L’Algonquine/Chapitre 6

La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 26-33).

VI

ENTRE DEUX FEUX.

Il y avait un mois que Giovanni avait roulé sous les sabots de la bête emportée.

Plusieurs jours il fut entre la mort et la vie.

La convalescence fut très lente.

Dire tout le dévouement, la sollicitude, l’anxiété de Johanne durant ce mois interminable est chose impossible.

Une mère n’eût pas mieux soigné son fils, une sœur, son frère. La pâleur de ses joues témoignait toute la fatigue qu’elle s’était imposée.

Et Johanne était heureuse aujourd’hui de son triomphe. Car c’est son dévouement et son amour à elle, plus que la science du médecin, plus que la vitalité du blessé qui avaient été plus forts que la mort.

Giovanni rêvait, assis dans l’encadrement ensoleillé de plantes grimpantes.

Au-dessus de sa tête, le ciel d’un bleu délicieusement pur attirait les yeux et les cœurs au delà des espaces vers l’Infini. Les oiseaux chantaient dans la ramée, avec des bruissements d’ailes exquis, comme de la soie que l’on froisse.

De la terre embaumée de ce tiède matin d’été montaient des parfums de lilas en fleurs dispersés par une brise si légère qu’on eût dit le souffle d’anges en adoration devant le Créateur de cette nature enchanteresse.

Là-bas, au pied de ce cap redoutable, sur lequel Québec était assise comme une jeune reine fière et belle, le Saint-Laurent déroulait ses eaux calmes et incomparables, sillonnées çà et là de pirogues indiennes et de voiles blanches, qui, sous l’étincellement des premiers feux du jour avaient des reflets d’argent.

Giovanni reporta ses regards en arrière, vers ses années de souffrances, de grandes souffrances. Sa jeunesse s’était écoulée sombre et triste comme un jour pluvieux d’octobre que ne traverse aucun rayon de soleil. Il avait laissé des lambeaux de son âme mélancolique à mille aspérités de sa vie d’orphelin. Poursuivi sans relâche par les rigueurs de la destinée, il n’avait rencontré chez celle-ci qu’une marâtre impitoyable.

Et maintenant, il se produisait une accalmie dans la bourrasque de son existence. Au sein des caresses enveloppantes de ce matin d’été, il trouvait la vie bonne. Il était heureux de vivre, en raison, sans doute, de cette faiblesse naturelle à l’homme, qui lui fait d’autant plus apprécier la vie qu’il a été plus près de la perdre.

Mais voici que dans le bourdonnement de la nature au réveil, une chanson mâle monte à sa fenêtre :

Courez, joyeux cortège,
Raquettes agiles, traîneau léger,
Courez, joyeux cortège
Sur l’éclatante neige,
Laissez-vous emporter
Gai !
Ah ! qu’avez-vous la belle ?
Longai ?
Ah ! qu’avez-vous la belle ?
Qu’avez-vous à tant pleurer
Maluron,
Lurette,
Qu’avez-vous à tant pleurer
Maluron
Luré ?

La suite de ce chant rustique se perdit dans le lointain. Alors Giovanni, qui n’avait jamais connu les douces émotions du cœur qui frissonne sous le regard de l’amante, Giovanni le paria du destin, laissa librement couler ses larmes.

Pleure, jeune homme, pleure, toi qui ne te rappelle que comme une vision insaisissable les seules affections chaudes, sincères qui aient réchauffé ton pauvre cœur endolori. À ta nature exubérante qui ne demandait qu’à aimer ont répondu seules les caresses vagabondes et capricieuses de ta vie errante. Ton âme soupire après l’affection pure et charmeresse qui met un baume sur toutes les plaies et auréole d’un bonheur éternel !…

Soudain Giovanni tressaillit.

Son sang afflua vers son cœur oppressé qui battit à lui rompre la poitrine.

Sa tête tourna comme sous l’effet du vertige…

Il venait d’apercevoir à l’extrémité du jardin, appuyée à la margelle du puits, Oroboa, si belle avec ses grands yeux doux, ses longues tresses d’ébène, sa taille voluptueuse, et son costume pittoresque. Ses moindres mouvements avaient la grâce d’un jeune faon.

Elle ne se savait pas observée, et ses yeux fixés dans le vague semblaient en contemplation devant un spectacle invisible.

