L’Allemagne au XVIIIe siècle

L’Allemagne au XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 76 (p. 593-626).
L’ALLEMAGNE AU XVIIIe SIÈCLE

I. Deutschland im achtzehnten Jahrhundert, von Karl Biedermann, 4 vol. Leipzig, 1880. — II. Geschichte der deutschen Literatur im achtzehnten Jahrhundert, von Hermann Hettner, 3 vol. Brunswick, 1879. — III. Bilder aus der deutschen Vergangenheit, von Gustav Freytag, 4 vol. Leipzig, 1876. — IV. Six Lectures on the history of German Thought, by Karl Hillebrand. Londres, 1880. — V. Goethe, Vorksungen von Herman Grimm. Berlin, 1882. — VI. Deutsche Geschichte im neunzehnten Jahrhundert, von Heinrich von Treitschke, 1re partie, 3e édition, Leipzig, 1882. — VII. Herder et la Renaissance littéraire en Allemagne, par Ch. Joret. Paris, 1875. — VIII. Goethe et Schiller, par A. Bossert. Paris, 1882. — IX. Étude sur les poésies lyriques de Goethe, par E. Lichtenberger. Paris, 1882. — X. Histoire des doctrines littéraires et esthétiques en Allemagne, par Émile Grucker. Paris, 1883.

Le XVIIIe siècle est une des époques les plus intéressantes de l’histoire d’Allemagne, à cause de ses ressemblances et de ses contrastes avec le temps présent, comme aussi par ses analogies et ses oppositions tranchées avec notre XVIIIe siècle français. C’est le temps où la Prusse s’élève au rang des grands états, au milieu d’une Allemagne morcelée à l’infini et étrangère au sentiment de patrie : c’est le temps où la littérature allemande, formée à notre école, modifie nos idées selon son génie propre, et apporte à la civilisation des pensées nouvelles et un art nouveau. Militarisme et individualisme, rudesse et sensibilité, grossièreté de mœurs et haute culture d’esprit, tout semble, de l’autre côté du Rhin, antithèse et contradiction.

Cette période mémorable a été étudiée avec zèle et curiosité dans les moindres détails. Le mérite de M. Karl Biedermann, professeur honoraire à l’université de Leipzig, c’est de réunir des aspects si différens en un tableau d’ensemble qui n’a pourtant rien de superficiel ; l’organisation politique et économique, la vie des cours, les mœurs bourgeoises, le mouvement littéraire et le progrès progrès des sciences sont exposés d’après les sources. Il est à regretter que nous ne possédions point d’histoire aussi complète sur notre XVIIIe siècle français. À côté des autres écrivains cités en tête de cette étude, qui se sont plus particulièrement attachés à quelques parties spéciales de ce vaste sujet, ou qui en ont résumé l’ensemble, on ne saurait omettre les travaux de M. Joret sur Herder, de M. Bossert et de M. Lichtenberger sur Goethe et Schiller, de M. Grucker sur les écoles critiques avant Lessing. Ces livres ne le cèdent point aux précédens pour l’exactitude et l’étendue des recherches, et ils ont de plus l’utilité et l’agrément d’être écrits en notre langue et composés selon nos méthodes. Nous n’entreprenons pas nous-mêmes, après ces maîtres, une œuvre d’historien ; notre soin a été seulement de mettre en ordre quelques notes recueillies à travers les auteurs et les commentaires ; notre ambition, de mériter le modeste éloge que Montesquieu fait des journalistes lorsqu’il les loue d’abréger, pour le public pressé, des ouvrages qu’on n’a point toujours l’occasion de lire ou de méditer à loisir.


I.


Il importe tout d’abord de fixer les dates. Mesure chronologique, le siècle a une longueur absolue ; période d’évolution, il a des limites variables. Pour la politique comme pour les lettres, le XVIIIe siècle français va de 1715 à 1789 : la période préparatoire du XVIIIe siècle allemand s’étend du traité de Westphalie à Rosbach (1648 à 1757)[1] ; son éclatante floraison est comprise entre Rosbach et Iéna. Les dates littéraires correspondent aux dates politiques ; c’est vers 1757 que s’ouvre, avec Klopstock et avec Lessing, l’âge classique de la littérature allemande, c’est vers 1806 qu’il se termine. Herder et Klopstock meurent en 1803, Kant en 1804, Schiller en 1805 ; vers le même temps, Goethe a publié ou conçu ses chefs-d’œuvre.

Au XVIIe siècle, l’Allemagne s’arrête brusquement dans sa marche : la guerre de Trente ans coupe son histoire en deux, interrompt la chaîne de ses traditions et de ses progrès. La civilisation allemande du XVIe siècle allait de pair avec celle de la France, de l’Italie, de l’Espagne ; l’entrée de l’Allemagne dans la renaissance, avec Érasme et Reuchlin, Holbein et Dürer, est aussi brillante qu’originale. Le luxe de ses villes, Augsbourg, Lübeck, Ratisbonne ; le style de ses édifices, la richesse de ses meubles et de ses armes excitent l’admiration de l’étranger. Æneas Sylvius, dans sa Germania, marque son étonnement de voir les bourgeois de Nuremberg mieux logés que des rois d’Écosse. La guerre déchaînée par un Hapsbourg, Ferdinand II, ruina de fond en comble l’œuvre de cette belle civilisation. Déjà, les guerres de religion avaient commencé le démembrement, l’appauvrissement de l’empire ; mais de grands intérêts nationaux s’y débattaient, des héros et des martyrs avaient surgi, et des artistes fils de héros. Il n’en est pas de même durant ces trente années de meurtre et de pillage ; ce ne sont plus les princes allemands qui revendiquent, en face de l’empereur, des privilèges religieux ou politiques, ce sont les puissances européennes qui se posent en adversaires de l’envahissante maison d’Autriche et qui se ruent sur l’Allemagne comme sur une proie. La paix signée, que de décombres ! Les buissons couvrent les places des cités naguère florissantes, les arbres crèvent les toits effondrés ; dans les campagnes ravagées, on rencontre plus de bêtes sauvages que de paysans ; des milliers de villages ont disparu, des villes de 18,000 habitans n’en comptent plus que 300 ; le Wurtemberg tombe de 400,000 à 40,000 âmes ; le pays entier a perdu environ les trois quarts de sa population, les deux tiers des maisons, les neuf dixièmes du bétail. Ce n’est qu’au bout de deux cent trente ans, vers 1850, que l’Allemagne a pu retrouver la prospérité et la richesse qu’elle possédait vers 1618.

Les conséquences politiques ne paraissent pas moins déplorables. Tout sentiment national a disparu. En rêvant d’imposer à l’empire l’unité politique par l’unité religieuse, Ferdinand II n’a fait qu’en hâter la désagrégation, au temps même où l’Angleterre et la France se centralisent en royautés souveraines. Avec des finances dérisoires, une armée ridicule, le pouvoir impérial n’est plus qu’un vain titre. Les tribunaux d’empire, aux formes surannées, aux lenteurs infinies, rendent des arrêts qui souvent n’ont pas même de sanction. Le droit le plus noble de l’empereur, celui de protéger les sujets contre les princes, est de plus en plus limité. Le couronnement de Francfort deviendra cette cérémonie de mardi gras que le chevalier Lang nous a si spirituellement décrite dans ses Mémoires. Suspendue sur une bigarrure de mille principautés, la vieille institution féodale flotte, comme un manteau troué de vermine, sur un habit d’arlequin. Une multitude de petits tyrans, ducs et comtes, margraves, landgraves, wildgraves, rhingraves, évêques et abbés, qui couvrent le sol, revendiquent, en face de l’empereur, des droits absolus. Plus de limites à leur arbitraire, les vieux usages teutoniques sont tombés en désuétude, la noblesse ruinée vient revêtir la livrée des cours. Des potentats minuscules, dont un cerf, en trois bonds, franchit le territoire, disent avec orgueil : « l’état, c’est moi ! » Ils dressent, en effet, leurs potences et leurs bastilles ; ils disposent du droit d’imposer les sujets à leur guise ; de ruiner, par des douanes, les principautés voisines ; d’inonder l’Allemagne de fausse monnaie ; de conclure des alliances avec l’étranger. Les définitions célèbres que l’on a données de l’empire sont également justes, qu’on l’appelle, comme Oxenstiern, « une confusion qui ne dure que par la grâce de la divine Providence ; » ou, comme Frédéric II, « une sérénissime république de princes, avec un chef élu à leur tête; » ou, mieux encore, que l’on oppose, comme Voltaire, la monarchie française, la première des monarchies, à l’anarchie allemande, la première des anarchies.

Efforçons-nous de suivre les tendances et les variations du siècle à travers cette foule bariolée de petites cours, où le peu de civilisation qui restait à l’Allemagne s’est réfugié[2]. Après le traité de Westphalie, le genre universellement régnant dans les modes et les usages de la vie et la poésie même, c’est l’imitation de la cour de France. Aussi triomphant dans la diplomatie et dans la guerre que dans le faste et la galanterie, Louis XIV offrira bientôt aux monarques de l’Europe un irrésistible modèle. « Il n’y a pas, dit Frédéric II dans son Anti-Machiavel, jusqu’au cadet d’une ligne apanagée qui ne s’imagine être quelque chose de semblable à Louis XIV; il bâtit son Versailles, il a ses maîtresses, il entretient ses armées.» Autour des princes, la noblesse imite de même l’aristocratie française, la plus séparée du peuple qui fut jamais. En même temps que notre industrie, nos manières et notre langue achèvent de pénétrer en Allemagne avec les protestans français que la révocation de l’édit de Nantes y a conduits. Un écrit anonyme de 1689 exprime le mécontentement des vieux Teutons devant cette invasion welche : « Langue française, vêtemens français, cuisine française, mobilier français, danse française, musique française, maladie française, il y aura aussi une mort française... A peine les enfans ont-ils mis la tête hors du corps de leur mère, on songe à leur donner un maître de langue française... Pour plaire aux jeunes filles, fût-on laid et difforme, il faut avoir un habit français. » Le changement est tel, que la duchesse d’Orléans, la palatine, ne reconnaît plus son ancienne Allemagne, si simple et si champêtre. Il y règne la même pompe et le même apparat qu’à Versailles, le même cérémonial byzantin, les mêmes querelles de tabourets. Alors se répandent ces formules de politesse rampante que la langue a conservées jusqu’à nos jours, ce goût des titres dont l’Allemagne ne s’est pas guérie. La plèbe des poètes de cour proclame les plus mauvais souverains « pères de la patrie. » Un mémoire juridique de la faculté de Halle justifie chez les princes le concubinat. Leibniz, qui s’est livré à de savantes recherches sur des questions d’étiquette, constate « que l’art de se rendre agréable aux grands est plus utile que l’érudition la plus assidue. » Cet art de la flatterie est exposé tout au long dans le Livre des complimens ; l’auteur anonyme, d’une bonne foi toute germanique, adresse au parfait courtisan ces recommandations aussi plates que naïves : « Dissimule, ne t’expose pas ; si tu es en faveur près des grands, ne perds pas ton intérêt de vue. »

Ainsi entourés de flatteurs hypocrites et d’épais courtisans, les princes prennent leurs ébats. Pour la galanterie des mœurs, la cour de Dresde est celle qui se rapproche le plus de la cour de France. Auguste le Fort, électeur de Saxe et roi de Pologne, — comme Louis XIV, un des plus beaux hommes de son temps, — chevalier de la débauche romantique, joint à l’énergie d’un Hercule les séductions d’un don Juan. « À sa cour, écrit la margrave de Baireuth, tous les plaisirs régnaient ; on pouvait l’appeler l’île de Cythère. » Dresde devint sous son règne la rivale de la Venise de Canaletto et de Casanova. Un si grand faste exclut le ridicule ; mais un margrave Charles-Guillaume Ier de Bade, un comte Hoditz, au milieu de leurs sérails, un évêque d’Erthal, entre ses Aspasies, ses Laïs et ses Phrynés, et tant d’autres extravagans, rappellent bien moins Louis XIV, ce grand acteur de la royauté, que des personnages d’opéra bouffe.

