L’Allemagne contemporaine. Études et Portraits/01

L’Allemagne contemporaine. Études et Portraits
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 97 (p. 516-551).
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L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE
ETUDES ET PORTRAITS

I.
DAVID FRIEDRICH STRAUSS

I. Das Leben Jesu, 1835. — II. Das neue Leben Jesu, 1804. — III. Das Leben Jesu für das deutsche Volk, 1864. — IV. Die christliche Glaubenslehre, 1840. — V. "Streitschriften, 1837. — VI. Charakteristiken und Kritiken, 1839. — VII. Zwei friedliche Blätter, 1839. — VIII. Christian Märklin, ein Lebens-und Charakterbild aus der Gegenwart, 1831. — IX. Der Romantiker auf dem Throne der Cäsaren, 1847. — X. Sechs theologisch-politische Volksreden, 1848. — XI. Ulrich von Hutten, 1858. — XII. Lessing’s Nathan der Weise, ein Vortrag, 1866. — XIII. Voltaire, sechs Vorträge, 1870. — XIV. Krieg und Friede, zwei Briefe an Herrn Renan, 1870.


I

Le nom de M. David Strauss est plus connu en France que ses écrits. Tout le monde sait qu’il est l’auteur d’une Vie de Jésus qui fut un événement et une date dans l’histoire de la théologie allemande. Ce livre ainsi que la Nouvelle vie de Jésus, qu’il fit paraître en 1864, ont été traduits en français. On n’a pas traduit jusqu’à ce jour ceux de ses ouvrages, théologiques, historiques ou littéraires, qui, destinés au grand public, sont parvenus, en Allemagne du moins, à leur adresse[1]. Toutefois il est permis de douter qu’en Allemagne même M. Strauss devienne jamais un écrivain populaire. Ce n’est pas le style qui lui manque ; il parle une langue nette, précise, ferme et vigoureuse, qui à défaut d’éclat et de flamme a de l’agrément, du trait et d’heureuses saillies. On ne saurait dire non plus qu’il se refuse à la popularité, qu’il la rebute ou la dédaigne. Il a prouvé le contraire en 1870 par les deux lettres qu’il a insérées dans la Gazette d’Augsbourg au commencement de la guerre, et que depuis il a rééditées au profit d’un hospice d’invalides. Il a tenu à montrer qu’il savait, lui aussi, la langue des geais, et il a fait sa partie dans ce grand concert. Le chant du cygne, disait le poète grec, vaut mieux que ces rauques croassemens qui s’éteignent dans les épaisses nuées.

Quand il est de sang-froid et qu’il ne se fait pas geai, M. Strauss est un grand critique ; c’est là son métier et sa gloire. Or la critique historique ne sera jamais populaire. Comme elle est de toutes les sciences la plus délicate, la plus déliée, elle n’a de crédit qu’auprès des esprits cultivés, qui savent apprécier la force des inductions, la valeur des analogies, et que leur raffinement rend sensibles aux finesses du raisonnement, aux preuves détournées, aux certitudes morales et conjecturales. Cette science subtile n’a pas seulement contre elle la difficulté de se faire comprendre ; elle est en butte à de mortelles inimitiés, car elle vit dans un train de guerre incessant avec cette puissance qu’on appelle la tradition, qui ne lui ménage pas les censures et les anathèmes. On a remarqué depuis longtemps qu’il y a beaucoup de gens destinés à raisonner mal, d’autres à ne point raisonner du tout, d’autres à persécuter ceux qui raisonnent. Il semblerait qu’en revanche la critique dût avoir pour amis tous les douleurs et les incroyans ; mais les incroyans, aujourd’hui surtout, ont la plupart une incrédulité de tempérament ou d’éducation qui se passe de preuves. Ils ne sentent pas le besoin de recourir à l’étude pour donner quelque autorité à leurs doutes ; s’ils ne croient pas, c’est qu’il leur est impossible de croire, c’est qu’ils vivent en l’an de grâce 1872, qu’ils sont nés dans le siècle des chemins de fer et du télégraphe électrique, et qu’ils lisent chaque matin un journal qui leur enseigne par occasion toute la physique qu’il est nécessaire de savoir pour ne plus admettre la multiplication des pains et le miracle de Cana. De quoi serviraient à leur hautaine et indolente mécréance des recherches approfondies sur l’âge apostolique ou sur la formation des Évangiles ?

Ainsi la critique n’a que de froids et dédaigneux amis dans ceux qui ne croient pas, elle a pour ennemis déclarés tous ceux qui croient ou qui veulent croire. C’est trop peu dire, elle est honnie non-seulement des hommes de tradition, mais des hommes de sentiment, qui ne savent pas précisément ce qu’ils croient, mais qui, jugeant de toutes choses en artistes, reprochent à la science de gâter l’histoire, de la dépouiller de sa poésie, de leur ôter des occasions d’admirer et de s’attendrir. Voltaire rapporte que le duc de La Ferté, pour flatter le goût de l’abbé Servien, qui aimait les émotions, lui dit un jour : — « Ah ! si vous aviez vu mon fils qui est mort à l’âge de quinze ans ! Faut-il que ce qu’il y a jamais eu de plus beau m’ait été enlevé ! » L’abbé Servien s’émut ; le duc de La Ferté, s’échauffant par ses propres paroles, s’attendrit aussi. Tous deux enfin se mirent à pleurer, après quoi le duc convint qu’il n’avait jamais eu de fils ; mais l’abbé avait cru, il avait pleuré, il entendait croire et pleurer encore. En vérité, le sort de la critique n’est pas enviable, puisqu’à tous les ennemis sérieux et respectables qu’elle peut avoir il faut ajouter les cœurs sensibles qu’elle effarouche ou scandalise, les politiques qui jugent certaines discussions dangereuses au bon ordre des sociétés, les indifférens qui n’admettent pas qu’on s’échauffe pour des questions qui ne les touchent point, enfin tous les paresseux d’esprit, lesquels, s’en tenant aux notions convenues, s’indignent qu’on prétende leur imposer l’effort de refaire leurs idées sur quoi que ce soit. Schleiermacher a prouvé jadis dans un sermon que les criminels sont moins nuisibles en ce monde que les paresseux. Les premiers se contentent de réclamer pour eux-mêmes la liberté de mal faire, les seconds refusent à leur prochain la liberté de bien faire ; amoureux de leur repos, ils maudissent comme un fléau public tous les esprits inquiets et actifs, toutes les vérités nouvelles qui pourraient agiter l’air autour d’eux. Le fait est qu’on peut compter les criminels, et que les paresseux sont légion.

Une autre circonstance qui a dû nuire à la popularité de M. Strauss, c’est qu’en matière de religion comme de politique il est demeuré Jusqu’à ces dernières années en dehors de tous les partis. Le gros public ne comprend que les grosses couleurs ; dans les affaires humaines et divines, comme en littérature, il n’admet que les genres tranchés, Il semblait que l’auteur d’un ouvrage de critique révolutionnaire devait être révolutionnaire en tout. M. Strauss n’a jamais été jacobin. En politique, il est conservateur libéral, et son libéralisme s’est montré très complaisant pour les faits accomplis et pour les hommes qui réussissent ; en religion, son radicalisme a des hésitations, des timidités, des retours imprévus, et se garde de pousser les choses à l’extrême. M. Strauss n’est pas, un homme facile à définir, non qu’il y ait en lui rien de louche, ni d’ambigu : sa première vertu est une parfaite franchise, une absolue sincérité, et les précautions diplomatiques lui sont inconnues ; mais son caractère offre un singulier mélange de passion et de flegme, d’ardeur militante et de raisonnement tranquille et rassis. Il a en quelque sorte l’imagination intermittente, son. style en fait loi, et ses audaces se ravisent. Le satyre de l’a fable lui pourrait reprocher de souffler tour à tour le froid et le chaud.

Beaucoup de lecteurs de la première Vie de Jésus se sont figuré sérieusement que M. Strauss était un sceptique qui niait jusqu’à l’existence du Christ, et on a pensé ne pouvoir le mieux réfuter qu’en lui démontrant à lui-même qu’il n’existait pas ; c’est une des misères des esprits supérieurs que d’être exposés à de pareilles interprétations. D’autres le tiennent pour un libre penseur, pour l’un des représentans les plus avancés de la philosophie hégélienne, et aujourd’hui cette philosophie est moins goûtée en France que jamais ; on s’en prend à elle de beaucoup de choses dont elle n’a point à répondre. Il serait bon de se dire qu’en Allemagne les sciences positives d’une part, le piétisme de l’autre, ont détrôné la philosophie, que la métaphysique y est tombée dans un profond discrédit, que depuis bientôt vingt ans l’hégélianisme est en disgrâce à Berlin, qu’à peine y a-t-il conservé quelques rares adhérens, petite église délaissée et gémissante, qu’au surplus les hommes qui gouvernent la Prusse ont en mépris toute spéculation, à l’exception de celles qui rapportent, et qu’en vérité Hegel n’est pour rien dans le bombardement de Strasbourg et de Paris. Pour ce qui est de M. Strauss, s’il a étudié la philosophie, il ne l’a point cultivée pour elle-même ; il a toujours été, il mourra théologien. Sans doute, à lire certains passages de ses livres, on la prendrait pour un hégélien de la stricte observance ; mais son hégélianisme est au service de sa théologie, ancilla theologiœ. Hegel a dit quelque part que bien que la philosophie soit une science, beaucoup de gens se refusent, à la traiter comme telle et ne l’étudient que dans l’espoir d’y trouver une religion. « Ils lui demandent, ajoutait-il, de leur remplacer la foi qu’ils ont perdue et de leur tenir lieu de pasteur. » Il a dit ailleurs : « Un bas raccommodé vaut mieux qu’un bas déchiré ; il n’en va pas. de même de la conscience. » M. Strauss ne s’est jamais senti tourmenté de ses doutes, il a toujours vécu en paix avec lui-même et avec son œuvre ; il n’a pas connu les tragiques souffrances d’une âme à qui sa foi vient à manquer et qui dans son naufrage se cramponne avec désespoir à quelque planche de salut. M. Strauss n’est pas un Saxon comme Luther, ni un Breton comme Lamennais : il est Souabe, et il y a dans le Souabe comme un parti-pris d’être heureux en dépit de tout ; mais ce Souabe a été vicaire dans un village, et en jetant le froc aux orties il n’a pas abjuré l’esprit ni les devoirs. de son ministère. Il se croit obligé de guérir les blessures qu’il fait, de raccommoder tant bien que mal les consciences qu’il a dérangées. À cet effet, il a puisé dans la philosophie hégélienne un corps de doctrine dont il s’est fait un credo, une sorte de catéchisme qu’il propose aux lecteurs de la Vie de Jésus pour leur tenir lieu de la foi qu’ils ont perdue. Tour à tour guerroyant ou pacifique, il a écrit des livres de controverse et de polémique audacieuse, des friedliche Blätter ou des messages de paix destinés à rassurer les épouvantes qu’il avait jetées dans les âmes, à dissiper les scandales qu’il avait causés. Un de ses ennemis l’a comparé à un médecin qui, l’épée au poing, assaillait le soir les passans dans la rue, et l’instant d’après ressortait de chez lui, sa trousse à la main, pour venir panser ses victimes.

Ceux qui ont beaucoup lu M. Strauss savent qu’en dépit des apparences il appartient à la classe des esprits tempérés, qu’il y a en lui du feuillant, et qu’il s’est toujours tenu en garde contre les entraînemens des esprits absolus. S’il a parlé de M. Louis Feuerbach, par exemple, avec une sympathie mêlée d’admiration, il n’a point suivi ce brillant et généreux talent dans les sentiers hasardeux où il est allé se perdre. Il a su reconnaître que la religion est plus qu’une vaine illusion, qu’elle a ses racines dans les profondeurs de la raison humaine, que ce serait peine perdue de vouloir l’en arracher. Il sait aussi que la tradition, la majesté des souvenirs et des noms consacrés, exercent un souverain empire avec lequel il faut compter, et cet empire, il le subit lui-même. Ce n’est point par prudence ni par habileté de conduite, c’est par une pente naturelle de sa pensée et de son cœur qu’il ne s’est pas enrôlé parmi les ennemis du christianisme, que ce fier Sicambre s’est toujours incliné respectueusement devant la grande figure du Nazaréen. En vain l’église lui a-t-elle crié anathème et l’a-t-elle mis au ban des fidèles ; il appelle de cet arrêt, il se dit croyant et chrétien. Le christianisme est, selon lui, indéfiniment perfectible ; il en apporte une nouvelle interprétation, c’est faire œuvre d’ami : on ne s’applique à réformer que ce qu’on aime.