À quoi rêvait-elle, la délicieuse petite Indienne ?

À sa famille, à ses bois, à son ancienne vie nomade. Voici qu’un sourire mélancolique erre sur ses lèvres entr’ouvertes qui laissent voir des dents mignonnes d’une blancheur éclatante.

Ah ! l’amour seul peut faire rêver et sourire ainsi une femme à cet âge où son âme s’épanouit comme un suave bouton de rose sous les baisers et les caresses du printemps.

Accoudée à la margelle du puits, elle s’attarde au souvenir de la mâle et belle figure de l’inconnu qui, depuis un mois, habite sous le toit du baron de Castelnay.

Elle se rappela la mort des siens, sa capture, son évasion, son odyssée à travers la forêt vierge, ce moment terrible, où, terrassée par la faim, les fatigues, les misères de toutes sortes, elle s’écroula sur le squelette, croyant, dans son esprit malade, que c’était la mort qui lui ouvrait tout grands ses bras et l’y attirait avec une force irrésistible. Puis elle reprenait ses sens et désarmait le squelette, poursuivait l’œuvre de la mort, achevait de creuser le tronc d’arbre pour en faire une pirogue, et munie d’un aviron rudimentaire, lançait cette embarcation dans la petite rivière et atteignait le fleuve-roi. Sans même attendre le lever du jour, elle faisait glisser sa pirogue sur les flots noirs du Saint-Laurent, traversés d’une raie d’argent.

Et, dans la solennelle quiétude de la nuit, nymphe indienne vêtue de peaux de bêtes, sa longue chevelure noire flottante sur ses épaules comme une chape de deuil, elle allait, seule, être fantastique, dans les ténèbres, vers la mort ou la liberté.

Enfin, un soir, à l’heure où les cloches saintes égrenaient dans les airs les notes mélodieuses de l’angélus, elle poussait sa pirogue sur les rives de Québec.

À ce moment précis, une jeune fille et un homme revenaient à terre d’une promenade sur le fleuve. Cette jeune fille, c’était Johanne de Castelnay, cet homme, c’était le père de Johanne.

Le bizarre accoutrement et la fantastique embarcation de l’Indienne, autant que la beauté merveilleuse de l’enfant des bois frappèrent d’étonnement Johanne et le baron de Castelnay.

Celui-ci fit parler l’Algonquine.

Il fut ému de pitié au récit de ses infortunes.

Elle lui plut.

Il l’adopta.

Et, depuis lors, Oroboa fut une sœur pour Johanne, et une enfant pour le baron.

Et, depuis ce jour, la sérénité avait reparu sur son front insouciant d’Indienne et ses lèvres avaient repris le sourire d’antan.

Elle allait dans la maison, dans le jardin, dans la ville, gaie comme un pinson, légère comme le rouge-gorge, qui voltige de branche en branche.

Johanne l’aimait, elle adorait Johanne.

Le baron de Castelnay était pour elle plein de bonté.

Que pouvait-elle désirer de plus ?

Et cependant…

Hélas ! il avait paru, lui, ce jeune homme, cet étranger, et toute la paix, toute l’insouciance de sa nouvelle vie s’étaient écroulées comme un château de cartes sous le souffle de cet enfant capricieux, fantasque, cruel qu’est l’amour.

Elle se rappelait bien la terreur et la sensation délicieuse qui s’étaient emparé de son être, quand Giovanni avait attaché sur elle ses regards brillants de fièvre et d’adoration…

Et aujourd’hui, ses instants les plus précieux et les plus doux n’étaient-ils pas de se trouver en présence du jeune homme.

L’aimait-il, lui ?…

Sans doute, non. Ce regard passionné qu’elle avait cru surprendre au réveil des sens du blessé n’était que du délire.

Comment ce jeune homme pourrait-il aimer une Indienne, fugitive de son pays et adoptée par le baron et par Mademoiselle de Castelnay ?

De plus, le dévouement admirable de Mademoiselle de Castelnay ne laissait pas de la rendre, elle, quelque peu perplexe.

Pour qu’une jeune fille se dépense ainsi il faut qu’un sentiment plus fort que celui de la charité la fasse agir.

Et que voulaient dire ces longs regards troublants et humides que Johanne attachait souvent à la dérobée sur son malade ?…

Mais alors la fille du baron de Castelnay aimerait le bel inconnu, et elle-même, Oroboa, l’Algonquine serait la rivale de celle qui l’aurait adoptée et qui lui aurait témoigné tant de bonté !…

C’était impossible.