Sous cette frivolité percent, en effet, la grossièreté native, gothique et ostrogothique, la balourdise héréditaire, les habitudes de goinfres et d’ivrognes, communes à toutes les classes, le Saufteufel, le démon de la bouteille, que Luther signale comme le mauvais génie des Allemands au même titre que son confrère le Zankteufel, ou démon des querelles. À Dresde, des libations trop copieuses entre les seigneurs venaient rompre les règles de l’étiquette. Les orgies malpropres de la cour de Heidelberg et de celle de Fulda, que raconte Pœllnitz, vous soulèvent le cœur. La margrave de Baireuth, nouvellement mariée, fait, en 1732, son entrée dans sa résidence, « remplie de tapis troués et de toiles d’araignées, » et décrit ainsi son premier festin : « Je me trouvai en compagnie de trente-quatre ivrognes, ivres à ne pouvoir parler. Fatiguée à l’excès et rassasiée de leur voir rendre les boyaux, je me levai enfin et me retirai, fort peu édifiée de ce premier début. » Les bacchanales et les priapées, d’une lourdeur toute germanique, que le duc de Wurtemberg célèbre dans ses forêts, éclairées aux feux de Bengale, n’ont rien qui évoque l’antiquité, non plus que cette fête du carnaval de 1702, à la cour de Hanovre, dont Leibniz nous a conservé le récit : « c’était un festin à la romaine, qui devait représenter celui du célèbre Trimalcion, que Pétrone décrit... A regard de ses nécessités, le personnage qui faisait Trimalcion ne se contraignit point ; car, se trouvant pressé, il sortit et rentra en cérémonie. D’ailleurs, un pot de chambre de grandeur énorme, où il aurait pu se noyer la nuit, le suivait partout. » Le même Leibniz lisait à son amie, la vertueuse et spirituelle Sophie-Charlotte de Hanovre, première reine de Prusse, de petits vers français de sa façon, d’une licence tellement barbare, qu’on ne reconnaît plus, en cette poésie de corps de garde, le métaphysicien de la Théodicée, l’émule du divin Platon. Il y avait encore bien de la grossièreté dans les mœurs de Versailles : Saint-Simon et la duchesse d’Orléans foisonnent de détails à cet égard ; mais la passion des comédies fines et des tragédies nobles rachetaient du moins les vulgarités.

Comme les plaisirs étaient sans élégance, l’art en Allemagne était sans goût. L’unique expression du génie allemand à cette époque, la musique protestante de Bach et de Haendel était ignorée dans ces cours ou dédaignée; on n’avait d’yeux et d’oreilles que pour le ballet, l’opéra italien. Dresde doit, il est vrai, aux deux Auguste sa galerie de peinture, alors sans rivale, mais les mêmes princes collectionnaient à grands frais le bric-à-brac rococo de la voûte verte. L’architecture du temps nous étale de même un style prétentieux, surchargé. Les princes quittent les sites pittoresques de Heidelberg, de Stuttgart, pour des résidences nouvellement construites en damier ou en éventail, Mannheim, Carlsruhe, Ludwigsburg ; au milieu des campagnes ruinées, ils élèvent des Marly, des Trianon. « Dans les jardins du château de Weikersheim, les statues des conquérans du monde, Ninus, Cyrus, Alexandre et César gardent l’entrée du palais des Hohenlohe. » Ces souverains de Lilliput rivalisent de caprices ruineux, d’inventions fantasques et baroques, chambres chinoises, kiosques, minarets, temples grecs, constructions romaines, ruines artificielles : dans des allées bordées d’ifs taillés, des jets d’eau éclatent à l’improviste sous les jupes des dames. Joignez à ce décor un vestiaire d’énormes perruques, de rubans, de talons rouges et de falbalas et vous achèverez d’évoquer l’image de cette pompe et de ce grotesque.

Quel contraste forme avec ces princes viveurs pleins d’ostentation et de profusion, avec son père même, ce roi bossu qui singeait Louis XIV, Frédéric-Guillaume Ier, le second roi de Prusse, dans son avarice, dans sa franche brutalité germanique, dans son horreur de toute politesse welche ! Assis sur son escabeau de bois entre sa pipe et son broc d’étain, entouré de ses généraux à mine rébarbative, au milieu des nuages d’une acre fumée, il s’égaie en accablant de plaisanteries cruelles son malheureux bouffon Gundling, président de cette académie de Berlin, que sa mère, Sophie-Charlotte, a fondée à l’instigation de Leibniz, — et il marque par là son mépris des lettres et des sciences. Contemporain du galant Auguste, il chasse à coups de pied les femmes qu’il rencontre dans la rue et les renvoie à leurs marmots. On meurt de faim à sa tabler et ses employés se voient mesurer jusqu’à la ficelle qui sert à lier les papiers d’état. Sur sa maison comme sur son peuple s’appesantit la tyrannie du vieux père de famille allemand. Pour cet implacable et féroce maniaque, ce scrupuleux bigot, il n’est d’autre plaisir et d’autre passion que de passer en revue sur la place de Potsdam sa garde géante, étonnante collection d’aventuriers, de banqueroutiers, de moines défroqués, de fils de famille sans son ni maille, recrutés de gré ou de force par ses racoleurs dans tous les cabarets borgnes de l’Europe et parmi lesquels une discipline de fer contenait à peine des mœurs de Sodome et de Gomorrhe. — Instituée sur le modèle de nouveaux héros, Charles XII, Pierre le Grand, cette mode militaire est bien plus conforme au naturel du peuple allemand, qui a longtemps fourni des mercenaires aux armées d’Europe et dont les sabres « ont résonné sur les crânes de toutes les nations. » Dans nombre de cours, à la mine galante succède l’air martial ; les petits souverains font évoluer leur armée sur la terrasse de leur château. Le landgrave Louis IX de Hesse passait pour le meilleur tambour de son empire. Le militaire commence à tenir le haut du pavé : tout passant qui néglige de se découvrir devant une sentinelle du duc Charles-Eugène, s’expose à recevoir vingt-cinq coups de bâton. Ce duc éprouvait pour son école-caserne de Charles, où Schiller fut élevé, la même tendresse que Frédéric-Guillaume pour ses longs grenadiers. Le plus adroit de tous ces princes, le landgrave Frédéric II de Hesse-Cassel, s’avisa de dresser et de fourbir ses soldats en vue d’un fructueux commerce : l’Angleterre lui achetait 20,000 Hessois lors de la guerre d’Amérique; une dizaine de mille y périrent. Mirabeau dénonçait comme une honte de l’Allemagne cette traite des blancs, la Seelenverkäuferei.

Cependant une période nouvelle, celle de l’Aufklœrung, du despotisme éclairé, s’était ouverte avec Frédéric II. Chez ce vainqueur des Français reparaît l’influence française, alors prédominante en Europe ; le premier, il s’est efforcé de mettre en pratique les idées d’humanité, de lumières, de tolérance, de progrès, de justice et de bien public, dont nos philosophes du XVIIIe siècle ont été les apôtres retentissans. Au lieu de dire : « l’état, c’est moi ! » il se proclame « le premier serviteur, le premier domestique de l’état, » il ne sert « d’autre Dieu que son cher peuple. » S’il a des vices, l’histoire n’en saurait faire mention, car ses sujets n’en ont point souffert. Sous sa figure osseuse et démoniaque, c’est un Méphistophélès bienfaiteur du peuple, un despote, car son autorité n’a ni contrôle, ni bornes légales, un philosophe, fondateur, dans l’Europe religieuse, de l’état purement séculier et de la loi moderne. Ainsi protégée par ses princes et les intérêts politiques d’un grand état, de la frivolité des petites cours, la Prusse commence le relèvement de l’Allemagne, si abaissée depuis la guerre de Trente ans. — l’exemple de Frédéric et les idées d’Aufklærung, répandues surtout depuis la guerre de Sept ans, transforment un certain nombre de cours protestantes et de cours catholiques ; la Bavière, si monacale, si arriérée, fait un essai timide dans la voie des réformes. Joseph II s’intitule l’adorateur de l’humanité, l’évêque de Wurzbourg supprime les formules humbles à l’égard du prince : on s’efforce de remédier au népotisme, à la vénalité, de réparer les péchés des prédécesseurs, ou l’on promet de se réformer soi-même, comme le duc Charles-Eugène, lors de son cinquantième anniversaire de naissance. De petites principautés, Weimar, Gotha, Bade, Anhalt-Dessau, deviennent des modèles de bonne administration, de gouvernement patriarcal, « vrais jardins de Dieu gouvernés par des mains princières. » Au lieu de mettre leur amour-propre à entretenir des danseuses, ces princes se vantent de ne plus faire de dettes, d’équilibrer leur budget : ils prennent le ton philosophique, attirent à leurs cours non plus les astrologues et les chercheurs de pierre philosophale, mais cette sorte de savans, appelés depuis économistes, qui se vantent de découvrir la source des richesses, le secret de la prospérité des nations. Un tel souci du bonheur des sujets devient même pour ces derniers gênant et importun ; leurs maîtres les tourmentent d’une autre façon lorsqu’ils vont soulever le couvercle de chaque marmite, examiner ce que chacun fait bouillir au fond du pot. Non contens de s’occuper de la génération prochaine, ces pères du peuple songent à préparer la génération présente par une éducation nouvelle à de meilleures destinées. Sous leurs auspices, les universités se fondent et s’enrichissent, presque partout les écoles sont rendues obligatoires. Frédéric II, un des plus actifs dans cette réforme, multiplie les écoles rurales, crée à Berlin une école industrielle. Les idées de Rousseau sur l’éducation se répandaient en Allemagne : dans l’Anhalt-Dessau, Basedow dirige l’école-modèle Philanthropin d’après les préceptes de l’Émile ; à l’éducation vicieuse de caserne et de couvent il substitue la vie en plein air, nager, ramer, courir, sauter, cavalcader… Rendons aux princes cette justice qu’un si beau zèle de réformes était chez eux sinon spontané, du moins volontaire. Ils n’agissaient pas sous la menace de leurs sujets, habitués à subir patiemment le bien comme le mal ; ils suivaient les idées du temps et l’exemple de Frédéric, dont ils copiaient jusqu’au costume : le petit chapeau enfoncé sur les yeux, la queue en guise de perruque, à la main le jonc destiné à caresser l’échine du soldat négligent, de l’employé distrait, tel était l’uniforme du « despote éclairé. »

Après la cour de Berlin, il n’en est aucune dont les Allemands soient plus fiers que de celle de Weimar. Aux Hohenzollern ils doivent la protection du protestantisme, le bienfait de la tolérance religieuse, la puissance militaire, mais leur meilleur titre de gloire vis-à-vis de l’étranger, ils le doivent aux Wettinern : de cette petite cour la pensée allemande, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, va rayonner sur l’Europe.

