L’Allemagne catholique entre 1800 et 1848/06

L’Allemagne catholique entre 1800 et 1848
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 883-921).
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L’ALLEMAGNE CATHOLIQUE
ENTRE 1800 ET 1848

VI[1]
DU ROMANTISME AU PARLEMENTARISME

Dans l’Allemagne de la Sainte-Alliance, il n’y avait pas de puissance plus absolutiste que l’Etat prussien : ce n’était point l’Autriche de Metternich, mais la Prusse de Frédéric-Guillaume III, qui traquait avec le plus d’âpreté les idées et les penseurs. Les maximes politiques de l’hégélianisme aboutissaient, dans la pratique, à une intolérance d’État quasi jacobine. Le cabinet de Berlin s’instituait inquisiteur, dénonçait à la diète de Francfort les mauvais esprits et les mauvais livres, provoquait les votes d’ostracisme. Il fut l’instigateur, en 1835, de la formidable mesure prise par la Diète contre les cinq publicistes de la « Jeune Allemagne : » leurs personnes furent mises au ban, leurs livres à l’index, et Berlin n’était pas encore rassuré. « Les Prussiens, notait en 1836 Henri Heine, ont écrit à la Revue des Deux Mondes qu’elle serait interdite en Allemagne si elle renfermait quelque chose de moi qui ne fût pas dans leur sens. » Des postiers experts taxaient comme des lettres, à leur entrée en Prusse, les journaux de Paris : le prix d’un seul numéro s’élevait ainsi à un chiffre imposant de thalers. La Prusse faisait le guet dans l’Allemagne intellectuelle ; et l’on ne pouvait attendre d’elle, dans sa mission policière, cet esprit d’accommodement paternel et de capricieux laisser aller qui souvent tempérait la rigueur d’une autre douane, celle des États Romains. La Prusse, elle, ne transigeait ni ne badinait ; cette royauté qui se donnait volontiers comme la puissance protestante par excellence comprimait avec une ombrageuse dureté toutes les protestations de la pensée contre sa propre orthodoxie du moment, religieuse ou politique.

Or un jour vint où, dans ce réseau de précautions et de surveillances, quelques mailles cédèrent ; avec fracas, une déchirure se produisit : c’était l’idée catholique qui faisait violence aux dogmes de l’Etat prussien, et c’était l’Église catholique qui revendiquait, contre lui, l’autonomie de la société religieuse. Partout en Allemagne, l’omnipotence des États avait installé des bureaux pour régir l’âme humaine, et une maréchaussée pour exécuter les ordres des bureaux : nulle part l’outillage d’asservissement n’était aussi perfectionné qu’en Prusse, et nulle part, — les « vieux luthériens » l’avaient appris à leurs dépens, — le maniement n’en était plus impitoyable. C’est contre cette organisation raffinée que l’Église romaine, dans l’affaire de Cologne, avait engagé la lutte : passant outre à l’esprit de servilité de ses propres chanoines, à l’esprit de timidité de ses propres évêques, s’appuyant à l’Ouest sur le peuple rhénan, à l’Est sur le peuple polonais, l’Église, en la personne de deux archevêques, avait cerné la Prusse, et la Prusse avait cédé. La « sainte Cologne, fille fidèle de l’Église romaine, » Cologne, « la seconde Rome, » — comme l’appelaient ses vieux historiens, — fut dans la Prusse du XIXe siècle le sol d’élection sur lequel la conscience religieuse reconquit le droit de respirer.

Il n’y a pas d’années plus fécondes, dans l’histoire du catholicisme allemand, que celles qui suivirent cette capitulation prussienne. Elles sont d’une étude complexe et subtile : on y voit périr le romantisme, qui s’attardait à contempler, par-dessus la structure interne du catholicisme, la vieille patine déposée par les âges ; on y voit se développer des revendications catholiques, une action catholique, une force populaire catholique, qui prédestinent l’Église, hier admirée comme une auguste antiquité gothique, à jouer, dans la prochaine Allemagne, un rôle public et social.


I

Comment le romantisme, dans les trente premières années du siècle, avait éveillé dans les âmes allemandes le respect de la religiosité catholique et conduit certaines d’entre elles jusqu’à l’acte de foi, c’est ce que l’observation des courans artistiques et littéraires nous a précédemment permis d’entrevoir et d’expliquer. Mais ces courans ne devaient avoir qu’un temps : aux alentours de 1840, c’en était fait de l’hégémonie intellectuelle de l’école romantique.

Annette de Droste-Hulshoff, Joseph d’Eichendorff, — et plus tard le Hambourgeois Dreves, un converti, — se rattachent encore à cette lignée : mais vous cherchez en vain, dans leurs vers, trace de ces malaises inquiétans et morbides, qui jadis séduisaient et conquéraient aux littérateurs romantiques une clientèle d’âmes anxieuses et malades elles-mêmes ; il n’y a point, chez eux, de tâtonnemens de conscience, de ces tâtonnemens efficaces par lesquels leurs devanciers, qu’ils trouvassent l’Église ou bien qu’ils ne la trouvassent point, en jalonnaient vaguement le chemin ; et vous ne surprenez point ici, comme chez un Tieck ou chez un Novalis, cette série de travaux d’approche qui semblent préparer l’investissement des imaginations par le catholicisme. Leurs œuvres sont trop pleinement imprégnées de leur foi, et leur foi trop nettement dessinée dans leur âme, pour que cette seconde génération de romantiques puisse offrir à l’Église le genre de services que lui rendit la première. En lisant ces nouveaux venus, on a, tout de suite, pleine confiance ou complète défiance, suivant le point de vue religieux où l’on se place : ils ne tracent pas une avenue vers l’Église, ils stationnent dans le Saint des Saints, et, par la plume d’Eichendorff, ils reprocheront toujours au premier romantisme d’avoir mieux aimé frôler la foi que de l’étreindre.

Même évolution, en ce qui regarde les artistes. Autour des premiers tableaux des Nazaréens, les deux confessions chrétiennes semblaient s’être juré une sorte de trêve de Dieu : une ville aussi protestante que Francfort conviait le catholique Veit à venir diriger son musée. Cette trêve est désormais dénoncée : le peintre protestant Lessing, par les épisodes religieux dont fait choix son pinceau, introduit dans la peinture une préoccupation de polémique ; Veit et le jeune Steinle se retirent sous leur tente ; et Steinle à Francfort, Führich à Vienne, Itenbach et les Müller dans la chapelle de l’Apollinarisberg, donnent l’exemple d’un art, non point à coup sûr plus chrétien ni même plus catholique que celui d’Overbeck, mais, si nous osons dire, plus confessionnel et plus ecclésiastique.

Passant au domaine de l’histoire, on y discerne pareil phénomène. Les études historiques, depuis un demi-siècle, offraient le spectacle de chercheurs protestans rendant hommage à l’Église romaine du moyen âge. Jean de Muller, le grand historien suisse, avait dès 1782, dans son petit volume sur les Voyages des Papes, célébré les pontifes d’antan comme interprètes de la morale et sauveurs du bon droit ; le Prussien Henri Luden, son disciple, — le même qui professait dans Iéna sur les gloires historiques de l’Allemagne au moment où nos armées occupaient cette ville, — avait pris le parti de la hiérarchie romaine contre les Césars germaniques, dans les copieux volumes de son Histoire du peuple allemand ; Raumer l’évocateur des Hohenstaufen, n’avait pas caché sa respectueuse sympathie pour la tiare ; Voigt, élève de Luden, justement réputé comme historien de l’Ordre Teutonique et comme fondateur de l’histoire provinciale de la vieille Prusse, avait commencé de se faire un nom dans la science par une monographie très enthousiaste du pape Grégoire VII ; Boehmer enfin, l’éditeur des Regestes du vieil Empire, avait de tout temps montré pour l’Église romaine une déférence et une affection dont s’inspiraient tous ses jugemens historiques ; et c’est ainsi qu’à la faveur des souffles romantiques, l’apologie des papes s’installait dans l’histoire, sur le sol même où les « centuriateurs » de Magdebourg les avaient doctement diffamés. Jean de Muller, Luden, Raumer, Voigt, et Boehmer lui-même, quelque répugnance qu’il eût à s’entendre qualifier de protestant, demeuraient d’ailleurs, à l’endroit de l’Église romaine, des hommes du dehors : ils la faisaient admirer, mais leur admiration restait debout.

Avec, Frédéric Hurter, l’admiration s’agenouille. Il était encore une autorité, et la plus haute de Joutes, dans l’Église protestante de Schaffouse, lorsqu’il publiait cette Vie d’Innocent III, dont s’enthousiasmait Montalembert ; et déjà ses négociations avec les cantons catholiques de Suisse en vue d’une lutte commune contre Los radicaux, ses confians pourparlers avec la nonciature de Suisse et l’archevêché de Fribourg au sujet de la situation lamentable de l’Eglise catholique badoise, son hostilité nettement déclarée contre l’oppression joséphiste qui paralysait l’Église autrichienne, faisaient passer l’ « évêque » protestant de Sehaffouse, en beaucoup d’endroits, pour un « crypto-catholique. » Il s’en fut se convertir à Rome, en 1844, et l’Autriche, en lui offrant une charge d’historiographe, le sauva des persécutions auxquelles il était désormais en butte, dans sa propre patrie, de la part de ses anciens coreligionnaires. Entre Jean de Millier, qui jugeait l’Église en étranger, avec un mélange de détachement et d’exaltation, et Frédéric Hurter, qui fait son entrée dans cette Eglise et devient le plus intransigeant gardien de la correction des dogmes et le plus assidu défenseur des intérêts religieux ; entre Wackenroder, qui introduisait la religion dans l’esthétique, et l’école de Dusseldorf, qui crée l’imagerie catholique ; entre Novalis, qui chantait la Vierge, et les derniers romantiques, qui la prient, des routes parallèles se sont déroulées ; et sur ces diverses routes, à un certain détour, l’histoire, la peinture, la poésie sont devenues strictement confessionnelles.

Mais en retour, par une façon de représailles latentes, les nouveaux chefs de file qui s’essaient à grouper derrière eux les pensées allemandes, les Gutzkow et les Heine, les Feuerbach et les Ruge, les Dahlmann et les Gervinus, sont formellement anticatholiques. Le romantisme d’autrefois se définissait par des tendances esthétiques ; la littérature nouvelle se définit par des tendances politiques et sociales. Elle s’intitule « jeune Allemande, » et, sous ce drapeau, donne l’assaut à la morale traditionnelle ; « jeune hégélienne, » et, sous ce nom, fomente le radicalisme politique ; « nationale-libérale, » et, sous cette rubrique, prépare l’unification de la patrie à la faveur des deux hégémonies, qui n’en font qu’une, de la Réforme et des Hohenzollern. L’ironie dont Wienbarg, l’un des coryphées de la « jeune Allemagne, » donne la définition, n’est plus cette ironie romantique qui induisait un Frédéric Schlegel, dans sa première manière, à ne se prendre qu’à peine au sérieux, et à se jouer de lui-même ; c’est une ironie active, combative, qui envisage gravement le duel des idées, et qui s’y jette, et qui s’acharne sur le contradicteur. L’histoire, avec Ranke et surtout avec Sybel, devient à longue échéance l’ouvrière d’une œuvre politique : malgré le succès que firent les catholiques au livre de Ranke sur la papauté aux XVIe et XVIIe siècles, son Histoire de l’Allemagne au temps de la Réforme, terminée en 1843, prélude avec éclat aux identifications futures entre germanisme et protestantisme ; et les premiers écrits de Sybel, qui sont de la même époque, et parfois la résonance d’un programme de lutte, — de la lutte qui s’engagera, plus tard, entre l’ « ultramontanisme » et l’idée prussienne. La littérature, sous quelque forme qu’on l’envisage, devient une mêlée ; et ce n’est pas seulement l’apparition d’idées nouvelles, c’est aussi le caractère nouveau de la production littéraire, qui témoigne que la période du romantisme est close et que, pour agir sur l’Allemagne, le catholicisme doit compter avec des tendances inédites.