Le malheur est qu’en pareil cas il ne suffit pas d’être sincère, il faut se faire croire. L’église, à laquelle M. Strauss a porté de terribles coups, se refuse à croire à la pureté de ses intentions, d’autant qu’il se glorifie également et du mal qu’il lui a fait et du bien qu’il se propose de lui faire. Les indifférens et les neutres, qui ne demanderaient pas mieux que de lui donner gain de cause, sont forcés de convenir que son credo est sujet à de grandes difficultés, que les espérances et les consolations qu’il offre aux fidèles ne valent pas celles qu’il leur ôte, qu’il paraît bien difficile de fonder une église sur des conjectures critiques et sur quelques théorèmes de philosophie, et qu’au train dont vont les choses humaines rien n’est plus déraisonnable que de rêver le règne universel et prochain de la raison. Quant aux philosophes, ils le taxent d’inconséquence ; ils lui représentent que son bon sens ne l’a pas su préserver de toutes les chimères, qu’il est insensé de vouloir rebâtir une maison quand on a commencé par en ruiner à jamais les fondemens, et de s’obstiner à s’appeler chrétien quand on s’est réduit à la pénible nécessité de chercher le Christ à tâtons dans le confus brouillard d’une légende. Philosophes et indifférens, tous reconnaissent la singulière puissance de son esprit, la parfaite intégrité de son caractère. Ses ennemis eux-mêmes, quand la passion ne les égare point, ne sauraient lui refuser leur estime ; — ils accordent à la théologie de ce chrétien interlope le même témoignage qu’un gentilhomme du siècle passé rendait à une femme qui avait eu des aventures, mais qui n’écoutait que son cœur et restait fidèle à l’objet de son choix. « C’est une personne estimable, disait-il, et qui vit le plus honnêtement qu’il est possible hors du mariage et du célibat. »

Dans l’intéressant écrit qu’il a consacré à la mémoire d’un de ses amis et de ses anciens condisciples, Christian Mærklin, M. Strauss nous renseigne sur sa propre jeunesse. Né d’une famille pieuse, voué de bonne heure à l’état ecclésiastique, il quittait à quatorze ans sa ville natale, Ludwigsburg, le Potsdam wurtembergeois, pour entrer dans l’un des quatre petits séminaires où se recrute chaque année et à tour de rôle le grand séminaire théologique de Tubingue. A la source même de la Blau, modeste affluent du Danube, dans une vallée alpestre profondément encaissée, le voyageur qui se rend d’Urach à Ulm rencontre la petite ville de Blaubeuren et un vieux couvent de bénédictins qui au XVIe siècle fut confisqué par la réforme et converti en école préparatoire de théologie protestante. A l’ombre de ces antiques et saintes murailles, dans cette solitude dont on pouvait dire « que les joies de la terre y étaient inconnues, que les vestiges des hommes du monde, des curieux et des vagabonds n’y paraissaient pas, » grandit et s’instruisit la jeunesse du futur auteur de la Vie de Jésus. La chère était maigre, la retraite profonde, la réclusion sévère, la discipline vraiment claustrale. Cependant l’esprit du siècle avait pénétré dans cette maison si bien réglée, où toutes les journées commençaient et finissaient par la prière. L’un des deux professeurs préposés à l’éducation de cette tribu de Lévi était Christian Baur, qui plus tard fonda la grande école critique de Tubingue ; encore inconnu, incertain de sa voie et la cherchant, plus habile peut-être à donner le pain aux forts que le lait aux enfans, il faisait participer ses élèves au travail de sa pensée et laissait percer dans ses leçons les curiosités qui l’agitaient. Quelques années après, M. Strauss devait retrouver Christian Baur à l’université de Tubingue, et de cet homme qui était non-seulement un savant, mais une conscience, il apprit plus que de tout autre le culte de la science sévère et désintéressée. Blaubeuren lui fut un séjour profitable dont il aime à se souvenir ; les eaux limpides et glacées de la Blau, les âpres rochers de la vallée, les forêts de hêtres et de pins qui les couronnent, tous ces témoins de sa jeunesse captive lui sont demeurés chers, et il a voulu les revoir. Toutefois il parle, sans les expliquer, de certaines mélancolies qui s’abattaient sur lui par instans et qu’il épanchait dans le cœur de son plus intime ami. Était-ce l’effort d’une âme encore nouée qui se débat contre son impuissance ? était-ce la sourde inquiétude d’un esprit qui se sent né pour quelque chose et comme attendu par sa destinée ? Il n’a pas encore deviné son propre secret, il interroge la vie et s’afflige de ses silences. Ce qui est digne de remarque et semble prouver qu’il y a dans le monde de mystérieux courans qui emportent les âmes malgré elles, c’est que l’élite de ces séminaristes, qui en 1821 étaient venus s’enfermer à Blaubeuren pour s’y préparer de loin à l’exercice du saint ministère, n’a fait que traverser l’église pour retourner au monde. On comptait parmi eux Wilhelm Zimmermann, Gustav Pfizer, Friedrich Vischer, Gustav Binder, Elsner, Mærklin, qui tous ont abandonné la chaire pour la politique, l’enseignement ou la plume. « Si en arrivant à Tubingue, dit à ce propos le biographe de Mærklin, nous avions trouvé dans le séminaire une section spéciale de philologie, combien de luttes intérieures n’auraient pas été sauvées à une partie d’entre nous ! combien de croix n’auraient pas été épargnées à notre sainte mère l’église ! »

M. Strauss a écrit sur Justinus Kerner, ce médecin magnétiseur doublé d’un poète romantique, une notice pleine de grâce, de belle humeur et de charme, l’une des productions les plus heureuses de sa plume. Il nous y apprend qu’en 1825, lorsqu’il quitta le petit séminaire pour le grand et l’école pour l’université, il avait encore toute la candeur de sa foi. « Par l’effet de l’éducation religieuse que j’avais reçue, nous dit-il, je croyais encore dans le sens enfantin du mot à la Bible comme à la parole de Dieu. » Les vocations se trahissent par des signes précurseurs, par des goûts et des dégoûts. Tubingue n’était pas encore ce foyer de science libre qu’il est devenu, les astres de première grandeur qui brillaient alors au ciel de l’Allemagne ne répandaient dans l’université souabe que de pâles et lointaines clartés ; Baur n’y avait pas fait son œuvre. Un vieux rationalisme rance greffé tant bien que mal sur la philosophie de Kant, s’y trouvait, en présence d’un supra-naturalisme honnête, mais médiocre, qui tantôt rabrouait arrogamment la science, tantôt parlementait avec elle, et dont on a pu dire qu’il était, comme certains poissons, insipide et plein d’arêtes. Ni l’une ni l’autre de ces doctrines surannées ne réussit à captiver notre séminariste ; il y trouvait des contradictions qui le rebutaient. Kant lui-même et son école ne lui agréaient point, il s’irritait de tout cet appareil de discussion par lequel le philosophe de Kœnigsberg procède à l’explication du problème de la connaissance ; la philosophie ne l’a jamais intéressé que dans ses rapports avec la religion. S’il ne nous le disait lui-même, nous aurions peine à croire que le premier culte de cet esprit si rassis fut pour le mysticisme et les mystiques. Plus encore que Schilling et la philosophie de la nature, les spiritualités de Bœhme eurent raison de son indifférence, subjuguèrent son imagination, et lui firent connaître ces premières joies de la pensée qui égalent en douceur les transports d’un premier amour. Il se flattait d’avoir trouvé dans le cordonnier de Gœrlitz le révélateur inspiré qui devait le mettre en communication directe avec la vérité, l’initier à la connaissance immédiate du divin. « Je me pris à croire en Bœhme, nous dit-il, avec autant de ferveur qu’on a jamais pu croire aux prophètes et aux apôtres, » Cependant, si grandes que fussent ses qualités, Bœhme avait un défaut : comme le cheval de Roland, il était mort. Un grand prophète mort ne vaut pas un petit prophète vivant, et le premier mérite d’un miracle est de se laisser voir et toucher. Il n’était bruit alors en Souabe e que de voyans, de sorciers, de somnambules. Un matin, David Strauss et deux de ses amis partirent à la recherche d’un miracle ; ils eurent l’insigne fortune de mettre la main dans la même journée sur un berger magicien qui guérissait par des charmes et qu’ils virent à l’œuvre, sur une devineresse qui rencontra juste ou à peu près dans ses révélations et ses prophéties.

Un plus grand bonheur lui était réservé. Justinus Kerner venait de recueillir chez lui, a Weinsperg, pour l’observer et la guérir une somnambule qui est parvenue à la renommée sous le nom de « la voyante de Prevorst, » David Strauss n’eut pas de cesse qu’il n’eût contemplé de ses yeux la voyante et que par elle il n’eût commercé avec les esprits qui la hantaient. Il nous a fait une vive peinture de cette bonne fortune spirituelle et des émotions qu’il en ressentit : « Kerner me reçut, avec une bonté paternelle et me présenta bientôt à la somnambule, qui reposait, dans une pièce du rez-de-chaussée. Elle ne tarda pas à tomber dans le sommeil magnétique, et je pus observer pour la première fois ce remarquable phénomène dans ce qu’il a de plus rare et de plus beau. Un rayonnement, céleste inondait le visage maladif de cette femme aux traits nobles et délicats ; sa langue était l’allemand le plus pur ; son parler, doux, lent, solennel, musical, était pareil à un récitatif ; les sentimens qui débordaient de son âme tantôt semblaient glisser dans l’air comme des nuées légères ou sombres et se dissiper en vapeurs, tantôt ressemblaient aux vibrations inégales d’une harpe éolienne. Au caractère de vérité que portaient ses entretiens avec des esprits bienheureux ou réprouvés, nous ne pouvions douter d’avoir devant nous une voyante admise dans la société du monde invisible. Kerner se disposa bientôt à me mettre en rapport magnétique avec elle ; je n’ai pas souvenir d’un pareil moment dans ma vie. — Fermement convaincu qu’aussitôt que mes doigts auraient touché les siens tout mon être serait comme un livre ouvert devant elle, sans qu’il me fut possible de lui rien celer et de lui rien déguiser, il me sembla, quand je lui tendis la main, qu’on venait de me retirer la planche de dessous les pieds et que je m’abîmais dans un gouffre sans fond. » Au reste, le jeune croyant subit heureusement l’épreuve. La somnambule donna de chauds éloges à sa foi et lui garantit qu’il ne la perdrait jamais. L’auteur de la Vie de Jésus se plaisait à rappeler à Kerner cette prophétie. « De deux choses l’une, disait-il, ou bien aujourd’hui encore je ne suis pas un incrédule, ou votre voyante n’était qu’une fausse prophétesse. »

De toutes les gloires de ce monde, celle des somnambules est la plus fugitive ; elle passe comme l’herbe des champs. Un jour, la voyante de Prevorst se réveilla, et il se trouva qu’elle ne se souvenait plus de David Strauss. La pensée qu’il n’était plus rien pour elle lui fut amère et le rendit longtemps malheureux ; mais on n’échappe pas à sa destinée : comme la somnambule, il devait se réveiller, lui aussi. Les deux grands esprits qui dominaient alors l’Allemagne s’étaient enfin révélés à lui. Il avait déchiffré la Phénoménologie de Hegel, livre étonnant qu’il faut ne lire jamais ou relire toute sa vie, histoire idéale de la conscience humaine, qui, poussée par l’aiguillon fatal d’une irrésistible logique, passe par tous les états possibles et de métamorphose en métamorphose refait en elle-même, sans s’en douter, toute l’histoire réelle du genre humain. En même temps qu’il méditait ce chef-d’œuvre de la dialectique moderne et du style sibyllin, David Strauss étudiait la Dogmatique de Schleiermacher, modèle de raisonnement subtil et serré. C’en était fait de ses fumées mystiques ; le nourrisson de Bœhme venait d’être sevré, il avait fait la connaissance de deux puissans raisonneurs qui devaient le mettre en possession de sa propre raison. Désormais la logique l’intéressait plus qu’une somnambule ; il avait découvert que la vérité ne se donne pas, qu’elle méprise les rêveurs et les livre en proie aux chimères, qu’il faut la conquérir, lui faire violence, et que cette sainte violence qui force le royaume des cieux n’est autre chose que l’âpre travail de la pensée.