Weimar et Berlin, c’est l’antithèse d’Athènes et de Sparte. De l’aveu même de l’apologiste le plus passionné de l’esprit prussien, M. de Treitschke, la Prusse, dès cette époque, était redoutée en Allemagne et particulièrement exécrée des poètes et des artistes. Près d’un siècle avant Henri Heine, Winckelmann, ce pauvre maître d’école de Stendhal, ivre de beauté grecque, qui se récitait à lui-même des passages d’Homère en faisant épeler l’alphabet à des enfans pouilleux, ayant pu échapper à ce régime de bagne que Frédéric-Guillaume Ier imposait à ses sujets, envoyait de Dresde, où il s’était réfugié, ses malédictions à sa patrie : « Je pense avec effroi à ce pays, écrivait-il ; sur lui pèse le plus grand despotisme qu’on ait jamais rêvé ; mieux vaut être un Turc châtré qu’un Prussien ; dans un pays comme Sparte, les arts ne peuvent prospérer, et quand on les y transplante, ils périssent. » Sans doute Frédéric II était une manière de Spartiate assez lettré, mais il avait le mépris de la littérature allemande, qui n’était encore qu’à ses premiers débuts et dont il prédisait d’ailleurs les prochains beaux jours. Il accordait, il est vrai, aux auteurs pleine liberté ; ceux-ci, toutefois, s’estimaient heureux de l’admirer à distance. « Frédéric est, à la vérité, un grand homme, écrivait Wieland à son ami Merck (16 mai 1780), mais que le cher bon Dieu préserve du bonheur de vivre sous son bâton et sous son sceptre ! » Goethe, lorsqu’il visita Berlin à la suite du duc de Weimar (1778), ne cachait pas son antipathie pour cette monarchie de Frédéric « où chaque individu n’est qu’une roue sans volonté. » Ce séjour lui donnait la plus triste idée de l’humanité : « Plus le monde est grand, écrivait-il à Mme de Stein, et plus la farce est affreuse, et j’affirme qu’il n’est point d’arlequinade ni de paillasserie qui soit aussi dégoûtante que le va-et-vient des grands, des moyens et des petits entre eux. » Il jugeait les Prussiens à peu près comme lord Malmesbury, qui, dans une dépêche à lord Suffolk, les définit « une race de gens pauvres, vains, ignorans, sans principes. » — « Tout me fait voir, dira-t-il à Eckermann, que la race qui vit là a des manières si rudes que la délicatesse ne ferait pas avancer celui qui voudrait la conserver. » Cette rudesse, cette brutalité prussiennes étaient si fort honnies à Weimar, qu’un major Lichtenberg, pour avoir frappé un soldat, y était mis au ban de la société. Le culte des lettres nationales, l’esprit cosmopolite, le développement des belles individualités, sans autre patrie, sans autre religion que l’idéal, tels étaient les nobles buts que l’on poursuivait à la cour des Muses. En face de Berlin, cité de fonctionnaires et de soldats, Weimar, la petite ville des poètes, représente au XVIIIe siècle l’individu contre l’état.

Dans cette bourgade mal pavée, mal éclairée, bordée de granges couvertes en chaume, une nièce de Frédéric II, la duchesse Anna-Amalia, était appelée à la régence au moment même où la littérature, jusque-là faible et languissante, commençait à prendre son essor (1758). Elle choisissait Wieland comme précepteur du jeune prince et, avec une bonhomie toute familière, s’endormait parfois sur son épaule ou se querellait avec lui. Au temps du carnaval, à une redoute où l’on ne payait qu’un florin d’entrée, elle se suspendait au bras du premier masque qui l’invitait, elle chantait à l’occasion des chansons d’étudiant et lisait Aristophane dans le texte grec. Son fils Charles-Auguste n’avait en matière d’art qu’un goût princier, un goût douteux ; pourtant il mit sa gloire à réunir à sa cour, non, comme l’ancien roi de Prusse, des grenadiers géans, mais des géans de lettres ; son chapelain s’appellera Herder et son conseiller Goethe. Quand ils voyaient leur jeune souverain en toilette de Werther, bottes molles, culotte jaune et frac bleu, s’exercer avec Goethe sur la place de Weimar à faire claquer des fouets, les barons Thunder ten Tronckh levaient les bras au ciel, tant était nouvelle, inouïe, cette familiarité de prince à roturier. Que valait un poète pour des hobereaux qui croyaient déroger en cultivant leur esprit ? Ce n’est qu’à la génération suivante que l’Allemagne aura ses gentilshommes lettrés et savans, les Stolberg, les Humboldt ; la bourgeoisie les a précédés. Il nous faut indiquer comment s’est accompli le relèvement de la classe moyenne, dont nous voyons les glorieux représentans groupés à la fin du siècle autour du duc de Weimar.


II.


C’est le terme d’une évolution des esprits qui commence après la guerre de Trente ans. Au XVIe siècle, la littérature avait suivi le mouvement démocratique de la réforme; dans les villes libres de l’empire, elle était devenue populaire, humoristique avec le cordonnier Hans Sachs, Fischart, le Rabelais allemand, Sébastien Brand : au XVIIe, la décadence littéraire correspond à la dépression des forces nationales. Le naturel allemand ne se retrouve que dans les brutales peintures de la Vie du soldat de Moscherosch, les poésies de Logau, les satires patoises de Lauremberg, les grossières prédications du moine Abraham à Sancta Clara, surtout dans le Simplicissimus de Grimmelshausen, roman qui peint les mœurs de la guerre de Trente ans, et où les scènes de bestialité la plus atroce sont racontées par un témoin. Après la paix, l’Allemagne, pour sortir de la barbarie où elle est plongée, achèvera de se mettre à notre école; en même temps que nos modes, nos classiques vont régner de l’autre côté du Rhin pendant une centaine d’années, période de sécheresse que l’on désigne sous le nom de « siècle allemand-français. » Comme le malade après un long délire, les Allemands ont oublié leurs traditions. La belle langue de Luther, encore si voisine du peuple, s’est perdue; on écrit en un style bizarre, mélange de welche et de dialectes germaniques: « Les Français, dit le poète Lauremberg, ont coupé le nez à la langue allemande et lui en ont collé un autre qui ne va pas avec les oreilles allemandes. » Et, selon l’expression d’un autre satirique, Logau, les auteurs allemands « vivent des balayures des autres peuples. » Sous cette imitation servile perce la grossièreté originelle; les drames ou les poésies d’un Lohenstein, d’un Hoffmanswaldau sont dignes d’un hôtel de Rambouillet, mais transporté dans un mauvais lieu.

Tandis que cette littérature reflète les mœurs et les goûts des cours, un premier mouvement de renaissance religieuse se produit dans les cercles bourgeois. Le fondateur du piétisme, l’Alsacien Spener (1635-1705), donne à ce besoin général de religiosité l’expression ardemment cherchée. Les piétistes n’ont pas joué en Allemagne le rôle politique des puritains et des jansénistes, il n’ont aucun nom à mettre au rang d’un Milton ou d’un Pascal; pourtant ils ont exercé sur ces années d’apparente somnolence, de 1680 à 1740, une influence profonde. Le sentiment piétiste a retrempé les âmes dans la mélancolie, préparé le lyrisme en développant la vie intérieure. On en retrouve des traces dans les effusions tendres, nuageuses, élégiaques de Klopstock comme dans la rigidité de la morale de Kant. Il y a infiltration de piétisme jusque dans ce penchant de Werther à la rêverie, au retour sur soi-même; mais parce qu’il ne cherche plus uniquement un Dieu au fond de son cœur, Werther n’y trouve qu’orage, tristesse, inquiétude, ennui.

Au réveil du sentiment religieux se rattache l’essor de l’esprit philosophique. Si opposés qu’ils semblent, ces deux mouvemens répondent à des aspirations analogues, au désir de rompre avec une théologie vide et une scolastique morte. Aussi voit-on paraître simultanément en Allemagne Leibniz et Spener, comme en Angleterre Bacon, Hobbes et les puritains, en France Descartes, Gassendi et les jansénistes. Leibniz, en qui s’exprime le génie allemand à la plus haute puissance, nous offre les caractères propres aux grands esprits de sa nation. C’est d’abord l’ungeheure Vielseitigkeit, l’incroyable variété des connaissances et des aptitudes jointe à la curiosité universelle : il est historien, philologue, chimiste, alchimiste, mathématicien hors de pair; — c’est aussi la largeur des horizons qui dépassent de beaucoup son temps et atteignent jusqu’au nôtre. Dans ses innombrables mémoires, tirés de la poussière des archives, que de questions soulevées, que de vues d’hommes d’état, que de plans utopiques ! Politique coloniale, projet d’une conquête de l’Egypte soumis au roi de France en 1672, et intérêt de l’Allemagne à voir la France s’engager en des expéditions coûteuses et lointaines : socialisme d’état, organisation d’ateliers nationaux où les ouvriers travailleraient gaiment ; association de tous les peuples en vue d’utiliser les forces de la nature; plan d’une société de savans, sur le modèle de l’ordre des jésuites, destinée à gouverner le monde...

La vocation de métaphysicien est un second trait de nature germanique. « Je n’avais pas encore seize ans, écrit-il, que je me promenais des journées entières dans un bois pour prendre parti entre Aristote et Démocrite. » Ce qu’il y a d’impérissable dans la philosophie de Leibniz, c’est cette intuition qui ramène les contrastes apparens à une unité profonde. Il ne s’arrête pas à la conception superficielle d’un dualisme de l’esprit et de la matière; l’univers lui apparaît comme une métamorphose de la monade primitive, et son hypothèse, nos sciences, sous les noms plus modernes d’atome, de conservation de la force et d’évolution, la confirment à chaque pas. Mais, inventeur imaginatif, il mêle bien des rêves à des vérités entrevues comme à la lueur d’un éclair, et le point vulnérable de sa philosophie, c’est une confiance directe dans la pensée humaine, présupposée capable de dépasser le cercle de l’expérience et d’atteindre l’absolu : c’est là le talon d’Achille de toute métaphysique, que Kant saura découvrir.

Il y a en outre, chez ce grand esprit, une arrière-pensée d’utilité. Conseiller de justice à la cour de Hanovre, Leibniz n’a pas vécu, comme Descartes et Spinoza, loin des intérêts politiques, dans la solitude d’un poêle; il se sent attiré vers les doctrines que les hommes réunis en société ont intérêt à croire, âme immortelle. Dieu rémunérateur. « Plût à Dieu, écrivait-il en 1696, que tout le monde fût au moins déiste, c’est-à-dire bien persuadé que tout est gouverné par une souveraine sagesse ! » Les conséquences que les disciples de Spinoza pouvaient tirer du spinozisme, lui semblaient « propres à endurcir les cœurs... Les gens qui partagent ces idées sont capables, pour leur plaisir et leur avantage, de mettre le feu aux quatre coins du monde,.. j’ai connu des gens de cette sorte. » Contre Bayle il écrit sa célèbre Théodicée (1710). Dans ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain, il demande l’extirpation de la libre pensée et consent seulement à épargner les personnes. Le prince le plus intelligent de l’Allemagne au XVIIIe siècle s’est gardé de suivre ces conseils : chez Frédéric le Grand, protecteur des jésuites et des libres penseurs, nul souci d’ordre moral ; contre les scélérats, « le bourreau lui suffisait. » Et il faut avouer que l’histoire donne raison non à Leibniz, mais à Frédéric, car elle nous fournit la preuve qu’il n’y a, au sens purement humain, ni bonnes, ni mauvaises doctrines, puisque les saintes et les pures ont fait couler autant de sang, et bouleversé autant d’états, que celles réputées entre toutes funestes et diaboliques. Ces crimes que Leibniz met à la charge d’une certaine philosophie, cherchons-en la racine dans cette première et indomptable bestialité de nature que son optimisme n’admettait pas. Qui l’a mieux sur ce point réfuté que l’auteur de Candide ? Sous la diversité des croyances et des costumes, sous le philosophe et le bachelier, sous le moine et sous le baron, le même singe grimace et gambade. Mais le rôle de la philosophie, ce roman de l’âme, n’est-il pas de nous affranchir de la réalité comme d’un mauvais songe ? Au sortir de ces temps ensanglantés où, sous couleur de religion, les peuples s’entr’égorgeaient, Leibniz se plaît à vivre dans le meilleur des mondes possibles. Esprit souverainement conciliateur, il ne voit qu’ordre et harmonie où le génie d’un Pascal n’aperçoit que ténèbres et contradictions désespérantes ; — il concilie Dieu et le Mal, la prescience divine et le libre arbitre, l’idéalisme et l’empirisme, la philosophie et la religion, la métaphysique et la science. Mais, en dépit de la subtilité platonicienne dont il se vantait, on ne peut s’empêcher de secouer la tête, comme la reine de Prusse, Sophie-Charlotte, qui lui disait au sortir des entretiens de Charlottenbourg : « Non, Leibniz, vous ne m’avez point tout expliqué. » À quoi le philosophe répondait : « Madame, comment vous satisfaire ? vous voulez savoir le pourquoi du pourquoi ! »

L’optimisme leibnizien était dans le tempérament de son auteur, dans sa belle humeur inaltérable. Il est un mot de lui : Je ne méprise presque rien, que nous nous plaisons à opposer au « mépris transcendantal, » qu’un esprit supérieur de notre temps a eu la faiblesse d’exprimer un jour. Comme le mot de Leibniz respire la bienveillance du génie ! Il comparait les différences entre les hommes à celles des tuyaux d’orgue : les longs et les courts ne contribuent-ils pas également à l’harmonie ? Il disait encore que les hommes se distinguent entre eux comme les « fourmis et les paons. » Or quelle raison les espèces animales auraient-elles de se mépriser ? Paon ou fourmi, aigle ou ciron, chacun suit les voies de sa nature et accomplit ses destinées.