II

La fortune, cependant, réservait au romantisme un dernier sourire : au moment où déclinait l’influence de cette école, deux de ses pupilles étaient installés sur les deux premiers trônes de l’Allemagne. Louis Ier de Bavière nous est déjà connu, et nous avons vu quel appui donnait au catholicisme, en même temps qu’à l’art allemand, ce prince dont Chateaubriand disait : « En portant une couronne, il semble savoir ce qu’il a sur la tête, et comprendre qu’on ne cloue pas le temps au passé. » L’autre tête romantique, sur laquelle une couronne s’était posée, était celle de Frédéric-Guillaume IV, le nouveau roi de Prusse.

On a prétendu, parfois, qu’en secret il était catholique : les initiatives qu’il déploya, d’accord avec son ami Bunsen, pour répandre et glorifier le protestantisme, militent contre un tel soupçon. Mais ce qui est vrai, c’est que Bossuet, Fénelon, Sailer, comptaient parmi ses lectures favorites, et que son antipathie à l’endroit de toute innovation religieuse l’inclinait à quelque estime pour cet atavisme dogmatique dont il trouvait dans l’Eglise romaine une immuable expression. Au fond, les sentimens de Frédéric-Guillaume IV à l’égard du catholicisme, tout comme sa prédilection pour un rêve de monarchie féodale, sont d’un romantique. C’est vraiment son romantisme qui trouve attrait aux poésies catholiques de Joseph d’Eichendorff, et qui, triomphant des traditions protestantes de la maison de Hohenzollern, convoque à Berlin, pour des œuvres de peinture religieuse, les catholiques Cornélius, Veit et Steinle ; c’est son romantisme qui, dès 1810, l’amenait, tout jeune encore, à passer trois nuits blanches sur des croquis de la gothique cathédrale de Cologne, et qui s’en allait solennellement, en 1822, sous les voûtes gothiques de Marienburg, réveiller les ombres délaissées des chevaliers Teutoniques et porter un toast à la restauration du vieil édifice national ; et son romantisme, enfin, vers 1830, cimentait entre lui et le catholique Radowitz la plus confiante et la plus fidèle amitié. Avant que les événemens de 1848 n’amenassent Radowitz au premier plan, la carrière politique et littéraire de ce personnage s’encadrait entre deux écrits, dont l’un, de 1834, a trait à l’iconographie des saints, et dont l’autre, de 1846, a trait aux devises et légendes du moyen âge : le supraterrestre et l’archaïsme, voilà les régions, éminemment romantiques, où s’exaltait avec piété la noble imagination de Radowitz, arbitre, peu de temps après, des prochaines destinées allemande ». Le roi de Prusse et son futur ministre, malgré la différence de leurs Credo, s’entendaient à merveille pour introduire, dans la religion comme dans la politique, un parfum d’archéologie.

Ce fut un beau jour de fête que le 4 septembre 1842 : le Hohenzollern « évangélique » vint solennellement à la cathédrale de Cologne, posa la première pierre du portail méridional, et donna le branle, ainsi, à l’achèvement de l’édifice, œuvre cinquantenaire, qui n’aura son terme qu’en 1881. Quarante ans de songes romantiques recevaient, ce jour-là, leur consécration. « En son état d’inachèvement, en ses décombres, en son délaissement, avait écrit Goerres en 1814, la cathédrale de Cologne est une image de l’Allemagne depuis la confusion des langues et des pensées ; qu’elle devienne donc un symbole de l’Empire que nous voulons édifier. » Goerres, en 1842, élevait de nouveau la voix : il comparait la basilique de Strasbourg et celle de Cologne ; la première, pour lui, résumait « l’histoire entière de l’Allemagne, telle qu’elle s’est effectivement réalisée en tous ses momens ; » la seconde, au contraire, était à ses yeux « la représentation épique et symbolique de ce devenir qui hantait l’esprit des vieux maîtres politiques et qui se fût réalisé si le mauvais ennemi n’était survenu, messager de discorde. » La reprise des travaux annonçait aux imaginations allemandes la préparation de ce « devenir : » Sulpice Boisserée, qui, depuis un demi-siècle, se dévouait à ce rêve, se félicitait que « le sentiment de la nécessité d’une forte cohésion des Allemands fût enfin devenu prédominant, » et saluait dans la cérémonie de 1842 « le symbole d’un nouveau développement allemand. » Il faut lire les pages orgueilleuses et naïves dans lesquelles il souhaitait que le parvis futur se constellât d’inscriptions et de sculptures commémorant les fils les plus illustres de la race germanique, et qu’un tribunal d’honneur, commun à toute l’Allemagne, possédât l’auguste mission de prononcer cette sorte de canonisation nationale. La Walhalla en Bavière, le dôme de Cologne sur le Rhin, se fussent ainsi partagé la fonction de Panthéons ! Le discours prononcé par Frédéric-Guillaume IV vibrait à l’unisson de ces rêves échauffés : Metternich, qui était présent, constatait avec quelque inquiétude ce qu’il appelait un « enivrement mutuel. » Le roi de Prusse, d’ailleurs, sautait au cou du chancelier d’Autriche : Berlin et Vienne, à l’avant-veille de leurs irrémédiables conflits, échangeaient devant cette cathédrale, incarnation de l’unité germanique, un dernier baiser. Enfin, Louis Ier de Bavière, le romantique du Midi, allait bientôt demander officiellement aux divers États allemands de subvenir, par des cotisations périodiques, aux dépenses d’achèvement du grandiose édifice, et solliciter en faveur du dôme les générosités du pangermanisme d’alors (All-Deulschland).

De par la volonté des rois de Prusse et de Bavière, un édifice catholique était érigé en symbole patriotique, dans cette ville même où l’archevêque et ses fidèles, peu d’années auparavant, étaient taxés de séditieux et de mauvais Allemands. Il semblait que le soleil romantique eût fait choix des eaux du Rhin, — le vieux Rhin des burgraves, — pour s’y coucher et s’y éteindre, et qu’avant de se venir reposer dans ces flots qui gardaient l’Allemagne, il eût voulu réchauffer les persécutés de la veille et les embraser d’espoir. Les catholiques, exercés à prévoir les duperies, redoutaient, d’ailleurs, que l’Etat, tôt ou tard, ne voulût faire de cette cathédrale une église simultanée, et tôt ou tard y fêter, comme disait en une boutade le poète Uhland, le « mariage mixte » entre les deux confessions ; et lorsque Frédéric-Guillaume leur proposera de prendre à sa charge les frais de la construction de la nef en leur laissant le soin d’élever les tours, ils refuseront, de peur que l’Etat, architecte de cette nef, ne s’y installe en maître. Mais l’avenir rassura leurs craintes. La fête de dédicace nationale, qu’avait célébrée dans le dôme de Cologne le romantisme expirant, n’effaça ni ne compromit le souvenir de la dédicace religieuse qu’avait faite, pour l’éternité, la piété chrétienne du XIIIe siècle. Au contraire, en achevant le monument, la patrie allemande exauçait l’antique dévotion. Cela mettait Henri Heine en rage ; on eût dit que, sardoniquement, il s’essayait à jeter un sort pour faire avorter l’entreprise.


Ce dôme devait être la bastille de l’esprit ; et les rusés papistes pensaient : Dans cette prison de géant se consumera le génie de l’Allemagne. Alors vint Luther, et il jeta un grand cri : Halte ! Depuis ce jour, la construction du dôme est abandonnée… Ainsi inachevé, c’est le monument de la force de l’Allemagne et de sa mission protestante. Pauvres sots du Domverein, vous voulez de vos faibles mains continuer l’œuvre interrompue, et vous voulez achever la vieille prison ! Pauvres fous ! On ne l’achèvera pas, le dôme de Cologne, quoique les sots de la Souabe aient envoyé pour la construction tout un vaisseau rempli de pierres. On ne l’achèvera pas, malgré les cris des corbeaux et des hiboux qui regrettent la nuit du passé et nichent dans les hautes tours des églises. Un jour viendra où, loin de l’achever, on fera de la nef une écurie.


Ainsi vaticinait Henri Heine ; et puis, une autre fois, il rêvait d’une promenade nocturne qu’il faisait, escorté d’un licteur, dans les rues de Cologne : entrant dans la ténébreuse cathédrale, il y trouvait les Mages assis sur leur châsse, et l’un d’eux, l’interpellant, réclamait d’être respecté, parce que mort, parce que roi, parce que saint. Le poète l’interrompait d’un sarcasme : un mort, un roi, un saint, ce sont là choses du passé ! « Allons, partez, la joyeuse cavalerie de l’avenir va camper ici. » Et le licteur, docile, mettait les squelettes en poudre.

Cette pulvérisation n’était qu’une bravade ; Heine allait compromettre Luther dans sa propre défaite. Il criait : « Halte ! » aux architectes du dôme, comme d’après lui Luther avait crié ; les catholiques rhénans passaient outre. Un jeune jurisconsulte, Auguste Reichensperger, succédant à l’énergie un peu fatiguée des Boisserée, allait, sa vie durant, prêcher la foi gothique, corollaire de la foi catholique. Dès son enfance, il avait aimé le vieux monument ; il groupait dès 1840, pour en soutenir les travaux, une association de bonnes volontés, ce Domverein que persiflait Henri Heine ; alors que se déroberont les souverains auxquels Louis de Bavière tondait la main, le Domverein continuera de soutenir de ses aumônes l’art gothique retrouvé. Une lettre aux Rhénans, publiée en 1840, un opuscule sur l’architecture chrétienne germanique, qui parut en 1845, inauguraient cette apologétique du style médiéval, à laquelle Reichensperger consacrera sa vie. L’art gothique, à ses yeux, était comme le produit de la Rédemption, dans le domaine esthétique : le nier, c’était nier le christianisme, c’était se refuser à « comprendre la langue dont les racines et le dictionnaire vivent en notre âme. » Jusqu’au terme de sa longue et verte vieillesse, Reichensperger développa des théories enthousiastes sur le caractère organique des édifices gothiques, sur l’harmonieuse et vivante unité que présentent ces synthèses de pierre. Les monumens du « paganisme ressuscité, » — ainsi qualifiait-il la Renaissance, — lui faisaient l’effet de ces petits roitelets sauvages, gauchement attifés à l’européenne, que rencontrait en ses voyages le capitaine Cook. Saint-Pierre de Rome, même, ne trouvait pas grâce devant lui, et j’ai souvenir d’une conversation de l’année 1894, dans laquelle, me parlant avec tristesse de la basilique de Montmartre, cette « mosquée, » il m’expliquait, avec sa merveilleuse fougue d’octogénaire, que la cathédrale de Cologne était « du saint Thomas d’Aquin pétrifié. » Au déclin de toutes vies, même les plus croyantes, il y a généralement un peu de cendres dans les âmes, débris d’enthousiasmes consumés, qui pèsent sur le cœur et l’ennuagent. Reichensperger, lui, me semblait avoir échappé à cette loi, tant il y avait de jeunesse en cette grande et forte vieillesse. Tel je le vis peu de mois avant sa mort, fraternisant de tout son être avec ces voix priantes qu’il sentait frémir en chacune des colonnes de son dôme, tel il avait dû être en cette année 1842, où les Mages furent visités dans leur dernière demeure par Frédéric-Guillaume IV, leur collègue en majesté.