C’est l’ordinaire des désillusionnés de garder rancune aux illusions qui les ont déçus. La voyante de Prevorst devait une réparation à son adorateur détrompé. Ce fut à ses dépens qu’il fit ses premières armes. Il n’avait pas encore son bonnet de docteur lorsqu’il publia un écrit, dans lequel il établissait que tous les phénomènes dont lui-même avait été témoin n’avaient rien que de naturel, et que la raison nous permet de croire au magnétisme, nous interdit de croire aux esprits. Cet essai de jeunesse mérite d’être relu ; on y trouve déjà l’une des principales qualités du critique, cette courageuse bonne foi qui expose les faits dans toute leur vérité, sans y rien ajouter et y rien retrancher, sans céder à la tentation de se faciliter par des altérations arbitraires la tâche de les expliquer. Quand il quitta l’université, David Strauss ne pouvait plus douter de son talent ni de sa vocation ; il s’était fait la main sur une somnambule, et sortait vainqueur d’une première campagne contre le surnaturel. Le chien de chasse bien ergoté, chien de tête et d’entreprise, avait pour la première fois flairé le gibier ; il savait désormais à quelle fin il était né et ce qu’il avait à faire en ce monde.


II

En 1830, David Strauss et son condisciple Mærklin étaient vicaires, l’un dans un village, l’autre dans une petite ville du Wurtemberg. Ils entretenaient une correspondance réglée et se faisaient part de leurs réflexions, de leurs expériences, des difficultés de leur situation. Ils n’acceptaient tous deux que sous bénéfice d’inventaire et d’interprétation ésotérique les doctrines traditionnelles qu’ils avaient mission d’enseigner à leurs ouailles. L’embarras est grand de catéchiser les petits enfans quand on voit partout des légendes dans l’Évangile, et de leur expliquer la tentation du Christ quand on ne croit pas au diable. Il faut alors « avoir une pensée de derrière et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple. » Conscience délicate et presque virginale, Mærklin avait des scrupules dont il souffrait ; il se fût volontiers appliqué le mot de Scaliger : est sacrifîculus in pago et decipit rusticos. Son ami s’efforçait de lui rendre cœur en lui représentant qu’il ne faut pas plus abuser de sa conscience que des autres biens. de ce monde, qu’à vouloir trop bien faire on ne fait rien, qu’il est après tout manière de s’y prendre, et qu’on peut ménager l’erreur sans offenser la vérité. Toutefois ce confrère qui parlait si bien saisit la première occasion d’abandonner sa houlette et son troupeau. En 1831, nous le trouvons s’essayant au professorat dans le petit séminaire de Maulbronn, et l’année suivante, après six mois de séjour à Berlin, répétiteur au grand séminaire de Tubingue et faisant de savantes leçons à l’université. Son vicariat, ses prédications, Schleiermacher, qu’il avait entendu à Berlin, son apprentissage dans l’enseignement, tout avait servi à mûrir ses doutes et sa pensée. Il employait ses loisirs à fourbir ses armes, à ceindre ses reins pour le grand combat. Il ne s’agissait plus de voyantes ni de somnambulisme ; il se proposait d’attaquer le surnaturel chrétien dans sa source même, de le poursuivre dans ses retranchemens les plus sacrés, de le déposséder à jamais de l’Évangile et du Christ. « Dans ce temps-là, dit-il, Baur commençait à tracer péniblement ses premières parallèles pour un siège en règle ; plus audacieux, l’auteur de la Vie de Jésus résolut de brusquer l’assaut avec une poignée de troupes d’élite. » Quand il eut achevé sa reconnaissance autour des murs de Sion et qu’il se fut assuré que la brèche était praticable, rien ne put l’arrêter, et il fondit sur sa proie. Le terrible livre parut en 1835. A peine eut-il commencé de se répandre, l’église évangélique d’Allemagne poussa un long cri de douleur et d’épouvante. Il lui sembla dans son premier effarement qu’elle avait été atteinte en plein cœur, et l’homme qui venait de frapper ce grand coup n’avait pas trente ans.

Pour se rendre compte de la sensation prodigieuse que causa la Vie de Jésus, il faut se rappeler où en était alors l’Allemagne. Ce livre éclatait comme le grondement d’une tempête dans un ciel serein ; l’auteur entreprenait contre la tranquillité publique, nouvellement rétablie. Après des luttes acerbes et violentes, la philosophie et la religion venaient de signer un traité de paix. Deux hommes, qui de Berlin étendaient leur empire sur l’Allemagne et qui au demeurant ne s’aimaient guère, avaient tenu la plume dans cette signature, laquelle semblait inaugurer une ère de concessions et de bonne intelligence réciproques. L’un, Schleiermacher, théologien, écrivain, admirable prédicateur, grand moraliste, sorte de Fénelon allemand, à la fois chrétien et spinoziste, avait entrepris de réconcilier le siècle avec la religion, ou, pour mieux dire, de rendre la religion acceptable au siècle en la dépouillant des doctrines qui rebutent la raison, des difficultés qui scandalisent la critique, sans lui rien ôter de cette grandeur par laquelle elle parle aux imaginations, de cette tendresse onctueuse qui lui assure son action sur les cœurs. Sa méthode semble lui avoir été inspirée par les dialogues de Platon, qu’il a traduits, ces parfaits modèles de la méthode inductive appliquée aux choses de l’esprit. Le christianisme, disait-il, produit dans les âmes et dans la conscience de toute communauté qui le professe des effets qui ne ressemblent à rien, des fruits savoureux de justice et d’amour, la paix avec soi-même et avec l’ordre permanent des choses, une joie, une allégresse divine, une délivrance surnaturelle, le triomphe de la foi sur la mort et le péché. On peut conclure de l’effet à la cause, de l’état de l’âme rachetée au rédempteur, de la délivrance au libérateur, de l’église à celui qui l’a fondée, — et c’est ainsi que par voie d’induction Schleiermacher reconstruisait le Christ, un Christ à lui, d’une grandeur et d’une sublimité toutes mystiques, à qui il n’était point nécessaire, pour s’imposer à l’adoration des fidèles, d’avoir changé de l’eau en vin et brisé les portes de son tombeau, qui en un mot ne conservait de surnaturel que ce qu’il en faut pour expliquer les miracles intérieurs qu’il opère dans les consciences. Cette méthode ressemblait en quelque mesure au procédé de Kant, démontrant par la notion du devoir et par la liberté humaine l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, dont il rejetait les preuves métaphysiques. Elle rappelle aussi l’apologétique de Pascal, qui n’était chrétien que parce qu’il trouvait en lui-même un mystère, un monstre inexplicable, que le christianisme seul lui expliquait ; mais Pascal était une grande âme malade et tourmentée qui demandait au calvaire le secret de son supplice, Schleiermacher était un esprit heureux et bien portant, un disciple de la Grèce et de la sagesse moderne, et dans son œuvre de réforme religieuse il ne gardait de la folie de la croix que ce qui est édifiant pour un homme du XIXe siècle qui a lu Spinoza. Cependant ce mystique était doublé d’un diplomate, et ce diplomate ne se refusait point aux compromis. — « Pour prix de sa restauration, a dit spirituellement M. Strauss, Dieu avait dû faire entre les mains de Schleiermacher une renonciation officielle à sa personnalité, et le Christ, pour être remis par lui sur le trône, avait consenti à se dépouiller de mainte prérogative surnaturelle. Toutefois, comme il arrive dans toutes les restaurations légitimistes, on voyait, l’événement accompli, reparaître l’un après l’autre plus d’un vieux privilège aboli ; la charte réelle et définitive que le mystagogue devenu diplomate publiait dans sa dogmatique contenait maint article que n’avaient point fait pressentir ses premières proclamations. »

Tandis, que Schleiermacher travaillait au raccommodement des penseurs avec la théologie, Hegel, son illustre rival, qui depuis 1818 lui disputait Berlin et le gouvernement de la jeunesse, s’appliquait à réconcilier les théologiens et les croyans avec sa philosophie. Bien qu’il aimât à considérer les sables du Brandebourg comme un séjour plus propice aux philosophes que les romantiques paysages de Heidelberg, ce séjour prêchait la prudence à son génie, et on l’avait vu d’année en année surveiller davantage sa parole et sa pensée. Dans son cours sur la Philosophie de la religion, qu’il professa pour la première fois en 1821, il proclame que le christianisme est la religion absolue, formule destinée à dissiper les défiances et les ombrages qui l’entouraient. Le christianisme et la philosophie enseignaient, disait-il, les mêmes vérités dans deux langues différentes, et ce principe lui était d’autant plus facile à soutenir qu’il trouvait dans son système des équivalens ou des analogues à tous les dogmes chrétiens. La religion par le la langue du symbole et de l’image, la philosophie la langue de l’idée ; le fond est le même, la forme seule diffère. C’est ainsi qu’à sa manière il accommodait le grand différend, accordait le Christ et la dialectique. Quand la Vie de Jésus parut, Hegel et Schleiermacher venaient de mourir ; mais la promesse de paix qu’ils avaient annoncée au monde avait été recueillie par leurs innombrables disciples. La philosophie, cette fière païenne, a dit M. Strauss dans sa Dogmatique, se soumettait humblement au baptême, la foi lui délivrait un certificat de zèle ; la jeunesse théologique laissait les couleuvres du doute jouer autour de sa tête et de son sein : qu’avait-elle à craindre de leurs morsures ? elle savait des enchantemens et des charmes tout-puissans. Un nouvel âge d’or s’ouvrait, la panthère habitait innocemment avec les boucs, le loup paissait auprès des brebis ; par malheur il s’en trouva un qui se lassa de manger de l’herbe, et tout fut perdu.

Si le jeune auteur de la Vie de Jésus, à l’âge où l’on ne relève que de son épée ou de son talent, où l’on tient la conséquence de l’esprit pour la première des vertus, ne savait se prêter aux transactions proposées par les maîtres de la théologie et de la sagesse profane, il ne goûtait pas davantage les préoccupations qu’apportaient dans la critique sacrée les exégètes orthodoxes et rationalistes. Les uns admettaient au pied de la lettre les récits miraculeux contenus dans les Évangiles, s’appliquant seulement à en adoucir certains détails par une interprétation qui n’était ni scientifique ni rigoureusement scripturaire ; les autres soutenaient que dans ces récits le miracle est le fait ou de la naïveté des narrateurs ou plus souvent encore de la prévention des exégètes, mais qu’à les bien prendre on ne doit y voir que des événemens naturels, où la raison ne trouve rien à redire. Orthodoxes et rationalistes s’entendaient à reconnaître la vérité historique des Évangiles, et s’efforçaient d’accorder les contradictions qu’ils présentent. Les attaquant de front les uns et les autres, M. Strauss établit que les témoignages des évangélistes n’ont jamais le caractère de témoignages oculaires, et que leurs contradictions sont insolubles ; il démontrait par surcroît aux rationalistes que c’est peine perdue de vouloir éliminer le miracle de l’Évangile, qu’il en est le fond et l’essence même, et que leurs explications prétendues raisonnables ne tenaient pas contre le bon sens. Il leur disait comme Montaigne à certains commentateurs de son temps : « Selon votre bel entendement, vous avez établi les limites de la vérité et du mensonge, et il se trouve que nous avons nécessairement à croire des choses où il y a encore plus d’étrangeté qu’en ce que vous niez. » Qu’était-ce donc que ces histoires merveilleuses, pierre d’achoppement et de scandale pour la raison ? De pures légendes, ou, pour mieux dire, des mythes. Le mythe est une fiction ou naïve ou réfléchie qui sert à exprimer une idée ; c’est une idée mise en scène et en action. L’idée qui est l’âme des Évangiles est l’attente messianique, qui depuis longtemps travaillait l’imagination du peuple juif, de ses prophètes et de ses rabbins. Dès qu’on vint à reconnaître dans Jésus le messie promis et espéré, on se persuada que toutes les prédictions, toutes les figures de l’Ancien-Testament avaient trouvé en lui leur accomplissement, on refit son histoire après coup, et les légendes succédèrent aux légendes. C’est ainsi qu’au XIIIe siècle, quand les disciples de François d’Assise eurent conçu la pensée de la parfaite conformité de sa vie avec celle du Christ, les biographies du saint s’enrichirent d’année en année d’épisodes nouveaux, où on le voyait répétant tous les miracles du Christ, renouvelant ses exemples et ses douleurs. Par la même loi et de la même façon s’étaient formés, douze siècles auparavant, les récits des Évangiles, qui, hormis quelques faits incontestables, ne sont qu’un recueil de mythes.