Un Leibniz appartient à la race des paons et des aigles ; il se sentait tout à l’étroit au sein de la fourmilière allemande. Quel tableau peu séduisant il nous trace de la vie intellectuelle et des habitudes sociales de ses contemporains ! En Allemagne, point de capitale comme Londres ou comme Paris, où il avait séjourné, où il aurait aimé à se fixer, attiré par les académies, l’éclat des lettres et des sciences, sous un monarque « qui faisait, disait-il, le destin de son siècle. » À la cour de Hanovre, comment satisfaire des goûts d’homme du monde ? « Sans notre princesse électrice, gémissait-il, on ne trouverait ici personne à qui parler. » Parmi la noblesse, vouée aux plaisirs de la chasse et de la table, nulle curiosité d’esprit, nulle conversation élégante et polie : point de classe intermédiaire entre les savans et la foule, le petit nombre des érudits sans autre mérite qu’une « pénible assiduité, » enfin la masse commune de la nation aussi étrangère aux choses de l’esprit « qu’un sourd au plaisir d’entendre un beau concert. »

Le rôle des écrivains qui suivent, jusqu’aux grands jours de la littérature allemande, sera de secouer cette torpeur publique, de devenir les excitateurs et les instituteurs de la nation. Ils défilent sous nos yeux comme les maîtres de M. Jourdain. C’est d’abord le professeur de philosophie Christian Wolf (1679-1764), pesant interprète de Leibniz, et bien mieux compris de son temps. Il enseigne au Michel allemand la clarté, l’ordre logique des idées, il lui explique les causes finales, comme quoi, par exemple, « le soleil a été créé afin que nous puissions mesurer nos montres ; » il donne des leçons de morale et de maintien : « Il ne faut pas se moucher à table, ni manger avec ses doigts, ni mettre dans sa bouche de trop gros morceaux. »

Thomasius vient ensuite professer, en langue vulgaire, le bon sens et la légèreté aux pédans barbouillés de latin de cuisine, aux médicastres ignorans, aux juristes barbares. Frédéric II vante ses mérites dans la suppression des procès de sorcières en disant que, grâce à lui, « les femmes purent devenir vieilles et mourir en paix. » Thomasius exige que les auteurs dépouillent « leur gravité affectée de rustres vaniteux, » qu’ils sachent badiner à la mode française ; et ses propres plaisanteries, ses parodies de l’antiquité sont des modèles de lourdeur ; il danse chaussé de souliers de plomb.

C’est enfin le professeur de rhétorique Gottsched, juché sur sa chaire de Leipzig, armé de la férule et coiffé d’une énorme perruque. À l’école de ce dictateur du Parnasse, on apprend à composer, en une langue pure de patois provincial, des tragédies classiques irréprochables, selon toutes les règles du Parfait Cuisinier.

Wolf, Thomasius, Gottsched ont frayé la voie aux poètes et aux écrivains. La littérature moderne de l’Allemagne, comme celle de France et d’Angleterre, subit à l’origine l’influence morale et philosophique qui a suivi les guerres de religion. Mais ce qui la distingue tout d’abord de la nôtre, c’est qu’elle n’a rien de spontané, elle n’exprime point des mœurs de cour et de salon ; sortie des chaires d’université et des boutiques de libraires, elle est l’œuvre de l’étude patiente et de l’érudition réfléchie. La moins jeune des Muses, la dixième sœur, la Critique au front sévère, se tient penchée sur son berceau : c’est à cette inspiratrice que l’esprit méthodique des Allemands obéira le mieux : « Quand un Allemand, remarque Bœrne, fait une tache à son habit,.. avant de l’enlever, il commence par étudier la chimie. » De même avant d’écrire en vers, il étudie les poètes et la poétique de tous les temps depuis un bout jusques à l’autre. Lessing pose d’abord ses règles littéraires, puis arrange des drames qui servent de preuves à l’appui. Chaque révolution du goût est précédée en Allemagne par un critique novateur, l’âge classique par Herder, l’école romantique par Schlegel. La correspondance de Goethe et de Schiller témoigne de l’importance qu’ils attachent aux théories : Sainte-Beuve salue en Goethe « le roi de la critique[3]. »

En cette première moitié du XVIIIe siècle, la lutte des écoles critiques encombre l’histoire littéraire de l’Allemagne. Quel genre cultiver ? Quels modèles imiter ? Sur ces questions débattues les sectes rivales s’accablent d’injures, se lancent à la tête d’énormes in-folio. Toute la littérature de l’époque est une littérature d’imitation : Opitz imitait le Tasse, Ronsard, Ben Jonson ; l’école de Silésie imitait Marini, Mlle de Scudéry, Dryden ; Gottsched et Canitz imitent Boileau, Racine, Pope. Le naturel allemand ne commence à paraître que dans les chansons à boire de Günther, les gais Lieder des étudians, la fraîcheur alpestre de Haller. Gellert, qui va inaugurer triomphalement la période de sensibilité larmoyante, est un Richardson pâle et maladif ; Klopstock, dans sa Messiade, un Milton élégiaque et tendre ; Wieland, un Voltaire alourdi. Au fondateur de leur théâtre national, à Lessing, les Allemands attribuent l’honneur de les avoir délivrés de l’influence française, d’avoir battu Gottsched et Racine, avec le secours de Shakspeare et d’Aristote, aussi complètement que son contemporain Frédéric battait Soubise à Rosbach ; mais en réalité, Lessing, en détruisant l’imitation de nos classiques, n’a fait que hâter à son insu l’action souveraine sur la littérature allemande d’une nouvelle forme de l’esprit français, le règne de Rousseau.

Dans la révolution littéraire de 1774, qui prépare l’éclosion des chefs-d’œuvre, il faut faire une part à l’influence anglaise, à Richardson, à Young, à Sterne, à Goldsmith, surtout à Shakspeare, dont « l’Hamlet, dit Boerne, n’est pas dans l’esprit du poète anglais, parce qu’il est trop allemand. » Mais Rousseau apparaît en Messie. En France, l’œuvre romantique du Genevois a plu surtout par le contraste avec la vie de salon, artificielle et sèche ; en Allemagne, on l’a goûtée par affinité ; ce qu’on y trouvait de germanique, c’était le sentiment de la nature, la sensibilité intime et domestique, la religiosité vague, sur un fond de rusticité. Aussi quel ébranlement il donne aux têtes allemandes, aux cœurs allemands ! À côté de sa Julie pâlissent la Fanny de Klopstock, Paméla, Clarisse. La lecture de l’Émile fait oublier à Kant, pour une fois, sa promenade quotidienne, et le portrait de l’auteur était le seul ornement de son cabinet de travail. Le paradoxe sur le retour à la nature conduit Herder à chercher la plus haute source de poésie dans la jeunesse des peuples, à remonter aux chants populaires, à comprendre Homère et la Bible. Sans Rousseau l’Allemagne n’aurait eu « ni Werther, ni Faust. » Dès ses premiers vers, Schiller l’invoque et lui crie : « Rousseau, sois mon guide. »

Grâce à Herder[4], l’Allemagne commence à découvrir son passé, à retrouver ses traditions. Grammaticale avec Gottsched, esthétique avec Lessing, la critique devient, avec Herder, historique et psychologique. Herder possède le sens de l’histoire, son regard plane sur les siècles et sur les peuples. Comme Fontenelle, Montesquieu, Turgot, il pressent que des lois immuables président aux phénomènes changeans de la vie des nations, que la race, le sol et le climat imposent à l’activité humaine des conditions déterminantes. Toute civilisation est la résultante de causes physiques, de même l’art est la floraison d’une civilisation donnée. Cette vérité que l’école romantique allemande ne fera que développer, que M. Taine a élucidée avec tant de pénétration : « qu’il faut comprendre, comme le dira Schlegel, la langue, la religion, la poésie de chaque peuple comme un devenir nécessaire, » a été entrevue par Herder. On devra donc, d’après lui, considérer un art moins selon les prétendues règles d’un beau absolu, que d’après les circonstances de temps et de milieu qui l’ont fait éclore. Le plus pur génie d’une race s’exprime dans sa poésie primitive et anonyme, dans ses chants nationaux qui sont la voix des peuples. Herder détourne ses contemporains des froides copies académiques. Il insiste sur la difficulté d’imiter les anciens, parce que nous ne pouvons revivre la vie des anciens. Depuis Winckelmann, on a compris que la beauté grecque est l’effet de son climat doux et gai, de son ciel pur, de l’éducation gymnastique des jeunes gens : « Ni Bodmer, ni Klopstock n’égaleront Homère, ni Gleim ne ressemblera à Anacréon... Dans les Grecs dormaient les impressions des héros libres, mais qu’est-ce qui dort dans un Allemand? » La poésie allemande se trouve ainsi ramenée à la source si fraîche du Lied, à son génie propre, plus musical que plastique, fait de clair-obscur, ainsi que la couleur de Rembrandt, et que Goethe a si bien défini : — l’Art est un crépuscule : Kunst ist Dœmrnerung. Lessing séparait les différens arts, assignait des bornes rationnelles à leurs moyens d’expression, Herder les unit et les rapproche ; il veut que le vers chante et que le mot peigne. Il n’y a que cinq années d’intervalle entre le Laocoon et les Forêts critiques, et pourtant quelle distance des vues de Lessing à celles de Herder ! l’Allemagne lui doit son plus précieux trésor, les poésies lyriques de Goethe, ses ballades et ses chants d’amour.

A la poésie populaire se rattache étroitement la religion ; l’une et l’autre ont la même origine psychologique. Chaque peuplade se crée son Dieu à son image : le Scandinave construit un monde de géans ; une tortue explique à l’Iroquois l’existence de la terre ; l’Ancien-Testament n’est que la chronique d’une tribu, la Genèse une théogonie analogue à celle d’Hésiode. Continuateur de Reimarus et de Lessing, Herder, dans son exégèse, est un précurseur de l’école de Tubingue, d’Ewald, de Bunsen, de Renan. Ces études auraient fait en France les mêmes progrès si, au XVIIe siècle, Bossuet n’avait imposé silence à Richard Simon; au XVIIIe, la critique religieuse tourne parmi nous à la dérision, à l’impiété ; les siècles religieux sont maudits comme des temps de ténèbres et de barbarie cruelle et stérile. Herder s’élève à des vues plus justes et plus sereines ; on lui doit d’admirables pages sur la puissance civilisatrice de l’église romaine au moyen âge. Dans ses sermons, il fait ressortir les contrastes du catholicisme et du protestantisme : pure expression de l’esprit latin, la religion romaine agit par les dehors, par les sens, le costume, l’architecture, la hiérarchie ; mais, pour l’homme du Nord, qu’est-ce que ces pompes et ces rites ont de commun avec la sainteté? c’est dans le silence et la solitude que du plus profond de son cœur jaillira la source sacrée. A quelle noblesse s’élève, chez un Herder, la conception du divin! Son Dieu, c’est le Dieu immanent de Spinoza, de Lessing et de Goethe : « Si Dieu n’existe pas dans le monde, il n’existe pas du tout. Hors du monde il n’y a pas d’espace. L’idée de la personnalité ne peut pas non plus s’appliquera l’être infini… Dieu est le cœur de tous les cœurs, l’idée de toutes les idées, la jouissance de toutes les jouissances... » Goethe exprimera la même pensée :


GRETCHEN.

Ainsi, tu ne crois pas en Dieu?..

FAUST.

Quel être doué de sentiment oserait dire: Je ne crois pas en lui! Celui qui contient tout, soutient tout, ne comprend-il pas, ne. soutient-il pas toi, moi, lui-même?..