Heureusement pour elle-même — elle se sacrifierait — le jeune homme ne l’aimait pas, elle, l’Indienne.

Jamais personne ne pénétrerait le secret de son pauvre cœur souffrant. Elle aimerait jusque dans la tombe, et emporterait son secret avec elle. Comment pourrait-elle jamais faire de peine à Johanne ? Pourrait-elle jamais être coupable de la voir malheureuse ?

Oroboa, cependant, comme poursuivie par une vision obsédante, se demanda :

Mais pourquoi ce regard persistant et fixe que je n’oublierai jamais, jamais ?…

Ah ! ces yeux, la première fois qu’elle les avait vus, comme ils l’avaient bouleversée !

Dans ce regard, vivait tout un monde. Bah ! encore une fois, illusion !… C’était un caprice de malade, qui, en rouvrant les yeux à la vie, les jette au hasard sur le premier objet ou la première personne qui les frappe…

Oroboa leva la tête.

Elle aperçut Giovanni qui, dans l’encadrement fleuri de la fenêtre, la contemplait avec des yeux débordants d’amour et de mélancolie.

Intimidée comme si le jeune homme avait lu dans son cœur, craignant qu’il n’eût surpris l’objet si secret de ses pensées, elle prit sa course légère et gracieuse comme une gazelle, vers la maison, en évitant de passer sous la terrible fenêtre.

Comme Oroboa allait disparaître, Giovanni ouvrit la bouche pour l’appeler.

Mais il n’en eut pas le courage.

La vue de l’Indienne, toutefois, le confirma dans la résolution qu’il avait prise la veille, et qui le tourmentait depuis plusieurs jours.

Giovanni, malgré les hasards de sa vie vagabonde et accidentée, avait toujours gardé dans le fond de son âme cette fleur suave qu’on regarde trop souvent aujourd’hui, comme une fleur exotique, qui ne pousse que dans un monde imaginaire ou utopique, et qui s’appelle la noblesse de sentiments.

Cette noblesse de sentiments, elle était innée en lui.

Son front en portait l’empreinte ineffaçable, comme une glorieuse devise sur l’écu d’un chevalier.

On avait pu le ravir à sa famille, mais ce qu’on n’avait pas été capable de lui enlever, c’était la noblesse de ses sentiments, la fierté de son caractère, et la bravoure qu’il tenait de ses aïeux comme un héritage inaliénable.

L’arbrisseau ployait la tête sous la violence de la tempête, mais il ne rompait pas. L’orage passé, il relevait vers le beau ciel ses jeunes feuilles pures chargées de pluie qui n’étaient que les larmes de sa souffrance d’enfant bourrassé par l’infortune.

Giovanni se rendait parfaitement compte qu’il ne pouvait demeurer davantage sous ce toit, ni manger le pain de ceux qui le comblaient de tant de prévenances et de bontés.

Johanne de Castelnay, il le soupçonnait fort, nourrissait pour lui des sentiments qui se rapprochaient plus de l’amour que de la simple charité ou de la pure amitié.

Et lui, par un des caprices mêmes de l’amour, ne pouvait, en dépit des charmes et de la beauté de la fille du baron de Castelnay, lui rendre ce sentiment qu’elle implorait dans le silence.

Pourquoi prolongerait-il alors cette situation fausse ?

Pourquoi, puisqu’il ne pouvait dire à Johanne que son cœur était pris tout entier, tarderait-il à faire ses adieux.

Maintenant qu’il était guéri, quel motif honorable prétexterait-il de partager la vie de famille de Johanne et de son père ?

Il s’en irait.

Il avait, il est vrai, sauvé la vie de Johanne, et c’est son dévouement qui l’avait conduit sous ce toit hospitalier. Mais tout homme d’honneur, pensait-il, placé dans des circonstances semblables, n’eût pas agi autrement.

Une chose qu’il ne pouvait laisser durer, cependant, c’était de tromper, même malgré lui, cette jeune fille qui, depuis qu’il avait été transporté sans connaissance dans cette maison, s’était montrée si bonne pour lui.

On ne joue pas impunément avec le cœur d’une femme. Les représailles sont parfois terribles.