Les Boisserée, durant leur long apostolat, avaient cherché pour l’art gothique les suffrages de l’intelligence allemande ; Reichensperger, lui, cherchait et trouvait les suffrages du peuple. « Qu’ont fait les universités et académies allemandes, demandait-il, pour la construction du dôme, ce canon de l’architecture allemande médiévale ? Elles ont eu trop à faire avec l’œuf d’Hésiode, les momies égyptiennes, les vases étrusques, et les pierres des légions romaines, pour penser aux cathédrales gothiques. » Ainsi disait-il, tournant le dos à l’Allemagne humaniste pour se jeter avec confiance vers l’Allemagne populaire ; il parlera de même, cinquante ans durant ; et, en 1891, M. Paulsen, le professeur de philosophie de l’Université de Berlin, lui écrira ces lignes significatives : « Vos discours et vos écrits, qui depuis un demi-siècle visent toujours au même but, ont ouvert une brèche, que le classicisme, la bureaucratie, le philistinisme de la culture ne parviendront pas à fermer : l’art, chose du peuple, sortant de la vie populaire et travaillant pour le peuple, voilà la vivante leçon que vos maîtres, les grands maîtres du moyen âge, répètent sans cesse, par leurs œuvres et par vos écrits. » M. Paulsen a raison : l’esthétique religieuse de Reichensperger, dès 1840, glorifiait les masses profondes du peuple.

On prévoit que, de cette esthétique, une politique pourra sortir, qui reconnaîtra des droits aux masses profondes, aussi bien dans le domaine de la vie publique que dans le domaine de l’art. « Toute ma carrière, même ma carrière de député, a notre dôme comme point d’attache, » écrira plus tard Auguste Reichensperger. Il incarnait, en effet, une sorte de transition entre la période du catholicisme romantique et la période du catholicisme parlementaire, entre l’époque où l’on rêvait du règne de Dieu par la beauté, et l’époque où l’on allait s’attacher, activement, à réaliser le règne de Dieu par la liberté.


III

C’est avec l’avènement de Frédéric-Guillaume IV que commence pour l’Église de Prusse la conquête de ses libertés. Dans les premiers mois de 1841, le seul pays germanique où le clergé pût communiquer sans entraves avec le Saint-Siège et, sans entraves, publier les actes de Rome, fut le royaume de Prusse : Frédéric-Guillaume IV, reconnaissant ainsi, par un don de joyeux avènement, les légitimes prérogatives de la société religieuse, donnait un exemple décisif, et qui devait être suivi. « Le roi protestant, écrivait le célèbre éditeur Perthes, fait ce qu’aucun souverain catholique n’a osé faire jusqu’ici. »

Les évêques, redevenus consciens de leur devoir en même temps que de leur dignité, allaient aussitôt profiter des permissions royales. On se rappelle l’attitude de leurs prédécesseurs, leur désir d’échapper à la vigilance papale, leur ennui de ne pouvoir se faire oublier du Saint-Siège, et leur tactique, enfin, pour amuser et abuser Rome, puisqu’elle ne voulait point les laisser en paix. Voici que Geissel, le coadjuteur de Cologne, introduit dans la vie de l’église prussienne un nouveau personnage, discrètement interrogé mais sérieusement écouté : c’est le nonce du pape en Bavière. Geissel, à cœur ouvert, le fait pénétrer, par des lettres fréquentes, dans les grandes et petites affaires de l’archidiocèse : hésitations et décisions, inquiétudes et joies, il lui confie tout, lui soumet tout ; il l’accueillera bientôt en son archevêché comme visiteur, plus tard en sa cathédrale comme représentant du pape. « Les Ponctations d’Ems, » par lesquelles les princes-archevêques du XVIIIe siècle signifiaient aux nonces leur congé, sont décidément devenues surannées : à l’endroit du nonce, Geissel est plus que courtois, il est cordial, avec une nuance de déférence ; et l’Eglise prussienne, autorisée désormais à prendre contact avec le Saint-Siège, invite par surcroît le délégué du Saint-Siège en Bavière à prendre contact avec elle.

La situation du catholicisme à l’égard de l’État prussien devenait par là même toute nouvelle : l’Église n’était plus une institution sujette, sur laquelle des fonctionnaires étrangers à sa croyance avaient l’œil et mettaient la main ; elle se présentait comme une puissance ayant ses racines au-delà de la terre et son point d’attache terrestre au-delà de la frontière prussienne, puissance régnant souverainement sur son propre domaine, et puis, au jour le jour, négociant avec l’État prussien une équitable délimitation de cette éternelle zone mixte où le spirituel et le temporel prennent fatalement contact. L’Église n’était plus une subordonnée, mais une contractante. La Prusse, jadis, pour dessiner d’une façon durable la carte de ses diocèses, avait accepté, voire même demandé, que cette question fût l’objet de pourparlers avec Rome ; mais, la carte une fois tracée, elle avait montré, par ses procédés et ses maximes, que c’était là le seul acte bilatéral auquel de sa part l’Église romaine se dût attendre. Or, dans les années qui suivent 1841, c’est d’une façon bilatérale, c’est par des arrangemens entre les évêques de Prusse et le ministère prussien, que se tranchent les difficultés. Berlin propose, ou bien accepte, ou bien refuse ; mais Berlin cesse d’imposer. On voit Geissel, dès son installation, engager avec le gouvernement une série de discussions : les choix à faire pour son chapitre, l’éviction des professeurs hermésiens de la faculté de théologie catholique de Bonn, sont des questions épineuses et pressantes, mais qui se dénouent pacifiquement. Les évêques, sans doute, n’obtiennent pas tout ce qu’ils veulent et n’abandonnent pas de bon cœur tout ce qu’ils concèdent ; et Geissel, tout le premier, se plaint que les ecclésiastiques qu’il souhaite de voir appelés à la faculté de théologie de Bonn soient tous éconduits par le gouvernement. Mais la Prusse, du moins, a décidément mis en vigueur d’autres maximes de droit ecclésiastique ; et pour l’Église, c’est là l’essentiel. Dans la gérance de l’Eglise catholique, telle que la concevait et la pratiquait Frédéric-Guillaume III, il y avait quelque chose d’essentiellement contraire à la constitution ecclésiastique, d’essentiellement incompatible avec les droits de la monarchie pontificale : les premiers actes de Frédéric-Guillaume IV ont mis un terme à cette politique d’affronts.

L’on publiait à Paris, en 1842, un livre intitulé : De la Prusse et de sa domination sous les rapports politique et religieux, spécialement dans les nouvelles provinces, par un inconnu. Le vicomte de Failly, qui en était l’auteur, avait eu de longues conversations avec Auguste Reichensperger et quelques autres notabilités catholiques ; et son œuvre était un écho, très instruit, des récriminations rhénanes contre le dernier règne. Mais il se hâtait d’ajouter, quelle que fût sa malveillance pour la Prusse :


La partie religieuse de ce livre peut, dès à présent, être considérée comme presque uniquement historique, non parce que les dispositions légales, vexatoirement portées par le régime précédent, ont entièrement disparu, tant s’en faut, je ne crois même pas qu’elles soient abrogées, mais parce qu’on les laissera dormir, parce que, dans la pratique, elles ne se produiront plus avec la même rigueur, parce qu’enfin les actes de persécution cesseront tout à fait.


On ne pouvait mieux définir, dès 1842, les changemens qui déjà s’annonçaient. A des rapports nouveaux, des organes nouveaux devaient correspondre.

Hier une bureaucratie, protestante en majorité, faisait passer ses ordres aux évêques ; désormais allait exister, au ministère berlinois des Cultes, une section catholique (Katholische Abteilung), composée de catholiques, et chargée de s’occuper des affaires de l’Église romaine. Dès le 11 janvier 1841, Frédéric-Guillaume IV créa cette institution : elle devait, jusqu’au Culturkampf, assurer à la Prusse trente années de paix religieuse. Schmedding, dont nous avons vu le rôle équivoque dans l’affaire des mariages mixtes, fut l’un des conseillers de la section catholique ; mais lorsqu’en 1846 il fut enlevé par la mort, et que le chef de la section, Duesberg, fut nommé dans l’administration des finances, c’est à un catholique d’élite, Aulike, que passa la direction du bureau. On sait ce que sont les cartons d’un ministère, et comment un bureaucrate, selon ses propres dispositions, peut emprisonner et étouffer dans leurs arcanes les germes de conflits, ou bien au contraire les mûrir, et multiplier sans cesse des chicanes nouvelles : même aux heures difficiles, l’influence d’Aulike devait toujours maintenir, sur l’horizon des catholiques de Prusse, quelques traînées d’arc-en-ciel. On le verra, dans la suite, travailler à faire nommer, comme conseillers de la section, d’anciens parlementaires catholiques : il fera donner un poste à Linhoff, mais les susceptibilités ministérielles refuseront toujours d’adjoindre à Aulike, comme collaborateur, le célèbre Mallinckrodt, qui deviendra l’une des gloires du Centre.

En face de cet organe de pacification que Frédéric-Guillaume IV préposait aux choses d’Église, l’Église à son tour commençait à s’organiser pacifiquement. Avec ses évêques, dont les uns apparaissaient aux fidèles comme des esclaves, et dont les autres apparaissaient à l’État comme des rebelles, l’Église, la veille encore, présentait l’aspect ingrat d’une société désordonnée ; Geissel entreprit de l’unifier. Avant de grouper à Wurzbourg, en 1848, l’épiscopat allemand, Geissel eut souci de grouper l’épiscopat rhénan, et il y réussit. L’usage canonique, qui déférait au métropolitain le soin de consacrer ses suffragans, était tombé en désuétude : le nouveau prélat de Cologne le restaura, en présidant lui-même à l’installation du nouvel évêque de Trêves, Arnoldi. Les deux évêques prirent l’habitude, dans les circonstances graves, d’écrire collectivement au gouvernement prussien ; et lorsque entre eux et les autres suffragans des liens étroits se furent tressés, la province ecclésiastique de Cologne devint une sorte de personnalité officielle, faisant auprès du Roi des démarches officielles. De l’autre côté du royaume, Diepenbrock, prince-évêque de Breslau à partir de 1845, et ami personnel du Roi, correspondait avec Geissel : ils harmonisaient leurs volontés, et témoignaient par leur exemple qu’un épiscopat n’est vraiment fort que lorsque chaque évêque, bien loin de se désintéresser des affaires de ses voisins, se sent responsable en une certaine mesure des destinées universelles de l’Église et surveille, au-delà des incidens locaux de son diocèse, les pulsations de la vie catholique. La période où les évêques n’avaient été que des administrateurs locaux, sous la haute surveillance de l’Etat, faisait place à une ère nouvelle, dans laquelle l’épiscopat prussien, admis désormais à des colloques avec l’Etat, élaborerait et pratiquerait une politique générale ; et dix années suffiront, en dépit des gouvernemens badois, wurtembergeois et hessois, pour que l’épiscopat de la province ecclésiastique du Haut-Rhin soit à son tour unifié par la tenace initiative de l’archevêque Vicari.


IV

L’Allemagne traversait alors des années sourdement troublées, dont 1848 devait être le dénouement. D’obscurs tressaillemens se faisaient sentir ; les polices les mieux armées peuvent empêcher les hommes de s’agiter, mais non point le sol de trembler. « Vous avez éveillé Michel en 1813, vous ne le rendormirez plus, » criait aux souverains d’outre-Rhin le poète politique Hoffmann de Fallersleben. Surveillé, comprimé, Michel avait pu se laisser assoupir ; mais il sommeillait sans dormir. Patient en son rêve et lent en ses énergies, Michel n’étirait encore qu’avec timidité la puissante lourdeur de son bras, lorsque déjà les catholiques, eux, étaient relevés de leur assoupissement : leur dévouement même à l’endroit de l’Eglise les avait mis en avance sur leur peuple.

« S’éveillant lors de l’affaire de Cologne, grandissant et se fortifiant à la dure école des sarcasmes et des persécutions, une invisible puissance a surgi, puissance merveilleuse ; c’est quelque chose que personne n’a inventé, ni conduit, ni réglé, quelque chose que les romantiques rêvaient, c’est une opinion catholique. »

Ces mots sont de l’ancien romantique Eichendorff, dans l’Histoire de la littérature poétique de l’Allemagne : ils nous font pressentir l’actif concours qu’allaient trouver immédiatement, parmi la foule des fidèles, les évêques émancipés.