Ainsi que Leibniz, Herder donne à l’esprit allemand l’universalité, la largeur d’horizon. Les progrès de la linguistique, de l’ethnographie, ont permis de dépasser ses vues sur l’histoire. Il n’est pas non plus un écrivain d’un goût très pur. « Son style, dit M. Karl Hillebrand, est plutôt d’un visionnaire que d’un penseur. » Mais il a ouvert les voies ; ses idées se répandent de Kœnigsberg à Zurich, de Dresde à Gœttingue, où Bürger vient d’écrire sa Lénore et ses premières ballades, où les étudians, assemblés autour des chênes séculaires de la forêt voisine, évoquent les vieux souvenirs nationaux et la mémoire de Hermann le libérateur. Goethe, dans ses Mémoires, a raconté combien fut pour lui féconde sa rencontre avec Herder dans une auberge de Strasbourg (1770), dont l’universiié devenait le centre d’un mouvement littéraire tout germanique.

En Goethe s’unissent et s’harmonisent le travail et la pensée du siècle. « Nous sommes, a-t-il dit, des êtres collectifs, » mais qui pourrait analyser les élémens subtils qui composent un génie si complexe? Cherchons du moins les influences les plus apparentes et les plus voisines. A Winckelmann et à Lessing il doit la première initiation à la beauté antique, à cet art pur de tristesse et de trouble, le sentiment païen qui lui a permis d’exprimer dans les Élégies romaines la sensualité robuste et calme d’un Romain du temps des Césars, cette haute culture qui lui fait a juger le monde du haut du cap Sunium[5]. » A côté du temple grec, Herder lui a révélé la cathédrale gothique aux figures mystérieuses, aux vitraux diaprés, où Gretchen vient gémir aux pieds de la Madone ; — de Klopstock lui vient le sentimentalisme chrétien qui imprègne sa nature païenne ; — de Rousseau ce décor de paysages frais et charmans, les noyers et les tilleuls qui étendent leur ombre sur les molles rêveries de Werther, dans un crépuscule empourpré, et les chênes de Goetz, et les orangers du Tasse, et « cette mer bleue d’Iphigénie à peine ridée par le vent du Sud. « Que d’autres précurseurs on pourrait signaler, en remontant jusqu’à Shakspeare, jusqu’à Homère et la Bible ! Lisez, à ce point de vue, son chef-d’œuvre, Faust : sur le canevas de la légende du XVIe siècle, court la pensée de Rousseau, la lassitude de l’homme accablé de civilisation et de science, qui aspire à la primitive simplicité de nature ; le prologue est un souvenir de Job, telles scènes sont empruntées à Calderon, à Marlowe, à diverses pièces de Shakspeare… L’œuvre entière de Goethe est comme un confluent de toutes les littératures ; tous les genres y sont représentés, idylle, épopée, roman, ballade, drame et tragédie,.. elle est une littérature complète, avec sa jeunesse romantique, son âge classique, sa décadence byzantine. On pourrait s’appuyer de l’exemple de Goethe pour établir que l’imitation est la première loi de l’art, — lorsqu’on y ajoute la personnalité du génie.

En des formes si variées son œuvre n’est qu’une vaste confession, un reflet changeant de sa nature de Prêtée. Il est le mélancolique, l’isolé Werther, habile à se torturer lui-même, l’inconstant Wilhelm, sans patrie, sans famille, mêlé à la foule, et qui fait sur des planches de théâtre l’apprentissage du monde. Il est le sage Jarno, le passionné Édouard, le Faust inassouvi, Méphistophélès l’esprit de sarcasme et d’universelle négation, le Titan Prométhée et l’Olympien « qui plane au-dessus de l’humanité comme un spectateur désintéressé des choses humaines[6]. » Pour définir le caractère et l’esprit d’un Goethe en sa libre diversité, il faut employer des mots contradictoires : calme et gravité, ennui, agitation, enthousiasme, ironie, morgue officielle et compassée, activité pratique, contemplation sereine, intuition, réflexion, rêve, mystère et clarté. Comme les Anglais le disent de Shakspeare, Goethe possède une « myriade d’âmes. »

Sur une mer aussi ondoyante et agitée, s’étend dans l’esprit de Goethe un ciel d’une sérénité sans nuage : sa longue existence offre l’exemple d’une continuité de bonheur qu’il a été donné à peu de mortels de goûter, car toute destinée heureuse dépend du frêle accord des sentimens instables et des jeux imprévus de la fortune. Et d’abord pour un Goethe l’horizon de l’existence ne dépasse point cette vie mortelle ; il ne cherche pas au-delà : « j’enferme toutes mes prétentions dans le cercle de la vie ; » et dans ce cercle borné il trouve un champ d’activité immense à parcourir. Être actif sans aucune cesse, c’est là une condition première ; s’efforcer de connaître les buts que la nature poursuit obscurément en nous et les atteindre si l’on peut. Mais, comme il y a des aspirations que nous sommes impuissans à satisfaire, et que nos désirs dépassent de beaucoup ce que nous offre la réalité, quelle autre ressource reste-t-il, sinon de renoncer une fois pour toutes à ce qui est hors de notre atteinte : « Renonce ! renonce ! c’est là ce que chaque heure te crie d’une voix rauque, » — se résigner avec les choses et tolérer les hommes, en un mot, « prendre le monde comme une nécessité donnée : » ce point de vue concilie l’optimisme et le pessimisme, la doctrine épicurienne et la doctrine stoïcienne.

Une telle sagesse est à la portée de peu d’hommes, mais qu’il est plus restreint encore le nombre de ceux qui se délivrent de ce que le monde a de laid, de triste, d’inachevé, en réfléchissant ce monde dans le miroir de l’art qui embellit, en se consolant de la douleur par une belle image de la douleur, de ces élus auxquels « un Dieu a donné d’exprimer ce qu’ils souffrent » et pour qui « poésie est délivrance ! »

A la joie de l’artiste Goethe ajoute la joie du savant qui explore le monde réel, contrôlant à chaque pas ses intuitions à l’aide de l’observation et de l’expérience. Comme Leibniz et comme Herder, il entrevoit, sous la diversité des phénomènes, une unité profonde, une évolution sans hâte ni repos : au sein de la nature l’homme lui apparaît non comme le représentant d’un ordre supérieur et invisible, mais comme un dernier chaînon. Dans un fragment intitulé Granit (1778), on lit ces mots : « Je ne crains pas que l’on m’accuse de contradiction, quand je passe de l’étude du cœur humain, cette partie de la création la plus mobile, la plus muable, la plus inconstante, à l’étude du granit, cet enfant de la nature le plus ancien, le plus ferme, le plus profond, le plus solide, car toutes les choses naturelles sont connexes. » La contemplation des lentes métamorphoses lui procure la paix sereine; il écrit, le 9 avril 1781, à Lavater : « Ces premières semaines du printemps sont bénies pour moi; chaque matin une nouvelle feuille, un nouveau bourgeon m’accueillent. La végétation pure, silencieuse, toujours renaissante, libre de douleur, me console souvent de la misère des hommes... »

Goethe fait de la science le fondement de la vie humaine, dont l’art est la consolation et la fleur. Il n’a point le goût des chimères, l’exaltation à un certain degré lui est antipathique, ses personnages ne sont pas des héros, comme ceux de Schiller : Sainte-Beuve note que Goethe a tout compris, hormis peut-être Léonidas ou Pascal, la volupté du sacrifice, le tourment de l’infini. Il détourne sa pensée de la mort stérile, de l’au-delà, qu’il laisse « à la méditation des dames oisives; » il plaint Schiller de s’être adonné à la métaphysique, « cette inutile recherche que l’on peut considérer comme le supplice de l’intelligence. »

C’est le lien qui unit la pensée de Goethe à celle de Kant. Le progrès des sciences naturelles, physiques, physiologiques, achemine les esprits vers un scepticisme croissant, vers des exigences de plus en plus grandes en matière de preuves, vers une perception de plus en plus nette de la difficulté de prouver les assertions. La critique de Kant, continuateur de Bacon, donne à cette aspiration générale du siècle la dernière formule. Kant écarte sévèrement tout jeu métaphysique et scolastique d’idées aussi improuvées et improuvables que contradictoires et incompréhensibles, il affranchit les sciences empiriques de toute opinion théologique et téléologique préconçue. Par l’effort le plus étonnant de la pensée abstraite que le monde ait encore VII, il soumet à l’examen le plus rigoureux la faculté même de philosopher, la raison, il la démontre incapable d’étreindre l’infini dans l’espace et dans le temps, parce l’espace, le temps et indirectement le principe de causalité sont des catégories de notre entendement : « Toute connaissance des choses, à travers la pure intelligence et la pure raison, n’est rien qu’une apparence; la vérité se trouve seulement par l’expérience. »

En fixant ainsi les bornes de notre esprit, en reléguant dans la région des rêves les espérances des religions, en démontrant que la solution idéale en un Dieu de toutes les antinomies n’a rien d’assuré, Kant justifie à tout jamais ce noble pessimisme intellectuel de l’homme enchaîné au fond de la caverne obscure de Platon, et dont les yeux avides de lumière n’aperçoivent que des déplacemens d’ombre. Mais cette obscurité qui jetait l’épouvante au cœur de Pascal, altérait si peu l’humeur du philosophe de Kœnigsberg, qu’il exigeait que l’homme garde son enjouement jusqu’à son lit de mort, qu’il expire le sourire aux lèvres !

La source de cette imperturbable sérénité, faut-il la chercher dans le sens moral, si profond et si pur, que Kant conciliait avec le scepticisme? Dans son œuvre, comme dans celle de Leibniz, nous trouvons une philosophie spéculative de l’univers réel et une philosophie pratique de l’univers moral. L’édifice que l’analyse a ruiné de fond en comble, il le relève sur le fondement de la conscience. Par une contradiction que Schopenhauer signale comme le monstrum de la philosophie de Kant, son scepticisme s’évanouit de- vant la révélation intérieure d’une loi morale, non une loi d’honneur individuel, mais une loi de devoir social, qui ne souffre point de casuistique, qui commande impérieusement. A la fin du XVIIIe siècle, que Carlyle appelle « le siècle du mensonge, » Kant pousse l’horreur de mentir jusqu’à une exagération sublime. Il n’y met qu’un tempérament : « c’est qu’il n’aurait pas le courage de dire tout se qu’il pense, mais il ne dirait jamais ce qu’il ne pense pas. »

L’auteur de la Critique de la raison pure n’en est pas moins un grand architecte de ruines. Après lui on a tenté de construire des systèmes et on en construira toujours ; mais ce ne sont que palais aériens, dressés sur des nuages, dans la nuit et dans le vide, et, depuis Kant, tout métaphysicien, comme le dernier desservant de paroisse, est obligé de faire appel à la foi.

Nous voudrions terminer ces esquisses rapides, où les figures et les époques intermédiaires tiennent si peu de place, en marquant du moins dans quel milieu différent, dans quelles conditions opposées le mouvement des idées au XVIIIe siècle s’est produit en France et en Allemagne. Du beau livre de Mme de Staël il nous est resté l’illusion d’un peuple en communion intime avec ses philosophes et ses poètes. Rien n’est moins exact ; les grands esprits, les grands artistes dont nous venons de parler, n’ont pas eu, pour ainsi dire, de public en Allemagne ; l’éducation de la classe moyenne n’a pu suivre le soudain essor de la pensée allemande stimulée par les écrivains français et anglais ; la pesante masse de la nation est demeurée dans son engourdissement, capable seulement de comprendre et de goûter les œuvres secondaires. Wolf a fait école et non point Leibniz, le prestige de Gottsched a beaucoup dépassé celui de Lessing, Wieland a été bien plus honoré de son vivant que ne le fut jamais Goethe. Sans doute Werther, Goetz de Berlichingen, furent accueillis avec enthousiasme, mais les ouvrages médiocres, les pièces inférieures étaient pareillement applaudies, et le jeune Goethe, dans une lettre à Kestner, traite avec le plus parfait mépris le public de Werther de troupeau de pourceaux. Isolés dans de petites villes, hors des grands courans, comme dans de hautes solitudes d’Himalaya, un Goethe, un Herder ont vécu dédaigneux de la foule, poursuivant loin d’elle leur songe intérieur. Herder écrit de Buckebourg : « l’isolement ou la mort. Des têtes vides, des pierres dont nul acier ne ferait jaillir des étincelles, des femmes sans charme et sans lecture, sans éducation et sans aptitude. Le commerce idéal de la solitude ne m’a jamais mieux réussi, ne m’a jamais donné plus de plaisirs. » Goethe écrira de même à Mme de Stein : « Ma vie intérieure avance sans trêve… Je me sens isolé de toute la nation. » On ne saurait imaginer une opposition plus frappante et plus tranchée avec nos écrivains du XVIIIe siècle, qui, même lorsqu’ils vivent retirés comme Montesquieu à La Brède, ou Buffon à Montbard, ne perdent jamais le commerce et le contact d’un monde épris des choses de l’esprit, et demeurent en conversation brillante avec le public d’une grande capitale où fermentent les idées du siècle.

