III

L’ÉTAT AU-DESSUS DE LA SOCIÉTÉ CIVILE


Jusqu’à présent, nous avons surtout considéré l’État dans ses rapports avec les États étrangers. Mais, outre ses fonctions internationales, l’État a un rôle à remplir dans la vie intérieure de la société. Il est utile de chercher comment, suivant Treitschke, ce rôle doit être entendu : un des traits essentiels de la psychologie allemande en sera précisé.


Antagonisme de l’État et de la société civile. ― Dans notre terminologie usuelle, cette question peut s’énoncer ainsi : quels sont les rapports de l’État avec l’ensemble des citoyens, avec la masse de la nation ou, comme on dit encore, avec le peuple ?

Pour une société démocratique, le peuple et l’État ne sont que deux aspects d’une seule et même réalité. L’État, c’est le peuple prenant conscience de lui-même, de ses besoins et de ses aspirations, mais une conscience plus complète et plus claire. Pour l’Allemagne, au contraire, entre ces deux éléments nécessaires de toute vie nationale, il y a une distinction radicale, et même une sorte de contradiction.

Pour désigner ce que nous appelons le peuple, quand nous l’opposons à l’État, Treitschke et, avec lui, nombre de théoriciens allemands emploient plus volontiers l’expression de société civile (die bürgerliche Gesellschaft). La société civile comprend tout ce qui, dans la nation, ne ressortit pas directement à l’État : la famille, le commerce et l’industrie, la religion (là où elle n’est pas chose d’État), la science, l’art. Toutes ces formes d’activité ont ce caractère commun que nous nous y adonnons de nous-mêmes, par pure spontanéité. Elles ont leurs origines dans les penchants naturels de l’homme. C’est de nous-mêmes que nous fondons une famille, que nous aimons nos enfants, que nous travaillons à satisfaire leurs besoins matériels et les nôtres, que nous cherchons la vérité, que nous goûtons les plaisirs esthétiques. Il y a là toute une vie qui naît et se développe sans que l’État intervienne.

Mais, par cela même que toutes ces occupations sont déterminées par des mobiles privés, elles ne sont pas orientées vers un seul et même but. Chaque famille, chaque industrie, chaque industriel, chaque confession religieuse, chaque école scientifique, philosophique, artistique, chaque savant, chaque philosophe, chaque artiste a ses intérêts propres et sa manière propre de chercher à les atteindre. La société civile est donc une mosaïque d’individus et de groupes particuliers qui poursuivent des fins divergentes, et le tout formé par leur réunion manque, par suite, d’unité. Les relations multiples qui se nouent ainsi d’individu à individu, ou de groupe à groupe, ne constituent pas un système naturellement organisé. L’agrégat qui en résulte n’est pas une personnalité : ce n’est qu’une masse incohérente d’éléments disparates. « Où est l’organe commun de la société civile ? Il n’y en a pas. Il est visible pour tout le monde que la société civile n’est pas quelque chose de déterminé et de saisissable comme l’État. Un État a une unité ; nous le connaissons comme tel ; ce n’est pas une personnalité mystique. La société civile n’a aucune unité de volonté[1]. »

Plusieurs écoles de savants allemands (Niebuhr, Savigny, Latzarus et Steinthal) ont, il est vrai, attribué à la nation, abstraction faite de l’État, une sorte d’âme (die Volksseele) et, par conséquent, de personnalité. Un peuple, par cela seul qu’il est un peuple, aurait un tempérament intellectuel et moral, un caractère qui s’affirmerait dans tout le détail de ses pensées et de ses actes, mais dans la formation duquel l’État ne serait pour rien. Cette âme populaire viendrait s’exprimer dans des monuments littéraires, épopées, mythes, légendes, etc., qui, sans être dus à aucun auteur déterminé, auraient une unité interne comme les œuvres des particuliers. C’est de la même source que viendraient ces corps de coutumes juridiques, formes premières du droit, que l’État, peut bien codifier plus tard, mais qu’il ne crée pas. Ce fut même un des services rendus par la science allemande d’autrefois que d’avoir appelé l’attention sur ces forces impersonnelles, anonymes, obscures qui ne sont pas les moindres facteurs de l’histoire. Mais, pour Treitschke, toutes ces conceptions ne sont que des constructions abstraites, « simples modes d’un jour, destinées à passer comme les neiges de l’hiver. Comment peut-on dire que, à un moment déterminé, l’âme du peuple ait décidé quelque chose ? »[2].