L’opinion catholique était souveraine dans les diètes provinciales de la Prusse rhénane : en 1843, on y demandait, à l’unanimité, que la Prusse, s’acquittant enfin de la promesse que vingt ans auparavant elle avait donnée au Saint-Siège, constituât en faveur de l’Église romaine un capital, susceptible d’assurer à cette Eglise une existence indépendante… L’Eglise de Prusse, en 1905, attend encore ce capital. On protestait encore, en cette même année 1843, contre l’introduction, dans le nouveau projet du code criminel, d’un certain nombre de pénalités exclusivement destinées aux ecclésiastiques, et menaçantes pour la liberté de l’Eglise. Des courriers échelonnés apportaient au roi de Prusse, avec ces doléances de la Diète rhénane, les observations de Geissel et d’Arnoldi, et même une brochure de critiques, écrite à l’instigation des deux évêques, contre cet inquiétant code pénal : alors, l’action parallèle de l’Eglise et de l’opinion faisait réfléchir le cabinet de Berlin ; le ministre des Cultes Eichhorn, le jurisconsulte Savigny, informaient Geissel que le projet était remis à l’étude ; et le catholicisme rhénan rentrait dans le calme, — un calme vigilant. L’année 1845 ramenait une session nouvelle de la Diète rhénane : on y parlait des mariages mixtes, des obligations religieuses des soldats, de la partialité de la censure contre les catholiques, et derechef, enfin, de la dotation de l’Eglise. Quand, au début de 1848, les députations des diètes provinciales, officiellement réunies à Berlin, eurent à délibérer, une fois de plus, sur un projet de code pénal, on vit tous les membres catholiques, déférait aux critiques du jurisconsulte Ferdinand Walter, voter encore, à l’unisson, contre les articles relatifs aux ecclésiastiques : Geissel encourageait ce mouvement d’opinion, le soutenait de ses propres démarches ; et le Catholique de Mayence appelait à la rescousse des protestations laïques l’épiscopat prussien tout entier, lorsque les événemens de mars 1848 écartèrent l’urgence du péril. C’est aussi dans les années qui précédèrent 1848 que s’inaugurèrent en Prusse les débats, qui semblent voués à ne jamais finir, sur le parti pris attribué au gouvernement de réserver aux protestans les plus nombreuses et les plus hautes fonctions, et sur la nécessité d’attribuer aux fidèles des diverses confessions, dans la bureaucratie d’Etat, une place proportionnelle à l’importance numérique de ces confessions dans l’État : ce problème complexe, devenu célèbre en Allemagne sous le nom de question de la parité, ne fut réellement posé que du jour où les catholiques eurent pris conscience d’être une force, et où l’idée catholique eut réclamé sa place au soleil, sur le forum, encore très rétréci, qu’ouvrait aux revendications populaires la monarchie prussienne.

Les diètes du royaume de Prusse, telles qu’elles étaient constituées depuis 1823, n’étaient élues que par la propriété foncière et ne représentaient que des intérêts locaux : une oligarchie catholique s’y pouvait faire entendre, mais le peuple était encore sans voix ; et la Prusse, jusqu’en 1847, fut dépourvue d’un organe représentatif central dans lequel les intérêts catholiques pussent être efficacement défendus. Cet organe existait en Wurtemberg et en Bade : et l’année 1842 marqua pour le Wurtemberg, les années 1845 et 1846 pour le grand-duché de Bade, l’avènement définitif de la question religieuse à la tribune parlementaire. Les fameux trente-neuf articles, qui, depuis 1830 consacraient l’hégémonie des États du Sud en matière ecclésiastique, furent directement visés, à Stuttgart, par l’interpellation de l’évêque Keller ; à Carlsruhe, par les interpellations de deux laïques, le baron d’Andlau et le professeur Buss.

La motion de Keller en faveur de la liberté de l’Église donna lieu, en 1842, à un vote favorable de la première Chambre wurtembergeoise, vote auquel s’associèrent des princes mêmes de la maison royale ; dans la seconde Chambre, au contraire, ce fut le doyen même du chapitre, Jaumann, qui contribua le plus à la faire repousser. Mais un jeune théologien, illustre plus tard dans la science et dans l’épiscopat, s’était levé pour défendre son évêque : il avait nom Charles-Joseph Hefele. Par un discours qui fit grand bruit, il témoignait éloquemment sa confiance dans les temps nouveaux et dans les libertés prochaines, et rêvait d’une époque où l’Église, secondée par une presse qu’aucune censure ne gênerait plus, pourrait enfin briser la férule de l’État. Jaumann, s’adressant à l’arbitraire de l’Etat pour qu’il usât de bonne grâce envers l’Eglise ; Hefele, en appelant au peuple pour que l’Église obtînt justice, représentaient, sous le regard dépaysé du vieil évêque Keller, les deux clergés dont l’un achevait de mourir et dont l’autre commençait à vaincre. De fait, le peuple s’agitait déjà : cinquante-quatre pétitions appuyaient les doléances épiscopales, et le despotisme de l’Etat sur l’Église fut ratifié, cette fois encore, par le vote de la seconde Chambre ; mais ce fut la dernière fois.

Trois ans plus tard, le Parlement badois fut une arène, où les religions descendirent et se livrèrent bataille. Une secte religieuse était née, dont bientôt nous dirons l’histoire, et qui s’appelait le « catholicisme-allemand » (Deutsch Katholicismus). Les radicaux badois la courtisaient ; ils demandaient, en vertu de son nom, qu’elle participât aux prérogatives de l’Église catholique romaine et qu’elle pût même prétendre, en quelque mesure, aux biens de cette Église. Le gouvernement de Bade repoussait leurs exigences ; il invoquait les égards dus à la confession catholique, à laquelle appartenait, en Bade, la majorité des sujets. Ce fut alors l’honneur d’un professeur de l’Université de Fribourg, Buss, de sentir la fragilité de cette politique d’égards, de comprendre que les catholiques ne seraient sérieusement défendus que s’ils se défendaient eux-mêmes, et d’éveiller tout à la fois, dans l’âme de ces « sujets, » la conscience civique et la conscience religieuse.

Avec François-Joseph Buss, l’Allemagne catholique eut son premier tribun. Sa jeunesse s’était passée loin de l’Église : les idées avancées, avec les mots un peu gros dont elles s’affublent, séduisaient la rudesse de son tempérament ; elles flattaient en lui le besoin d’action, et cette sorte d’exubérance de forces, qui aspirait à un épanouissement militant. On l’avait connu très incroyant, à l’époque où l’Église badoise, timide, presque honteuse d’elle-même, abdiquait toute personnalité devant l’État. Et puis, en lui, une évolution s’était faite : il avait senti dans cette Église l’institution à laquelle les deux tiers de Bade étaient historiquement fidèles : homme du peuple, avocat du peuple, il devint l’avocat de l’Église. Le premier discours sur la question sociale qui ait retenti à une tribune allemande fut prononcé par Buss, en 1837. Entre ce discours et son activité religieuse, il y a une filiation : droit au pain, ou droit à la croyance, ce sont toujours les droits du peuple que Buss défend. Les revendications de la secte « catholique-allemande, » en 1845, lui parurent attentatoires au peuple croyant : alors il déchaîna, dans tout le grand-duché, un vaste pétitionneraient catholique ; et comme, par contrecoup, l’action radicale devint plus acerbe, le ministère badois, débordé par le flot grossissant des agitations religieuses, renvoya le Parlement. Mal équipés pour les élections, n’ayant d’autre soutien que le journal de Buss, encore insuffisamment répandu, les catholiques furent battus. Dans la Chambre de 1846, ils n’eurent qu’un représentant : c’était Buss. Mais la bataille s’était livrée sur le terrain religieux, et cela suffisait à Buss : que l’Etat badois, qui régnait, naguère, sur le mutisme des âmes, vît les luttes électorales se transformer en une bagarre de consciences, c’était là une nouveauté, et Buss, en cette heure de défaite, la saluait comme une victoire. L’opinion catholique avait fait acte de présence : on avait voté pour elle ou contre elle, et l’insuccès ne prouvait pas qu’elle aurait dû se taire, mais qu’elle avait à s’organiser.

L’organisation, le groupement local des catholiques en associations toutes ramifiées entre elles, formaient, depuis longtemps déjà, l’objet des rêves de Buss. Un instant, en 1844, en voyant deux fonctionnaires catholiques, Mone et Lender, élaborer, avec l’approbation de l’archevêque Vicari, les statuts d’une association, ses rêves avaient pris consistance : il songeait à créer, dans tout le pays, des associations (Vereine), semblables à celles dont l’année 1848 couvrira soudainement toute l’Allemagne. Mais le professeur Hirscher, justement respecté par l’élite du clergé, avait contre ce genre de fondations une hostilité notoire, dont nous étudierons plus tard, en ses écrits de l’année 1849, la retentissante expression : Buss, provisoirement, dut abdiquer son dessein ; et tout de suite, sans découragement, étalant sa solitaire mais puissante carrure dans cette avant-scène qu’était le Parlement de Carlsruhe, il empêcha, du moins, que, sur le théâtre politique badois, la question religieuse disparût de l’affiche.

D’Andlau à la première Chambre, Buss à la seconde, se partagèrent les rôles. Le premier, en juillet 1846, demandait que les trente-neuf articles fussent supprimés ; que l’organisation de l’église badoise fût mise d’accord avec le droit canon, que les prérogatives du clergé catholique en matière scolaire fussent protégées et développées, et que les petits séminaires fonctionnassent sous la direction de l’archevêque avec l’aide pécuniaire de l’Etat. Le second, en septembre, réclamait que l’Etat fit de toutes les questions religieuses pendantes l’objet d’un traité d’entente avec l’archevêque et biffât d’un trait de plume toutes les lois qui gênaient l’Eglise ; et par cette motion, qui fut unanimement repoussée, Buss se distinguait à la fois, et des bureaucrates qui voulaient que l’Etat continuât de régner sur l’Eglise, et des radicaux qui voulaient séparer l’Église d’avec l’Etat. Le débat qui se déroulait à Carlsruhe était comme un prologue des discussions qui, deux ans plus tard, occuperont le Parlement de Francfort ; à Francfort comme à Carlsruhe, il y aura un parti radical, jaloux d’obtenir de l’Etat une déclaration d’indifférence religieuse absolue, et de ménager par là même toute liberté aux sectes religieuses nouvelles, sous le Credo desquelles se dissimulaient des velléités de révolution politique et sociale.

Sur ces entrefaites, à la fin de 1846, le peuple de Bade eut faim ; l’hiver avait amené la disette. Parler des droits de Dieu à des hommes qui manquent de pain, n’est-ce pas leur suggérer la douloureuse idée d’interpeller Dieu sur leur misère ? Buss voulait éclairer le corps électoral sur la question religieuse ; mais le plébéien qu’il était possédait un sens trop aigu des réalités pour haranguer les consciences quand les estomacs criaient. Il se mit à faire des souscriptions, puis des spéculations heureuses ; il put apporter des vivres aux paysans de la Forêt-Noire, pour une somme deux fois plus grosse que celle que lui avait confiée la charité ; et l’humeur facile de ces pauvres gens se souvint de lui comme d’un messager de l’abondance. Ainsi progressait, entre un discours sur la question sociale et une campagne d’hiver dans laquelle ce professeur se faisait vagabond pour distribuer du pain, l’activité religieuse de François-Joseph Buss, remueur d’hommes.


V

Parallèlement à cette action, l’éducation du peuple catholique suscitait, en Bade, des initiatives réfléchies, et que ne pouvaient ni décourager ni stériliser les susceptibilités et les vexations de la bureaucratie d’Etat. De quelque poids qu’un État opprime l’Eglise, le prêtre conserve, comme une sorte de prérogative professionnelle que nul ne songe à lui disputer, la mission d’enseigner aux enfans les rudimens de la doctrine, de leur apprendre à épeler dans la nature le nom de Dieu et à retrouver en leur âme l’image de Dieu. La besogne est ingrate, peut-être, lorsqu’on la réduit à n’être que l’enseignement littéral d’un certain nombre de notions tout intellectuelles ; elle devient plus attachante, quand le catéchiste s’efforce d’éveiller et de cultiver des vies. Il y a catéchisme et catéchisme : on en peut faire une corvée, ou bien un sacerdoce.