Victime de la fatalité, Giovanni devait fuir devant les délices de l’amour qui se présentait à lui sous les formes les plus séduisantes.

Hélas, en fuyant Johanne, c’était Oroboa qu’il quittait pour toujours, peut-être. Mais l’honneur lui commandait de soumettre le devoir à l’amour.

Il ne balancerait pas.

Et plus il y songeait, plus il se confirmait dans sa résolution.

En demeurant davantage dans cette maison, il se rendait grandement coupable. Puisqu’il était remis de sa blessure, s’il ne partait pas c’est qu’il acceptait, d’un consentement tacite, les preuves d’affection de la fille du baron de Castelnay.

Soudain, il se leva avec décision.

Il parlerait ce matin même à monsieur de Castelnay. Il le remercierait de sa charmante hospitalité et le prierait de le laisser partir.

Peut-être ne reverrait-il jamais cette délicieuse et étrange créature, qui, un jour, avait frappé son imagination et son cœur avec tant de puissance, qu’il était resté insensible à l’éblouissante beauté de Johanne de Castelnay.

Trop tard.

Son cœur était plein du souvenir d’Oroboa.

Dès l’éclosion de son amour, amour immense s’il en fut jamais, il avait, dans son cœur, juré à l’Algonquine une fidélité que ni les faveurs, ni les épreuves ne devaient ébrécher.

Giovanni, quand il avait, ce matin-là, ouvert les yeux au soleil qui inondait sa chambre de ses flots d’or, avait découvert avec étonnement sur un fauteuil de damas vert, à la droite de son lit, un riche vêtement de velours noir tout broché d’argent, des bas de soie noire, des souliers à boucle d’argent, un tricorne orné d’une riche plume d’autruche blanche, du linge fin qui sentait l’orange, et une fine épée dont la garde était d’or.

Cette découverte surprit le jeune homme.

Croyant rêver, il se frotta les yeux et regarda de plus près.

Cette fois, il trouva un billet sur lequel étaient écrits ces mots : « Au noble inconnu qui a sauvé ma fille.

Baron de Castelnay. »

Giovanni n’eût pas plutôt pris connaissance de ce billet qu’il serra les poings avec colère, tandis que le rouge de la honte paraissait sur son front. Fallait-il donc qu’il attendît qu’on lui fît la charité, qu’on lui jetât des vêtements propres comme à un pauvre du bon Dieu.

Pour cela, jamais ! Un costume de seigneur en velours noir broché d’argent, des souliers à boucle brillante, il s’en souciait comme de l’an quarante. Est-ce cette grande plume blanche qui le rendrait heureux ? Et cette épée à garde d’or remplacerait-elle jamais sa bonne vieille rapière qui, en tant d’occasions, il le pressentait, défendrait vaillamment et fidèlement le seul bien qui lui restait au monde, son honneur ? Toutes ces belles choses le laissaient froid. Ses haillons à lui valaient bien, dans son estime, la garde-robe d’un prince. Et s’exagérant sa fierté naturelle, il se dit que cette charité intempestive était une insulte à son malheur.

Ce moment d’humeur passé, le calme se fit dans son âme, et la voix de la raison se fit entendre.

Allait-il donc en vouloir aux bons cœurs qui n’avaient songé qu’à lui faire du bien.

On avait été si dévoué pour lui jusqu’à ce jour, que la pureté de leurs intentions était indiscutable. Du reste, il eût été de fort mauvais ton de chercher noise au baron de Castelnay ou à sa fille à propos d’un vêtement.

On ne blesse pas la main de celui qui donne avec délicatesse et bonté.

Giovanni avait fort grand air dans son élégant costume de seigneur Louis XIV. Le noir, la couleur la plus distinguée qu’un homme puisse porter, faisait paraître avantageusement la pâleur de son visage et l’éclat de ses yeux.

Rien que la façon dont il posait sa main fine et ferme sur la garde de son épée dénotait l’origine du sang patricien.

Il était bien le Prince Charmant qui s’en va réveiller la Belle au Bois dormant. Mais la belle que Giovanni allait rencontrer tout à l’heure ne dormait pas. Loin de là, l’amour tenait son cœur constamment en éveil.

Johanne était une avaricieuse de l’amour.

Elle veillait sur son trésor, jour et nuit, de crainte qu’un ennemi ne vînt et l’enlevât.