De ce caractère et de cet isolement des écrivains allemands découlent certaines conséquences favorables et défavorables. Les genres de littérature mondaine qui exigent une société cultivée et des mœurs polies, comme par exemple la comédie, font absolument défaut. L’auteur comique peut dire dans les mêmes termes que notre La Bruyère : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté. » Or qu’est-ce que le public du théâtre de Weimar ? « Un parterre d’épais philistins et quelques beaux esprits dans les loges, » et chez ces beaux esprits si rares nulle gaîté légère, peu de sens du ridicule. Dans toute la littérature allemande, passée ou présente, vous chercheriez en vain une comédie tolérable ; c’est le seul genre où Goethe, admirateur passionné de Molière, ait misérablement échoué. — C’est encore à la politesse de l’ancienne société française, à la cour, aux académies, aux salons, comme au génie propre de la race, qu’il faut attribuer certaines qualités de style qui distinguent notre littérature des deux derniers siècles : il y a eu collaboration secrète entre les gens de goût et les écrivains ambitieux de leur plaire. En Allemagne, au contraire, l’auteur ne fait aucune avance au lecteur, qu’il choque et égare par des caprices d’invention, des obscurités, des longueurs, un ton dogmatisant, des sujets à peine ébauchés. On a remarqué qu’il n’est, dans aucune littérature, d’auteur qui ait laissé autant de fragmens que Goethe.

Mais pesez, d’autre part, les bienfaits de la pensée, de la méditation solitaires. L’indépendance y est naturelle. En France, un jeune écrivain soucieux de son avenir s’enrôlera d’instinct dans l’une de ces deux grandes machines de guerre, l’Encyclopédie ou l’église (nous dirions aujourd’hui l’église ou la révolution), il en prendra les mots d’ordre et la livrée. L’originalité, le sens personnel des Allemands étonnent fort Mme de Staël : « Il n’en est pas deux qui pensent de même sur le même sujet. » De là cette ouverture, cette liberté d’esprit qui font que, n’ayant ni préjugés à ménager ou à combattre, ni goûts à flatter ou à subir, le premier soin de leurs philosophes n’est point d’être utilitaires, ni le premier souci de leurs écrivains d’être moraux ou immoraux. De là cette sérénité d’hommes délivrés des exigences de parti comme des caprices de la mode, qui jugent parfois le train du monde comme s’ils habitaient une autre planète ; de là cette atmosphère si calme où baigne l’œuvre entière de Goethe. Cette œuvre, composée dans le silence et le recueillement, il faut la lire loin du bruit des villes. Parfois même la bourgade de Weimar semblait au poète trop affairée, trop tumultueuse ; il se réfugiait alors dans sa petite maison de campagne, de l’autre côté du ruisseau, et c’est là qu’un soir, tandis que les accords d’un concert de chambre lui venaient à demi étouffés de la pièce voisine, il composait les premiers vers d’Iphigénie. Goethe, qui a vécu plus de trente années dans notre siècle criard, ne pouvait se rappeler sans émotion ces temps propices et bénis de la paix d’Hubertsbourg et de la paix de Bâle, où s’étaient écoulées ses années les plus belles et les plus fécondes. « Nos talens aujourd’hui, disait-il à Eckermann, doivent être tout de suite servis à la table immense de la publicité… Revues critiques en maints endroits, tapage dans le public, ne laissent plus rien mûrir sainement… Celui qui ne se retire pas entièrement de ce bruit, ne se fait pas violence pour rester isolé, est perdu. » Le poète vieilli prophétisait en ces termes chagrins l’avènement de notre littérature industrielle à toute vapeur et à haute pression ; en ce sens, M. Hermann Grimm définit Goethe avec esprit : « le dernier phénomène littéraire du monde européen avant les chemins de fer. »

Pour mieux préciser encore les différences de fond, rapprochez l’œuvre de Goethe de celle de Voltaire, qu’il jugeait si bien, qu’il se plaisait à appeler le grand Français. Chez l’un et chez l’autre même activité, même curiosité encyclopédique, mais, chez l’Allemand, moins de hâte et moins de fièvre. Voltaire est l’esprit même, la raison joyeuse et ailée : pourquoi ne réussit-il pas à nous satisfaire, nous qui sommes plus vieux d’un siècle ? Ne serait-ce pas qu’il lui manque l’émotion, le lyrisme, une vague inquiétude, je ne sais quoi d’obscur et de maladif, tout au moins quelques figures d’idéales pécheresses ? Les personnages de ses romans ont au coin des lèvres son sourire flétri. Nous ne pouvons guère, il est vrai, concevoir un grand esprit absolument dénué de cette ironie qui mesure à chaque pas la distance sidérale de nos aspirations inquiètes à l’immuable réalité. L’ironie est la faculté dominante d’un Cervantes et d’un Rabelais, d’un Shakspeare et d’un Molière, d’un Montaigne et d’un Pascal, c’est elle qui donne à leurs écrits cet air de sincérité parfaite et d’éternelle vérité. Mais Goethe a fait à l’ironie sa part ; au lieu de la répandre à travers son œuvre entière, il s’en est délivré une fois pour toutes en la mettant, comme une arme empoisonnée, dans la main de Méphistophélès.

Outre l’excès de dérision, il y a, chez Voltaire, excès de polémique. Il combattait des superstitions grossières, un sacerdoce opulent, dominateur et avili, qui avait perdu le respect des peuples. Mais, par là, il est descendu dans l’arène boueuse ; il s’est parfois acharné sur des adversaires qui ne méritaient que le silence, et peut-être n’a-t-il pas prévu parmi quels esprits vulgaires se recruteraient de notre temps ses ennemis et ses adeptes : sa gloire se trouve entachée de popularité. Goethe s’est rendu ce témoignage : « Mon œuvre ne peut devenir populaire. » Il ne s’est jamais jeté dans la mêlée, il a horreur des batailles de livres, des vaines polémiques : sauf quelques épigrammes, il n’attaque rien, il ne défend rien. Et pourtant son œuvre est plus libératrice que cette philosophie française du XVIIIe siècle, qu’il n’approuvait pas. Ce que Voltaire s’est efforcé de renverser est, en effet, encore debout et peut-être, dans quelque cathédrale de l’avenir, verra-t-on la figure de l’homme au « hideux sourire » encastrée au milieu des saints de pierre dans l’attitude des démons vaincus. Voltaire ne pouvait détruire ce qu’il ne pouvait remplacer. Goethe a dit, au contraire : « A quoi bon appeler mauvais ce qui est mauvais?.. Élevons des temples où l’humanité vienne goûter des joies pures, » et c’est à cet édifice que poètes et penseurs allemands du dernier siècle ont travaillé de tous leurs efforts. Le mot de Joseph de Maistre : l’irréligion est canaille, ne peut s’appliquer à l’Allemagne : l’irréligion y est religieuse. A l’idéal ancien Lessing, Herder, Kant, Schiller et Goethe ont opposé un idéal nouveau, à la foi ancienne une foi nouvelle, dans laquelle ceux qui abandonnent l’ancienne église sont assurés de trouver asile. Lorsqu’au fond d’un séminaire Renan ouvrait pour la première fois les œuvres de Herder, il croyait « entrer dans un temple. » Des esprits clairvoyans ont signalé le danger de cette concurrence; le plus libéral des moines, Lacordaire, engageait les jeunes chercheurs d’idéal à se nourrir plutôt de toute l’antiquité païenne qu’à lire Kant et Goethe, qu’il traite de mauvais génies, dignes des plus honteux châtimens[7].


III.

En Allemagne comme en France, la marche du siècle conduit ainsi à des changemens profonds. Les deux mouvemens viennent d’une même impulsion, de l’aspiration à la science, à une humanité plus pure et plus libre. Mais la manière différente dont ils ont abouti, en Allemagne à des révolutions d’idées, en France à des bouleversemens d’état, achève de mettre en contraste le caractère de deux peuples.

Il serait, aisé de tracer un sombre tableau de l’ancien régime, tel qu’il existait de l’autre côté du Rhin. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les souverains de Prusse et d’Autriche avaient pris une généreuse initiative de réformes, mais, sous ces gouvernemens despotiques, la classe moyenne, qui commençait à s’éclairer et à s’enrichir, n’avait aucune action, et, dans une foule de petites principautés, c’était une tyrannie s’exerçant de porte à porte, vexatoire et tracassière par ses moindres actes, une noblesse insolente et rapace, le paysan en servage, et, dans les villes libres, une bourgeoisie jalouse de ses privilèges, une oligarchie de corporations. En Allemagne comme en France on sentait les abus : on attendait vaguement l’aurore de jours meilleurs. Dès 1758, Zimmerman, écrivait : « Nous vivons dans l’aube d’une grande révolution, d’une nouvelle séparation de lumières et de ténèbres. » Les dogmes de Rousseau flottaient bientôt dans le ciel orageux de l’Europe; partout on aspirait à l’égalité, à la suppression des castes. La propagande se faisait par les sociétés secrètes, loges maçonniques, philanthropes, illuminés, rose-croix, et par les journaux, qui commençaient à se répandre. A Berlin, Nicolaï, dans sa Bibliothèque universelle, attaquait la féodalité ; à Hanovre, Schlœzer, directeur des Annales politiques (1776-1793), dénonçait les mauvais princes. C’était l’âge d’or de la presse allemande, alors rédigée par des écrivains probes, exacts, instruits, en qui on saluait « les paladins du droit, les apôtres de la vérité ; » ils en étaient parfois les victimes, comme le poète Schubart, qui expiait par dix années de captivité (1777-1787) une plaisanterie sur le duc de Wurtemberg.

Cette propagande était cependant moins active et moins répandue qu’en France, où il y eut connivence et complicité de toutes les classes, et dans laquelle toute notre littérature du XVIIIe siècle est engagée. Schiller est le seul grand écrivain qui donne un écho à la vie publique de son temps, le seul aussi doué de ce tempérament oratoire si fréquent parmi nous et qui a tant de prise sur le public. Goethe n’écrit que pour un petit cercle d’amis, ou pour se plaire à lui-même ; il ne touche ni à la politique ni à la religion « qui mêlent à l’art un élément trouble. » Psychologue et naturaliste, les destinées de l’individu l’intéressent autant que celles des empires. C’est le sort des nations qui s’agite à travers les drames historiques de Schiller; il peint le tumulte des camps au matin du combat, la frénésie de l’émeute sur la place publique; les étendards flottent au vent, le soleil luit sur les épées : Schiller est le poète des peuples et des foules.

L’éducation qu’il a reçue à l’école militaire de Charles a fait de lui un radical, un révolté. L’heureuse jeunesse de Goethe s’est épanouie librement, il n’a jamais fréquenté aucune école, jamais obéi. Sous la férule des sergens, Schiller, écolier à cheveux rouges, s’écrie avec rage : « Marche! demi-tour à droite! je n’entends que cela; j’aimerais mieux être bœuf ou âne. » c’est sous l’empire de cette révolte, en quelque sorte physique, contre la force brutale, qu’il a conçu son premier héros : anarchiste par esprit de justice, bourreau de grand chemin par amour de l’humanité, Karl Moor déclare à une société maudite la guerre au couteau. Figure à la fois puérile et redoutable, type de ces jeunes gens trop instruits de la science des livres, trop ignorans de la science du monde, dont nous avons vu depuis, ailleurs qu’au théâtre, les sanglans exploits. Lorsque la pièce des Brigands fut applaudie à Mannheim en 1781, les contemporains ne s’y trompèrent pas : « Si j’avais été Dieu, disait un petit prince à Goethe, et sur le point de créer le monde, et si j’avais prévu que les Brigands de Schiller y seraient joués, je n’aurais pas créé le monde. » Une imitation intitulée : Robert, chef des brigands, représentée à Paris en 1792, était la pure apologie du système jacobin. Schiller composa ensuite la pièce républicaine de Fiesque (1784) et, un an après la comédie révolutionnaire de Beaumarchais, le Mariage de Figaro, en 1785, il faisait jouer Intrigue et Amour, satire farouche et amère de ces princes qui trafiquaient du sang de leurs sujets, et de « cette noble canaille des cours » que Lessing avait déjà flagellée dans Emilia Galotti ; enfin dans Don Carlos (1787), Schiller proclame, par la bouche de Posa, sa foi de disciple enthousiaste de Rousseau et de Montesquieu au progrès de l’humanité, à l’avènement de la justice sociale, et donne à l’optimisme de son temps l’expression la plus exaltée, à la veille de la révolution.

