ci-devant adversaires.

Après une semblable explication, nous comprendrons peut-être d’autres phénomènes plus crians de cette époque, qui nous affligent profondément. Nous comprendrons alors pourquoi des hommes qui ont tout sacrifié pour leur opinion, qui ont combattu et souffert pour elle, alors qu’ils ont enfin vaincu, abandonnent cette opinion et passent dans le camp ennemi ! Après une pareille déclaration, je dois aussi faire remarquer que ce n’est pas seulement M. Schelling, mais bien en quelque sorte aussi Kant et Fichte qu’on peut accuser de défection. Fichte est mort encore assez à temps pour que sa déviation de sa propre philosophie ne fût pas trop éclatante ; et Kant a été infidèle à la Critique de la raison pure, quand il a écrit la Critique de la raison pratique. L’initiateur meurt… ou devient apostat.

Je ne sais comment il se fait que ces dernières lignes agissent d’une manière si mélancolique, si amollissante, sur mon âme, que je ne me sens plus en ce moment la force de consigner ici les autres vérités qui regardent le M. Schelling actuel. Louons donc plutôt le Schelling d’autrefois, dont la mémoire rayonnera éternellement dans les annales de la pensée allemande ; car le Schelling d’autrefois représente, tout comme Kant et Fichte, une des grandes phases de notre révolution philosophique que j’ai comparée dans ces pages avec les phases de la révolution politique de France. Dans le fait, quand on voit dans Kant la convention terroriste, dans Fichte l’empire napoléonien, on trouve dans M. Schelling cette réaction qui suivit l’empire. Mais ce fut d’abord une restauration dans un meilleur sens. M. Schelling rétablit la nature dans ses droits légitimes, il voulut une réconciliation entre l’esprit et la nature, il chercha à les réunir tous deux dans l’éternelle âme du monde. Il restaura cette grande philosophie de la nature que nous trouvons déjà chez les anciens philosophes grecs, avant Socrate. Il restaura cette grande philosophie de la nature qui, germant sourdement de la vieille religion panthéiste des Allemands, annonça, dès le temps de Paracelse, les fleurs les plus belles, mais fut étouffée par l’introduction du cartésianisme. Hélas ! et à la fin il restaura des choses par lesquelles il peut encore être comparé dans le plus mauvais sens à la restauration française. Mais la raison publique ne le souffrit pas plus long-temps ; il fut honteusement renversé du trône de la pensée ; Hegel, son major domus, lui enleva sa couronne et le rasa ; et depuis ce temps, Schelling déposé a vécu comme un pauvre frère lai, au milieu des prêtraillons de Munich, ville qui conserve dans son nom allemand son béat caractère, et s’appelle en latin Monacho monachorum. C’est là que je l’ai vu errer comme un fantôme avec ses grands yeux pâles et son visage abattu et amorti, image douloureuse d’une royauté déchue. Pour Hegel, il se fit couronner, et malheureusement oindre aussi quelque peu à Berlin, et il régna depuis lors sur la philosophie allemande.

Notre révolution philosophique est terminée ; Hegel a fermé ce grand cercle. Nous ne voyons plus maintenant que développemens et perfectionnemens de la philosophie de la nature. Celle-ci, comme je l’ai déjà dit, a pénétré dans toutes les sciences et y a produit les résultats les plus extraordinaires et les plus grandioses. Il a fallu, comme je l’ai aussi indiqué, supporter en revanche beaucoup de manifestations contrariantes. Tous ces faits se sont produits en si grand nombre et sous tant de formes, qu’il faudrait un livre exprès pour les décrire. C’est ici la partie véritablement intéressante et colorée de notre histoire philosophique. Je suis pourtant convaincu qu’il sera plus utile pour les Français de n’en rien connaître (au moins pour le moment), car ces explications pourraient contribuer à embrouiller encore plus les têtes en France ; beaucoup de notions de la philosophie de la nature, détachées de leur ensemble, pourraient faire beaucoup de mal chez vous. Je sais au moins que, si vous aviez connu, il y a quatre ans, une partie de cette philosophie, vous n’auriez jamais pu faire la révolution de juillet. Il fallait, pour cette circonstance, une concentration de pensées et de forces, une généreuse unité, une certaine vertu, une irréflexion suffisante, telle que votre vieille école pouvait seule le permettre. Des données philosophiques qui servent au besoin à justifier la légitimité et la doctrine de l’incarnation, auraient étouffé votre enthousiasme et paralysé votre courage. Je regarde donc comme un fait très important dans l’histoire du monde, que votre grand éclectique, qui voulait alors vous enseigner la philosophie allemande, n’en ait pas compris le premier mot. Son ignorance providentielle fut salutaire à la France et à toute l’humanité.