Ce qui ajoutait à l’effet produit par cette thèse hardie, c’est non-seulement la rare puissance de discussion que révélait l’auteur, mais encore le ton posé, le visage impassible, la fermeté tranquille et contenue qu’il apportait dans le débat. Jamais la critique négative n’avait parlé ce langage ; ni railleries, ni colères, — une enquête méthodique où ne se trahissaient que de loin en loin les vivacités d’une humeur guerroyante, — la gravité d’un magistrat qui interroge un prévenu et confronte des témoins, — une procédure régulière, attentive à remplir toutes les formalités, — cette sorte d’esprit géométrique qui, selon Pascal, a « des vues lentes, dures et inflexibles. » Le jeune démolisseur contemplait d’un œil froid les ruines dont il jonchait son chemin, et ne paraissait pas se douter des fureurs qu’il allait soulever. On ne saurait croire pourtant qu’elles l’aient surpris. Toute l’Allemagne s’émut ; au nord et au midi, la croisade fut prêchée contre cette main et cette bouche sacrilèges, ce fut de toutes parts comme un grand bruit de plumes qu’on aiguisait sur la meule pour en transpercer le nouvel Iscariote. Orthodoxes, piétistes, rationalistes et mystiques, Israël et Juda, la race de Schleiermacher et les disciples de Hegel, il eut tout le monde sur les bras, ceux qui croyaient et ceux qui faisaient semblant de croire. Aux raisons se mêlaient les lamentations et aux gémissemens les injures. Hengstenberg l’accusait de porter dans sa poitrine un cœur de léviathan, d’autres le nommaient antéchrist ; ceux qui pensaient à peu près comme lui le traitaient d’enfant terrible qui avait tout compromis en révélant le secret de la maison, les prudens lui reprochaient amèrement de n’avoir pas écrit en latin.

Il fit face à la tempête avec un courage tranquille, raisonnant, argumentant, sans toutefois rester en arrière d’injures avec ceux qui les lui prodiguaient[2], mais sans que personne pût se vanter de l’avoir mis en colère. En 1840, pour prouver qu’il n’était pas venu à résipiscence, il publiait un second livre, complément naturel du premier, une dogmatique qui n’est, à proprement parler, qu’une histoire critique du dogme, et qu’il aurait pu intituler : grandeur et décadence des doctrines chrétiennes. Il en racontait les origines, la formation graduelle, les jours de gloire et de règne incontesté, pour les montrer ensuite se décomposant et s’effondrant sur place par la double action corrosive de la critique et de la philosophie. Contrairement aux hégéliens de la droite, il niait que la vérité se puisse exprimer en deux langues, les images et les symboles dont les religions l’enveloppent y introduisent un alliage qui l’altère et des contradictions qui l’obscurcissent. Après avoir dissous cet alliage et l’avoir vu s’envoler en fumée, le théologien chimiste retournait son creuset ; on trouvait au fond pour résidu quelques formules rédigées en langage hégélien, le credo qu’il avait déjà exposé dans les conclusions de la Vie de Jésus ? et qui se résume ainsi : — le véritable homme-Dieu est l’humanité, cette fille d’une mère visible et d’un père invisible, de la nature et de l’esprit. Elle est le grand thaumaturge, puisque de siècle en siècle elle maîtrise plus puissamment La matière et l’asservit à ses desseins ; elle est impeccable, car toutes les fautes et tous les crimes de l’histoire sont imputables aux individus et ne sauraient rejaillir sur l’espèce ; elle est celui qui meurt, qui ressuscite et qui monte au ciel, car c’est en mourant aux sens et à la nature qu’elle entre en possession des joies de l’esprit. Par la foi active en ce christ, l’homme se rend juste devant Dieu, puisqu’il renonce ainsi à son propre moi et devient participant à la vie divine de l’espèce.

On pouvait croire que l’homme qui avait lancé dans le monde de telles déclarations avait pris son parti de rompre à jamais avec la communion des fidèles poux s’enfermer dans la fière solitude de sa pensée. Le polémiste ne s’était rien refusé de ce qui pouvait chagriner ou mortifier ses adversaires, il avait goûté dans toute sa saveur cet acre plaisir du scandale qui pour les hommes de combat est la plus délicate des friandises ; mais derrière le polémiste il y avait un théologien, et ce théologien n’entendait point abdiquer, il protestait contre la sentence d’excommunication qui venait de le frapper. Dès 1839, M. Strauss avait publié sous ce titre, Ce qu’il y a de périssable et de permanent dans le christianisme, un écrit d’apologétique personnelle, destiné à démontrer que l’auteur de la Vie de Jésus n’avait pas attenté contre le vrai christianisme, qu’il avait purifié de ses scories le métal sacré, que la statue était encore debout. Sa démonstration, se réduisait à ceci : rien n’est plus admirable en ce monde ni plus adorable que le génie, les plus grands des génies sont les génies religieux, et aucun des fondateurs de religion n’a jamais égalé le Christ, aucun dans l’avenir ne le surpassera jamais. M. Strauss ne devait pas en demeurer à ce premier essai d’accommodement ; en 1864, il a fait paraître une Nouvelle vie de Jésus, dans la préface de laquelle il déclare hautement ce qu’il pense de lui-même, à savoir qu’il n’est ni un révolutionnaire, ni un incrédule, qu’il est un réformateur, l’héritier légitime de Luther. — Il s’agit moins encore de servir la science, nous dit-il, que de reprendre et de continuer la réforme. Une partie du christianisme officiel nous est devenue insupportable, une autre partie nous demeure indispensable, et bien des âmes qui ont besoin de croire, mais qui ne peuvent tout croire, se voient condamnées à une lutte énervante, à une oscillation douloureuse entre l’incrédulité et une foi convulsive, entre le libertinage de la raison et une aveugle dévotion. Venir en aide à ces âmes travaillées est un devoir impérieux pour quiconque se sent capable de cette mission de charité ; à cet effet, il faut distinguer rigoureusement dans le christianisme ce qui est éternel et ce qui n’est que passager, les vérités immortelles qui procurent le salut et les dogmes périssables que l’ignorance y a mêlés. C’est ainsi seulement qu’on peut espérer de rétablir l’unité au sein de l’église renouvelée. Il n’y a pas d’exemple, croyons-nous, qu’un livre ait jamais gagné à être refondu et refait. Quand les grandes lignes d’une composition ont été une fois arrêtées, on n’y saurait toucher sans péril ; c’est une triste muse que le repentir. Comme on l’a dit, la joie d’un esprit en fait la force, et le secret de la joie, c’est l’amour. Il faut aimer son sujet comme on aime une maîtresse, et on ne l’aime pas ainsi deux fois de suite. On ne peut refuser à la Nouvelle vie de Jésus cet avantage que, sans modifier ses vues sur aucun point essentiel, l’auteur a tenu compte et profité des travaux de ses successeurs, les théologiens de Tubingue ; mais ce que son œuvre a gagné en érudition, elle l’a perdu en logique, en netteté et en couleur. Il y règne je ne sais quelle disposition chagrine et comme un nuage de mauvaise humeur. Il est visible que M. Strauss n’est plus amoureux. Son premier livre annonçait une étonnante et précoce maturité de l’esprit ; les esprits qui mûrissent vite sont condamnés d’ordinaire à ne se point renouveler, c’est la vengeance que tire d’eux leur jeunesse, trop tôt délaissée. M. Strauss vit encore sur les idées qu’il avait à vingt-sept ans. Dès son début, d’un burin ferme et large il les avait gravées sur le bronze, et son coup d’essai fut un coup de maître. Il en est réduit aux redites, et on n’a guère de joie à se répéter. Il y a cependant quelque chose de nouveau dans la Nouvelle vie de Jésus, destinée à un autre public que la première. S’adressant non plus aux théologiens, mais aux laïques et au peuple, M. Strauss a voulu marquer nettement les conclusions de sa critique, faire le départ de ce qu’elle détruit et de ce qu’elle conserve, et il a cherché à dégager du Christ légendaire auquel il ne croit pas le Christ historique auquel il croit. Ce travail, nous le craignons, n’ajoutera rien à sa renommée de penseur et d’écrivain. A défaut d’un dieu, il se propose de nous montrer un homme, et il nous fait voir un fantôme ; Partagé entre sa conscience de savant et le désir de prouver qu’il se trouve encore dans les déblais de la critique assez de marbre pour en bâtir un autel, son effort n’aboutit qu’à un mélange incohérent de doutes, d’incertitudes et d’inductions arbitraires.

Il n’y a point de milieu, il faut choisir entre le dogme et l’histoire. Ou le Christ a été le fils de Dieu et l’être surnaturel que nous montrent les Évangiles, ou il faut le comprendre dans la famille des fondateurs de religion, sans qu’il puisse différer de ses devanciers et de ses successeurs autrement que par la dignité du rang et la pureté de la doctrine. La Vie de Jésus de M. Renan a donné prise à plus d’un reproche, et il est infiniment probable qu’il s’est trompé dans l’usage qu’il a fait du quatrième Évangile, dans la préférence qu’il lui accorde souvent sur les synoptiques. Un honneur qu’on ne lui saurait contester, c’est que non-seulement il a replacé l’histoire évangélique dans son vrai cadre en l’éclairant du soleil de l’Orient, mais que le premier il a ébauché la psychologie des fondateurs de religions, et signalé avec un art merveilleux le mélange de grandeur et de faiblesse, d’enthousiasme et de calcul qui est en eux, les expédiens dont ils s’avisent pour surmonter les résistances, par quel secret ils marient la vérité avec les visions, des pensées éternelles avec de vaines chimères, et de quel secours leur sont ces chimères pour s’imposer aux foules et conquérir le monde.

M. Strauss s’est laissé distancer, il n’a pas su dépouiller le vieil homme. Il s’obstine à nous présenter le Christ comme un sage travesti en thaumaturge par l’ignorance et la crédulité. Que pensait Jésus de lui-même, de ses rapports avec Dieu, de ce divin royaume qu’il venait inaugurer sur la terre ? Croyait-il à son prochain retour s’attribuait-il le don prophétique et la vertu d’opérer des miracles ? Sur toutes ces grandes questions, M. Strauss se dérobe ou se raidit contre l’évidence. Quand il nous représente que, « si Jésus avait pu annoncer qu’il reviendrait, porté sur les nuées du ciel, pour réveiller les morts et tenir son jugement, son illuminisme se compliquerait de quelque présomption, » la naïveté de cet argument fait sourire. A ne juger les choses qu’au point de vue purement humain, les congénères du Christ sont les Buddha, les Mahomet, et nous n’aurions pas de peine à démêler chez eux une forte dose de cet illuminisme présomptueux. Fidèle à son parti-pris, c’est à Socrate que M. Strauss compare Jésus, rapprochement usé qui ne supporte pas l’examen. Socrate, ce type du sage, a passé sa vie à raisonner et à faire raisonner les autres ; il pensait s’acquitter d’un devoir en prouvant tout ce qu’il affirmait, et encore n’affirmait-il guère ; il disait à ses disciples : « N’en croyez pas Socrate, croyez votre raison, que Socrate vous apprend à connaître. » Que trouvons-nous dans les Évangiles qui nous rappelle cette méthode ? Ou ils ne sont qu’un tissu d’inventions controuvées, et nous ne savons rien du Christ, ou il nous faut reconnaître que le Christ parlait d’autorité. Qu’est-ce à dire ? L’homme qui ne prend pas la peine de démontrer ce qu’il avance, mais qui commande et qui s’impose, sent apparemment en lui quelque chose qui étonne et qui dépasse la nature. Son autorité est inhérente à sa personne, partant il se prêche lui-même. Ce n’est pas une raison qui parle à la raison, c’est un inspiré qui s’attribue une mission dont lui seul avec Dieu a le secret. Il annonce aux hommes un mystère qu’il éclaircit par des paraboles, qu’il justifie par des prophéties, et, à ceux qui contestent son mandat, il répond : Voyez mes œuvres, — et il accomplit des miracles. M. Strauss établit que, si les premiers disciples n’avaient cru à la résurrection de leur maître, il n’y aurait point eu d’église chrétienne, et il déclare en même temps que cette foi est éclose en eux par une sorte de génération spontanée, sans qu’il se fût rien passé qui la pût justifier. Qu’il nous explique du moins comment les disciples d’un homme qui ne se donnait point pour un être surnaturel en sont venus à se persuader qu’il était sorti vivant de son tombeau. Tant que la critique n’aura pas fourni à l’histoire cette explication qu’elle lui doit, il nous sera permis de lui remontrer qu’elle a ses mystères, elle aussi, et que le plus étonnant des miracles serait une religion fondée par un sage.