Non seulement la société civile n’a pas d’unité naturelle, mais elle est grosse de conflits intestins ; car tous ces individus, tous ces groupes poursuivent des intérêts contraires qui s’entrechoquent nécessairement. Chacun tend à s’étendre et à se développer au détriment des autres. La concurrence n’est pas seulement la loi de la vie économique, mais aussi de la vie religieuse, de la vie scientifique, artistique, etc. Chaque entreprise industrielle ou commerciale lutte contre les entreprises rivales ; chaque confession religieuse, chaque école philosophique ou artistique s’efforce de l’emporter sur les confessions ou les écoles différentes. La thèse optimiste d’après laquelle les intérêts particuliers s’harmoniseraient d’eux-mêmes, par une sorte d’entente spontanée due à la claire conscience de leur solidarité, est une vue de théoriciens sans rapport avec les faits. Entre l’intérêt public et l’intérêt privé, il y a un abîme ; le premier est tout autre chose que le second approfondi et bien compris. Là donc où les mobiles privés sont seuls agissants, il ne peut y avoir qu’antagonismes déréglés. « La société civile est le théâtre d’une mêlée confuse de tous les intérêts possibles qui luttent les uns contre les autres. S’ils étaient abandonnés à eux-mêmes, à en résulterait une guerre de tous contre tous, bellum omnium contra omnes[3]. »

L’État a justement les exigences contraires. Il a, avant tout, besoin d’unité, d’ordre, d’organisation. L’État est une personne qui a conscience de soi ; il dit moi, je veux. Et ce moi ne varie pas d’un instant à l’autre ; mais il se développe, identique à soi-même dans ses traits essentiels, à travers la série des générations. L’État, c’est la stabilité opposée à ce kaléidoscope mouvant qu’est la société civile. Son activité a les mêmes caractères. Elle est faite d’efforts suivis et persévérants, en vue de fins constantes, élevées, lointaines, et elle contraste par-là avec la dispersion des activités privées, tout occupées à la poursuite d’intérêts prochains, variables et souvent contraires. La société est donc faite de deux sortes de forces qui sont orientées en des sens opposées. Elle recèle une véritable antinomie.


Le devoir des citoyens est d’obéir. ― En réalité, cette antinomie n’existe pas dans les faits. S’il est vrai qu’entre l’intérêt publie et l’intérêt privé il y a un abîme, il est faux que les particuliers ne soient mus que par leur intérêt propre. En s’unissant, en se liant les uns aux autres, ils prennent conscience des groupes qu’ils forment, depuis les plus simples jusqu’aux plus élevés, et ainsi prennent spontanément naissance des sentiments sociaux que l’État exprime, précise et règle, mais qu’il suppose. Son action trouve donc un appui dans les consciences individuelles, loin de n’y rencontrer que des résistances. Mais pour Treitschke, qui, sur ce point, ne fait que reprendre une vieille tradition allemande[4], entre l’individu et l’État, il y a une véritable antithèse ; seul, l’État aurait le sens de la chose commune. Dans ces conditions, pour que ces deux forces, manifestement opposées l’une à l’autre, puissent s’unir et former un tout, il faut que l’une d’elles subisse la loi de l’autre. C’est naturellement à l’État que Treitschke accorde le droit d’exercer cette action prépondérante ; car, suivant lui, l’État est comme le principe vital de la société.