Jean-Baptiste Hirscher, professeur à la faculté de Tubingue, puis à celle de Fribourg-en-Brisgau, voulut que le peuple badois fût catéchisé. C’était un homme d’une conscience sûre, d’une piété chaude, d’une intelligence parfois aventureuse, aimant à méditer sur le fait religieux plutôt qu’à raisonner sur les vérités objectives de la foi. Rien de commun entre la morale telle qu’il l’enseignait et l’éthique rationaliste où se complaisait l’âge précédent : Hirscher détestait la vertu qui ne procède pas de la foi ; elle risquait fort, à ses yeux, de n’être que de l’amour-propre. Les catholiques, avant lui, s’édifiaient tant bien que mal dans les livres de méditations du nouvelliste suisse Zschokke, sorte de profession de foi du Vicaire savoyard délayée dans un pieux langage ; quant aux prêtres, c’est souvent en lisant des prédications protestantes qu’ils tenaient leur âme en haleine : les écrits d’Hirscher marquèrent un renouveau dans la littérature pieuse. D’aucuns ont pu dire qu’il fut un médiocre théologien : de fait, il ignorait la scolastique, et traîna toujours derrière lui l’importun souvenir d’une brochure de jeunesse sur le sacrifice eucharistique, que l’Index avait frappée. On lui reprochait, aussi, un certain esprit de conciliation à l’endroit du gouvernement ; et lui-même ne démentait pas qu’il préférât à une politique de menaces un pacifique recours à l’esprit de justice et de bienveillance de l’Etat. Il n’est pas rare, dans les conflits humains, que le tempérament même des hommes leur soit imputé à péché : hardis, on les accuse d’être fous ; prudens, d’être lâches. Le converti Hurter, son ami le baron de Rinck, desservirent Hirscher auprès de la nonciature de Suisse : sa prudence leur déplaisait. Qu’à cela ne tienne, ripostait une voix : « Ceux qui méprisent et tracassent Hirscher sont des formalistes inintelligens et d’aveugles fanatiques. » C’est Diepenbrock lui-même qui parlait ainsi, deux ans avant d’occuper le siège de Breslau. Il trouvait à Hirscher, — et c’était sous la plume de Diepenbrock le plus vif des éloges, — beaucoup d’affinités avec l’évêque Sailer. Sailer suspecté avait attendu la mitre jusqu’à l’extrême vieillesse ; Hirscher suspecté renonça de lui-même aux coadjutoreries de Fribourg ou de Rottenburg, et jamais il n’échangea sa chaire de professeur contre un trône épiscopal. Hirscher, comme jadis Sailer, professait la théologie morale, et c’est dans cet enseignement même, poursuivi durant plus de quarante ans, que s’élabora son œuvre de catéchiste.

La morale chrétienne, telle que l’enseignait Hirscher, était la réalisation du règne de Dieu dans l’humanité ; et le catéchisme, tel qu’il le concevait, était comme l’histoire de ce règne. Il voulait que le catéchiste, dans sa façon de dévoiler aux enfans l’œuvre du salut, suivît l’ordre historique dont Dieu même fit choix pour lever les voiles. Les deux premiers livres de son catéchisme révèlent Dieu, et ce qu’a fait Dieu, après avoir créé la race humaine, pour la racheter de la faute et la créer à nouveau. Les trois derniers livres révèlent l’individualisation du règne de Dieu dans les âmes, et comment Dieu nous offre ce règne, et comment nous l’acceptons, comment enfin se peut et se doit produire son avènement en nous, conséquence de son avènement en dehors de nous ; les théories de la justification, de la sanctification et de l’Église apportent cette révélation. Enfin le sixième livre nous fait assister au complet épanouissement du règne de Dieu dans l’au-delà. L’œuvre entière est comme une histoire de Dieu en fonction de l’homme, un récit des avances que fait à chacun de nous l’Invisible, jusqu’à l’éternité qui le rendra visible. Le jésuite Kleutgen, expert à saisir dans les constructions théologiques les moellons fragiles ou les lézardes cachées, n’a pas épargné Hirscher : il lui reproche d’avoir trop exclusivement insisté sur l’œuvre d’éducation que Dieu opère en nous en vue de son règne, et beaucoup trop peu, au contraire, sur la création toute gratuite de l’homme nouveau par la grâce divine, préface indispensable de cette éducation. Quelques réserves qu’on puisse faire sur les tendances d’Hirscher, un fait subsiste : c’est que les efforts du professeur de Fribourg, depuis sa Catéchétique, publiée en 1831, jusqu’aux éditions successives de son Catéchisme, qui s’échelonnèrent de 1845 à 1862, ranimèrent le zèle pédagogique du clergé. Pour la commodité des enfans, les manuels du prêtre wurtembergeois Schuster et bientôt ceux du jésuite Deharbe remplaceront ceux d’Hirscher, mais c’est à lui, pendant longtemps, que recourra le prêtre allemand pour se faire une âme de catéchiste. Hirscher eut d’ailleurs la bonne fortune de trouver en un de ses disciples, Alban Stolz, un interprète accompli : par ses trois volumes d’Explications, Stolz met de l’air dans la synthèse un peu dense qu’avait édifiée le maître : il y introduit du laisser-aller, de la bonhomie ; il l’éclairé, çà et là, d’un sourire familier, un de ces sourires tels que Stolz savait les faire rayonner.

Catéchiste à ses heures, Alban Stolz eut le don de comprendre que la formation d’un peuple catholique requiert une littérature populaire catholique, et que tout en lui, qualités et défauts, le prédestinait à la créer. Ses études de théologie à Fribourg lui avaient fait perdre la foi, son séjour dans la ville protestante de Heidelberg la lui avait rendue ; et, sans approfondir, il était retourné à Fribourg pour se faire prêtre. Voilà les origines intellectuelles de Stolz : l’étude de la théologie et la découverte de la foi sont dans sa vie deux faits indépendans, presque inverses l’un de l’autre ; et cela compose un curieux tempérament sacerdotal. Stolz est un original, qui doit être pris tel qu’il est : sur la récitation du bréviaire, sur le jeûne eucharistique, il a des idées fort peu rigoristes, comme beaucoup de prêtres badois, ses contemporains ; il peut n’être pas très correct, lorsqu’il parle de l’efficacité des sacremens, et longtemps il jugea les scolastiques avec les lunettes d’Hirscher, qui les lisait mal, ou point du tout ; mais pour faire pénétrer l’esprit catholique dans le foyer d’un ouvrier ou la chaumière d’un paysan de la Forêt-Noire, rien ne vaut un calendrier signé d’Alban Stolz.

En 1843 parut un petit livre intitulé : Calendrier pour le temps et pour l’éternité, pour le commun peuple et en même temps pour les Messieurs de l’Église et du monde, par un jésuite badois. Ce prétendu jésuite n’était autre que notre Stolz, alors maître de latin dans un gymnase. Huit musiciens, trois fois le jour, montaient sur le clocher de la cathédrale d’Heilbronn pour exécuter des chants appropriés aux fêtes : Stolz voulait que son calendrier jouât d’un bout à l’autre de l’Allemagne ce rôle de muezzin. Moins solennel que les huit musiciens, il était tout à la fois pieux et gai, édifiant et vulgaire, avec une verve d’anecdotes qui faisait passer la parabole ; et nul ne savait comme lui, à la fin d’une historiette, après une série de trivialités dont son éditeur Herder ne put jamais le corriger, décocher une pensée qui, comme une flèche, monte vers le ciel. Ses deux premiers calendriers ont pour sous-titre : Mixture contre la crainte de la mort, et La croissance de l’homme. Stolz, sans la moindre mélancolie, fait rôder la mort autour de son lecteur, et surgir Jésus, l’ennemi de la mort, pour racheter et consoler. Les illustrations y sont lugubres ; vous y retrouvez la cruelle valseuse des danses macabres, saisissant les humains à la taille pour un suprême tour de promenade… Au terme, Stolz ouvre l’enfer : comme ses ancêtres du moyen âge, il y met des gens d’Église ; et les capitalistes, aussi, y trouvent leur place et leurs tortures. Car le catholicisme d’Alban Stolz, — voyez plutôt ses commentaires du Pater, qui remplissent trois calendriers, — n’aspire point à l’élégance inoffensive d’un catholicisme de bonne compagnie : c’est une religion rude et qui ne craint pas d’être une gêneuse. Elle est âpre aux humbles lecteurs de Stolz, comme l’existence leur est âpre ; mais âpre également, et d’autant plus, à ceux à qui l’existence est facile. Mammon est l’ennemi personnel de Stolz : la richesse, pour lui, c’est « de la sueur de travailleur cristallisée ; » et, dans ses voyages, il avait quelque scrupule à constater que la possession de quelques pièces d’argent, « chose morte et inféconde en soi, » lui permettait de s’approprier quelques-uns des produits d’un pays étranger, sans qu’il eût travaillé pour ce pays ! Lorsqu’on éprouve soi-même ces originales inquiétudes de conscience, on a quelque droit à faire souvent la grosse voix : Stolz dit leur fait aux « messieurs, » et tout de suite se sent plus à l’aise pour fustiger le « commun peuple. » Il y a du sang et il y a des muscles dans le catholicisme de Stolz, et rien d’anémié, rien d’énervé, rien d’affadi : toute cette foule badoise qui, depuis plusieurs générations, n’entendait que des prônes vaguement philosophiques ou mesquinement utilitaires, comprit, après lecture de quelques calendriers (et la collection se poursuivit, annuellement, jusqu’en 1865), ce que c’était que le catholicisme et que vivre catholiquement. L’idée religieuse, avec Stolz, devint l’inépuisable thème d’une littérature populaire. L’heure était proche où tous sauraient lire et aimeraient à lire : Stolz conquit au catholicisme droit de cité dans le domaine de la librairie.

Un éditeur, Benjamin-Ignace Herder, survint à l’heure voulue, pour consacrer cette conquête. Un Herder, en 1813, suivait en France les troupes alliées, à titre d’imprimeur et cartographe militaire : lorsque les fourgons de l’étranger s’en furent allés de chez nous, sa petite typographie reprit racine à Fribourg, publiant quelques cartes, éditant la revue catholique et fort peu romaine que dirigeaient Wessenberg et ses disciples. Il mourut en 1839, à l’heure où l’Eglise d’Allemagne se réédifiait. Au chevet de l’édifice nouveau, pourquoi ne point appuyer une maison d’impressions catholiques comme contrefort ? Benjamin Herder, qui devenait chef de la librairie, avait à peine dépassé vingt ans, l’âge où les rêves sont en fleurs, — en fleurs qui peut-être sécheront. Il fit ce rêve, auquel s’adonnait de longue date, en Bavière, l’imagination laborieuse du vieux Goerres ; la plus grande librairie catholique de l’Allemagne était fondée. Tout de suite il se mit en campagne, à Munich, à Tubingue, à Vienne, pour recruter les collaborateurs du grand Dictionnaire de l’Église, dont la publication commença en 1846, et auquel s’attelèrent la plupart des savans catholiques de l’Allemagne. Les courtes années, qui parurent longues aux peuples, durant lesquelles le despotisme des bureaucraties acheva de se rendre insupportable, durent paraître longues, aussi, à Benjamin Herder : il lui fallait, pour gagner à son entreprise les savans autrichiens, négocier avec la censure viennoise, duègne subtile et stupide, sans l’agrément de laquelle aucun sujet de Sa Majesté Apostolique ne pouvait expédier à Fribourg une ligne de manuscrit. Herder fit comme les peuples : il patienta jusqu’en 1848, avec la certitude confiante que l’Allemagne catholique ferait tôt ou tard figure littéraire, sous son entreprenant parrainage.