A peine avait-elle éclaté que les plus graves esprits de l’Allemagne, Kant, Fichte, et toute la jeune génération, celle des Schelling et des Hegel, alors étudians, des Stolberg, des Gœrres et des Gentz, les futurs coryphées de la réaction, l’acclamaient avec transport. L’historien Jean de Millier célébrait la prise de la Bastille comme le plus beau jour et le plus remarquable depuis la chute de l’empire romain. On fêtait à Hambourg le 14 juillet : « Toutes les jeunes filles étaient habillées de blanc. Un chœur chanta des vers de circonstance ; Klosptock lut deux odes nouvelles. Au bruit des canons, de la musique et des cris de joie, on but au prochain succès de la révolution en Allemagne. » Goethe, qui voyageait dans les environs de Dusseldorf, voyait se dresser partout les bustes de Lafayette et de Mirabeau, auxquels on rendait des honneurs divins. La république honorait Schiller et Klopstock du diplôme de citoyens français. Paris devenait un lieu de pèlerinage, la Mecque de la liberté. Un des Aufklœrer, Campe, y allait en 1791, avec son élève, le jeune Guillaume de Humboldt, pour assister « aux funérailles du despotisme… Nous avions cessé pour le moment, écrit Campe, d’être Brandebourgeois et Brunswickois ; toute différence de nationalité, tous les préjugés nationaux avaient disparu. »

La terreur éloigna de la révolution. Sauf sur les bords du Rhin, l’enthousiasme était d’ailleurs purement théorique ; on rêvait des libertés, des constitutions parfaites ; mais le peuple restait attaché à «es coutumes et à ses princes, qu’il supportait patiemment : « l’anarchie et l’immoralité françaises ne sont pas contagieuses pour l’Allemand paisible et moral, » écrivait Stein en 1793. Peut-être aussi y a-t-il un fond de servilité dans le caractère allemand. » « Je suis las de régner sur des esclaves, » disait Frédéric II vieillard, paraphrasant le mot de Tibère : O homines ad servitutem nati ! Un écrivain du XVIIIe siècle, K.-Fr. von Moser, caractérise ainsi les ressorts de chaque nation : « En Allemagne, c’est l’obéissance ; en Angleterre, la liberté ; en Hollande, le commerce ; en France, l’honneur du roi[8]. »

Que l’on tienne compte aussi de ce fait que l’Allemagne avait accompli, deux siècles avant nous, une première rupture avec l’état féodal; elle s’était en partie sécularisée au prix de son unité. Luther l’a dispensée de Robespierre et de Danton[9]. Le protestantisme, à ses débuts, avait sans doute fortifié le despotisme des princes, dont il invoquait l’autorité, mais, comme conséquence nécessaire de son principe, il introduisait dans le régime théologique des atténuations qui ont rendu bien plus aisée la transition à l’état moderne.

Il y a enfin antipathie entre la pensée fondamentale de la révolution, œuvre de l’esprit latin, et l’idée neuve que l’esprit teutonique au XVIIIe siècle apporte au monde civilisé. En France, le tour d’esprit national, l’esprit classique, admirablement défini par M. Taine, conduit au rationalisme superficiel, à la ruine de la tradition nationale, à la théorie pélagienne du libre arbitre, que les jésuites ont développée et les jacobins mise en pratique, d’après laquelle les individus et les peuples, grâce à un effort spontané, à un acte de volonté libre, en vertu d’une constitution, d’un décret, peuvent changer de tempérament, de nature, rompre tout lien avec le passé, renouveler la face du monde. — l’esprit allemand a serré de plus près la réalité des choses lorsqu’il a introduit dans la pensée européenne, avec Leibniz, Herder et Goethe, l’idée d’évolution, de devenir, de développement organique[10] applicable aux individus, aux sociétés humaines, comme à la plante et à l’animal, la notion de transformations lentes, selon des lois nécessaires sur lesquelles la raison ratiocinante n’a aucun empire. Opposée au rationalisme français, qui d’ailleurs a fait place nette et frayé les voies en renversant l’obstacle des dogmes, cette idée à! organisme a renouvelé toutes nos sciences naturelles et historiques : si on l’applique au gouvernement des états, elle condamne également, comme impuissantes et stériles, la doctrine conservatrice, le retour d’une nation dans sa virilité aux institutions de l’enfance, et la doctrine radicale, qui prétend anticiper l’avenir. C’est cette idée que Goethe exprimait lorsqu’il disait : «Tout ce qui est violent, tout ce qui se fait par bonds me déplaît jusqu’au fond de l’âme, parce que c’est contraire à la nature... : j’aime les roses, mais je ne suis pas assez fou pour désirer qu’elles fleurissent avant la saison ; » et, parlant encore de l’erreur révolutionnaire : « Des théories générales et de la présomption sont toujours cause de terribles malheurs. » Brandès remarque, en 1790, combien les chefs de la révolution manquent de sens pratique, de connaissance des hommes ; Gneisenau prévoit que les Français qui décrètent la liberté sont mûrs pour la servitude. Séduit d’abord par le rationalisme politique, Guillaume de Humboldt se rend bientôt compte de l’infirmité des théories ; il doute qu’une constitution fondée sur les seuls principes de la raison puisse durer. Justus Mœser critique les Droits de l’homme comme trop abstraits; c’est pour Glaudius une pure chimère de fonder un état social sur les principes de la logique. Contre le radicalisme cosmopolite, l’école historique va se fonder : « Classique en France, la révolution sera romantique en Allemagne... Les Français démo- lissaient leurs bastilles et brûlaient leurs chartes, les Allemande, vont restaurer leurs châteaux et rassembler leurs archives[11]. »

Si funeste en sa méthode, si généreuse en ses visées, notre révolution n’en a pas moins été pour l’Allemagne un bienfait. Elle a obligé les princes à alléger le joug de leurs peuples en même temps que sa menace et son expansion éveillaient peu à peu le sentiment d’unité, si rare au XVIIIe siècle ; les plus grands esprits de ce temps pensent comme Lessing: ils n’ont « aucune idée de ce que peut être le sentiment de patrie. »

Ce qui achève le contraste, c’est que les premiers temps de la révolution, pour nous si tumultueux, ont été en Allemagne les plus fertiles en chefs-d’œuvre. Durant les dix années qui suivent la paix de Bâle (1795-1805), le XVIIIe siècle allemand jette ses plus beaux feux. M. Freytag s’est plu à mettre en parallèle nos événemens politiques et les œuvres contemporaines des poètes de sa nation, afin de marquer ce que nos victoires ont eu de barbare et de passager, comparées à la pure gloire des lettres : Reineke Fuchs ; le Roi et la Reine guillotinés ; — Robespierre et la Terreur ; Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme ; — Lodi, Arcole; Wilhelm Meister, les Heures, les Xénies ; — la Belgique française, Hermann et Dorothée ; — la Suisse et l’état de l’église française, Wallemtein; — la rive gauche du Rhin française, la Fille naturelle et la Pucelle d’Orléans; — le Hanovre occupé par Napoléon, la Fiancée de Messine; — Napoléon empereur et Guillaume Tell, ou le droit des nations proclamé par le régicide.

L’énumération ne serait pas complète si nous omettions les chefs-d’œuvre de la musique, où le génie germanique, vague et profond, a excellé. Dans l’âme tendre, moqueuse et passionnée d’un Mozart, dans la sublime tristesse d’un Beethoven, l’Allemagne a eu son Raphaël et son Michel-Ange. La musique classique présente le même caractère que la littérature, elle est cosmopolite. Romantique avec Weber, elle nous conduira dans le monde enchanté des légendes, dans la forêt nocturne. Sous la naïveté du Lied, Schubert et Schumann gémiront la plainte du siècle jusqu’au jour où Wagner vouera cet art, allemand par excellence, à l’apothéose d’un germanisme brumeux.


IV.

Après les princes, les penseurs, les poètes, il nous reste à tracer quelques silhouettes de femmes, quelques esquisses des modes et des mœurs. Une étude de ce genre, en ce qui concerne l’Allemagne, ne peut venir qu’après celle du mouvement littéraire. En d’autres pays ce sont les habitudes sociales qui ont influé sur les lettres ; en Allemagne, c’est, au contraire, la littérature qui, sous l’inspiration des modèles étrangers, a façonné une petite société à son image.

Dans la seconde moitié du XVIIe et au commencement du XVIIIe siècle, il n’y a de vie intellectuelle, de culture d’esprit que chez quelques princesses, une électrice de Hanovre, une Sophie-Charlotte. Le piétisme a commencé l’éducation des femmes de la classe moyenne. Lorsqu’il parut, dans les villes régnait un certain luxe sans élégance, une liberté de mœurs sans raffinemens. Revêtues de riches costumes, en des danses voluptueuses, les lourdes Allemandes se plaisaient à étaler leurs appas. Le piétisme aplatit les seins et recouvre les gorges; il interdit les délassemens les plus innocens, de cueillir des fleurs le dimanche, d’écouter le chant des oiseaux ; mais il excite les nerfs par une piété romantique, au clair de lune; il ouvre les sources de la vie intérieure, pure et fervente. Des cœurs qui battent à l’unisson échangent des épanchemens dans un dessein commun d’édification et de charité. Du piétisme viennent ce sérieux, cette absolue droiture dont la mère de Kant peut être citée comme modèle. L’âme s’élève parfois jusqu’à la passion sans trouble, semblable à une lampe d’autel qu’aucun souffle ne fait vaciller.