Depuis un mois, Johanne ne sortait plus ou qu’à de rares intervalles. Les galants de Québec étaient désolés de cette vie de recluse que menait maintenant la fille du baron de Castelnay.

Quant aux jeunes filles que la présence de Johanne laissait inquiètes sur le sort de leurs affections les plus chères, elles rayonnaient.

La chatte était partie, les souris dansaient.

Ce ne fut pas sans un sentiment de regret et de mélancolie que le jeune homme franchit le seuil de cette chambre qu’il quittait pour la première fois, et pour la dernière, pensa-t-il.

À vivre sous le même toit qu’Oroboa, à partager son existence, il avait senti grandir dans son âme l’amour déjà si fort qui s’y était implanté dès le premier jour.

En disant adieu à la charmante Indienne, c’était une des cordes vitales de son être qui se brisait, il ignorait s’il pourrait lui confier ce secret qui faisait la joie et le désespoir de sa vie.

Comme le naufragé ballotté sur un frêle radeau par les vagues d’une mer en démence, il avait vu poindre la voile du salut. Cette voile allait-elle donc passer outre, et ne lui laisser que la mort en perspective ?

À cette pensée, Giovanni marcha fiévreusement dans la chambre ; mais, honteux et irrité contre lui-même de la lâcheté qu’il allait commettre en ne partant pas, il dit à haute voix :

— Non, non, il le faut, il le faut !

Comme il mettait le pied sur la dernière marche de l’escalier, à la droite duquel était le salon et à la gauche, la salle à manger, il se trouva face à face avec Johanne.

Cette dernière était vêtue d’une robe de velours saphir qui faisait resplendir sa beauté de blonde dans tout son épanouissement.

Le regard réjoui de la jeune fille contrastait avec le front soucieux de Giovanni.

Celui-ci s’inclina respectueusement et effleura d’un baiser la main ravissante que Johanne lui tendait.

— Monsieur, dit-elle, avec un sourire ineffable, permettez-moi de vous féliciter de votre guérison. Ce sera fête, aujourd’hui, dans la maison du baron de Castelnay.

— Oh ! mademoiselle, répliqua Giovanni, comment vous remercier de votre dévouement. Je vous dois la vie.

— Que vous avez mise en danger pour moi.

— Tout autre en eût fait autant, mais je remercie le sort de m’avoir choisi.

— Et moi de même, reprit vivement Johanne.

Mais à peine avait-elle prononcé ces paroles qu’elle rougit et se tut.

Le silence qui suivit devenait gênant pour tous les deux.

Alors Giovanni lui demanda :

— Aurais-je l’honneur de parler à monsieur le baron ?

Cette demande, si simple en apparence, jeta le trouble dans l’esprit de Johanne.

De même que dans un grand calme, l’œil exercé du marin découvre l’avant-coureur de la tempête dans un firmament pur et sans nuages, ainsi Johanne alarmée, crut voir, à l’horizon de son ciel, le grain qui allait bouleverser ses projets de bonheur.

Sa figure rayonnante se couvrit d’un voile de tristesse.

Elle hésita un instant.

Enfin, elle dit avec lenteur :

— Mon père est au château où l’a demandé Son Excellence le gouverneur. Il regrettera, sans doute, son absence, quand il apprendra qu’il n’a pas été ici pour vous féliciter le premier de vous voir debout.

Cependant, si vous voulez bien m’accompagner, nous romprons ensemble le pain de l’amitié.

— Vous me faites réellement trop d’honneur, répondit le jeune homme, avec un sourire triste.

Il offrit son bras à Johanne et pénétra dans la salle à manger.

Si jamais la fille du baron de Castelnay fit jouer tous les ressorts de son art de plaire, si jamais elle mit à profit toutes les ressources de son esprit et de sa beauté, ce fut bien en cette circonstance. Les sirènes de la légende n’eussent pu être plus séduisantes.

Johanne, quand elle se vit en présence de Giovanni qui réunissait tous les charmes qui affolent la femme, quand elle l’aperçut si captivant, il se passa en elle une sensation inexplicable. Dans ses yeux brilla la flamme de convoitise du chercheur d’or qui découvre soudain un trésor du haut d’un précipice et veut atteindre, au risque de sa vie, l’objet de ses désirs.

Elle se jura qu’elle posséderait cet homme.

Coûte que coûte, elle l’arracherait à l’ennemi qu’elle soupçonnait dans la personne de l’Algonquine.