Hélas ! la philosophie de la nature qui, dans mainte région de la science, et surtout dans les sciences naturelles, a produit les fruits les plus magnifiques, a engendré ailleurs l’ivraie la plus nuisible. Pendant que Oken, un des plus grands penseurs et des plus grands citoyens de l’Allemagne, découvrait de nouveaux mondes d’idées et exaltait la jeunesse allemande pour les droits imprescriptibles du genre humain, pour la liberté et pour l’égalité… hélas ! à la même époque, Adam Müller enseignait, d’après les principes de la philosophie de la nature, qu’il fallait parquer les peuples comme des troupeaux… À la même époque, M. Goerres prêchait l’obscurantisme du moyen-âge, en partant de cette idée philosophique : que l’état n’est qu’un arbre et qu’il doit, dans sa distribution organique, avoir aussi un tronc, des branches et des feuilles, ce qu’on trouvait si admirablement dans la hiérarchie des corporations du moyen-âge… À la même époque, un autre philosophe de la nature, M. Steffens, proclamait le principe en vertu duquel la classe des paysans doit être distinguée de la noblesse parce que le paysan a reçu de la nature le droit de travailler sans jouir, et le noble celui de jouir sans travailler… Tout récemment, il y a de cela quelques mois, un gentillâtre de Westphalie, maître sot, a publié un mémoire dans lequel il supplie le gouvernement de sa majesté le roi de Prusse d’avoir égard au parallélisme conséquent que la philosophie démontre dans l’organisme du monde, et de faire des séparations politiques plus sévères, vu qu’à l’instar de ce qui se voit dans la nature, où sont les quatre élémens, le feu, l’air, l’eau et la terre, il y a dans la société quatre élémens analogues qui sont la noblesse, le clergé, les bourgeois et les paysans.

Quand on vit bourgeonner de l’arbre philosophique des folies aussi affligeantes, qui s’épanouirent en fleurs empoisonnées ; quand on remarqua surtout que la jeunesse allemande, abîmée dans les abstractions métaphysiques, oubliait les intérêts les plus pressans de l’époque, et qu’elle était devenue inhabile à la vie pratique, les patriotes et les amis de la liberté durent éprouver un juste ressentiment contre la philosophie, et quelques-uns ont été jusqu’à rompre avec elle comme avec un jeu frivole et stérile en résultats.

Nous ne serons pas assez sot pour réfuter sérieusement ces mécontens. La philosophie allemande est une affaire importante qui regarde l’humanité tout entière, et nos arrière-neveux seront seuls en état de décider si nous méritons le blâme ou l’éloge pour avoir travaillé notre philosophie en premier, et notre révolution ensuite. Il me semble qu’un peuple méthodique, comme nous le sommes, devait commencer par la réforme pour s’occuper ensuite de la philosophie, et n’arriver à la révolution politique qu’après avoir passé par ces phases. Je trouve cet ordre tout-à-fait raisonnable. Les têtes que la philosophie a employées à la méditation, peuvent être fauchées à plaisir par la révolution ; mais la philosophie n’aurait jamais pu employer les têtes que la révolution aurait tranchées auparavant. Pourtant n’ayez, mes chers compatriotes, aucune inquiétude, la révolution allemande ne sera ni plus débonnaire ni plus douce, parce que la critique de Kant, l’idéalisme, transcendantal de Fichte et la philosophie de la nature l’auront précédée. Ces doctrines ont développé des forces révolutionnaires qui n’attendent que le moment pour faire explosion, et remplir le monde d’effroi et d’admiration. Alors apparaîtront des kantistes qui ne voudront pas plus entendre parler de piété dans le monde des faits que dans celui des idées, et bouleverseront sans miséricorde, avec la hache et le glaive, le sol de notre vie européenne pour en extirper les dernières racines du passé. Viendront sur la même scène des fichtéens armés, dont le fanatisme de volonté ne pourra être maîtrisé ni par la crainte ni par l’intérêt ; car ils vivent dans l’esprit et méprisent la matière, pareils aux premiers chrétiens qu’on ne put dompter ni par les supplices corporels ni par les jouissances terrestres. Oui, de tels idéalistes transcendantaux, dans un bouleversement social, seraient encore plus inflexibles que les premiers chrétiens ; car ceux-ci enduraient le martyre pour arriver à la béatitude céleste, tandis que l’idéaliste transcendantal regarde le martyre même comme pure apparence, et se tient inaccessible dans la forteresse de sa pensée. Mais les plus effrayans de tous seraient les philosophes de la nature, qui interviendraient par l’action dans une révolution allemande, et s’identifieraient eux-mêmes avec l’œuvre de destruction ; car si la main du kantiste frappe fort et à coup sûr, parce que son cœur n’est ému par aucun respect traditionnel ; si le fichtéen méprise hardiment tous les dangers, parce qu’ils n’existent point pour lui dans la réalité, le philosophe de la nature sera terrible en ce qu’il se met en communication avec les pouvoirs originels de la terre, qu’il conjure les forces cachées de la tradition, et peut évoquer celles de tout le panthéisme germanique. Alors s’éveille en lui cette ardeur de combat que nous trouvons chez les anciens Allemands, et qui veut combattre, non pour détruire, ni même pour vaincre, mais seulement pour combattre. Le christianisme a adouci jusqu’à un certain point cette brutale ardeur batailleuse des Germains ; mais il n’a pu la détruire, et quand la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattans, l’exaltation frénétique des Berserkers que les poètes du Nord chantent encore aujourd’hui. Alors, et ce jour, hélas ! viendra, les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux, essuieront de leurs yeux la poussière séculaire ; Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques. Quand vous entendrez le vacarme et le tumulte, soyez sur vos gardes, nos chers voisins de France, et ne vous mêlez pas de l’affaire que nous ferons chez nous en Allemagne : il pourrait vous en arriver mal. Gardez-vous de souffler le feu, gardez-vous de l’éteindre ; car vous pourriez facilement vous brûler les doigts. Ne riez pas de ces conseils, quoiqu’ils viennent d’un rêveur qui vous invite à vous défier de kantistes, de fichtéens, de philosophes de la nature ; ne riez point du poète fantasque qui attend dans le monde des faits la même révolution qui s’est opérée dans le domaine de l’esprit. La pensée précède l’action comme l’éclair le tonnerre. Le tonnerre en Allemagne est bien à la vérité allemand aussi : il n’est pas très leste, et vient en roulant un peu lentement ; mais il viendra, et quand vous entendrez un craquement comme jamais craquement ne s’est fait encore entendre dans l’histoire du monde, sachez que le tonnerre allemand aura enfin touché le but. À ce bruit, les aigles tomberont morts du haut des airs, et les lions, dans les déserts les plus reculés de l’Afrique, baisseront la queue et se glisseront dans leurs antres royaux. On exécutera en Allemagne un drame auprès duquel la révolution française ne sera qu’une innocente idylle. Il est vrai qu’aujourd’hui tout est calme, et si vous voyez çà et là quelques hommes gesticuler un peu vivement, ne croyez pas que ce soient les acteurs qui seront un jour chargés de la représentation. Ce ne sont que des roquets qui courent dans l’arène vide, aboyant et échangeant quelques coups de dent, avant l’heure où doit entrer la troupe des gladiateurs qui combattront à mort.