Sur cette éducation morale et sentimentale la littérature vient se greffer : l’affable et mélancolique Gellert, si goûté des femmes, le séraphique Klopstock, préparent l’avènement de l’Empfindsamkeit, de la sensiblerie bientôt triomphante sous le règne de Rousseau. C’est un mélange de sentiment et de sensualisme où les légers frémissemens de la chair se glissent sous les aspirations les plus éthérèes. Par une belle journée de printemps, une barque, chargée de jeunes hommes et de jeunes filles, sillonne le lac de Zurich ; ils récitent des vers, chantent en chœur les joyeuses chansons de Hagedorn, échangent des pensées vives et profondes sur « le bonheur, la vertu, la mort, l’immortalité. » Le poète de la bande, qui n’est autre que l’auteur de la Messiade, KIopstock, s’interrompt pour poser ses lèvres sur les lèvres d’une belle jeune fille aux yeux noirs. Que de baisers on échangeait alors! « Les gens sérieux et cultivés, écrit avec gravité M. Freytag, en gardaient comme un arrière-goût, un délicat désir sensuel, qu’on n’ose pas nommer précisément concupiscence, et les jeunes filles, une certaine hardiesse naïve dans leurs relations avec les hommes. »

Nous ne saurions donner à ces mots de meilleur commentaire que des fragmens des lettres de Caroline Flachsland à Herder[12]. Vers 1771, Mlle Flachsland, jeune fille de bonne famille, au sortir d’un sermon de Herder où elle a entendu « la voix d’un ange,.. les paroles de l’âme, » tombe amoureuse de l’angélique prédicateur, et lui déclare sa passion. Les voilà à peu près fiancés : « Laissez-moi revenir à l’heure amère de notre séparation, écrit Caroline ; c’est près de votre lit, où peut-être vous avez pensé à moi, rêvé de moi, que je vous ai vu pour la dernière fois. Ne pensiez-vous pas que je me coucherais là où vous vous étiez couché? Oui, je le fis, et quand toutes mes larmes furent pleurées, je sentis (oh! pardonnez-moi ce petit souvenir de mes sens), je sentis combien était douce la place où vous aviez dormi. Que je voudrais pouvoir la transporter dans ma chambre, ou me transporter moi-même dans la vôtre. » — Tous les deux sont pauvres comme Job ; elle ne possède pas même de quoi acheter « deux cuillers, » peut-être tout juste de quoi acheter « une robe. » Herder n’a pour tout patrimoine que sa malle à moitié vide ; il ajourne le mariage et lui écrit : « Qu’il ne serait pas loyal de l’introduire dans un lit qui n’est pas encore fait, qui n’est encore que de la paille. » La même jeune fille romanesque se met un soir des vers luisans dans les cheveux, et ne fait point en cela preuve d’extravagance; elle suit la mode et le goût du siècle. Son amie Lila von Ziegler, demoiselle d’honneur à la cour de Hombourg, qui lui envoie « un petit cœur bleu, suspendu à un ruban blanc, » — « s’est fait élever une tombe dans son jardin, elle y a des bosquets et des roses, et un petit agneau qui mange et boit avec elle. »

L’attendrissement de l’époque est si contagieux qu’il sévit jusque sur les hommes les plus durs de race. Un de ces junkers prussiens, dont le nom a fait depuis quelque bruit dans le monde, fils et petit-fils de soldats, le capitaine Charles-Alexandre de Bismarck[13], ayant donné sa démission de l’armée, emploie ses loisirs à composer en français, selon l’usage du temps, un Éloge ou monument funèbre, à la mémoire de sa jeune femme qu’il a perdue :


... Reviens, ô souvenir de cette admirable soirée de printemps où je me promenais, entre la bien-aimée et sa chère sœur, au bord de cette forêt majestueuse et paisible, sous les rayons argentés de la lune, tandis que les eaux murmuraient doucement et que le rossignol élevait sa douce plainte; mon cœur battait à l’unisson de ces lieux enchantés, je sentais la beauté de la terre, et la beauté plus grande encore de l’innocence, qui habitait dans le cœur dont je me savais aimé[14].

Cet épanchement lyrique porte la date de 1774, l’année même où paraît Werther.

Vers le même temps, Fritz Jacobi et son frère, voyageant sur les bords du Rhin, traversent une vallée remplie de pommiers en fleurs. Fritz presse doucement la main de son frère, ils se regardent avec une tendre émotion, un sentiment tranquille humecte leurs paupières et « ils bénissent la contrée avec le saint baiser de l’amitié. » Ils se rendent à petites journées près d’une femme de lettres, Sophie de La Roche, qui réunit autour d’elle, à Ehrenbreitstein, les plus beaux esprits : Klopstock, Lavater le physionomiste, Jung Stilling le visionnaire, et le jeune Goethe. Wieland brûle pour cette divine Sophie d’une flamme immatérielle; M. de La Roche, le mari, sert de confident. Mais, en dépit de ses allures passionnées, et tout en jouant la Julie de Saint-Preux, Mme de La Roche, lorsqu’il est question de marier ses filles, agit en mère positive qui connaît le prix de l’argent. Loulou épousera un conseiller aulique « laid et bête à couper du foin, » et l’aînée, la charmante Maximiliane, le riche et avare épicier Brentano[15]. « Ce fut, écrivait Merck, un triste phénomène pour moi de chercher notre amie entre des tonneaux et des piles de fromage. » Ces contrastes nous semblent plaisans ; mais prenons garde que les affectations de notre temps ne prêtent bientôt à sourire. La mode d’aujourd’hui sera le ridicule suranné de demain.

Les femmes de Goethe ont moins vieilli. Quelle simple et aimable petite bourgeoise que cette Charlotte Buff, modèle de la Charlotte de Werther, idéal de la jeune Allemande, selon M. Hermann Grimm, ne rêvant que valse et Lieder. Mais, au moindre bruit qui liii vient de la chambre des enfans, elle oublie tout aussitôt sa danse et sa chanson, et court, anxieuse, se pencher sur un berceau. L’inspiratrice des plus beaux chants de Goethe, celle dont il disait : « Son esprit est plus pur et plus profond que le mien, » Mme de Stein ne nous apparaît qu’à travers une immortalité voilée. Elle a pris soin de se dérober à la curiosité en détruisant ses lettres à Goethe. « Mme de Stein n’est pas belle, écrit Schiller, mais elle est intéressante : son visage a quelque chose de sérieux, de doux et d’ouvert qui lui est tout à fait particulier. Une intelligence saine, sentiment et vérité, sont au fond de son être. » Quant à celle qui devint Mme de Goethe, nous nous la figurons comme une de ces créatures aimées de Rousseau, toutes voisines de la primitive nature, une de ces âmes simples, repos et refuge des esprits compliqués.

À ses débuts dans le monde, au sortir de cette école qui lui servait de prison, Schiller connaissait aussi peu les femmes que les hommes : ses premiers vers d’amour, il les soupire aux pieds d’une vieille dame acariâtre. Il compléta son éducation esthétique et fut assez heureux et assez habile pour épouser, lui plébéien, une personne de la petite noblesse. Son mariage commence comme une idylle et menace de tourner au sombre drame. Les demoiselles de Langefeldt voient arriver un soir à la campagne, où elles habitent toute l’année, deux cavaliers, dont l’un est à demi caché par son manteau. L’inconnu n’est autre que Schiller, qui s’insinue sans peine dans les bonnes grâces de la famille. « Je crois bien que nous nous aimerons un jour, lui écrivait Charlotte de Langefeldt, mais ne nous pressons pas, laissons mûrir le bon grain. » Pendant que le grain mûrit, le poète et les deux jeunes filles lisent ensemble Homère dans les bois, et, sous la verte frondaison, devisent de l’antiquité. Lotte en a le sens très vif et très vivant ; elle raille avec finesse ce faux hellénisme de l’abbé Barthélemy, qui fait présenter le jeune Anacharsis à Épaminondas[16]. Schiller épousa l’érudite et spirituelle Charlotte, mais il aimait sa belle-sœur Caroline, devenue Mme de Wolzogen, sa future biographe. L’idéaliste Schiller, le même qui nous a laissé, dans la Thécla de Wallenstein, l’image de la passion la plus tendre et la plus pure, lorsque la mort vint le surprendre, glissait insensiblement vers l’abîme de l’adultère et du demi-inceste, où roula le pauvre Bürger.

En cette fin de siècle, on ne conçoit que la personnalité affranchie de toute entrave, qui suit les appels mystérieux du cœur, seul guide et seul maître. On obéit aveuglément à l’impératif catégorique de la passion, non à celui du devoir, comme l’exige Kant. Mme de Staël remarque combien, dans le cercle des dames sentimentales de Weimar, le lien du mariage est lâche ; il ne signifie plus rien. La société des belles juives de Berlin et des coryphées de l’école romantique, des Rahel, des Henriette Herz, des Schlegel, des Dorothée Veit, des Schleiermacher, se groupe de même et s’enlace selon les affinités électives. L’amour en France, au XVIIIe siècle, parmi les classes oisives et lettrées, penche d’ordinaire vers la vanité mondaine, la légère et spirituelle gaminerie de souper et de boudoir ; l’amour allemand (le fond d’ailleurs restant le même) est comme une débauche de sentiment ou de mélancolie, de poésie et d’idéal[17].

Mais, ne l’oublions point, l’influence littéraire s’est exercée en Allemagne sur un monde infiniment plus restreint qu’en France. Dans les deux pays, l’état social comme l’état matériel ne se peuvent comparer. De l’autre côté du Rhin, point de capitale où la richesse afflue, où l’élégance et la politesse règnent en souveraines. Si l’on excepte la société juive de Berlin, aux derniers jours du siècle rien ne rappelle de près ou de loin nos salons, le monde de Mme Geoffrin, de Mme Du Deffand, de Mlle de Lespinasse. Les petites cours des muses allemandes, Darmstadt, Weimar, Gotha, Meiningen, quelques châteaux hospitaliers, tels que celui du comte Stadion, émergent comme des îlots microscopiques au sein d’une mer d’engourdissement provincial où la vie s’écoule entre les ambitions mesquines, les rancunes sans fin, les commérages éternels. Effacée dans l’obscurité de la famille, la ménagère allemande, la deutsche Hausfrau, raccommode le linge, met la main à la cuisine et fait enfant sur enfant. Cette existence étroitement bornée, mais saine, industrieuse, économe, où règne l’esprit de famille, où la morale est excellente, a aussi ses joies intimes et discrètes, du bonheur et des plaisirs à peu de prix[18]. Aux jours de fête, la maison s’anime ; jeunes gens et jeunes filles couronnent la table commune ; le repas achevé, on joue une fugue de Bach, une sonate de Kuhnau ; on chante un Lied, puis un autre, on danse un menuet au clavecin et la soirée se termine aux sons cadencés de la gigue et de l’allemande.

J. Bourdeau.

  1. Ou plutôt c’est cette période de 1648 à 1757, qui correspond à notre XVIIe siècle français. Leibniz, par exemple, appartient en réalité au XVIIe siècle. Mais nous avons suivi, dans cette étude, les dates et le programme de M. Biedermann et de M. Hettner.
  2. Il n’est pas d’histoire anecdotique plus variée et plus divertissante que celle des cours allemandes au XVIIIe siècle. Vehse l’a réunie dans les quarante volumes de sa Chronique, extraite des Mémoires du temps. Henri Heine écrivait, après la lecture de cet ouvrage, paru en 1857 : « Les Allemands vont voir enfin leurs princes face à face. Quelle précieuse ménagerie des bêtes les plus originales!.. Vrais chefs-d’œuvre du bon Dieu, où il fait éclater une force de création poétique, un talent d’auteur qui nous transporte d’admiration. Ces rois de Prusse, nul artiste ne créera des personnages pareils: ni un Shakspeare, ni un Raupach; nous voyons là le doigt de Dieu. »
  3. Voir Grucker, Histoire des doctrines littéraires et esthétiques en Allemagne.
  4. On ne peut omettre, en nommant Herder, un de ces initiateurs obscurs qu’il n’est pas rare de rencontrer à côté des écrivains les plus célèbres, et qui les ont stimulés vers des voies nouvelles. Tel est Hamann, le mage du Nord, étrange caractère, mystique et crapuleux, esprit incohérent aux intuitions géniales, chaos d’immenses lectures qui sera débrouillé par Herder. Hamann est un pur Allemand qu’il est fort malaisé d’expliquer en peu de mots.
  5. Sainte-Beuve.
  6. Mme de Staël.
  7. Correspondance de Lacordaire, publiée par l’abbé Perreyve.
  8. Au temps de la révolution, il faut traduire ces mots : « l’honneur du roi, » par « le point d’honneur national; » ou, plus noblement, « le patriotisme. »
  9. Edgar Quinet, de l’Allemagne.
  10. Karl Hillebrand, on German Thought.
  11. Albert Sorel, l’Europe et la Révolution.
  12. Traduction de M. Nefftzer.
  13. Il est l’aïeul du « chancelier de fer. »
  14. Das Buch vom Fursten Bismarck, von George Hesekiel, p. 38.
  15. l’épicier fortuné sera le père du poète Brentano et de l’espiègle Bettina.
  16. Philarète Chasles, Études sur l’Allemagne.
  17. Voir, par exemple, la correspondance amoureuse de Rahel : Aus Rahel’s Herzensleben.
  18. Rien ne saurait rendre plus présens et plus vivans les Allemands du XVIIIe siècle que les estampes et les tableaux de Daniel Chodowiecki, cet excellent peintre de la vie bourgeoise, par exemple, le Voyage à Dantzig, 1773, récemment publié à Berlin en fac-simile par Amsler et Ruthardt. Cette suite de dessins, si spirituels, expriment toute la simplicité des habitudes provinciales, la paix des horizons bornés. En les comparant aux estampes de nos maîtres français, de Moreau ou de Beaudoin, on a sous les yeux le contraste des caractères et des mœurs.