A vrai dire, M. Strauss fait assez bon marché de cette restitution du Christ historique à laquelle il a consacré tant de pages. Il confesse dans ses conclusions que de telles recherches ne peuvent aboutir qu’à des conjectures plus ou moins plausibles, et qu’on ne saurait fonder une religion sur une hypothèse. Il en infère que le plus sûr est de croire au Christ éternel, c’est-à-dire à l’idéal de l’humanité tel que nous le concevons au XIXe siècle, ce qui ne l’empêche pas de réclamer vivement contre qui l’accuserait « de déserter le christianisme et de renier le Christ. » Bien que la langue allemande soit plus élastique que la nôtre, nous craignons que M. Strauss n’abuse de ses complaisances ; nous craignons aussi que, chrétien ou non, le culte de la pure humanité n’offre à la pratique d’assez grandes difficultés, et il nous paraît que dans sa préface il promettait autre chose au peuple allemand. Nous l’avons dit, ses intentions sont pures et charitables, et sa théologie se croit tenue en conscience de restituer aux fidèles dans une autre monnaie ce que sa critique leur ôte ; mais elle n’y a pas encore réussi, et M. Strauss pourrait s’écrier comme cette mère qui croyait à l’Emile de Rousseau : « J’ai dans la tête un fils dont je n’ai pu accoucher. »


III

En 1840, Mærklin, après avoir été vicaire à Brackenheim, diacre pasteur assistant dans la petite ville de Calw, et avoir publié un livre sur le piétisme qui scandalisa les piétistes, se vit dans la nécessité de renoncer au saint ministère, où il donnait l’exemple de toutes les vertus. Nommé professeur de littérature latine au gymnase de Heilbronn, cet homme, d’un noble esprit et d’un grand cœur, ne s’était pas séparé sans regret des œuvres de bienfaisance et de charité chrétienne auxquelles il avait voué sa vie ; mais les œuvres ne manquent nulle part à qui veut faire le bien, et il ne tarda pas à se réjouir de sa nouvelle liberté, qu’il avait conquise malgré lui. Il se comparait à un esclave qui a brisé ses fers, à un moine évadé de son couvent ; il bénissait Dieu chaque matin, disait-il, de l’avoir élargi après dix ans de prison, et il se félicitait des progrès qu’il faisait de jour en jour en paganisme. Il avait à jamais réglé ses comptes avec la théologie ; elle lui apparaissait comme un sombre brouillard qu’il avait laissé derrière lui, et, son Cicéron ou son Tacite en main, il se chauffait joyeusement au soleil de la pure humanité. « En vérité, écrivait-il à un ami, dans une société bien organisée la police devrait mettre les gens en garde contre la théologie, puisqu’elle dénature les hommes et les rend faux, ambitieux ou intolérans. »

Je doute que M. Strauss ait jamais formé, comme Mærklin, le ferme propos de se brouiller avec la théologie ; c’eût été se brouiller avec son talent et avec sa gloire. S’il a sollicité son divorce, la théologie s’y est refusée et n’a pas souffert qu’il rompit sa chaîne. Elle n’a pas trop à se plaindre de lui : il la gourmande, la rudoie quelquefois et la menace de s’émanciper ; mais il ne lui fait que d’apparentes infidélités. S’il n’avait tenu qu’à lui, il professerait aujourd’hui encore la critique sacrée et l’histoire du dogme à Tubingue ou ailleurs. Les gouvernemens et les peuples en avaient décidé autrement, ils se sont conjurés pour interdire au loup l’entrée du bercail. Après la publication de la Vie de Jésus, il fut révoqué de ses fonctions de répétiteur au séminaire de Tubingue et relégué au lycée de Ludwigsburg. Il n’y demeura pas longtemps, et se retira bientôt à Stuttgart, où vint le chercher en 1839 une invitation qu’il s’empressa d’accepter. Le conseil d’instruction publique de Zurich l’appelait à l’université de cette ville en qualité de professeur de dogmatique et d’histoire de l’église. Malgré les vives réclamations du consistoire et de la faculté de théologie, le conseil exécutif avait confirmé cet appel. On avait compté sans les paysans. ameutés par le clergé. Une association se forma, qui, dirigée par un comité de la foi, présenta une protestation revêtue de près de 40,000 signatures. Le gouvernement effrayé chargea de cette affaire le grand-conseil ou corps législatif, lequel pensa conjurer l’orage en décidant que M. Strauss serait admis à la retraite avec une pension de 1,000 francs. Cette mesure ne sauva rien, le torrent débordé ne rentra point dans son lit. Le 6 septembre, le gouvernement était renversé par une révolution où plus d’un théologien, et dans le nombre le pieux et doux Neander, se plut à reconnaître le doigt de Dieu et la vengeance du ciel.

M. Strauss n’en avait pas fini avec le clergé et les paysans, il devait une fois encore les rencontrer sur le chemin de ses légitimes ambitions. En 1848, il consentit, sur les instances de ses amis, à se porter comme candidat dans les élections au parlement de Francfort. Les discours qu’il prononça dans plusieurs réunions publiques conciliaient l’habileté et la franchise. « Le voici devant vous, disait-il aux électeurs de Steinheim, ce docteur Strauss que beaucoup d’entre vous, à ce qu’on m’assure, considèrent comme l’antéchrist en chair et en os. Je ne puis vous en vouloir, on vous a fait votre leçon, et ceux qui vous ont enseignés sont en partie d’honnêtes gens. Et cependant on vous a mal informés. J’ai écrit il y a treize ans un livre qui a prévenu les esprits contre moi. Très peu d’entre vous ont pris la peine de le lire, en quoi ils ont sagement agi, car permettez-moi de vous dire qu’il n’était pas écrit pour vous. Si un de vos agronomes publiait un traité d’agriculture, libre à lui de me déclarer qu’il n’est pas écrit pour moi. Je m’étais adressé aux savans, aux théologiens. Plusieurs personnes de ma connaissance, qui ne sont pas du métier, m’ont consulté pour savoir si elles devaient me lire ; je leur ai répondu : Gardez-vous-en bien, vous avez mieux à faire que d’étudier un livre qui vous mettra dans la tête des doutes que vous n’avez pas, tandis qu’il est destiné à résoudre les doutes qui tracassent depuis longtemps les théologiens. » M. Strauss ne pourrait plus tenir ce langage, ayant publié une Nouvelle vie de Jésus à l’usage du peuple ; mais il dirait aujourd’hui comme alors qu’il a toujours respecté la religion, qu’elle est sujette comme le vin à former des dépôts, qu’il a travaillé à purifier de sa lie le généreux nectar du christianisme. Après s’être ainsi confessé et disculpé, il exposait son programme politique, se déclarait franchement pour la monarchie constitutionnelle, pour le rétablissement de l’empire et pour l’hégémonie prussienne. Il parlait en bons termes de la liberté, avec un chaleureux enthousiasme de l’unité nationale. Les catholiques combattirent sa candidature avec moins d’animosité que le clergé protestant ; celui-ci faisait bonne garde, et conduisit ses ouailles au scrutin. M. Strauss échoua. Pourtant il réussit à se faire nommer à la deuxième chambre du royaume de Wurtemberg ; mais il s’y montra trop conservateur au gré de ses commettans, qui se plaignirent, et il ne tarda pas à résigner son mandat, à retourner à ses livres et à son écritoire. Il a gardé rancune au suffrage universel et satisfait ses ressentimens en traçant dans la biographie de Mærklin un tableau piquant des saturnales politiques de 1848, et le portrait d’un démagogue de Heilbronn, le brasseur Hentges, qui, plus riche en panacées sociales qu’en érudition historique, cita un jour les Hohenstaufen parmi les grands empereurs de la maison de Habsbourg. Les tribuns prennent quelquefois des libertés avec l’histoire, et leurs bévues sont la consolation des critiques qu’a maltraités le scrutin. M. Strauss se voyait condamné à n’être ni professeur ni député. Il lui restait sa plume, et c’est quelque chose qu’une plume comme la sienne ; elle pouvait suffire à son bonheur. A quoi allait-il l’employer ? On s’est étonné qu’il ait déserté ces travaux d’histoire critique où il avait conquis ses éperons, qu’il ait abandonné à Baur et à ses disciples le soin de raconter les origines du christianisme et les premiers siècles de l’église ; mais, si M. Strauss est passé maître dans la critique négative, dans celle qui signale et commente les contradictions, on peut douter qu’il eût pratiqué avec bonheur cet art des divinations ingénieuses et des sagaces conjectures où l’école de Tubingue devait accomplir de véritables merveilles. Après avoir écrit la Vie de Jésus, il ne pouvait plus que la refaire, et nous ne serions pas surpris qu’il refît aussi sa Dogmatique. Un musicien plus habile que fécond s’entend à répéter ses airs en les variant ; mais il les gâte quelquefois.

Heureusement M. Strauss a trouvé sur les confins de la théologie et de l’histoire des sujets qui l’ont inspiré et qu’il a traités avec succès. Il a du goût et du talent pour les études biographiques, il en a écrit plusieurs qui touchaient toutes par un point aux problèmes dont s’occupe exclusivement sa pensée ; ses héros sont des croyans ou des incroyans. Il s’est plu à raconter les captivités et la délivrance de Christian Mærklin, à peindre le mysticisme humoristique et enjoué de Justinus Kerner. Nous lui devons encore un opuscule sur l’empereur Julien, un important travail sur l’un des précurseurs de la réforme, Ulrich de Hutten, et une étude agréable et facile sur Voltaire. M. Strauss a plusieurs des qualités de l’historien, la sûreté de l’information, la recherche attentive des faits, la parfaite clarté de l’exposition, la limpidité du récit. Ce qui lui manque, c’est cette vue contemplative des choses humaines, qui est le propre du grand historien et l’affranchit de toute partialité, ou, à son défaut, cette vive curiosité d’artiste qui fait le tour des choses et des hommes, s’efforce de leur dérober leur secret et s’occupe moins de les juger que de les expliquer. On assure que naguère un théologien qui a composé une éloquente histoire de la réformation, rencontrant à Berlin un illustre historien qui, lui aussi, a raconté Luther et le XVIe siècle, l’embrassa avec effusion en le traitant de confrère. — « Ah ! permettez, lui répondit l’autre en se dégageant, il y a une grande différence entre nous ; vous êtes avant tout chrétien, et je suis avant tout historien. » M. Strauss n’est ni assez philosophe, ni assez artiste pour être avant tout historien ; quelque sujet qu’il traite, il est toujours le champion d’une thèse. Il y a bien des façons de dogmatiser, c’est un charme qui possède bien des esprits. Hegel parle dans sa Phénoménologie de ces gens qui remplacent le vieux dogmatisme « par le dogmatisme de la certitude d’eux-mêmes. » M. Strauss n’écrit guère l’histoire que pour avoir l’occasion d’affirmer les idées qui lui sont chères, et le doctrinaire qui est en lui fait souvent tort à sa critique.

L’écrit intitulé le Romantique sur le trône des césars ou Julien l’apostat, et qui date de 1847, est moins une page d’histoire qu’un mordant pamphlet contre le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV. Erreur ne fait pas compte ; c’est la seule fois, pensons-nous, que l’auteur de la Vie de Jésus ait manqué de respect à un grand de la terre. Il ne pouvait pardonner à Frédéric-Guillaume IV de s’être fait le patron de la réaction religieuse en Prusse. Le pamphlet de M. Strauss nous parait avoir deux défauts : le premier est qu’il est vraiment bizarre de rapprocher un roi médiocre d’un empereur qui fut un homme extraordinaire, grand capitaine, grand administrateur, mort à la fleur de l’âge, et à qui deux ans de règne ont suffi pour laisser un nom impérissable. Ensuite il est douteux que Julien fût un romantique sur le trône. Qu’est-ce qu’un romantique ? Un rêveur qui s’éprend du passé, et, par une erreur de sa fantaisie, s’obstine à des restaurations impossibles. Julien avait beaucoup de raisons de haïr le christianisme, et tout semble prouver que la fantaisie y tenait moins de place que la politique ; il voyait dans la foi nouvelle l’actif et dangereux dissolvant qui décomposait sourdement l’empire, et l’événement a justifié sa clairvoyance. Quant à Frédéric-Guillaume, c’était à la fois un romantique et un dilettante. La Prusse a été tour à tour gouvernée par de grands hommes, par des caporaux, par de rusés praticiens, et de loin en loin par des hommes de sentiment, assez rares pour ne rien compromettre. Neander, le théologien en vogue a Berlin sous le règne du prédécesseur de Guillaume Ier, prétendait qu’il faut faire de la théologie avec son cœur, et on l’avait surnommé le théologien pectoral. Frédéric-Guillaume IV a fait de la politique pectorale, mais il ne laissait pas d’avoir de l’esprit ; il en avait assez non-seulement pour faire des bons mots et pour goûter infiniment, malgré son piétisme, le Candide de Voltaire, mais encore pour deviner les conséquences des choses et les difficultés des situations. Désireux de jouer un rôle et timide par clairvoyance, il se dérobait aux grandes entreprises, se rabattait sur les petites, où son goût le portait ; il refusait la couronne impériale, reculait devant les défis de l’Autriche, et se dédommageait en s’occupant avec passion de l’épiscopat de Jérusalem et de l’achèvement de la cathédrale de Cologne : c’était une revanche que sa vanité prenait sur les défaillances de son courage. Quand par hasard un homme de sentiment monte sur le trône des Hohenzollern, il entre toujours un peu de calcul dans ses penchans les plus désintéressés. Il est de tradition que la religion est en Prusse, avec l’armée et l’école, un moyen de gouvernement ; cette considération n’avait point échappé au piétisme de Frédéric-Guillaume. Au surplus, il aimait la paix, et le peu de garanties constitutionnelles que possède la Prusse, c’est à lui qu’elle les doit. Il ne faut pas trop médire du romantisme. Ce que nous avons vu nous dispose à l’indulgence pour les romantiques qui ont aimé la paix ; nous les préférons aux conquérans onctueux qui font parler Dieu à coups de canon et qui, selon l’expression d’un poète, donnent au monde

Des cours d’artillerie et de haute morale.