Et l’heure sonnera. Les peuples se grouperont comme sur les gradins d’un amphithéâtre, autour de l’Allemagne, pour voir de grands et terribles jeux. Je vous le conseille, Français, tenez-vous alors fort tranquilles, et surtout gardez-vous d’applaudir. Nous pourrions facilement mal interpréter vos intentions, et vous renvoyer un peu brutalement suivant notre manière impolie ; car, si jadis, dans notre état d’indolence et de servage, nous avons pu nous mesurer avec vous, nous le pourrions bien plus encore dans l’ivresse arrogante de notre jeune liberté. Vous savez par vous-mêmes tout ce qu’on peut dans un pareil état, et dans cet état vous n’y êtes plus… Prenez donc garde ! Je n’ai que de bonnes intentions et je vous dis d’amères vérités. Vous avez plus à craindre de l’Allemagne délivrée, que de la sainte-alliance tout entière avec tous les Croates et les Cosaques. D’abord, on ne vous aime pas en Allemagne, ce qui est presque incompréhensible, car vous êtes pourtant bien aimables, et vous vous êtes donné, pendant votre séjour en Allemagne, beaucoup de peine pour plaire, au moins à la meilleure et à la plus belle moitié du peuple allemand ; mais lors même que cette moitié vous aimerait, c’est justement celle qui ne porte pas d’armes, et dont l’amitié vous servirait peu. Ce qu’on vous reproche, au juste je n’ai jamais pu le savoir. Un jour, à Gœttingue, dans un cabaret à bierre, un jeune Vieille-Allemagne dit qu’il fallait venger dans le sang des Français le supplice de Konradin de Hohenstaufen que vous avez décapité à Naples. Vous avez certainement oublié cela depuis long-temps ; mais nous n’oublions rien, nous. Vous voyez que, lorsque l’envie nous prendra d’en découdre avec vous, nous ne manquerons pas de raisons d’Allemand. Dans tous les cas, je vous conseille d’être sur vos gardes ; qu’il arrive ce qu’il voudra en Allemagne, que le prince royal de Prusse ou le docteur Wirth parvienne à la dictature, tenez-vous toujours armés, demeurez tranquilles à votre poste, l’arme au bras. Je n’ai pour vous que de bonnes intentions, et j’ai presque été effrayé quand j’ai entendu dire dernièrement que vos ministres avaient le projet de désarmer la France…

Comme, en dépit de votre romantisme actuel, vous êtes nés classiques, vous connaissez votre Olympe. Parmi les joyeuses divinités qui s’y régalent de nectar et d’ambroisie, vous voyez une déesse qui, au milieu de ses doux loisirs, conserve néanmoins toujours une cuirasse, le casque en tête et la lance à la main.

C’est la déesse de la sagesse.


Henri Heine.
  1. Voyez les livraisons du 1er  mars et du 15 novembre.