Ainsi fermentaient, dans la petite ville de Fribourg, les germes d’une littérature catholique : Buss, qui la voulait féconde, réclamait, avec son exubérante ambition, que l’université de cette ville devînt exclusivement catholique ; alors se multiplieraient, à proximité d’Herder, les plumes de bonne volonté. Mais à quoi bon des écrivains et des proies, si les lecteurs chôment ? C’est ce que comprenait, en un autre coin de la vallée rhénane, Auguste Reichensperger. Avec son ami Thimus, le baron de Loe, le canoniste Walter, le théologien Dieringer, il entreprit, dès 1844, d’organiser en une Association de Saint-Charles Borromée les amateurs de livres catholiques. Par ses envois de volumes, par les publications dont elle prenait l’initiative, par les bibliothèques qu’elle aidait à fonder, par les catalogues qu’elle expédiait, cette association se faisait comme l’institutrice de l’opinion catholique, au même temps qu’elle l’encadrait ; elle connaissait ses membres, les cataloguait dans ses bureaux de Bonn, avait prise sur eux, et, avec eux, formait un « public. »

Peu d’années devaient suffire pour qu’à l’abri de cette association, garante d’une clientèle docile et zélée, se pût développer, avec quelque sécurité pécuniaire, le journalisme catholique rhénan. De leurs dernières gouttes d’encre, les bureaucraties pouvaient prohiber la naissance d’une presse catholique : en Hesse, en 1846, la permission de fonder un journal était refusée au chanoine Lennig. Mais l’opinion catholique s’apprêtait à ne point être prise au dépourvu par les prochaines libertés ; et l’on eût pu, d’avance, commencer de dresser les listes d’abonnement aux journaux catholiques, avant que ces journaux n’eussent reçu licence de paraître.


VI

Dans une active veillée d’armes, prêtres et laïques se préparaient pour les mœurs politiques du lendemain. Mais au même moment, sous la double impulsion de la logique et de l’esprit d’aventure, certains ministres de l’Eglise rêvaient de faire circuler, à travers la vie intérieure, de la société religieuse, les souffles nouveaux qui bouleversaient la société civile. Puisque les Parlemens s’occupaient à l’avenir de la |situation légale de l’Eglise, pourquoi ne les ferait-on pas juges de certains projets de réforme ecclésiastique ? Et puisque, dans l’État prochain, le corps social allait prendre une voix, puisque c’était en bas, et non plus en haut, que se prépareraient les décisions d’où résulteraient les lois, et puisque enfin la discussion ouverte et publique devenait la règle du monde, pourquoi l’Eglise, elle aussi, n’accorderait-elle pas aux simples prêtres, même aux fidèles, une part de gouvernement ? Ainsi parlaient, surtout, un certain nombre d’ecclésiastiques mécontens ou dissolus, qui depuis un quart de siècle, par leurs écrits, leur propagande, leurs réunions, réclamaient l’abrogation du célibat sacerdotal et l’établissement d’une liturgie allemande.

La campagne contre le célibat s’était dessinée en Silésie et en Bade, avant 1830. En Silésie, Antoine Theiner, — de concert avec son frère Augustin, le futur jésuite, — avait, en 1828, publié un livre en faveur du mariage des prêtres : l’Etat prussien, même après ce livre, l’avait jugé digne de rester, dans la faculté de théologie, l’éducateur des clercs. En Bade, la même année, des laïques avaient pétitionné, réclamant de la Chambre des femmes pour les prêtres ; leur Mémoire justificatif, malgré la réfutation qu’en fit Moehler, trouva des ecclésiastiques pour colporteurs. A leur tour, les ecclésiastiques intervinrent, en 1831 : ils étaient 156, et 50 élèves du séminaire de Fribourg appuyèrent bruyamment cette pétition nouvelle. Les débats furent longs, parfois gais : l’un des orateurs se défendit de vouloir chercher dans le clergé catholique des maris pour ses nombreuses filles, et s’il appuyait les prêtres pétitionnaires, ce n’est pas qu’il les voulût pour gendres, mais parce qu’ils avaient raison ! La Chambre badoise se montra formellement hostile au célibat, et pria l’État d’envisager la convocation de synodes ecclésiastiques, qui régleraient la question. Les prêtres du Wurtemberg, eux, firent synode à leur façon : ils se mirent deux cents, et formèrent une association, avec le mariage comme programme.

De longue date, un mouvement parallèle existait en faveur d’une liturgie allemande et de la simplification du culte. Le désir de complaire aux pouvoirs protestans avait induit beaucoup de prêtres, — Montalembert le constatait en ses voyages, — à supprimer « une ioule de cérémonies extérieures, d’usages touchans et antiques. » Mais cela ne suffisait pas aux réformistes radicaux, dont Wessenberg, Werkmeister et Winter étaient depuis longtemps les théoriciens écoutés ; et leurs aspirations s’étaient épanchées, sans réserve ni respect, dès 1826, dans un livre des frères Theiner. A la suite de ce livre, Schimonski, prince-évêque. de Breslau, reçut de ses prêtres une pétition qu’on répandit dans le public sous le titre significatif : Première victoire de la lumière sur les ténèbres dans l’Église catholique de Silésie ; et l’agitation devint si passionnée, que le président supérieur de la province, le cabinet de Berlin, et même, à Rome, le ministre Bunsen, la surveillèrent avec sollicitude. De leur côté, les prêtres badois, voisins de Constance, frôlés incessamment par les idées de Wessenberg, voulaient, eux aussi, innover : ils réclamaient le droit pour le fidèle de ne plus confesser ses péchés en détail, le droit pour les prêtres de confirmer, la limitation du nombre des fêtes, la suppression des confréries, la messe allemande. Un livre du doyen Mersy, d’Offenburg, intitulé : Des réformes sont-elles nécessaires ? avait, en 1832, été salué comme un manifeste ; et d’un peu partout, dans le grand-duché, on réclamait des synodes, pour l’élaboration de ces réformes.

C’est ainsi que les deux courans, dont l’un minait le célibat, dont l’autre bousculait la liturgie, confluaient en un courant synodal, qui mettait en péril la constitution même de l’Eglise. Hurter, de son évêché protestant de Schaffouse, voyait nettement ce danger : après une causerie qu’il eut en 1837 avec l’archevêque Demeter, de Fribourg, il écrivait :


Il n’y avait pas besoin d’un don de divination particulière pour voir qu’il ne s’agissait pas de synodes dans le sens de l’église catholique, tendant à raffermissement dans la foi, à l’union des docteurs et des pasteurs dans le devoir, au renouvellement de la discipline, à la suppression des abus, mais que ce dont il s’agissait, c’était d’introduire par contrebande, dans l’Église, le principe démocratique. Ces synodes seraient ce qu’est la seconde Chambre dans l’État. Je fis remarquer à l’archevêque que le jour d’un tel synode marquerait l’extinction de ses droits et de sa dignité, qu’il aurait à porter, outre les chaînes de l’État, la corde que lui mettraient au cou les ecclésiastiques radicaux.


Le malheureux Demeter avait compris le langage d’Hurter, et, mieux encore, le bref de Grégoire XVI contre l’agitation synodale, bref qui lui avait été transmis, à l’insu de la bureaucratie badoise, par le même Hurter, de la part de la nonciature de Suisse. Etrange époque, où un « évêque » protestant faisait à un archevêque catholique les commissions de Rome ! Mais Demeter, au lieu d’exercer son autorité disciplinaire di ! pasteur, avait demandé l’appui de l’État contre les prêtres réformistes ; l’État laissait écrire l’archevêque et laissait continuer les prêtres… À Schaffouse même, un ecclésiastique concubinaire nommé Fischer fondait une association pour développer dans le grand-duché l’agitation synodale ; et c’était, en 1845, le doyen même de Constance, Kuenzer, qui faisait voter par la Chambre badoise, conformément à une pétition d’ecclésiastiques, le rétablissement des synodes dans l’Eglise catholique. Quelques années auparavant, la Chambre wurtembergeoise avait émis un semblable vœu. La fermeté de Vicari, le nouvel archevêque de Fribourg, maintint ces turbulences en échec ; mais, pour que la question des synodes cessât d’être grosse de menaces, il fallait que les évêques allemands, tous ensemble, en fissent un examen sérieux, suivi d’une solution : c’est ce qu’ils accompliront en 1848 dans leur assemblée de Wurtzbourg.

Au fond de ces impétueuses aventures, il y avait autre chose et il y avait plus que l’inquiétude de tempérament qui sollicitait certains prêtres au mariage ; il y avait autre chose et il y avait plus qu’un certain libertinage de pensée, qui, transformant le ministre de Dieu en un simple éducateur populaire, répudiait la liturgie comme un attirail ; il y avait une question capitale, que la marche vertigineuse des événemens rendait urgente. L’opinion publique devenait tout dans l’État ; quelle pièce aurait-elle dans l’Eglise ? L’opinion publique extérieure à l’Eglise, c’est à-dire la représentation parlementaire, serait-elle admise à concerter le fonctionnement futur de l’institution religieuse ? Et l’opinion publique intérieure de l’Église, c’est-à-dire prêtres et laïques, serait-elle admise, périodiquement, à dire des mots et à faire des gestes auxquels la hiérarchie devrait déférer ?

C’était là, dans toute son acuité, l’objet du débat. Les évêques, à cette double question, devaient répondre par un double non ; et leur force, qui leur permettait d’envisager avec calme les évolutions du lendemain, résidait dans l’instinct du peuple catholique, qui, avec eux et comme eux, répondait non. Ils pouvaient s’appuyer sur les fidèles eux-mêmes pour résister aux théories qui s’essuyaient à flatter les fidèles en les voulant investir d’une anormale souveraineté.


VII

C’est qu’en effet, malgré les récentes misères de l’Eglise d’Allemagne, un fonds solide d’habitudes religieuses s’était en beaucoup de régions maintenu dans le peuple. Les instituteurs qu’avait formés le célèbre Overberg avaient éveillé, dans les villes et campagnes de Westphalie, un esprit de foi, robuste et grave, qui devait survivre longuement à toutes sollicitations adverses. En terre rhénane, bien que l’archevêque Droste-Vischering, qui vivait isolé dans son palais, fût assez peu connu, une plaie s’était ouverte en beaucoup d’âmes lorsque la Prusse l’avait emprisonné ; et l’on avait vu la foule s’émouvoir et monter la garde, en certaines villes, de crainte que d’autres prêtres ne fussent arrêtés. Plus plastique et plus mou, n’ayant jamais éprouvé à l’endroit du gouvernement de Montgelas la révolte d’antipathie qui soulevait les consciences rhénanes contre Berlin, le peuple bavarois cédait toujours à la voix pénétrante des cloches, qui l’appelait à l’église peur l’Angélus du soir ; et par-dessus les frontières du Tyrol s’épanchaient, dans la Bavière méridionale, des souffles d’ardente dévotion, — de cette dévotion qui jadis, en face de l’envahisseur, avait spontanément, en une grande manifestation populaire et militaire, salué dans le « Cœur de Jésus » le suzerain du Tyrol. On voyait, en Wurtemberg, des fidèles se cabrer contre le clergé, parce qu’il traitait les espèces eucharistiques avec irrespect, et d’autres prévenir le Roi qu’ils aimaient mieux n’avoir point de curés mariés ; et quant aux Badois qui avaient l’âge d’homme aux environs de 1840, ils étaient, s’il en faut croire Stolz, singulièrement ignorans du catéchisme, mais il n’était pas rare que, souffrant de leur ignorance comme d’une disette, ils s’en fussent en Alsace, en longues files, pour entendre prêcher des missionnaires. Ainsi les souillures qui avaient affligé l’Eglise n’avaient point exercé, parmi le peuple, la contagion qu’on eût pu redouter.