Il est vrai que, de nos jours, une conception différente tend de plus en plus à s’accréditer. Nombre d’historiens professent que l’État est plus une résultante qu’une cause ; que les événements où il joue le premier rôle, guerres, négociations diplomatiques, traités de toutes sortes sont ce qu’il y a de plus superficiel dans la vie sociale ; que les vrais facteurs du développement historique, ce sont les idées et les croyances, la vie économique, la technique, l’art, etc. On dit que la place des peuples dans le monde dépend, avant tout, de leur degré de civilisation. Mais, suivant Treitschke, cette façon d’entendre l’histoire serait contraire à tout ce que l’histoire elle-même nous enseigne : ce qui a fait la grandeur des nations dans le passé, c’est leur activité politique, c’est la manière dont l’État s’est acquitté de ses fonctions. « Il n’y a pas de peuple dont les actes aient eu une influence aussi durable que les Romains, et cependant les Romains n’ont été supérieurs ni en art ni en littérature ; ils ne se sont pas davantage distingués en matière d’invention. Horace et Virgile ne font que traduire en latin la poésie grecque. Mais les Romains furent un des peuples les plus redoutables qu’ait connus l’histoire universelle[5]. » Au contraire, quand une société met la vie économique ou artistique au premier plan de ses préoccupations, « elle tombe sous la dépendance des penchants inférieurs de notre nature ». C’est le cas de la Hollande à partir du moment où elle cessa de lutter contre la puissance mondiale de l’Espagne[6]. De même, quand, au XVIIIe siècle, les intérêts artistiques et littéraires devinrent prépondérants en Allemagne, l’Allemagne « retomba du ciel sur la terre[7] ». « Ce sont les hommes d’État et les chefs d’armée qui sont les vrais héros historiques. Quant aux savants et aux artistes, s’ils appartiennent aussi à l’histoire, il s’en faut que la vie historique se réduise à leurs productions tout idéales. Plus on s’éloigne de l’État, plus on s’éloigne aussi de la vie de l’histoire[8]. »

C’est donc à l’État qu’il appartient de dicter ses lois, et puisqu’il ne peut se passer d’unité, il faut que la société civile se plie à ses exigences. Par elle-même, elle est réfractaire à l’ordre ; l’État le lui imposera. « Le droit, la paix, l’ordre ne peuvent naître de la multiplicité des intérêts sociaux en conflit les uns avec les autres, mais uniquement de cette puissance qui domine la société, armée d’une force capable de contenir et d’enchaîner les passions sociales[9]. » C’est donc par une action coercitive que l’État arrive à faire régner l’ordre : « il ne peut agir que par une contrainte externe[10]. » Il commande et l’on obéit : « l’obéissance est le premier des devoirs civiques[11] ». Sans doute, la contrainte est sans effet sur l’intérieur des consciences ; elle ne peut obtenir que des actes, mais l’État ne réclame rien de plus. Ce qui lui importe, c’est le fait matériel de l’obéissance, non la manière dont on obéit. « Il dit : ce que vous pensez m’est tout à fait indifférent ; mais il faut que vous obéissiez… Il y a progrès, quand l’obéissance silencieuse des citoyens se double d’un assentiment intérieur et réfléchi ; mais cet assentiment n’est absolument pas nécessaire. Des empires se sont maintenus pendant des siècles en qualité d’États puissants et hautement développés sans cet acquiescement intérieur des citoyens. Ce qu’il faut, avant tout, à l’État, c’est le geste dans ce qu’il a de plus extérieur… Son essence est de réaliser ce qu’il veut. L’effroyable principe βία βίᾳ βιάζεται (la force est contrainte par la force) domine toute l’histoire des États[12].

Mais pour que l’État puisse ainsi se faire obéir, il faut qu’il soit fort, puissant. Il est donc, avec ses propres nationaux, ce qu’il est avec les États étrangers : il est essentiellement Puissance. Par suite, son devoir, au-dedans comme au-dehors, est d’affirmer cette puissance. Pour cela, il tiendra la main à ce que ses décisions, une fois prises, soient impitoyablement exécutées. Il ne faut pas qu’on sente chez lui la moindre hésitation, signe de faiblesse. « À l’intérieur également, l’essentiel est la puissance, l’affirmation persévérante et la réalisation intégrale de la volonté de l’État. Un État qui laisse le moindre doute sur la fermeté de sa volonté et de ses lois ébranle le sentiment du droit[13]. » Si l’on résiste, qu’il frappe et rudement, c’est le seul moyen de donner le sentiment de sa force. « Qu’on se rappelle avec quelle sentimentalité les princes allemands usèrent, pendant longtemps, de leur droit de grâce. Les philanthropes avaient tellement gémi sur l’immoralité de la peine de mort que les princes furent contaminés par le même sentiment ; on en vint à ce point qu’il n’y eut plus de décapitation en Allemagne[14]. » La politique ne va pas sans dureté ; c’est précisément pour cela que les femmes n’y peuvent lien entendre[15].