L’ouvrage en deux volumes que M. Strauss a consacré à l’un des ouvriers de la réforme, Ulrich de Hutten, est un travail important, fruit de patientes recherches. Il a le premier éclairci les obscurités dont cette intéressante figure était enveloppée ; le premier, il a débrouillé d’une main sûre le confus écheveau d’une biographie encore à peine ébauchée, en rapportant les principaux écrits de Hutten à leur vraie date et aux événemens qui les ont inspirés. Ce qu’on lui pourrait reprocher, c’est d’avoir prodigué le détail sans distinction et sans choix, de n’avoir rien su refuser à son érudition. Son livre trop dense, trop touffu gagnerait, pensons-nous, à être émondé ; l’auteur a oublié le proverbe allemand qui dit que les arbres empêchent quelquefois de voir la forêt. N’est-ce pas s’abandonner à son goût avec trop de complaisance que de consacrer près de 800 pages à un homme qui, après tout, n’a joué qu’un rôle secondaire dans le grand drame de la réformation allemande, et auquel M. Strauss, par conscience critique, se voit contraint de retirer son principal titre de gloire, cette première partie des Epistolœ obscurorum virorum, où l’Allemagne a trouvé son Rabelais ? C’est un abus aussi d’employer tout un chapitre a disserter savamment sur la vilaine maladie dont Hutten ne put jamais guérir, et que son biographe nous décrit avec un acharnement d’exactitude vraiment héroïque. Qu’importe à la postérité ? Il ne faut sacrifier le goût qu’aux intérêts d’état.

De tous les livres que nous devons à la plume de M. Strauss, son Hutten est peut-être celui qu’il a écrit avec le plus de chaleur et d’entraînement. Il a trouvé dans le chevalier franconien un héros selon son cœur, homme de lutte et polémiste ardent, qui a mis son talent et toute son âme au service de la liberté religieuse, d’ailleurs plus théologien que chrétien et le plus Allemand de tous les champions de la réforme. Luther est une grande conscience, son histoire est un chapitre de l’histoire de la conscience humaine ; c’est par là qu’il est universel. Le sentiment religieux n’a guère eu de part dans les actions ni dans les écrits de Hutten. C’est un patriote qui déteste le joug que Rome fait peser sur son pays et qui exhorte l’Allemagne à rompre son licou, à s’affranchir à jamais de la domination étrangère. L’historien a épousé toutes les passions de son héros, il voit tout par ses yeux. On ne saurait être plus étranger à cette sérénité de la pensée, à cette liberté d’esprit qui respirent partout dans l’admirable tableau que M. Ranke a tracé des luttes religieuses du XVIe siècle. Les intérêts et les événemens de ce monde sont infiniment compliqués, et, s’il nous est permis d’avoir nos préférences, il nous est bon de rendre justice à ce qui nous déplaît et de juger ce que nous aimons. Il est rare que la vérité et le bon droit soient tout entiers dans le même camp. Sans tenir la balance absolument égale entre le catholicisme de la renaissance et la réformation, un juge impartial ne peut s’empêcher de reconnaître qu’aucune des deux parties n’avait absolument tort ni absolument raison, et que la réforme de Luther fut au XVIe siècle un progrès à la fois et un rétrécissement de l’esprit humain.

Non-seulement M. Strauss voit Rome et Léon X à travers les colères de Hutten, il voit Hutten lui-même avec des yeux prévenus, dont les indulgences sont excessives. Il ne nous dissimule, à la vérité, aucune de ses faiblesses ou de ses misères, il est trop exact pour rien omettre, trop consciencieux pour rien déguiser ; par malheur, son jugement ne s’accorde pas toujours avec ses récits, et rien ne le trouble dans son imperturbable admiration, qu’il cherche à nous imposer. Nous devons accepter les grands hommes tels qu’ils sont, nous dit-il, avec leurs imperfections et leurs souillures. Le point est précisément de savoir si Hutten fut un grand homme. Sans contredit, il avait une âme d’une énergie peu commune, un caractère fortement trempé, le génie du pamphlet et des bouffées de généreux enthousiasme ; mais l’exactitude de son biographe nous fait voir trop souvent en lui une imagination surmenée par ses fantaisies, un bretteur de la plume qui se bat quelquefois pour le seul plaisir de se battre, un aventurier sans scrupules et sans dignité qui ne répugne pas aux tours de sac et de corde, une sorte de capitan d’université prompt à l’insulte, abondant en rodomontades, un hobereau très infatué des privilèges de sa caste et plein d’un superbe mépris pour les bourgeois, les villes et les marchands, une éternelle et incurable gueuserie qui tantôt pour se remplumer rêvait un opulent mariage, tantôt faisait sa main sur les champs de bataille ou sur les grandes routes. Grand homme, non, — mais une sorte de héros picaresque, animé d’une passion vraie, qui fut l’âme de son talent : il aimait la liberté et l’Allemagne. La plupart des lecteurs de M. Strauss comprendront facilement, croyons-nous, les répugnances qu’inspirait à Érasme cet oiseau de proie, qui n’était pas de la race des faucons. Érasme avait ses faiblesses ; mais dans un temps de controverses acharnées il représentait les lettres, la mesure, le bon sens et le bon goût. Il ne fut pas médiocrement chagriné en apprenant que Hutten, à bout de voie et de forces, se retirait à Bâle pour y chercher un asile auprès de lui. Privé de ses protecteurs, plus malade et plus gueux que jamais, mis au ban pour ses intempérances de parole et de plume, le malencontreux chevalier ne savait plus à quel saint se vouer ; l’Allemagne lui était fermée, il n’était bruit que de trois abbés qu’il venait d’assaillir l’épée au poing et de détrousser sur un grand chemin. Pour se dérober à cet incommode et compromettant visiteur, qu’il avait autrefois obligé, Érasme se claquemura chez lui, et lui fit représenter qu’il avait l’horreur des poêles, dont Hutten ne pouvait se passer ; c’était une raison pour qu’on ne se vit pas. Hutten ne lui pardonna point cet accueil, et lui annonça qu’il allait écrire contre lui. Il n’aurait tenu qu’à Érasme d’obtenir, moyennant finance, la suppression du libelle ; il ne se prêta pas au marché. « Si j’ai refusé de voir Hutten, écrivait-il à Mélanchthon, j’avais d’autres motifs encore que la peur de me compromettre. Réduit à la dernière misère, il cherchait un nid où mourir. Je me voyais condamné à recevoir chez moi ce capitan avec son éternelle maladie, et à sa suite toute la clique de ces soi-disant évangéliques, qui ne le sont que de nom… Désormais les amertumes et les forfanteries du personnage poussent à bout les plus patiens. »

M. Strauss aurait dû s’en tenir à nous retracer les fortunes diverses de cette existence guerroyante et traversée ; mais Hutten a servi la bonne cause, peu s’en faut qu’il ne canonise ce personnage peu canonique. Il l’invoque, à la fin de son livre, comme le patron, comme le génie tutélaire de l’Allemagne. C’est affaire à l’Allemagne de savoir si elle accepte le patronage de ce miles gloriosus cum scabie sua ; mais les lecteurs étonnés de M. Strauss se demandent si en écrivant l’histoire il n’est pas en quête de saints pour meubler la nudité de sa petite chapelle.

Est-il besoin de remarquer que M. Strauss n’a pas eu à résister à la tentation de canoniser Voltaire ? Il a pris à tâche de lui rendre justice, de combattre par un récit fidèle et mesuré les préjugés d’ignorance et d’orgueil que nourrissent la plupart de ses compatriotes contre cette grande mémoire. Voltaire ne mettait pas comme Hutten son impartialité en péril ; si son nouveau biographe admirait en lui l’un des émancipateurs de l’esprit humain, en revanche il ne pouvait goûter que modérément cette indifférence dogmatique, ou, pour mieux dire, cette haine de tout dogmatisme, qui est la pensée maîtresse du Dictionnaire philosophique et de l’Essai. Le volume dont nous parlons se compose de six conférences qui ont été écrites pour la princesse Alice de Hesse et prononcées devant elle à Darmstadt ; ces conférences font également honneur au conférencier et à son auditoire, il n’est guère de cours en Europe où l’on se livre à de tels passe-temps. Cet essai sur Voltaire n’est point comme la biographie de Hutten une œuvre érudite et fouillée ; M. Strauss a suivi dans, la première partie de son étude l’excellent travail de M. Desnoiresterres, Voltaire et la société française au dix-huitième siècle, auquel il donne dans sa préface un éloge mérité ; pour le reste, il s’est contenté de courir au plus près du vent, évitant les points discutables et les côtés contentieux de son sujet. Il a pris la fleur du panier, et son livre, écrit d’un style courant, est un récit agréable, vivant, animé, qui un jour ou l’autre tentera la plume d’un traducteur. Ses appréciations sont le plus souvent sagaces et équitables ; nous aimerions à citer son jugement sur la Pucelle, sur l’Essai, des pages excellentes sur la philosophie de Voltaire, des réflexions judicieuses touchant l’homme et son caractère[3]. Toutefois sur ce dernier point M. Strauss a peine à se mettre d’accord avec lui-même, il y a quelque incertitude dans ses conclusions, tour à tour plus sévères ou plus favorables ; on dirait qu’alternativement il se laisse prendre ou se déprend. On serait porté à croire que dans les commencemens il était prévenu contre Voltaire ; en avançant, il a éprouvé le contraire d’une déception. Il a découvert que ce prodigieux esprit était au service de passions grandes ou petites, mais toujours sincères, et d’une âme de feu qui rachetait ses déraisons par de généreuses tendresses et de saintes colères. Il semble parfois qu’il se reproche comme une faiblesse le charme qui l’entraîne. M. Strauss n’a garde d’appliquer au défenseur de Calas sa maxime qu’il faut accepter les grands hommes tels qu’ils sont, avec l’inévitable tare attachée à tout ce qui est humain. Il parle quelque part de ces âmes royales, d’autres diraient olympiennes, qui savent d’instinct ce que Voltaire n’a jamais su, l’art de gouverner ses passions et la dignité qui se respecte toujours ; mais d’ordinaire ces âmes souveraines, tout appliquées au gouvernement d’elles-mêmes, se tiennent à l’écart des conflits et des luttes de la terre. Y a-t-il une seule action dans toute la vie de Goethe ? Il est bon qu’il y ait des olympiens, et nous leur permettons, s’ils le veulent, de considérer les choses humaines avec une noble indifférence, et de s’étudier eux-mêmes avec une complaisance excessive. Il n’en est pas moins vrai qu’après avoir lu certains chapitres solennellement minutieux des mémoires de Goethe, lire une lettre de Voltaire c’est se dégorger en eau courante. Ce même Goethe, qui savait pourtant ce que valait Voltaire, lui conteste deux choses, la profondeur et la perfection. Ne lui en déplaise, l’auteur de Zadig, le correspondant de Thiriot et des rois a possédé la perfection du naturel, et, de toutes les formes du génie, ce n’est pas la moins précieuse.