Oh ! ce soupçon ne pouvait durer.

Et, mue par cette passion désordonnée qui nous pousse à fouiller l’inconnu, quand c’est pour notre malheur surtout, elle voulut savoir.

Elle voulut savoir, avec sa curiosité de femme, et principalement de femme jalouse, si oui ou non, Giovanni aimait Oroboa.

Et s’il l’aimait ?…

À cette pensée, elle fit un effort pour retenir au bord de ses paupières les larmes qui montaient à ses yeux.

Oh ! non, non, ce serait affreux.

Elle souffrirait trop.

Plutôt la mort.

Grand Dieu, était-il donc possible de tant aimer !…

Elle qui s’était tant ri de l’amour jamais elle ne l’eût cru…

Et s’il l’aimait ? se répéta-t-elle.

Alors, gare à cette Indienne, car elle ne demeurerait pas une heure de plus sous ce toit. Elle la chasserait comme une mauvaise bête, comme un oiseau de malheur.

C’était son amour, son bonheur, toute sa vie qu’elle défendrait !…

Qui la blâmerait ?

Et même, s’il le fallait…

À cette dernière pensée, un frisson d’épouvante la secoua.

Pour détourner le cours lugubre que prenaient ses réflexions, elle demanda à tout hasard en se versant une tasse de café :

— Monsieur, je vous prie de pardonner ma curiosité bien excusable, du reste, chez mon sexe. Mais, dites-moi, n’est-il pas juste que je connaisse au moins le nom de celui qui m’a sauvée de la mort ?

Giovanni ne s’était ouvert à personne de ses antécédents et de sa vie aventureuse. Il n’avait même pas donné son nom de Giovanni.

Les heureux sont généralement expansifs, mais non les malheureux.

Le jeune homme fut donc quelques secondes sans répondre, puis une rougeur au front et les yeux humides, il dit :

— Mon nom, mademoiselle, je n’en ai pas, ou plutôt oui, je m’appelle Giovanni.

— Giovanni, répéta Johanne, quel beau nom !…

— Un nom qui n’est pas le mien, reprit-il avec mélancolie. Mon père, ma mère, je ne me les rappelle que comme deux bons génies qui ont dirigé vers la voie de la vertu mes premières années. Après les jours ensoleillés, la nuit se fait. Ceux qui furent si bons pour moi vivent-ils encore ? Je demeurais dans une belle maison aux lambris dorés. Soudain, je ne l’oublierai jamais, dans la ville de Paris, au sein d’une émeute, un bandit m’arrache des bras de mon père, me transporte dans un affreux quartier où je vis longtemps, longtemps. Puis, je bats le pavé, je mendie, je vis comme je peux, au jour le jour. Enfin, je parcours les champs de bataille de l’Europe, je suis blessé plusieurs fois. Je reviens à Paris, je me bats en duel à propos d’une affaire d’honneur, et pour échapper à la justice injuste je m’enfuis dans la Nouvelle-France.

Voilà toute mon histoire, mademoiselle, j’ai été malheureux. Chaque fois que je voyais un enfant dans les bras de son père ou de sa mère, je pleurais.

L’esprit de la femme est toujours frappé par ce qui sort du commun, de la banalité de la vie. Quand Johanne apprit que Giovanni avait été malheureux, que les renseignements laconiques qu’il lui avait fournis sur sa jeunesse cachaient tout un roman, elle fut attirée davantage vers lui.

— Et, pourquoi, demanda-t-elle, vous êtes-vous enfui dans ce pays sauvage plutôt que dans un autre ?

— Le sais-je moi-même, répondit-il. Je me suis senti attiré avec une force irrésistible dans cette Nouvelle-France de patriotisme et de religion. Il me semble qu’en venant ici, je me suis soumis à une destinée que je ne m’explique pas, mais que je subis.

— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?

— Je l’ignore, mais peu m’importe. L’homme, dont le cœur est bon et le bras ferme, peut toujours être utile à son Dieu et à sa patrie, que ce soit en France ou dans les colonies lointaines de ce pays.

— En attendant que vous soyez tout à fait remis de votre blessure, mon père et moi espérons que vous nous ferez l’honneur et le plaisir d’accepter notre hospitalité toute modeste qu’elle soit.