Entre ce peuple et l’Église revivifiée, les grandes fêtes de Trêves, de l’année 1844, furent l’occasion d’un somptueux rendez-vous. Evêques et chanoines de Trêves s’enorgueillissent, à travers les âges, d’une relique auguste, que leurs traditions appellent la sainte Tunique du Christ : en 1844, l’évêque Arnoldi la fit exposer. Trêves, alors, n’avait pas de chemins de fer. Sept semaines durant, d’innombrables pèlerinages cernèrent et envahirent la ville ; les uns venaient à pied, de très loin, par longues étapes, les autres arrivaient par la Moselle, sur des barques ; parfois on stationnait des journées entières avant de pouvoir franchir l’enceinte de Trêves. Avec un emportement de dévotion qui faisait songer aux croisades, avec une soif de miracles dont le siècle antérieur eût été déconcerté, ces foules se ruaient vers la Tunique, pour approcher, une seconde seulement, le vénérable lambeau. « Est-ce bien la même tunique ? Je ne sais, écrivait la comtesse de Hahn-Hahn, la célèbre romancière ; mais c’est la même foi qui jeta jadis la femme malade aux pieds du Christ, pour toucher seulement la frange de son vêtement. » La critique historique de Sybel, qui, dans une érudite brochure, affirmait « savoir, » lui, que « ce n’était pas la même tunique, » était dédaigneusement étouffée par la voix du peuple. Et les cortèges repoussaient les cortèges, et l’on s’en retournait, toujours chantant et toujours en procession ; et d’un bout à l’autre de la région rhénane soufflait une brise de cantiques.

On évaluait les pèlerins à un million, quand soudain, pour bafouer cette foule, un jeune prêtre éleva la voix, à l’autre bout de l’Allemagne. Il s’appelait Jean Ronge, et déjà, précédemment, dans un journal saxon, avait interpellé le Saint-Siège sur les retards qu’on mettait à pourvoir le siège épiscopal de Breslau. A l’automne de 1844, la presse reproduisit à profusion la lettre qu’il écrivait à l’évêque Arnoldi : au nom de la chrétienté, de la nation allemande, des instituteurs allemands, ce vicaire suspendu, devenu précepteur, sommait l’évêque de cacher la Tunique, qui faisait de l’Allemagne « la risée des autres nations, » et s’attendrissait sur la masse des pauvres gens, qui, rentrant de Trêves, trouvaient à leur foyer le chômage et la faim. Une série de brochures succédèrent à cette lettre : Ronge les adressait « à ses concitoyens, » au petit clergé, aux instituteurs catholiques, aux « Romains en Allemagne. » Il invitait les prêtres à se montrer des hommes, des éducateurs populaires allemands ; il sommait les instituteurs de s’émanciper de Rome, sous peine de passer pour des âmes de valets ; et quant aux « Romains, » il leur demandait compte de l’outrage qu’ils faisaient à la pudeur de la jeune fille allemande en la forçant de prendre à l’avance des engagemens au sujet de l’éducation de ses enfans. Il n’était pas jusqu’aux autres peuples que Ronge n’interpellât : « Les nations, disait-il, et avant tout la nation allemande, ont le devoir de convoquer une libre assemblée ecclésiastique nationale, qui anéantira la prêtrise et le jésuitisme, réconciliera les classes sociales et les peuples. Debout, hommes d’Allemagne, hommes de France, hommes de Grande-Bretagne ! »

À ce moment même, à Schneidemühl en Posnanie, un prêtre concubinaire, Czerski, groupait autour de lui quelques fidèles qui se détachaient de Rome. L’esprit de dissidence avait déjà, là-bas, une ébauche d’organisation. Ronge et Czerski prirent contact, et l’Eglise « catholique-allemande » naquit. Elle survenait, comme un dissolvant du catholicisme, à l’instant précis où les allures nouvelles de la foi romaine en Allemagne inquiétaient le protestantisme : c’en était assez pour que certaines notabilités de la Réforme, Bretschneider, Röhr, Paulus, honorassent de leur sympathie cette Eglise nouveau-née. C’était l’époque, aussi, où le radicalisme suisse achevait de persécuter les couvens d’Argovie : la guerre du Sonderbund était proche. Le radicalisme allemand pensait en matière religieuse comme le radicalisme suisse : ses faveurs étaient acquises à Ronge, et l’un des premiers livres de prières et de chants dont se servit la nouvelle Eglise fut l’œuvre du caissier Robert Blum, qui deviendra, peu d’années après, l’un des chefs radicaux au Parlement de Francfort, et qui paiera de sa vie sa participation aux émeutes de Vienne.

Ronge fit à travers l’Allemagne une série de voyages triomphaux : il allait de ville en ville, recrutant comme auxiliaires quelques prêtres ou quelques pasteurs, et fondant des communautés qui se gouvernaient ensuite à leur gré. Le remous de foule dont partout disposait le radicalisme se produisait, comme par consigne, lorsque se montrait Ronge. Les postillons s’enorgueillissaient de le conduire ; les maisons se paraient, tendaient leurs murailles, comme pour le passage d’une Fête-Dieu ; les municipalités le saluaient ; les églises évangéliques s’ouvraient parfois à ses prêches, et du haut des balcons de Francfort, on jetait une avalanche de fleurs sur la voiture du jeune antipape, comme on eût pu faire, jadis, au couronnement des empereurs. Tout ce qu’il y avait, dans les Églises officielles, de mécontens et de déclassés, se dévouait au nouveau Luther : il avait un allié dans le doyen catholique Kuenzer, de Constance, des alliés, aussi, dans ces pasteurs « amis de la lumière » qui, à Kœnigsberg, Halle, Darmstadt, créaient des « églises protestantes libres. » Mais le vieux Wessenberg, dans sa retraite, éconduisit les avances de Ronge : ce lointain descendant des Pères de Constance et de Bâle était trop soucieux de l’avenir du christianisme pour se compromettre en cette aventure.

Et déjà, en effet, dès le mois de mars 1845, les trente délégués des communautés existantes, réunis en concile à Leipzig, évinçaient le Credo de Czerski, formellement attaché à la divinité du Christ, et acceptaient le Credo, beaucoup plus vague, de Ronge. La théologie, forcément, demeurait sans écho, dans un concile dont les membres les plus actifs étaient des laïques passablement incompétens, gens de métier, commerçans, politiciens en herbe, surpris eux-mêmes d’avoir à élaborer des articles de foi, et beaucoup plus sensibles aux aspirations du radicalisme philosophique qu’aux exigences, même atténuées, d’une tradition théologique. Czerski et Ronge remorquaient à leur suite des élémens assez divers : derrière Czerski et ce que l’on appelait le symbole de Schneidemühl, se rangeaient des croyans de la veille, qu’il avait entraînés hors de la grande Église ; Ronge, au contraire, faisait s’engouffrer dans sa petite Église une multitude d’incroyans, et ceux-ci devenaient les maîtres. Ni Ronge ni Czerski, d’ailleurs, n’étaient des théologiens ; et ce fut un jour de joie dans l’Eglise « catholique-allemande, » que celui où le prêtre Antoine Theiner, disgracié de longue date par l’évêché de Breslau pour ses écrits contre le célibat et la liturgie, mit sa science au service de l’Église nouvelle. La joie dura peu : Theiner et Ronge se séparèrent pour des motifs d’amour-propre. Czerski et Ronge, brouillés en 1845, se réconcilièrent en janvier 1846 : Czerski sacrifiait le Christ. Six mois après, il regretta le sacrifice, lit amende honorable au Christ, et se brouilla derechef avec Ronge. Il y avait à côté de Czerski un habile homme du nom de Romberg, qui lui faisait espérer qu’en se rangeant aux grandes lignes de la confession d’Augsbourg, l’Église de Schneidemühl serait bien vue de l’État ; et Czerski revenait au Christ par considération pour le roi de Prusse. En revanche, les dissidens de l’évangélisme, Rupp, Wislicenus, Uhlich, estimaient encore trop long le Credo de Ronge, trop restreinte l’autonomie des communautés : le panthéisme moniste réclamait l’accès de l’Église nouvelle, au nom de l’émancipation des âmes. Il en était de cette société religieuse comme des partis politiques avancés ; des surenchères d’audace y rivalisaient à l’envi.

D’ailleurs, à mesure que s’accentuait le mouvement, l’on en voyait surtout la portée politique. « Le catholicisme-allemand, écrivaient au parlement saxon certains pétitionnaires, est une création religieuse populaire, dont le but est une Église nationale allemande chrétienne, miroir de l’espérance politique allemande, but des anciens princes allemands, source de force pour les princes et peuples allemands vis-à-vis de l’étranger. L’Allemagne, à cet égard, peut prendre exemple auprès de l’Angleterre et de la Russie. Qu’est-ce que le Zollverein, à côté de ce que sera l’union morale et religieuse des Allemands ? » Replaçons ces lignes en leur temps : le parti humanitaire, médiocrement patriotique, qui s’était appelé la « Jeune Allemagne, » achevait de disparaître de la scène ; le « nationalisme-libéral, » avec sa haine systématique contre le catholicisme et son besoin passionné d’unifier la nation allemande, commençait d’épanouir ses ambitions grandioses. Une confession nouvelle se présentait, remarquable surtout par l’élasticité de ses croyances et par sa complaisance à l’endroit de toutes les négations : c’était la secte « catholique-allemande. » Le rôle que jouait, dans le domaine politique, l’idée nationale-libérale, elle le pouvait jouer, elle, dans le domaine religieux. L’Allemagne est un pays où, lorsqu’on nie Dieu, on a besoin de se réunir pour le nier en commun et de chanter ensemble un cantique pour lui crier qu’on le nie : l’Église « catholique-allemande » ménagerait à l’irréligion un cadre religieux, et deviendrait, en même temps, un facteur de l’unification allemande. L’historien Gervinus, dans une brochure sur la Mission des « catholiques-allemands, » prônait la nouvelle Église au nom même du patriotisme. Avec une sorte de matérialisme historique qui fait pressentir Karl Marx, il parlait de la religion comme du produit d’un état social, et pronostiquait de hautes destinées au mouvement de Ronge, parce qu’à l’issue de ce mouvement les classes sociales qui étaient en passe de conquérir l’autorité politique posséderaient aussi, dans l’Eglise nouvelle, l’autorité religieuse, et parce que, grâce à Ronge, la société religieuse à son tour, comme la société civile, allait être pénétrée par un principe permanent de révolution. Qu’il y eût un lien entre la levée des catholiques dissidens et l’avènement imminent d’une nouvelle couche sociale, c’est ce qu’indiquait aussi, dans ses Dialogues sur l’Église et l’État, le général de Radowitz. Il n’était pas jusqu’au communisme qui, dans l’Église « catholique allemande, » ne commençât à parler haut, par les lèvres du professeur Nées d’Esenbeck, le naturaliste de Breslau.

Mais pouvait-on s’étonner, dès lors, que les gouvernemens allemands s’inquiétassent, et que les adhérens de Ronge leur apparussent comme un noyau d’insurgés ? Metternich et les évêques prussiens éclairaient à ce sujet le gouvernement de Berlin ; et le vieux Goerres, à Munich, dans un pamphlet qui charriait l’invective, traçait en lettres sanglantes les mots fatidiques : Mane Thecel Phares, sur l’horizon des hommes d’État de l’Allemagne. Les rassemblemens tumultueux qui se formèrent à Leipzig, au mois d’août 1845, devant le palais du prince Jean de Saxe, et l’impétueuse éloquence avec laquelle les radicaux badois défendaient la secte nouvelle, justifiaient les avertissemens de Metternich. L’Autriche et la Bavière furent strictement fermées à toute propagande ; en Prusse, à une période de tolérance, une période d’arrêtés prohibitifs succéda, durant laquelle Ronge connut même la prison ; dans la Hesse électorale, toute réunion, même privée, fut interdite aux « catholiques-allemands ; » dans l’ensemble des autres États, les réunions leur furent permises, mais les prérogatives appartenant à toute société religieuse reconnue leur furent refusées ou marchandées.