Sur un seul point, l’impartialité du nouveau biographe de Voltaire nous parait être en défaut. Dès que le grand Frédéric est en cause, sa balance trébuche entre ses mains, et son patriotisme corrompt sa critique. Il concède trop à la légende en le peignant, comme un homme complet, en qui le cœur était à la hauteur du génie. Ce n’était pas une âme généreuse que Frédéric. Dans toutes ses liaisons, il a toujours considéré son profit, il n’a pas eu d’amitiés dont il n’ait abusé, pas de familiers sur qui ne se soient exercées ses griffes royales, à qui il n’ait fait sentir dans l’occasion qu’il était le maître et que, selon le mot de Voltaire, il avait cent cinquante mille moustaches à son service. Il a recherché Voltaire parce que Voltaire lui pouvait servir, il s’est réconcilié plus tard avec lui parce que les ressentimens de Voltaire lui pouvaient nuire. Il aimait passionnément son métier et sa gloire, il goûtait l’esprit et la littérature, voilà le compte de ses affections. Si la philosophie lui était chère, il ne lui a jamais rien sacrifié, et dans son gouvernement il n’a combattu que les superstitions qui gênent les rois, il a toujours ménagé les préjugés utiles. Caractère puissant, raison supérieure, il y avait dans ce grand homme un grand cynique qui se donnait quelquefois le plaisir de prêcher les vertus qu’il méprisait. C’est une méthode usitée dans certaines villes du nord ; les plus roués s’y travestissent, quand il leur convient, en prédicateurs de morale, et, après avoir déclaré publiquement que la force prime le droit, ils recommandent aux autres le respect du droit et montrent à l’univers leur conscience, qui est toute neuve, car elle n’a jamais servi. « Voltaire, disait Frédéric, est le plus méchant fou que j’aie connu de ma vie… Vous ne sauriez imaginer toutes les duplicités, les fourberies et les infamies qu’il a faites ici. Je suis indigné que tant d’esprit et tant de connaissances ne rendent pas les hommes meilleurs. » Voltaire aurait pu lui répondre qu’en Italie, au carnaval, Arlequin se déguise quelquefois en archevêque, mais qu’on démêle bien vite Arlequin à la manière dont il donne la bénédiction. Nous regrettons que M. Strauss n’ait pas fait les parts plus égales, et qu’après avoir énuméré les torts trop réels de Voltaire, il ait tant ménagé César. Nous voudrions retrancher de son livre de froides plaisanteries sur l’incident de Francfort. Ce n’est pas une chose plaisante que l’abus de la force, qu’un prince violant le droit des gens chez un petit peuple dont il n’est point le maître, qu’un poète traité en bandit ou en criminel d’état parce qu’il emporte dans sa valise un volume de vers compromettans qu’un roi lui a donné et qu’il veut ravoir. Dégagé de toutes les exagérations passionnées de la victime, l’affaire de Francfort reste une brutalité révoltante, et, quoi que puissent alléguer les panégyristes du grand Frédéric, elle fait tache sur sa mémoire et compromet sa philosophie. « C’est à Francfort, écrivait Collini avec une juste indignation, dans une ville qualifiée libre, que l’on insulta Voltaire, que l’on viola le droit sacré des gens, que l’on oublia des formalités qui eussent été observées à l’égard d’un voleur de grands chemins. Cette ville permit que l’on m’arrêtât, moi étranger à cette affaire, contre qui il n’existait aucun ordre, que l’on me volât mon argent, et que je fusse gardé à vue comme un malfaiteur. » — « Tel était le sort de ces villes libres, remarque M. Desnoiresterres. L’exemple de l’évêque de Trèves parlait assez haut pour que l’on se montrât d’une extrême condescendance envers les requêtes d’un prince habitué à tout se permettre et à tout oser. » De telles réflexions ne sont pas venues à M. Strauss. Il estime que le grand Frédéric avait le droit de tout oser et de tout se permettre, et que, lorsque Voltaire lui reprochait de trop aimer la guerre, Voltaire était parfaitement plat et un vrai maître d’école. « La guerre, dit-il, est sans doute un grand mal, et on ne saurait trop décrier les guerres d’ambition telles que Louis XIV les faisait ; mais, quand Frédéric envahit la Silésie, il y était poussé par le besoin d’agrandissement de sa jeune Prusse ou encore mieux de l’Allemagne elle-même, qui avait besoin de la Prusse pour s’affranchir du joug de la catholique Autriche. » Adorable simplicité ! Serait-il donc si difficile à un Français de démontrer que Louis XIV, en conquérant l’Alsace et la Franche-Comté, obéissait au besoin d’agrandissement de la France, qui n’avait pas encore trouvé ses vraies frontières ? Parlez plus nettement, et dites toute votre pensée : les guerres que vous faites sont saintes, celles qu’on vous fait sont impies ; en vous agrandissant, vous accomplissez un devoir, les autres sont des ambitieux.

Ainsi raisonne le dogmatiste dont est doublé ce puissant critique. On pense à cette honnête personne que citait Franklin dans un discours, laquelle s’écriait naïvement : « Une chose bien étonnante, c’est qu’il n’y a jamais que moi qui aie raison. »

IV

Ce n’est pas la même chose d’être un théologien libre et un libre penseur ou d’être un esprit libre, et l’on peut avoir étudié la philosophie sans s’être laissé affranchir par elle. Les Grecs disaient que beaucoup de gens célèbrent les fêtes de Bacchus, mais qu’il y a peu d’inspirés. M. Strauss a fêté le dieu, il porte volontiers à la main la férule sacrée des Dionysiaques, mais l’esprit du dieu n’est point en lui.

Quiconque a pu s’imaginer que l’auteur de la Vie de Jésus était un philosophe se convaincra du contraire en lisant son dernier écrit, ces deux lettres trop fameuses que lui inspirèrent en 1870 les premières victoires des armées allemandes. La philosophie n’est qu’un vain nom, ou elle délivre l’esprit des passions vulgaires, car elle hait le vulgaire et ses pensers profanes. M. Strauss s’est fait peuple dans le mauvais sens du mot. Il a toujours aimé à citer l’Évangile ; il nous dit dans sa préface : « En un temps de si grandes actions, la parole fait plus pauvre figure que jamais. Nous devons le sentir, nous les hommes de la parole ; mais nous ne devons pas oublier ce qui est écrit : au commencement était la parole. » Curieux mélange d’humilité et de juste orgueil ! La parole s’incline jusqu’à terre devant l’épée, elle lui confesse son néant ; puis, se redressant à demi, elle lui représente que pourtant elle ne lui a pas été inutile, qu’elle avait tout préparé. Elle a raison, et l’épée aurait mauvaise grâce à n’en pas convenir.

Oui, la parole était au commencement, et on n’a eu garde de lui imposer silence. M. de Bismarck a déclaré un jour que les professeurs étaient le fléau de l’Allemagne ; mais il s’entend à employer les fléaux. Il sait que la vieille politique absolutiste qui est la sienne ne saurait réussir au XIXe siècle sans le concours de l’opinion publique, et il a dit aux professeurs : Ne vous gênez pas, faites-nous un peu d’opinion publique. Ils se sont appliqués, professeurs et théologiens, aussi bien que journalistes et poètes, à démontrer à l’Allemagne que la liberté est un intérêt secondaire, que la première chose est d’être grand et fort, et qu’une conquête est un bien plus positif qu’une constitution. L’Allemagne n’avait pas réussi en 1848 à conquérir son unité par la liberté ; on lui a persuadé de changer de méthode. Dès 1848, la parole disait à une réunion d’électeurs de Ludwigsburg, non sans citer l’Evangile : « Recherchez d’abord le royaume des cieux, c’est-à-dire l’unité, et tout vous sera donné par-dessus. » Pascal l’avait déjà dit : — « La justice est sujette à disputes, la force est très reconnaissable et sans dispute ; ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » Après la victoire, la parole poursuit son œuvre. Elle tremble que les nobles instincts du peuple allemand et ses inclinations libérales ne l’emportent sur des haines et des passions factices dont on se sert pour l’asservir ; elle veille pieusement sur ces haines comme la vestale veillait sur le feu sacré, et ses insultes justifient d’avance tout ce que l’on pourrait entreprendre contre le vaincu. Les nations d’ordinaire sont ce qu’on les fait. Donnez-leur un maître dont le perspicace génie devine nettement tout ce qu’il peut oser et qui ne connaisse ni la crainte, ni le scrupule. Il traîne malgré eux ses peuples à la gloire. On parlait de le lapider ; après l’événement, on se prosterne, et désormais l’insolence, cette divinité méconnue, a ses autels et ses adorateurs ; les insolens au petit pied pullulent, laquais qui singent le maître. Les honnêtes plumes elles-mêmes ont peine à se défendre de cette contagion, et les folliculaires s’évertuent. C’est la destinée des lions blessés et meurtris de mettre tous les roquets en fête.

M. Strauss, qui est une intelligence et un caractère, n’a rien de commun, avec ces gens-la ; nous regrettons qu’il se soit abaissé à parler comme eux. Il avait pourtant de meilleurs exemples à suivre. Il est des Allemands, aussi patriotes que lui, qui, ont su résister à cette grossière ivresse, qui ont honoré leur pays par la modération de leur langage, par la dignité de leur attitude ; ils ont su observer l’équité dans le triomphe et ne pas manquer au respect qui est dû au malheur. Pourquoi faut-il que M. Strauss n’ait pas su trouver en de telles conjonctures un seul accent d’humanité et de généreuse justice ? Il a, lui aussi, outragé le malheur, en quoi l’on reconnaît le théologien qui n’est pas philosophe.

On ne saurait aimer trop son pays, et la philosophie approuve le patriotisme, comme elle respecte la vraie religion ; mais elle fait la guerre à toutes les bigoteries. Un grand écrivain allemand, Lessing, un des esprits les plus libres qui furent jamais, et qui a plus fait que personne pour la grandeur de sa patrie, écrivait un jour : « A Dieu ne plaise que je connaisse jamais ce patriotisme étroit qui m’empêcherait d’être un citoyen du monde ! » Ce n’est pas un citoyen du monde qui a écrit les deux lettres dont nous parlons, c’est un dévot. M. Strauss a reproché plus d’une fois à la dévotion des autres de rétrécir leur esprit et de troubler à ce point leur jugement qu’ils deviennent incapables de rien examiner, et que c’en est fait de leur sens critique. Sa dévotion produit les mêmes effets. Dès qu’il s’agit de l’Allemagne, de sa gloire et de sa grandeur, il écrit l’histoire comme le premier hagiographe venu. La France est coupable de tous les forfaits, elle a toujours convoité le bien d’autrui ; l’Allemagne est impeccable, elle n’a jamais réclamé que son droit, C’est la France en effet qui a partagé la Pologne ; c’est la France qui en 1792 a déclaré la guerre à la Prusse ; c’est la France qui se joue des droits des petits et de la foi des traités, et qui n’a pas encore rendu au Danemark ce qu’elle avait juré par la très sainte Trinité de lui rendre en 1866. Le fanatisme obscurcit les yeux les plus clairvoyans. Une très faible dose de la sagacité critique que M. Strauss a dépensée pour établir que le Christ n’a pas ressuscité Lazare lui suffisait pour se convaincre qu’un des remarquables talens de M. de Bismarck est de se faire déclarer la guerre à l’heure où il lui convient de la faire, et qu’en proposant un Hohenzollern pour le trône d’Espagne, il a voulu mettre l’épée à la main de la France. Admirez, si vous le voulez, cet incomparable joueur ; mais, de grâce, ne parlez pas de morale. Elle n’a rien à voir dans cet art de filer la carte qui est la politique d’aujourd’hui.

C’est encore le propre du dévot de mettre au-dessus de la justice les intérêts de la cause qu’il sert et qu’il tient pour sacrée, Dans l’allégresse que lui inspirait le succès des armes allemandes, M. Strauss n’a pas considéré un instant ce qu’il était juste ou légitime d’exiger du vaincu. Il était possédé d’une crainte : la modération bien connue de M. de Bismarck l’inquiétait ; il avait peur qu’on ne prît pas assez. Il avait décidé que non-seulement l’Alsace devait faire retour à l’Allemagne, parce que l’Alsace est une province allemande, mais qu’une partie de la Lorraine française devait subir le même sort, parce que la sécurité de l’Allemagne l’exigeait ainsi. À la théorie des nationalités, qui lui paraissait insuffisante, il ajoutait la théorie des garanties, qui a cet avantage d’être infiniment élastique. Louis XIV et Napoléon Ier faisaient des conquêtes ; l’Allemagne n’en fait point, elle se garantit ; à ce titre, tout est de bonne prise pour elle, et, quoi qu’elle prenne demain, ce ne sera jamais qu’une mesure défensive, un gage que réclamera sa sûreté. Du temps de Pascal, les jésuites, paraît-il, avaient plus de peine à trouver des raisons que des moines ; les jésuites étaient bien naïfs, ils ont trouvé leurs maîtres. Quant à se demander si les Alsaciens et les Lorrains ne méritaient pas qu’on les consultât avant de décider de leur sort, M. Strauss n’y a pas songé. Une telle prétention lui semblerait plaisante ; son libéralisme considère les peuples comme des troupeaux qu’on se partage et qu’on parque sans se donner la peine d’entrer en conversation avec eux. Il a cependant daigné promettre à l’Alsace qu’on s’occuperait de la rendre heureuse, de même qu’il promettait à l’Europe que l’Allemagne triomphante ne ferait plus la guerre à personne, attendu qu’elle ne réclame jamais que son droit. En pareille matière, la parole d’honneur de M. Strauss est peut-être une caution insuffisante. Et puis sait-il bien lui-même, dès ce jour et avant que l’oracle ait parlé, où s’arrête le droit de l’Allemagne, et tout ce qu’exige sa sûreté ? Les doctrines de M. Strauss nous paraissent inquiétantes ; quel que soit son bon vouloir, nous ne sommes qu’à demi rassurés.