— Je suis touché de votre offre généreuse, repartit vivement Giovanni, mais mademoiselle, je regrette de ne pouvoir accepter.

Johanne pâlit et fronça les sourcils.

— Je suis complètement guéri, continua Giovanni. Ma présence sous ce toit hospitalier n’a donc plus sa raison d’être. C’est ce que je voulais dire à monsieur votre père, quand vous m’avez appris qu’il était au château.

Giovanni parlait d’un air résolu. En l’entendant, Johanne se dit qu’il lui serait impossible de le faire revenir sur sa décision.

Et elle qui n’avait jamais souffert la contradiction, elle qui avait broyé toute résistance de sa main de fer gantée de velours, elle courba la tête pour la première fois de sa vie.

Elle aimait.

— Non, non, supplia-t-elle, d’une voix caressante et avec un regard magnétique, restez encore quelques jours, je vous prie.

Me refuserez-vous cette faveur ?

Johanne savait que Giovanni, une fois parti, échapperait à l’enjôlement de ses charmes, et qu’elle le perdrait pour toujours.

C’est ce qu’elle voulait éviter à tout prix.

— Enfin, mademoiselle, répliqua Giovanni, avec une certaine impatience aussitôt réprimée, vous savez aussi bien que moi que je ne puis demeurer ici plus longtemps. À quel titre ?

— À quel titre ?… murmura Johanne dans un écho, de sa voix enchanteresse, tandis que son front se rosait.

— À quel titre !… reprit-elle d’elle-même en posant nerveusement sa main fine sur le bras de Giovanni, oh ! si vous saviez…

Elle s’interrompit tout à coup, comme effrayée de ce qu’elle allait dire.

Et, avec cette étonnante versatilité qui la caractérisait, elle reprit plus calme :

— Mais, monsieur, parce que vous n’êtes pas encore complètement remis de cette noble blessure que vous avez reçue en sauvant une femme de la mort, parce que nous ne pourrons jamais nous acquitter de la dette de reconnaissance que nous vous devons, parce que je…

— Ah ! pourquoi insister sur une chose dont il ne vaut plus la peine de parler. Je remercie Dieu de m’être trouvé sur votre chemin et d’avoir été aussi heureux qu’un autre, une fois au moins dans ma vie, puisque j’ai eu le bonheur d’accomplir une bonne action. Mais de grâce, mademoiselle de Castelnay, la seule reconnaissance que j’attends de vous, c’est de ne plus me rappeler cet incident.

— Soit, dit-elle, avec une moue de dépit qui arqua délicieusement ses lèvres si belles. Mais si je n’ai pas moi-même assez de puissance sur votre esprit pour vous convaincre et vous retenir, au moins, je l’espère, ne refuserez-vous pas cette faveur à mon père ?

Promettez-moi donc, ajouta-t-elle, de rester avec nous jusqu’à ce que vous ayez décidé comment orienter votre vie à Québec. Ce n’est pas après avoir sauvé une femme — Giovanni la menaça du doigt — que vous refuserez sur ce sol de la Nouvelle-France où la galanterie fait loi tout aussi bien que dans l’autre France, la première prière qu’une femme vous ait adressée.

Giovanni se leva de table.

— Mademoiselle, dit-il, en s’inclinant, vous êtes divinement irrésistible. Je reste. Mais, permettez-moi de ne pas abuser plus longtemps des bontés de monsieur votre père et de vous-même pour moi.

— Vous restez, à la bonne heure, s’écria Johanne, au comble de la joie et battant des mains. Voilà qui est parlé en galant homme.

Maintenant, monsieur Giovanni, en attendant le retour de mon père — et j’espère qu’il sera long à revenir, se dit-elle — veuillez me donner votre bras que nous fassions un tour de jardin. Je vous ferai voir les fleurs que j’ai cultivées moi-même, et vous me conterez un peu plus au long votre vie que je brûle de connaître.

— Pour ce qu’elle vaut la peine ! ne put s’empêcher de dire Giovanni, avec tristesse.

L’Algonquine avait entendu la fin de cette conversation, ayant passé lentement et légère comme une ombre devant la porte de la salle à manger.

— Il reste, murmura-t-elle, et mademoiselle Johanne est bien heureuse. Pas autant que moi.

Mais, hélas ! au lieu d’être l’orpheline du chef Tessouehat, que ne suis-je la brillante fille du baron de Castelnay !…