La plupart des notabilités de la secte auront un rôle dans les assemblées révolutionnaires de 1848 ; mais leur Credo philosophique et religieux allant toujours s’atténuant, les « catholiques-allemands » refuseront, en 1865, en leur concile de Cologne, de maintenir le dogme d’un Dieu personnel ; ils s’appelleront bientôt, en beaucoup d’endroits, les « libres religieux » (freireligiösen) ; et sous ce vocable, encore aujourd’hui, dans quelques grandes villes d’Allemagne, ils donnent satisfaction à la religiosité de certaines familles socialistes, chaque dimanche matin. On se groupe dans une salle, on entend une conférence ; avant et après, l’on chante ; et le refrain de ce pieux cantique répète que « l’humanité doit jouir. » Entre la fronde contre la relique de Trêves et la déification de la jouissance humaine, vaste est le chemin parcouru ; et Jean Ronge ressuscité aurait peut-être quelque surprise en constatant qu’il existe une Eglise où l’on se réunit pour narguer Dieu, et que cette Eglise est son œuvre.


VIII

« Là où maintenant deux hommes se rencontrent, ils devisent de sujets religieux. Qui est libraire, sait que toute la littérature est devenue religieuse et préoccupée d’histoire ecclésiastique. » Ainsi parlait, en 1845, à la Chambre badoise, le radical Bassermann ; et Bassermann avait raison. L’irréligion de Ronge mettait à l’ordre du jour la religion ; et dans les laborieuses et fécondes années dont nous essayons d’esquisser les caractères, un dernier trait nous reste à relever : c’est l’accentuation des luttes confessionnelles.

Les fêtes de la Wartburg, en 1817, avaient, çà et là, provoqué des ripostes ; mais elles avaient pris l’aspect, surtout, d’une manifestation politique, et la paix des confessions n’en avait point été troublée. Des polémiques avaient surgi, en 1826, à l’instigation du roi de Prusse lui-même, lorsque sa sœur et son beau-frère, la princesse et le prince d’Anhalt-Koethen, étaient rentrés de Paris catholiques ; mais l’incident s’oublia vite. Cependant le libraire protestant Perthes, chez qui l’illustre converti Stolberg avait édité son Histoire de la religion de Jésus, constatait avec tristesse, en 1829, que le succès du livre allait diminuant, aussi bien parmi les pro tes tans, qui lisaient moins volontiers cette œuvre d’un transfuge, que parmi les catholiques qui trouvaient que, de-çà de-là, elle sentait encore le protestantisme, et Perthes s’attristait de voir s’effacer la silhouette un peu vague de cette « Église générale chrétienne » dont son âme religieuse se fût volontiers faite l’architecte. « C’en est fait, écrivait-il à Windischmann, du temps où protestans croyans et catholiques croyans se sentaient unis à cause de la foi ; les paroles de réconciliation sont méprisées. » Puis, quand même, Perthes se reprenait à l’espoir et se demandait si le dôme de Cologne ne pouvait pas devenir une pierre angulaire pour la réunion des confessions. Quelques spéculatifs rêvaient comme Perthes : c’était, à Francfort, le publiciste Carové ; c’était à Berlin le jurisconsulte Savigny, qui, dans ses lettres à Ringseis, s’attardait à espérer que le mysticisme séparatiste qui s’épanouissait en Wurtemberg et en Bavière serait peut-être le germe de l’unité des confessions, sous l’influence réchauffante de l’Esprit ; c’était, enfin, ce journaliste d’Aschaffenburg qui créait une feuille appelée Concordia, où la page luthérienne et la page catholique s’adossaient l’une à l’autre…

Les incidens de Cologne survinrent ; ils suscitèrent, non seulement une revendication de la liberté de l’Eglise, mais une tactique de représailles contre l’infiltration presque officielle du protestantisme prussien dans les pays rhénans. « Dès maintenant, écrivait Jean Laurent, le futur évêque de Luxembourg, une séparation tranchée existe, très favorable à la cause catholique, sur les ruines de ce mic-mac que la violence prussienne voulait imposer : voilà l’œuvre révolutionnaire de Clément-Auguste. » — « Serait-il vrai, reprenait le libraire Perthes, que la plaie qui a séparé la nation allemande en deux parties ennemies saignât encore comme il y a deux cents ans, et que le combat d’aujourd’hui ne fût que le signe extrême d’une séparation profonde, intime ? » Précisément, en H esse, le professeur Riffel, de la faculté de théologie catholique de Giessen, publiait un livre sur la Réforme, qui allait souligner cette « séparation profonde, intime : » au lendemain de ce livre, l’État hessois le congédiait, et tout de suite, en guise de réplique, le clergé de Mayence et les étudians de Giessen dénonçaient à l’évêque l’atmosphère protestante de cette université. Diepenbrock pouvait déplorer que « la lutte de partis poussât tout à l’extrême ; » Radowitz pouvait souhaiter que les deux confessions, mettant un terme à leur « guerre de guérillas, » se liguassent contre le radicalisme : la « plaie » dont parlait Perthes avait recommencé de saigner, et pour longtemps.

Les fêtes de Cologne, les fêtes de Trêves, les courtoisies du roi de Prusse à l’endroit du catholicisme, l’orientation catholique de la politique bavaroise, inquiétaient les protestans. « On se demande, écrit Varnhagen dans son journal en 1844, si la reine de Prusse serait encore secrètement catholique, et si le Roi va le devenir. Les empiétemens du clergé inquiètent ; cela finira par un halte-là, qui lui sera signifié par le gouvernement ou par un mouvement populaire. » A la même date, les lettres du coadjuteur Geissel déplorent les formes nouvelles de l’offensive protestante, en particulier la publication d’un catéchisme de controverse élaboré par le synode de Duisburg, et les entraves imposées par la bureaucratie aux apologistes catholiques qui voulaient y publier des ripostes. « Le rétablissement de la paix sur la base de l’égalité des droits entre les deux confessions, écrit Geissel, semble avoir irrité les protestans rigides. » L’Association de Gustave-Adolphe se fondait, pour soutenir en terre catholique les petites chrétientés protestantes, et le roi de Prusse en acceptait le protectorat. En vain son ministre Eichhorn s’efforçait-il de remontrer aux évêques que la prépondérance royale écarterait de ce nouveau groupement les influences rationalistes : les susceptibilités catholiques demeuraient en éveil ; Goerres bondissait ; il protestait comme historien, il protestait comme patriote, contre le parrainage du héros suédois ; et l’on eût dit qu’à coups de plume la guerre de Trente ans allait recommencer. La presse prussienne et la presse bavaroise s’excitaient l’une contre l’autre ; l’historien Boehmer se plaignait que le protestantisme du Nord voulût monopoliser l’idée germanique et qu’au congrès des germanistes on eût invité fort peu d’Allemands du Sud, parce que catholiques ; et dans les Feuilles historico-politiques de Munich, Goerres, Phillips, Jarcke, tous les disgraciés de la Prusse, s’escrimaient contre la Réforme, confession nationale de la Prusse.

Ils accroissaient l’alarme protestante, par leur conviction, nullement dissimulée, que la Réforme était à son déclin. La Vie de Jésus, de Strauss, l’insurrection des « amis de la lumière » contre les livres symboliques, les persécutions du précédent roi de Prusse contre les héritiers authentiques et dévots de la pensée de Luther, n’étaient-ce point autant d’indices que la Réforme désavouait sa filiation et perdait ses titres d’identité ? Adieu Jésus, de par la volonté de Strauss ; adieu Luther, de par la volonté du roi de Prusse ! Moy alléguait l’exemple des puseyistes anglais pour inviter les catholiques allemands à réviser à leur tour le procès historique de la Réforme ; et sans ménagemens, Doellinger s’en chargeait. Son érudition, honorée de toute l’Allemagne, faisait des battues à travers le XVIe siècle pour convoquer les témoins, de gré ou de force, à déposer sur la Réforme : les témoignages occupèrent trois volumes ; et l’auteur, avec le temps, espérait y trouver l’explication lointaine, historique, de la destinée fatale par laquelle le protestantisme, après trois siècles d’efforts pour vivre, lui semblait condamné au suicide.


Ainsi s’exaspéraient les luttes entre confessions, à l’heure où s’ouvrait pour l’Allemagne une ère politique nouvelle ; et c’était un signe, encore, que décidément l’on était sorti de l’âge du romantisme, durant lequel se pacifiaient et s’édifiaient les consciences à la faveur d’une religiosité nuageuse. Écrivant en 1811 à Mathieu de Montmorency, Auguste-Guillaume Schlegel lui expliquait que « ce que la Réforme avait pu avoir de bon était suffisamment assuré, » que « son œuvre était terminée, » que « le temps approchait où tous les chrétiens se réuniraient autour des anciennes et vénérables bannières de la foi ; » et puis il mourait en 1845, sans avoir accepté pour son âme l’ombrage de ces bannières. Mais la pensée catholique, après avoir permis aux courans romantiques de l’accréditer, et de la répandre, et, si l’on ose ainsi dire, de la diffuser dans les âmes allemandes, s’était, peu à peu, ramassée sur elle-même ; elle se distinguait désormais de ce qui n’était pas elle ; aspirant à régner, non plus seulement sur des imaginations choisies, mais sur la vie populaire, elle devenait militante, et pour le succès de ses ambitions, elle ne réclamait, d’ailleurs, que la liberté.

Döllinger détestait les argumens en vertu desquels l’État bavarois, ayant prohibé l’Association de Gustave-Adolphe, défendait aux catholiques d’instituer de leur côté une Association de Saint-Boniface : l’esclavage d’une communion lui semblait entraîner l’esclavage de la communion rivale ; il voulait, pour toutes deux, des franchises égales. Mais les adeptes de l’évangélisme, surtout en Prusse, s’effrayaient d’un tel programme, et le répudiaient. C’est qu’en fait, en déclarant libre l’Église romaine, pourvue d’une papauté, pourvue d’un épiscopat, on l’émancipait réellement de la bureaucratie d’État ; mais cette même déclaration d’affranchissement, s’appliquant à l’Église protestante, n’était qu’un leurre ; car, après comme avant cette Église conservait le Roi comme évêque souverain ; après comme avant, la puissance civile demeurait, dans l’établissement évangélique, l’un des rouages de la vie ecclésiastique. Dans la constitution de l’Église romaine, l’État n’avait point de place ; il en avait une, et prépondérante, dans la constitution des Églises évangéliques. Obtenir pour les confessions religieuses le droit de se régir suivant leurs constitutions respectives, c’était ouvrir à l’une d’entre elles — l’ « ultramontanisme » — une longue suite d’espoirs ; et pour l’autre — l’évangélisme prussien — c’était, tout au contraire, ne rien obtenir. A des plantes de serre chaude, offre-t-on le grand air ? Le roi Frédéric-Guillaume III avait verrouillé en serre chaude la religion nationale. N’ayant pas inscrit parmi ses maximes la liberté de la puissance spirituelle, et possédant des statuts qui présupposaient au contraire l’absence de cette liberté, quel intérêt avait-elle à ce qu’un législateur empressé lui reconnût le droit de vivre conformément à ses statuts et de jouir de son autonomie native et normale ? D’autonomie, elle n’en avait jamais eu, elle n’en avait pas, normalement.

Les maximes nouvelles de droit commun soustrairaient effectivement à la tutelle extérieure de l’État l’Église catholique, née libre, mais seraient impuissantes à supprimer au cœur des Églises évangéliques, nées pupilles, la tutelle intérieure de ce même État. Ce n’était point à proprement parler par intolérance, mais par un certain désir d’égalité — d’égalité dans l’oppression — que les publicistes de l’évangélisme redoutaient l’affranchissement de l’Église romaine ; mais cette Église, elle, glorieusement victorieuse sur les bords du Rhin, tranquillement épanouie sur les bords de l’Isar, goûtait la joie suprême de pouvoir prendre une attitude hautement généreuse, et de ne se venger des oppressions d’antan qu’en réclamant pour l’autre Église chrétienne, aussi bien que pour elle-même, la proclamation d’une somptueuse libéralité : la liberté.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue des 15 juillet 1903, 15 janvier, 1er et 15 septembre 1904, 1er février 1905.