L’expérience nous enseigne que les bonnes et les mauvaises institutions, les erreurs ou les sages conseils des gouvernemens ont plus de part dans les destinées des peuples que la sévérité ou le relâchement de leurs mœurs, et que leurs malheurs proviennent bien plus de leurs défauts ou de leurs ignorances que de leurs vices. Autrement il faudrait admettre que Iéna fut une victoire remportée par la moralité française sur l’immoralité prussienne, ce qui nous paraît difficile à croire. Le bon sens nous apprend aussi qu’il n’y a pas en Europe des peuples vertueux et des peuples vicieux, qu’il y a partout du bien et du mal, que les nations européennes forment une vaste famille où règne avec quelques nuances une commune civilisation, laquelle produit partout des effets à peu près semblables, apporte avec elle en tous lieux les mêmes bienfaits et les mêmes corruptions. Les dévots ne raisonnent pas ainsi ; la dévotion entend s’admirer elle-même dans ses succès, qu’elle attribue à ses vertus et à sa sainteté, et elle crie anathème sur le malheur des autres, où elle voit un témoignage de leur perversité. M. Strauss est persuadé que les désastres qu’a essuyés le peuple français sont un juste châtiment de cette soif de rapine (Ranblust), qui est le premier de ses penchans. Quiconque a parcouru les campagnes françaises sait qu’elles sont habitées par un peuple de brigands, et quiconque a lu l’histoire contemporaine sait que pendant cinquante-cinq ans, de 1815 à 1870, M. Strauss a pu voir ces brigands à l’œuvre dans la Souabe. En revanche, le savant critique aimait à se persuader que les armées allemandes sortiraient de France les poches vides et les mains nettes, et sûrement il croit encore à leur vertu ; un dogme résiste à l’évidence d’un procès-verbal. — « Ce n’est pas seulement la littérature de la France qui est corrompue, nous dit-il ailleurs, c’est la nation même, et avant la guerre actuelle nous n’avions aucune idée de cette pourriture générale et d’une telle dissolution de tous les liens moraux ; von dieser allgemeinen Faülniss und Auflösung aller sittlichen Bande. » M. Strauss rendait cette sentence après Sedan, et il semblait se promettre que son empereur entrerait dans Paris en trois jours et sans coup férir. ; mais, comme le disait Voltaire, il ne suffit pas de se tromper, il faut être poli.

La France est une maison de verre, ouverte à tous les regards indiscrets ; son peuple a l’habitude de tout dire et de nommer toutes choses par leur nom ; elle étale ses plaies aux yeux du monde, et ses plaies parlent tout haut. Chaque peuple a les siennes ; . mais on en voit qui s’entendent à cacher leurs ulcères et leurs chancres sous les vastes plis d’une robe longue. M. Strauss, qui connaît si bien l’Évangile et qui se plaît à le citer, a-t-il oublié qu’il y est question de certaines gens qui, se tenant debout, priaient ainsi en eux-mêmes : « Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont ravisseurs, injustes, adultères, ni comme le péager que voici. » Jésus-Christ goûtait peu ces vertus superbes ; il leur disait : « Malheur à vous ! car vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, tandis qu’au dedans vous êtes pleins de rapines et d’intempérance. » Ces gens-là s’appelaient des pharisiens, et le pharisaïsme est une maladie grave. L’Allemagne en tient ; mais elle en guérira quand elle ne croira plus les sophistes qui corrompent son excellent naturel. M. Strauss n’est point un sophiste, il s’en faut bien ; il est convaincu, et ce n’est pas d’aujourd’hui. Qu’à l’avenir son ironie soit plus avare de sarcasmes à l’égard des naïfs qui croient au surnaturel, car son chauvinisme, Dieu le lui pardonne ! est une religion qui a ses oracles, ses prophéties et ses mystères. Dès 1858, dans la conclusion de son livre sur Hutten, il s’écriait avec effusion, levant les mains vers ce saint : « Allume en nous la haine de tout ce qui est servile, de tout ce qui est faux, de tout ce qui n’est pas allemand ! » Qui donc accusait M. Strauss de ne pas croire aux miracles ? Il admet sans difficulté que, par un mystère d’élection, Dieu s’est choisi un peuple, qu’il abandonne les autres au mensonge et à la pourriture, que ce peuple élu est l’unique dépositaire de toutes les vertus, de toutes les vérités, de telle sorte que haïr tout ce qui n’est pas allemand, c’est haïr le vice et l’erreur. La voyante de Prevorst avait rencontré juste quand elle prédisait à M. Strauss qu’il ne serait jamais incrédule. Il n’a fait que transvaser le vieux vin dans un tonneau neuf. Qu’il ait du moins quelque indulgence pour ceux qui demeurent attachés aux vieilles futailles ! Du moment qu’il s’agit d’abjurer sa raison, il est permis de consulter ses goûts, et en vérité, s’il est des préjugés respectables, il en est d’autres qui le sont moins. On peut croire à la résurrection de Lazare et n’être pas un bigot ; c’est le cœur qui fait la destinée des esprits.

Naguère, dans une séance générale de la commission d’histoire de Berlin, M. Ranke retraçait en ces termes les derniers momens et les dernières pensées d’un célèbre historien allemand, Gervinus, mort il y a quelques mois. « L’unité de l’Allemagne, disait-il, pour laquelle Gervinus était tout feu, venait d’être fondée sur de tout autres principes que les siens ; elle avait revêtu un caractère militaire et monarchique, qui n’empêchait pas toutefois qu’on ne liât partie avec les idées libérales, sans s’y rattacher tout à fait. Gervinus se brouilla avec le présent. Les événemens qui se passaient autour de lui et qui remplissaient la nation de sympathies enthousiastes ne lui inspiraient qu’une profonde tristesse et d’éclatantes réprobations. Il évoquait les ombres de ses amis morts, qui auraient partagé ses sentimens, s’ils avaient vécu. C’est un spectacle douloureux, presque tragique que cet homme atteignant dans un sombre chagrin et dans la solitude de ses pensées. » Gervinus était un vrai libéral, et il est mort en désespérant de l’avenir des idées qui lui étaient chères. M. Strauss voit au contraire l’avenir en beau ; il croit au triomphe de la cause ou, pour mieux dire, des deux causes pour lesquelles il a toujours combattu et qui sont étroitement unies dans sa pensée. Ce qu’il a toujours appelé de ses vœux, c’est l’unité politique et religieuse de l’Allemagne, et, selon lui, l’une est la condition de l’autre. L’Allemagne est le pays de la réforme ; mais la réforme est encore incomplète, elle attend son achèvement. Le jour s’approche où, sous le patronage de souverains éclairés, la grande œuvre sera consommée, où catholiques et protestans se donneront la main pour instituer une nouvelle église, l’église du Christ éternel. C’est ainsi que l’unité politique de l’Allemagne aura préparé l’unité-religieuse, qui à son tour la consacrera, lui imprimera le sceau de l’éternité.

M. Strauss a des raisons particulières d’espérer. Un rayon de royale faveur est venu sur le tard chercher son front. Il a rencontré des princes dont le commerce est plein de douceur ; ils pratiquent mieux que personne « cet art obligeant qui accorde si heureusement la liberté avec le respect. » Ces princes, auxquels est attachée la fortune de l’Allemagne, ont une indépendance d’esprit qu’on ne s’attend guère à rencontrer sur les marches d’un trône, et qui promet un règne fort différent de ce que nous voyons. M. Strauss a bâti ses espérances sur cet accident heureux ; mais il n’est point impatient, il ne compte pas les heures. Assuré de l’avenir, il s’accommode du présent. La liberté politique ne lui a jamais inspiré qu’une froide affection. En 1848, il est vrai, il demandait un empire constitutionnel, avec un ministère responsable. Les temps ont marché, il se résigne provisoirement au césarisme plus ou moins déguisé qui règne à Berlin. Il a conjuré ses compatriotes du Wurtemberg de se rendre à merci, sans conditions, de ne pas marchander leur reconnaissance aux vainqueurs du coq gaulois. « Nous n’oublierons jamais, disait-il, que c’est la noblesse prussienne qui nous a donné un Bismarck et un Moltke. » Voilà jusqu’à ce jour le dernier mot de l’auteur de la Vie de Jésus.

Gervinus a bien fait de mourir, et Schiller fait bien de ne pas ressusciter. Le 10 novembre dernier, on inaugurait son monument à Berlin. Cette solennité avait été longtemps contrariée, ajournée par le mauvais vouloir du gouvernement, à qui le chantre de Guillaume Tell ne saurait être un homme agréable. Enfin il a fallu se rendre, l’empereur assistait à la cérémonie, et la statue de Schiller s’élève à cette heure sur une place qu’on appelle la Place des Gendarmes. Le soir même, l’intelligente canaille de la ville de l’intelligence entreprenait d’en démolir la grille à coups de pierres ; mais déjà cette grande ombre avait essuyé une humiliation plus cruelle. Les alentours du monument étaient décorés de banderoles et des écussons de tous les états germaniques, où étaient inscrites des devises tirées des œuvres du poète. Des ordres sévères, on peut le croire, avaient été donnés pour que ces inscriptions fussent accommodées aux circonstances, et que pas un mot ne rappelât qu’on fêtait le poète de la liberté. La consigne fut exécutée avec un zèle intelligent ; on rogna de près les ongles du lion, et de par l’empereur il lui fut interdit de faire entendre son noble rugissement. Les devises furent irréprochables, elles faisaient foi que cette grande âme n’avait jamais eu que le génie de l’anodin. L’une portait : « Près de la source était assis l’enfant, qui tressait une couronne de fleurs. » Une autre était ainsi conçue : « Le lac sourit et nous invite au bain, » ce qui, en vérité, paraissait singulier le 10 novembre, à Berlin ! L’écusson de l’Alsace-Lorraine était orné de cette inscription trop pleine de sens : « Les beaux jours d’Aranjuez sont à jamais passés. » Ailleurs on lisait : « Le soldat seul est un homme libre ! » — ailleurs encore les premiers vers d’une ballade connue, lesquels signifient à peu près ceci :


Fridolin fut un serviteur
Pieux, qui craignait le Seigneur ;
Il adorait sa souveraine,
Bénissant humblement sa chaîne.


Fridolin est le saint du jour. Il est aujourd’hui plus populaire en Allemagne que Posa et Guillaume Tell. Un jour, les Allemands se raviseront ; jusque-là les plus hardis seront les plus respectueux.

Victor Cherbuliez.
  1. M. Charles Ritter a publié en 1867, sous le titre de Monologues théologiques, une excellente traduction de la deuxième partie des friedliche Blätter. Il ne s’en tiendra pas là et publiera prochainement la traduction d’autres opuscules de M. Strauss.
  2. Les Allemands sont nos maîtres en fait d’aménités littéraires. Dans sa Nouvelle vie de Jésus, M. Strauss reproche aux néo-orthodoxes « leur indécent aplomb » et à M. Ebrard « son impudence » Il appelle le professeur Ewald l’hippogriffe de Gœttingue. Il compare ailleurs les apologistes a des campagnols ou à des cloportes. Dans sa Dogmatique, il traitait M. Weisse de saltimbanque ou de charlatan : « Voilà l’homme qui s’entend à panser les blessures de la foi, à enlever sans douleur à la philosophie ses dents malades. Entendez-vous sa trompette ? Le voici qui s’avance. La voiture de Dulcamara vient de s’arrêter. Silence ! il va parler… »
  3. M. Strauss n’a pas rendu justice à l’Histoire de Charles XII. Au lieu de citer le morose Schlosser, qui n’est pas toujours infaillible, il aurait mieux fait de lire l’intéressante étude de M. A. Geffroy intitulée le Charles XII de Voltaire et le Charles XII de l’histoire. Il y aurait à redire aussi au jugement qu’il porte sur les tragédies de Voltaire. C’est trop souvent le défaut de la critique littéraire d’outre-Rhin « de traiter géométriquement les choses fines. ».