L’homme d’État idéal. ― De cette analyse se dégage le portrait de l’homme d’État idéal, tel que Treitschke le conçoit.

Avant tout, il doit avoir une ambition massive (massive Ehrgeiz[16]). Car, comme l’État est, par essence, ambitieux, comme il aspire à être toujours plus grand et plus puissant, un homme trop modeste dans ses desseins ne pourrait l’aider à remplir ses destinées.

Pour réaliser ses ambitions, il faut naturellement qu’il soit intelligent, d’une intelligence essentiellement réaliste, qui le mette en garde contre « l’enivrement des belles pensées politiques ». Car c’est le résultat seul qui doit compter à ses yeux ; « c’est dans le résultat qu’il trouve son bonheur ».

Mais la qualité qui lui est le plus indispensable, c’est une volonté intraitable. « L’art de la politique réclame un caractère de fer. » Son rôle est de dominer, de maîtriser, de contraindre tant les citoyens que les États étrangers ; on dirait que son action s’exerce contre la nature des choses ; de tous côtés, elle se heurte à des résistances, égoïsme des individus, ambitions rivales des autres États, contre lesquelles il lui faut lutter. Pour en triompher, il a besoin d’une énergie indomptable. C’est pourquoi, une fois qu’il s’est fixé un but, il y va d’un pas inflexible « sans se laisser arrêter par des scrupules dans le choix des moyens et des personnes[17]. » Que l’idée de l’État, toujours présente à son esprit, l’empêche de se laisser amollir par des considérations de morale privée ou par les suggestions de la sensibilité : la philanthropie, l’humanitarisme ne sont pas son fait. Sans doute, il est inévitable que, dans ces conditions, quelque chose d’âpre, de rude, de plus ou moins haïssable s’attache à sa personne[18]. Mais peu lui importe : sa tâche n’en reste pas moins la plus noble qui puisse incomber à un être humain[19].

Ainsi, que certaines qualités de cœur lui soient utiles — ne serait-ce que pour mieux comprendre ce qui se passe dans les cœurs d’autrui — ; que, pour pouvoir agir sur les hommes, il ne puisse rester étranger aux grandes aspirations humaines ; qu’il doive employer une partie du pouvoir dont il dispose pour réaliser un peu de justice entre les individus comme entre les peuples ; qu’un peu de sympathie soit un instrument d’action dont on ne saurait se passer, c’est à quoi Treitschke ne pense même pas. — Sous le portrait idéal qu’il nous trace, on aperçoit aisément le personnage historique qui lui a servi de modèle : c’est le Chancelier de fer.



  1. I, p. 54.
  2. I, p. 65
  3. I, p. 54.
  4. Ce n’est pas la seule conception qu’on rencontre en Allemagne ; mais c’est la plus classique.
  5. I, p. 65.
  6. I, p. 59.
  7. I, p. 60.
  8. I, p. 64.
  9. I, p. 56.
  10. I, p. 62
  11. I, p. 143.
  12. I, p. 32-33.
  13. I, p. 101.
  14. I, p. 102.
  15. I, p. 33.
  16. I, p. 66.
  17. « Trotz seiner Rücksichtslosigkeit in der Walh der Mittel und namentlich der Personen » (I, p. 66).
  18. « Mit allem Groben und Herben was ihn anhaften muss » (id.).
  19. Les éléments de ce portrait sont empruntés aux p. 66 et 104-105 du tome I.